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J’exerce une profession difficile à porter. « Comment peut-on être dentiste ? », « Même pour 20 000 € par mois, je le ferais pas », « Passer sa vie dans la bouche des gens… ». Je connais tout ça.
Ces considérations ne sont pas le plus désagréable. Le plus désagréable, c’est la peur, la panique parfois, que manifestent celles et ceux qui pénètrent dans nos cabinets. Nous traitons des individus en état de stress, ce qui ne favorise pas une relation paisible. La fleuriste et le chocolatier reçoivent des personnes contentes avant même d’être servies, parce qu’elles savent qu’elles vont faire plaisir. Nos patients craignent d’avoir mal. Ils sont donc autocentrés, hypertendus. Et impatients, de s’en aller.
Avec le Covid, des rapports plus ambigus se sont instaurés. Pendant les deux mois de mise aux arrêts, nous sommes soudain devenus fréquentables. On nous appelait, on nous voulait, on n’avait plus peur mais envie de nous voir. Qui l’eut cru ?
Nous avions organisé une permanence téléphonique, en basculant nos numéros sur un standard que nous tenions à tour de rôle. Nous le tenions nous-mêmes, pas nos assistantes, car il nous fallait rassurer les appelants. Nous réalisions ainsi des téléconsultations, bien que cela nous ait été interdit, alors que les médecins et les kinés eux en avaient le droit. Nous avons aussi organisé un service d’urgence, pour les cas qui ne pouvaient attendre. Nous avons manqué de masques et de surblouses, bien sûr, mais comment aurait-il pu en être autrement ? Qui, en janvier, réclamait des masques ?
Il y eut des appels cocasses pendant ce confinement pas fin. Madame Petraccioli m’expliqua que l’inactivité la faisait gonfler, gencives comprises. Du coup, ses dents se déchaussaient.
– Docteur, y’en a déjà deux qui bougent. Et si elles se mettent à tomber les unes après les autres ?
– Comptez-les chaque matin. S’il en manque plus de trois, rappelez-moi, nous vous prendrons en urgence.
M. Sandekowski appela parce qu’il s’était fait mordre par un chien errant.
– À la dent ? demandai-je.
– Non, répondit-il, à la cuisse. Mais j’ai peur de la rage. La rage de dent, il parait que ça fait très mal.
Irène Bojonal s’était cassé une incisive.
– Est-ce que ça vous coupe la lèvre ?
– Ze peux pas dire ça.
– Est-ce que ça vous fait zozoter ?
– Ze crois pas.
– Alors ça peut attendre.
– C’est-à-dire, docteur, ce n’est pas moi que ma dent cassée coupe. Elle coupe mon compagnon. Son… Quand… Enfin vous comprenez, quoi ? On est au tout début de notre relation, c’est important, les rapports. Docteur, prenez-moi, ze peux pas rester dans cet état !
Ces conversations me distrayaient et m’aidaient à passer le temps que je trouvais long, d’autant que mes recettes diminuaient de 100 % et que je ne pouvais rien faire.
À l’heure du déconfinement, il nous fallut mettre en place un protocole fastidieux. Le port de masque, de gants et de blouse n’était pas un problème, j’étais habitué. Obliger les personnes entrant au cabinet à se laver les mains sous le pousse-pousse hydroalcoolique était une bonne chose. En revanche, nettoyer les fauteuils et toutes les surfaces qu’avaient touchées le patient était pénible. Le plus contraignant étant l’ouverture des fenêtres pendant quinze minutes entre chaque intervention, car cela nous obligeait à espacer les rendez-vous, alors que nous avions besoin de mettre les bouchées doubles. De plus, les produits avaient un coût et le nombre de clients était divisé par deux.
Néanmoins, j’étais content que la vie reprenne et que l’on sorte de la psychose absurde dans laquelle nous avaient entraînés les médecins et les médias (je considère que le gouvernement a été plutôt victime que coupable dans cette affaire).
C’est donc recouverts jusqu’à la garde qu’Évelyne et moi avons rouvert le cabinet. Les patients se pliaient aux consignes d’hygiène plutôt deux fois qu’une ; il faut dire d’une part qu’ils étaient terrorisés par la télé, d’autre part qu’Évelyne était parfaite lors de la prise de rendez-vous, osant leur demander s’ils étaient fiévreux, toussoteux, voire amoureux, car on traçait maintenant toutes les personnes suspectes. Et, à l’heure de la paranoïa mondialisée, toute personne en côtoyant une autre était suspecte.
Malgré les carcans de ce déconfinement déconcertant, c’était bon de reprendre le travail et de replonger dans ces dents et ces gencives qui dégoûtaient mes congénères. J’enlevai tant de tartre que j’aurais pu en vendre à la tonne. Je récupérai suffisamment de restes de gigot de Pâques pour fournir les Restos du cœur pendant un mois. Je perçai de jolis abcès, fignolai les cavités creusées par les carries avant de les boucher. Il fallut dévitaliser beaucoup car, par la force des choses, on avait traîné avant de consulter. Quelques nerfs récalcitrèrent, mais je les avais endormis.
Une fois de plus, les patients me donnaient de la joie sans le vouloir.
– Vous voulez que je garde le masque ? me demanda Mme Bompard.
– Oui, s’il vous plait, je vais passer par les oreilles.
– Docteur, oubliez pas de m’euthanasier, me rappela M. Garouste.
– Rassurez-vous, je vais mettre double dose.
– Je crains la roulette russe, avoua M. Verger en saisissant mon poignet.
– Celle-ci est française, vous ne risquez rien.
Je reçus une baffe de la part d’une femme à qui j’avais dit de lever la main si elle avait mal. Un enfant parvint à passer entre mon masque et mes lunettes pour me mettre un doigt dans l’œil gauche. Et je fus mordu six fois par jour en moyenne, score honorable.
Il y avait les patients de bonne volonté :
– Si vous voulez, je garde la bouche ouverte tout le temps.
– Parfait.
D’autres étaient moins gentils :
– Je vous préviens, je ne me suis pas lavé les dents et j’ai mangé de l’ail.
– Il y a une raison particulière ? m’enquis-je.
– Oui : je vois pas pourquoi je serais le seul à souffrir.
Ces comiques malgré eux nous aidaient, Évelyne et moi, à supporter le rythme épuisant du nettoyage et de la désinfection, auquel nous nous astreignions chaque jour. Plusieurs fois, mon assistante dut sortir l’aspirateur de la bouche du patient car une réplique prononcée deux minutes plus tôt continuait à la secouer de rires.
– Excusez-la, plaidais-je, elle est d’humeur joyeuse.
– Elle a bien de la chanche, che peux pas dire la même choche.
– Ne bougez pas, Madame Bascombe.
– Chcugez-moi, docteur. Che ferme ma bouche.
– Ouvrez-la, plutôt. Et taichez-vous.
Le déconfinement ne se passait pas trop mal jusqu’à ce que nous recevions un appel de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie. Évelyne me le passa sur-le-champ car il nous parvint pendant un quart d’heure d’aération entre deux rendez-vous.
– Un de vos patients a été testé positif au Covid-19. Nous remontons donc la chaîne de ses contacts, et c’est ainsi que nous sommes arrivés jusqu’à vous. Vu votre profession et le nombre de clients que vous recevez, nous allons devoir procéder à des investigations approfondies. Une équipe de brigadistes se présentera à votre cabinet à 14 heures.
J’étais abasourdi. Non pas qu’un de mes patients ait attrapé le Covid, c’était dans la logique des choses. Mais par les mots et le ton employés par la fonctionnaire. Une société de surveillance avait été instaurée en trois mois, et elle était plébiscitée par la population qui renonçait d’elle-même à ses libertés. Fallait-il que nous fussions atteints pour avoir accepté la formation de brigades destinées à traquer tous nos contacts sur deux semaines, afin de dépister et d’isoler les sanitairement incorrects ? Le CoVid avait tué mille fois plus de cerveaux que de poumons.
Dès lors, tout alla très vite. Les brigadistes arrivèrent comme annoncé en début d’après-midi. Ils ressemblaient à des spécialistes de la police scientifique, en moins sympathiques. Ils exigèrent que l’on renvoie tous les patients de l’après-midi.
– Il va falloir que vous fermiez le cabinet au moins trois jours
– Pour quelles raisons, si Évelyne et moi sommes négatifs ?
– Il faut en effet que l’on vous teste, et nous aurons vite les résultats. Mais nous devons aussi désinfecter à fond le cabinet ; on ne peut prendre le moindre risque dans une structure médicale. Peut-être faudra-t-il changer certains de vos outils. Surtout, nous allons contacter tous vos patients des derniers jours pour les soumettre à un test. En attendant, vous devez interrompre vos consultations.
C’était à la fois l’absurdité de Kafka, la bêtise glaciale de l’Union Soviétique, l’œil déshumanisé de Big Brother.
Il nous fallut renvoyer les patients qui se présentèrent l’après-midi et téléphoner à ceux qui avaient rendez-vous les jours suivants. Il nous fallut assister les robots humanoïdes dans leur mise à sac du cabinet et dans leur pillage de données. Je vis des larmes dans les yeux d’Évelyne et elle dut voir la même chose dans les miens.
– Au fait, demandai-je au cours de l’après-midi, le patient infecté, il est à l’hôpital ?
– Non, il n’a que de légers symptômes. Il est chez lui. Il se repose.
Le monde était devenu fou. Et détestable.
Mais le pire était à venir. Le lendemain matin, mon épouse me dit :
– Mon amie Sarah vient de m’appeler. Il paraît qu’on parle de toi dans le journal.
« Le journal », c’était le quotidien régional. La presse papier souffrait depuis l’arrivée du numérique, mais ces feuilles de chou locales étaient encore diablement puissantes dans nos villes et campagnes. J’allai donc acheter le numéro du jour. Et je tombai sur l’encart suivant, page 3. « Le cabinet du docteur Priaton a été fermé hier pour une durée indéterminée sur ordre des autorités de santé. Il s’avère en effet qu’un patient a été contrôlé positif au Covid-19 quelques jours après avoir reçu des soins dentaires en ce lieu. La brigade spécialisée de l’Assurance maladie a vite remonté la chaîne de contamination possible, ainsi qu’il est de rigueur depuis la mise en place de la politique de surveillance afin d’éviter la propagation du virus. Il s’agit maintenant de déterminer si le cabinet du docteur Priaton a pu être le point central d’un nouveau foyer ; le docteur, son assistante, et tous les patients s’étant assis sur le fauteuil de soins vont être interrogés et testés dans les jours qui viennent ».
Le fond et la forme sentaient bon le totalitarisme des années 1930, on était bien en France en 2020. Le titre était encore pire que l’article, d’autant que la moitié au moins des abonnés et acheteurs du journal ne lisaient que ça : « Suspicion de Covid dans un cabinet dentaire ».
Dès lors, tout alla très vite. Mes téléphones se mirent à sonner sans discontinuer. Les premiers appels émanèrent de médias régionaux et nationaux, journaux, radios, télés, demandant une réaction, un commentaire, un reportage. Le journaliste de BFM pensa me faire craquer avec « une interview exclusive ». Le rédacteur en chef de CNews voulait m’envoyer un avion. Et si j’avais négocié avec l’assistante de Mme Lapix, présentatrice du journal de France 2, une nuit avec sa patronne en échange de ma présence sur le plateau à 20 heures, je l’aurais obtenue sans difficultés.
Je reçus aussi des appels d’amis et de relations qui comprenaient, compatissaient, conseillaient. « Mon pauvre vieux », « Quelle saloperie, ce Covid », « Si je peux faire quelque chose », « Laisse passer l’orage », « Tiens bon ».
Mais les messages les plus nombreux, de très loin, provinrent de personnes qui ne me connaissaient pas. Mes messageries furent très vite saturées d’insultes et de menaces. Ma femme, qui avait un compte Facebook, me montra l’état de la toile en fin d’après-midi. Une folie. J’étais « l’irresponsable par qui le malheur arrive », « un de ces notables qui se croit au-dessus des lois », et même « le dentiste de la mort ». Ces gracieusetés étaient illustrées de caricatures, de photos issues d’un trombinoscope professionnel, de liens renvoyant aux articles qui se multipliaient sur les journaux en ligne.
Dans la rue le lendemain, je découvris ce qu’étaient des regards mauvais et suspicieux. Moi qui avais un physique passable, à la limite du ridicule – je suis petit, dégarni, bedonnant –, que l’on ne regardait jamais et qu’on ne voyait pas, j’étais fixé, scruté, recherché. On voulait capter mon regard pour montrer le visage désapprobateur que l’on m’opposait. On me haïssait et il fallait que je le susse.
Le coup de grâce intervint l’après-midi de ce lendemain. Je me rendis au cabinet, toujours occupé par les brigadistes : un s’était attaqué aux dossiers clients dans mon ordinateur, deux autres avaient mis le matériel sens dessus dessous pour… je ne sais pas : passer un produit désinfectant sur les vis qui fixaient le fauteuil dans le sol ? Peut-être. Les trois agents me regardèrent avec suspicion ; le cabinet n’était plus à moi, ils étaient chez eux.
– Je voudrais écouter les messages…
On ne me répondit pas. Je pris le combiné sur la base et me dirigeai vers le petit bureau d’Évelyne, qui était elle passée ce matin.
– Monsieur, m’interpela un des gestapistes. Restez-là, s’il vous plait. Nous avons pour ordre de veiller à ce que vous ne détruisiez pas de preuves.
– Mais je veux juste écouter les messages.
– Oui, mais ici. Devant nous.
Je regrettais de ne pas mesurer deux mètres et peser 110 kilos. Au lieu de quoi, je sentis les larmes me venir aux yeux. C’était encore plus l’absurdité que l’humiliation qui me fusillait. Alors, dans un coin de la grande salle, j’écoutai les messages laissés par les patients. Sur les 20 que pouvait contenir la boîte vocale, 19 provenaient d’hommes et de femmes qui annulaient leur rendez-vous prévu dans plus de quinze jours – sur demande des brigadistes, nous avions annulé nous-mêmes ceux prévus pour les deux semaines suivantes –, certains assortissant leurs propos d’amabilités du genre : « Si j’avais su que vous aviez si peu d’hygiène, je ne serais jamais devenue votre patiente », « Quand je pense que vous avez failli me tuer », « Vous comprenez bien que maintenant… ».
J’ai compris en effet que c’était terminé. Mon activité ne se remettrait pas d’un tel rejet. J’étais mis au ban et calomnié, parce qu’un de mes patients avait attrapé le virus qui avait fini de décomposer le cerveau des humains depuis 3 mois. Je n’avais pas commis d’erreur médicale, j’avais respecté le protocole imbécile qu’on nous imposait depuis le déconfinement, j’avais supporté sans broncher la perte de 100 % de mes revenus pendant deux mois, de 50 % ensuite, parce que je me pliais aux interdictions et aux limites que pourtant je désapprouvais, mais ça ne comptait pas. Quelques lignes dans un journal avaient anéanti huit ans d’études et vingt-cinq ans de travail. Plus personne ne voudrait se faire soigner par le dentiste « chez qui on attrape le coronavirus ».
Je reposai le combiné, balayai du regard le cabinet saccagé par les inhumains. Je sortis sans un mot, on ne me retint pas. J’étais banni, je devais être chassé. J’étais le virus.
C’était si bête, si injuste, si énorme, que cela m’aida. Je réalisai que je n’avais aucune envie de travailler pour et avec les lâches malfaisants qu’étaient devenus les êtres humains. J’étais un humain, hélas, mais je ne me sentais rien de commun avec cette espèce dégénérée.
– Je vais aller vivre au cabanon et exploiter notre petite forêt, expliquai-je à mon épouse le soir-même. Tu as le droit de venir avec moi tout le temps ou de rester ici en semaine si tu préfères. Je t’aime et je ne souhaite pas que l’on se sépare. Mais je pars de toute façon. C’est ça ou une balle dans la tête. Je parle sérieusement : j’appuierai sur la détente sans aucun problème.
Ma femme comprit l’urgence et ma détresse. Elle s’oublia en tant qu’épouse mais posa une question de mère :
– Et les enfants ?
– Ils penseront ce qu’ils veulent. Ils sont adultes, maintenant.
– Pas tout à fait.
– Florian termine son master et Adeline a commencé sa vie professionnelle. Nous leur avons donné le maximum de chances pour qu’ils s’en sortent.
Le lendemain, je m’installais dans notre cabanon au milieu des bois, 25 mètres carrés sur 10 hectares, ma seule possession autre que l’outil de travail que l’on m’avait volé. Avec l’aide d’un bûcheron et d’un arboriste, j’ai commencé à exploiter cette forêt, dans le sens d’une gestion durable et raisonnée. Je cultive aussi quelques fruits et légumes, que je vends sur les marchés quand j’ai du surplus. Mon épouse a choisi de rester en ville pendant la semaine. Elle me rejoint le samedi et nous passons d’heureux week-ends ensemble. Les enfants viennent de temps en temps. Ils sont plutôt fiers que leur père ait su tout lâcher et tout recommencer du jour au lendemain, à 50 ans. Moi, au milieu de mes amis les arbres, en compagnie des derniers humains que la télévision, les médecins et les précautionneux de tout poil n’ont pas contaminés, je suis apaisé comme jamais.
S’isoler, faire retraite, constitue une sorte de purification, de régénération… Il faut parfois savoir se mettre « en jachère » pour améliorer son terreau 😉
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