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1 – Youssra, 25 ans, était Marocaine. Cette fille était à l’image de sa ville : ocre. D’une matière, ou d’une mater, fragile et friable, la chevelure cuivrée, flamboyante ou vénitienne selon l’air et la poussière qui se mélangeaient à son oxygène, elle était changeante, instable, difficile à manier. Toujours à deux doigts de la désintégration, mais terriblement vivante et attirante, elle était une composition d’autant plus dangereuse qu’avec ses capacités à changer de couleur et d’humeur elle pouvait se fondre dans de nombreux écosystèmes, professionnels, sociaux, culturels, sentimentaux…
J’étais un Français de 39 ans. Nous nous étions rencontrés en Algérie, dans le cadre des « 8e rencontres euro-maghrébines des écrivains » qui nous avaient rassemblés à Alger 9 mois plus tôt. Ni elle ni moi ne représentions en quoi que ce soit les écrivains de notre pays, encore moins de notre continent, mais nous avions été sélectionnés – je ne sais sur quels critères – pour participer à ces journées d’échanges organisées par la Délégation (l’équivalent d’une ambassade) de l’Union Européenne à Alger. La promotion des relations culturelles, sans doute nécessaire, implique des dépenses plus ou moins légitimes.
En l’occurrence, cela avait été passionnant pour nous, les 12 Européens et 12 Maghrébins invités. Certains visiteurs du Salon du Livre d’Alger, dans le cadre duquel se tenaient nos rencontres, y avaient peut-être trouvé leur compte eux aussi, puisque nos tables rondes, discussions et conférences étaient ouvertes au public ; nous avions découvert de jeunes Algériens friands de littérature et de culture française, malgré le ressassement des autorités contre l’ancien colonisateur, entrainant la population algérienne dans une schizophrénie maladive qui la faisait osciller entre détestation et vénération vis-à-vis de la France, cette dernière ne méritant ni l’une ni l’autre de ces appréciations.
À Alger, j’avais sympathisé avec de belles figures, parmi lesquelles : Ismaël Fassi, poète, footballeur et danseur tunisien, acteur remarqué du printemps arabe de 2011 ; Rafaela Mandina, romancière italienne, plus précisément romaine, universitaire distinguée, qui parlait comme elle écrivait, une langue suave et recherchée ; Okaï Olovkine (pseudonyme), jeune journaliste Belge belle et black qui semblait avoir une vie aussi trash que les personnages de son livre ; Bogdan Musteanu, écrivain roumain enthousiaste et fervent partisan de la construction européenne ; Amir Touli, ingénieur algérien, venu à la littérature sur le tard mais non sans talent, qu’il exerçait aussi dans la photo.
Et donc cette jeune Marocaine incandescente, Youssra Koufkir, auteur d’un premier et unique roman à ce jour, qui avait attiré l’attention dans son pays, car elle y dénonçait la réalité des relations hommes femmes et l’hypocrisie des soi-disant avancées sociétales de ces dernières années.
Les organisateurs avaient peut-être encore plus de personnalité que les auteurs ; ils étaient tous plus ou moins filous, tous personnages de romans, et c’est peut-être pour cela qu’on nous les avait mis dans les pattes. Il y avait d’abord le délégué culturel, le grand manitou de ces rencontres, Gert Mund, haut fonctionnaire européen, Allemand d’origine, marié à une Italienne, ayant étudié en France, ayant ensuite représenté l’U.E. en Afghanistan et en Tunisie, avant d’arriver à Alger, aussi à l’aise au volant d’une jeep dans un pays en guerre qu’en soirée dans une capitale avec ambassadeurs et ministres. Pour toute la logistique, notamment le transport et la satisfaction des caprices des auteurs, Gert avait fait appel à Dasmet Bentenak, patron d’une grosse agence de communication algéroise, d’origine croate, qui pouvait obtenir à peu près tout ce qu’on voulait à Alger : un chauffeur, une prostituée haut de gamme, une table au restaurant, un bar réservé, une discrète consultation médicale, un rendez-vous avec une huile, un accès aux marchés publics, un bateau, de la drogue, etc. Il y avait aussi un couple pas banal, Charles et Robin Rostens, père et fils, Belges qui avaient domicilié leur société à Bratislava, en Slovaquie, auprès de qui la Commission Européenne apparemment sous-traitait souvent. Discrets, efficaces, ils s’occupaient des questions administratives et financières liées au déplacement ; ils furent vite bien vus de tous les écrivains, car ils remirent à chacun de nous, comme si c’était une jeton de café, 500 € en espèces, pour nos faux frais… Parmi nos coachs un peu limites, je citerais enfin Pierre-Louis Allessandro, plus ou moins agent littéraire, mais surtout Corse, mielleux en diable, margoulin aux divers chapeaux, qui avait eu quelques ennuis avec la justice, du moins d’après ce qu’on en savait, et qui était sans doute un euphémisme.
On pouvait ajouter à ces brigands quelques journalistes locaux cherchant la pige plus que la gloire, et de petites mains polyvalentes qui avaient réussi à se faire une place dans cet aréopage bigarré où l’argent ne semblait pas un problème. Au total, nous étions une cinquantaine de personnes dont le point central était un hôtel quatre étoiles entre l’aéroport et le centre-ville. Nous partions de et revenions là au gré des tables rondes, conférences, dédicaces et interviews, collectives et individuelles, organisées pour nous, matérialisant les « rencontres » espérées, à la fois entre écrivains européens et maghrébins, mais aussi avec des lecteurs et lectrices algérois.es. Tout cela était très agréable, et peut-être pas si inefficace que cela, d’autant que les egos s’oubliaient un peu au cours de ces découvertes d’intéressantes altérités.
À la fin des 3 jours et 3 nuits algéroises – que ceux qui croient que l’on ne boit pas d’alcool dans les pays musulmans révisent leur jugement –, nous avions tous plus ou moins promis de rester en contact, sans que cela nous engage trop les uns les autres, même si de réelles affinités s’étaient créées entre tel.le ou tel.le. Okaï m’invitait à Bruxelles, Ismaël à Tunis, Rafaela en Italie… J’invitais tout le monde à Paris, ville dont pourtant j’avais honte.
Comme tout le monde, j’avais été impressionné par la beauté sauvage et l’énergie de Youssra, qui étonnait l’auditoire quand on lui passait la parole. Au lieu de parler de son livre – elle n’en avait écrit qu’un – ou de considérations sur la littérature marocaine qu’elle ne connaissait pas, elle répercutait des témoignages qu’elle avait recueillis de femmes marocaines maltraitées par leurs pères et leurs maris, qu’elle savait rendre bouleversants, les témoignages. Il fallait voir cette petite nénette au visage parfait moulée dans sa robe noire et haussée sur ses talons dénoncer d’un doigt accusateur les hommes de son pays pour leur comportement avec les femmes.
– Honte à vous, Messieurs, qui nous concédez quelques lignes dans les codes pour mieux nous asservir au quotidien !
Les messieurs d’Alger, guère différents des messieurs de Rabat, riaient jaune devant le culot de cette petite bombe qu’ils rêvaient de fesser.
Par ses mots, par ses rondeurs, par sa peau, Youssra n’effrayait pas seulement les musulmans établis. Beaucoup d’écrivains, hommes et femmes, de notre petit groupe, semblaient se méfier d’elle, de sa beauté autant que de sa liberté. J’avais souvent remarqué ce phénomène : beaucoup d’hommes ont peur des femmes trop femme, du coup ils s’en éloignent, ce qui les frustre, alors ils les dénigrent. Moi qui n’aimais au contraire que les folles de leur féminité – à 39 ans j’étais toujours célibataire alors que j’aurais pu me marier vingt fois si j’avais consenti à épouser des femmes respectables –, j’avais profité des peurs de mes collègues pour prendre une place qui semblait libre auprès de Youssra pendant ces 3 jours. Je n’avais pas eu accès à son lit, je n’avais même pas essayé, mais je l’avais écoutée, respirée, accompagnée. Au moment du départ, j’avais récupéré un mail et un numéro de téléphone assortis de quelques mots qui valaient de l’or :
– Fais signe quand tu passes au Maroc, je te ferai visiter Marrakech.
J’eus une réplique malheureuse, qui déclencha le rire de Youssra, ce qui était une belle consolation :
– Une ville si belle et la mer en plus, ce doit être le rêve.
J’appris à cette occasion que Marrakech se situait à 200 km de l’océan ; j’avais sans réfléchir associé tourisme en Afrique du Nord et bains de mer, j’avais tort.
2 – Six mois plus tard, je prétextai la visite à des amis basés à Casa (en fait des amis d’amis que je n’avais aucune intention d’aller voir) pour contacter Youssra :
– Si tu es libre, je pousserais bien jusqu’à Marrakech.
Elle me répondit qu’elle allait s’arranger (avec qui ? Avec quoi ?) et qu’elle me recontacterait pour me préciser ses disponibilités. Je m’interrogeai pendant quinze jours de silence quand je finis par recevoir un mail libérateur :
– Viens le week-end du 9. Entre le samedi soir et le lundi matin. Je n’aurai que 36 heures. Mais on sera libres. Je peux te loger.
36 heures avec Youssra pour moi tout seul ? 2 nuits ? Dans une maison rien que pour nous ? À Marrakech ? Je ne sais si les musulmans croient au paradis, mais je l’entrevoyais plutôt sur leur terre que dans leurs cieux.
C’est ainsi que, venant de Paris, j’atterris à Marrakech un samedi soir de printemps, après une escale à Casa, où je ne pris pas le temps d’aller voir les faux amis qui n’existaient pas. Il était 22 h 40 quand, après le passage des contrôles douaniers, je débarquai dans le hall des arrivées. Je m’étais demandé comment nous nous retrouverions : bises légères, baisers plus appuyés, hug, signe de la main ? Sourirait-elle ? Serait-elle distante ? Chaleureuse ? J’eus vite la réponse : elle n’était pas là.
Je ris. Avais-je fait 3500 km, passé 7 heures dans les aéroports et les avions pour me prendre un lapin ? Étais-je un des hommes que Youssra maudissait et aimait à piéger pour leur faire payer leurs mauvais comportements vis-à-vis des femmes ? Mystère. Je m’avançai et franchis les portes du terminal pour me retrouver sur l’esplanade. L’air était chaud, 25° au moins alors qu’il faisait nuit depuis longtemps. Des taxis effectuaient leur va-et-vient, des voyageurs s’excitaient, un employé municipal arrosait des parterres avec un tuyau sous des palmiers très hauts qui tanguaient dans le ciel.
J’envoyai un message WhatsApp. Réponse :
– T ou ?
– Où veux-tu que je sois ?
– Jariv.
Je ris de nouveau. Après un bon quart d’heure, elle arriva. À peine gênée. Souriante. Avec une robe légère et des sandales à semelles compensées. Chevelure bouffante, yeux de braise, lèvres et joues couleur carmin.
– Scuse. Ça avance pas.
Elle pencha la tête de côté tout en tendant le cou, pour indiquer que je devais l’embrasser. Je posai mes lèvres sur une tempe, plus comme un père que comme un amant. Ça partait mal. Mais son parfum me saisit. Si j’avais été moins prude, je l’aurais embrassée à la frontière du cou et de la nuque, et j’aurais tout de suite créé la tension que je souhaitais. Hélas, j’étais meilleur à l’écrit qu’à l’oral.
Nous rejoignîmes sa voiture.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? ne pus-je m’empêcher de demander quand elle ouvrit les portes d’une énorme Ford noire – c’est le logo qui me renseigna sur la marque – d’un modèle inconnu.
– C’est mon oncle qui me l’a donnée. Elle a plus de 20 ans, mais elle marche bien. Et avec ça au moins, je me sens en sécurité.
Je compris ce qu’elle voulait dire quand nous prîmes la route du centre-ville. La circulation était dense, mais surtout anarchique, bruyante, saccadée. Je découvris qu’on conduisait ici en klaxonnant et en doublant. Youssra commentait en même temps qu’elle conduisait :
– Mais qu’est-ce qu’il fait, celui-là ? Regarde-moi cet imbécile ! Au fait, ça va ? Je suis contente que tu sois là !
Je crus ma dernière heure arrivée quand elle doubla par la gauche en mordant sur les voies en contresens.
– Quoi ? N’aie pas peur, on conduit comme ça, ici !
Elle rit. Elle avait l’air contente, en effet. Je me détendis un peu. Son petit corps devait représenter en volume un vingtième de l’habitacle, mais elle maîtrisait son énorme bagnole comme s’il s’agissait d’une poussette de bébé. Et bien sûr elle consultait ses messages en même temps. J’avais remarqué à Alger sa totale dépendance au smartphone, à WhatsApp plus particulièrement.
Je souris. J’étais là pour me plonger dans sa vie, dans sa personnalité si possible, pas pour juger ses comportements. D’autant que c’est justement parce qu’elle n’était pas comme les autres qu’elle m’attirait. C’est le personnage qui m’intéressait, j’étais romancier, pas flic.
Je regardais par la fenêtre tout en la faisant parler d’elle. Je fus frappé par le nombre d’espaces verts que je voyais. Il y avait des arbres et des jardins partout. Les avenues étaient larges, plutôt en bon état. Nous longeâmes bientôt d’énormes remparts de terre ocre, et Youssra m’apprit qu’ils mesuraient entre 6 et 8 mètres de hauteur selon les endroits, qu’ils s’étendaient sur 19 km, qu’ils étaient découpés par 200 tours et 22 portes. Ils entouraient la Médina et la Kasbah, même si les frontières de la ville n’existaient plus désormais et que l’on passait presque sans s’en apercevoir d’un côté à l’autre de cette formidable épaisseur de terre cuite.
Elle me montra de loin le minaret de la mosquée Koutoubia, 77 mètres, symbole et repère de Marrakech.
– Tu sais ce que ça signifie, Koutoubia ? me demanda-t-elle.
– C’est le nom d’une des maîtresses du prophète ?
– Ça aurait pu, mais non. Koutoubia peut se traduire par librairie.
– Oh ?! On vénère un dieu des livres au Maroc ?
– Belle idée. En fait, c’est simplement parce qu’à cet endroit, pendant des siècles, se concentrait le commerce des livres dans la ville.
Elle se gara, ou plutôt arrêta sa voiture plus ou moins au bord d’une avenue, sans manœuvre. Un type arriva, qu’elle paya.
– Qu’est-ce qu’il fait ?
– Il surveille le quartier.
– C’est nécessaire ?
– Pour lui, oui.
Elle marchait vite et j’avais du mal à suivre. Nous étions dans un coin animé, dans lequel Marocains et touristes se mélangeaient. Il y avait du monde, mais ce n’était pas bondé, on circulait sans difficultés.
Soudain, nous quittâmes les rues pour nous retrouver dans un jardin splendide, que l’on parcourait dans des allées de gravier fin bordées de pelouses impeccables et de palmiers gigantesques, parsemées de fontaines et de sculptures, le tout remarquablement éclairé dans la nuit.
Là, dehors, des canapés bourrés de coussins, des tables basses et des photophores étaient installés. Dans ces salons à ciel ouvert, des verres et des assiettes étaient garnies, des serveurs s’affairaient. So Lounge. C’était marqué sur un linteau gigantesque.
Youssra entra, même si le bar semblait installé autant à l’extérieur qu’à l’intérieur, toutes les portes et les baies étant ouvertes. On aurait dit une boîte de nuit luxueuse, et c’était sans conteste une boîte de nuit luxueuse, qui n’empêchait pas les murs, les plafonds, les lustres et les abat-jour de donner un style arabe incontestable à l’endroit. Des danseuses évoluaient sur une scène, ventres nus. Des tas de gens, autant Maghrébins qu’Européens me sembla-t-il, richement habillés, sirotaient et grignotaient en riant et en gesticulant.
Nous nous assîmes. Je lui posai quelques questions :
– Alors, que fais-tu de tes journées ?
– De quelle région es-tu, déjà ?
– Tes parents habitent ici ?
Mais je constatai vite qu’elle bottait en touche. Elle n’avait pas envie de parler d’elle. J’essayai sur son livre :
– Il continue à se vendre ?
– Tu n’es pas trop embêtée par toutes les polémiques ?
– As-tu participé à d’autres grands salons depuis Alger ?
Là encore, elle répondit vaguement, comme si elle n’était guère concernée. Je n’insistai pas. Elle ne semblait pas plus intéressée par moi que par elle. Peut-être espérait-elle de ma venue une récréation, voire une évasion ? Nous commandâmes des cocktails ; ils étaient aussi beaux que délicieux, à la hauteur du lieu.
C’est alors que je le vis. Légèrement surélevé sur une estrade, à gauche de l’immense comptoir du bar en demi-cercle. Il était aussi blanc que les coussins et la coque des fauteuils ronds qui faisaient face aux canapés autour des tables. Il était massif, splendide, lourd et pourtant fuselé comme un bateau. Ou un avion. Il était de marque Yamaha. Ses trois pieds à roulettes le portaient au mieux. Un tabouret banquette était placé devant : le piano.
– Tu crois que je peux ? demandai-je en montrant la bête.
– Tu sais jouer ?
– Un peu.
– Oh oui !
Elle se leva aussitôt, se dirigea vers le barman, lui parla avec animation. L’homme en appela un autre, responsable sans doute, Youssra réexpliqua, me montra, puis m’appela. Je m’avançai.
– Bonjour, me lança l’homme chaleureusement. Youssra me dit que vous savez jouer. Du piano-bar ?
La connaissait-il ?
– J’ai quelques morceaux en tête, un peu tous les styles.
– Ça ne vous embête pas de jouer si presque personne ne vous écoute ?
– Au contraire, j’aurais moins de stress.
– Alors l’instrument est à vous pour un demi-heure.
Youssra se tourna vers l’immense salle. Je crus qu’elle allait battre des mains et faire une annonce, mais elle se retint.
– Je vais m’assoir dit-elle. Je t’écoute. Et je te regarde !
– Tu peux venir t’assoir à côté de moi si tu veux, le tabouret est large.
Elle me fit un clin d’œil et regagna sa place.
Je me mis à jouer, des morceaux cools, car je n’avais pas pratiqué depuis un moment, j’aurais été incapable de tenir des rythmes rapides. La musique d’ambiance avait été coupée à l’intérieur – les danseuses s’étaient retirées –, pas à l’extérieur, on entendait beaucoup de rires et de voix. En comptant l’intérieur et l’extérieur, il devait bien y avoir 300 personnes sur place. Entre le deuxième et le troisième morceau, le barman déposa un cocktail sur le piano, et je trouvai superbe ce verre élancé rempli de couleurs arc-en-ciel, en équilibre sur un piano éclairé par les lumières de la nuit marocaine.
Youssra avait été rejointe par un groupe de personnes, un peu moins jeunes qu’elle. Elle semblait le centre de leur attention, mais elle ne me perdait pas de vue, m’envoyait des petits signes et les autres me regardaient aussi. Alors que j’avais jusque-là surtout cherché à éviter les fausses notes, je tentais désormais de donner plus de sensibilité à mon interprétation. Je réussis pas top mal My Way, My heart will go on et Let it be. Quelques personnes se mettaient à écouter, des têtes se posaient sur des épaules, des gens dehors tendaient l’oreille. Pouvais-je être mieux ?
Je m’arrêtai au bout d’une quarantaine de minutes. Le chef de salle m’interpela tandis que je rejoignais Youssra :
– Si tu veux reprendre dans un quart d’heure, ce sera un plaisir pour tout le monde.
C’était le plus beau des compliments. En arrivant à notre table, je fus applaudi par Youssra et ses amis (d’un soir ?). On me félicita. La belle me fit une place à côté d’elle. Et avant que je reprenne mes esprits, elle les bouscula un peu plus, d’abord en m’embrassant autant sur les lèvres que sur la joue, ensuite en disant bien fort :
– Je suis fier de toi, mon fiancé !
Le mot « fiancé » bien sûr me frappa, parce qu’avec mes 39 ans je me sentais un peu vieux pour être un fiancé, et parce qu’il impliquait des rapports avec la fiancée qui jusqu’à ce jour n’existaient que dans mes rêves. J’étais alcoolisé et déstabilisé, mais je compris heureusement que Youssra avait peut-être utilisé ce mot pour justifier sa présence en cet endroit. J’avais appris, grâce à son livre justement, qu’il n’était pas si facile pour une femme arabe de sortir dans un lieu, qui plus est un lieu de fête et de « débauche », sans être dûment accompagnée par un chaperon légitime : mari, frère, ou donc « fiancé ».
Les « amis » s’éclipsèrent.
– Tu les connaissais ?
– Pas du tout. On est là justement parce qu’il y a peu de chance que je rencontre quelqu’un qui me connaisse.
– Même maintenant ? Après le ramdam de ton livre ?
– Il y a presque exclusivement des touristes, ici.
J’eus alors 10 minutes avec celle qui me laissa la considérer comme sa fiancée. Je pus caresser ses mains, ses cheveux, ses joues. Et mieux encore, elle me caressa elle aussi. Elle me saoulait encore plus que les cocktails.
– Tu refais un peu de piano et on y va, d’accord ?
Après avoir demandé l’assentiment du boss, je repris ma place. Et là, un morceau me parut une évidence, celui du film Casablanca, As time goes by, qu’un pianiste joue pour Ingrid Bergman parce qu’il lui rappelle son amour à Paris avec Humphrey Bogart : « Play it again, Sam ». J’étais très loin du talent de Sam, mais enfin je parvins à tourner le truc pas trop mal. Il aurait fallu chanter, bien sûr : « You must remember this, a kiss is just a kiss, a sigh is just a sigh, the fundamental things apply, as time goes by ». La plupart des personnes présentes ne saisirent pas la référence, mais ça n’avait pas d’importance, c’était la définition même du pianiste de bar, jouer pour personne, ou pour une ou deux qui ont envie d’écouter à ce moment, qui comprennent ce qui se passe et qui entrent dans l’histoire ; cette prestation dans le désert est une excellente école de modestie – les écrivains devraient en prendre de la graine – et le plus beau métier du monde.
Comme j’étais en confiance puisque j’avais la plus belle « fiancée » du monde, au moins de Marrakech, et que j’avais descendu un troisième méga-cocktail, je tentai des choses un peu plus difficiles pour moi, comme La bohème, Les moulins de mon cœur, L’arnaque, L’hymne à l’amour, des trucs pour quasi-débutants, mais qui pouvaient toucher certains hommes et certaines femmes présentes au So Lounge ce soir-là et adoucir ou renforcer leur relation. Je terminai mon set par une chanson que je dédiai en secret à Youssra : I will always love you. Je la regardai. D’autres « amis » s’étaient agglutinés autour d’elle, je souris. Elle me sourit quand elle me vit la regarder, et je faillis manquer une note.
3 – Après, je ne me souviens plus de tout. Je sais que le chef de salle a refusé qu’on paie le moindre cocktail tout en nous invitant à revenir la nuit prochaine, que nous avons retrouvé le tank de Youssra garé au milieu de la chaussée ou presque, toujours gardé par le cerbère qui sillonnait la rue, que je ne parvins plus du tout à m’orienter dès qu’elle s’éloigna du centre de Marrakech et bifurqua plusieurs fois, qu’elle arrêta sa voiture d’un coup, sortit, me prit par la main et dit en m’invitant à courir :
– Vite, j’ai envie.
Je pensai à un besoin pressant, mais non. J’avais juste eu le temps de saisir ma petite valise. Après que nous ayons traversé un square aux plantes luxuriantes, elle prit une clé dans son sac, l’introduisit dans la serrure d’une porte en fer forgé, poussa la porte, la ferma, poussa une table et des chaises, tira une sorte de paillasse à même le sol, me sauta dessus, nous écroulant sur la paillasse. Alors elle fut sur moi et c’est elle qui mena l’affaire de bout en bout, nous étions encadrés de hauts murs heureusement – on se protégeait du soleil sous ce climat – et je voyais la poitrine et la chevelure de Youssra se balançant au-dessus de mon corps allongé comme un palmier qui ondulerait pour mieux se planter dans la terre et jouir de la liberté du grand air.
Elle se coucha sur moi ensuite et nous restâmes là dans cette cour sous la nuit à nous parler doucement et à nous caresser, tandis que dans les avenues proches passaient des scooters qui ne s’arrêtaient jamais.
Elle me fit entrer ensuite.
– Je vais me doucher, visite.
Je découvris une maison cubique, quatre pièces en bas, quatre pièces en haut. Au rez-de-chaussée une cuisine – « Regarde pas, c’est le foutoir » – , des toilettes, un bureau – « C’est là que j’écris » – une salle à manger garnie d’amphores à tous les angles – « J’invite parfois mais je suis plutôt invitée » – un salon – qui me parut typiquement marocain avec deux banquettes plates en angle recouvertes de coussins, un grand tapis sur un carrelage moucheté de gris, deux tables basses, un fauteuil de cuir, un pouf et une lampe avec un abat-jour en peau. Les murs blancs étaient décorés de grands tableaux abstraits à l’origine indéfinissable. Il y avait une autre terrasse de l’autre côté de la maison avec le mobilier pour déjeuner dehors et faire la sieste dans un hamac.
L’escalier était parsemé toutes les cinq marches de petites lampes en fer forgé travaillé dans un style marocain. À l’étage, je découvris sa chambre à droite, pleine de voilages, de draps et de tissus allant du blanc au marron en passant par les roses et les orangés, la salle de bain ou j’entendais les cataractes de la douche, une autre chambre qui servait visiblement de dressing, et une autre pièce qui ne semblait pas être utilisée, puisqu’elle était encombrée de meubles et de cartons.
– À toi ! me dit-elle.
Elle me surprit en peignoir blanc, et avec une serviette enroulée autour de la tête comme seules les femmes savent le faire.
– Attends ! dis-je.
Je descendis ouvrir ma valise, en retirer un paquet mou, et je remontai dare-dare.
– Si ça te plait, tu pourras t’habiller avec ça. C’est une tenue d’intérieur. Avec un petit accessoire.
– Oh, c’est gentil !
Elle me sauta au cou, comme une enfant.
– T’as pas faim ? demanda-t-elle en s’écartant. Moi je crève la dalle !
Son expression m’étonna et me fit rire. J’avais plutôt sommeil – il était 4 heures du matin pour moi, 2 heures pour elle –, mais j’aurais mangé n’importe quoi pour être près d’elle et partager un peu de sa vie.
– Dépêche-toi, je vais nous préparer un truc.
J’entrai dans la salle de bains comme dans le sein des seins (depuis que j’ai commis cette faute dans une de mes premières biographies, j’écris désormais sein des seins comme ceci, orthographe plus adapté ici que le pourtant plus correct saint des saints). Je fus tout de suite frappé par les bouteilles de parfum : un étage entier d’un petit meuble leur était réservé. Il y en avait 7, et non des moindres. Tous des Chanel ! Le 5, le 19 et le 22, mais aussi Allure, Chance, Gabrielle et Coco Mademoiselle.
– Tu collectionnes les parfums ? demandai-je quand je la retrouvai en bas.
– C’est mon péché mignon. Beaucoup sont des cadeaux.
Un par amant ? me questionnai-je. J’avais enfilé un pantalon de toile, un tee-shirt et des espadrilles. Elle avait passé la tunique légère que je lui avais apportée directement sur sa peau nue, ainsi que l’étole qui me semblait bien aller avec, assortie aux ocres de ses cheveux et de son teint.
– Merci, au fait, c’est superbe, dit-elle en touchant les tissus. Tu as l’œil, je crois que ça me va bien.
– On peut le dire.
Elle était pieds nus et j’admirai de nouveau le vernis de ses ongles, en harmonie avec ceux de ses mains. J’avais remarqué toutes les paires de chaussures qui trainaient, très diverses mais avec un point commun : un talon assez haut, pas trop fin. N’osait-elle pas les stilettos dans un reste de pudeur musulmane ? N’avait-elle pas les hanches assez fines pour qu’ils lui aillent bien ?
Elle apporta un plateau de cuivre rond dans le salon.
– Viens.
Je m’assis sur un des canapés, elle par terre. Je fus étonné de voir que parmi les bonnes choses qu’elle avait disposées, il y avait du saucisson.
– Tu as le droit de manger ça ?
– Quand je suis seule, oui.
– Et on en trouve facilement ici ?
– Je demande souvent aux gens qui viennent de l’étranger de m’en apporter. J’ai failli te demander de le faire.
– T’aurais dû.
Nous grignotâmes. Elle me proposa du vin, mais nous avions envie d’eau. Là, elle se mit à parler, beaucoup, vite, passionnément, du Maroc, des femmes, de la littérature, trois sujets qui ne pouvaient que me passionner, mais je dus dire pouce au bout de 50 minutes car mes yeux se fermaient et je n’arrivais plus à suivre.
Elle réalisa soudain.
– Tu veux te coucher ?
– Oui, avec toi.
Et avec ce qui me restait de forces, je la pris dans mes bras, une main sous les cuisses, une main dans le dos, et la décollai du sol. Elle cria, puis rit, puis se laissa faire. Je la montai dans l’escalier au milieu des lampes photophoriques. Nous passâmes par la salle de bains pour quelques ablutions, puis nous gagnâmes sa chambre si simple et si féminine.
Notre nuit entrecoupée dura douze heures, de 4 heures à 16 heures, mais ce que fut ce temps n’intéresse que nous ; il n’est donc guère utile de le raconter.
4 – Quand je me levai le lendemain, quelque chose me sauta aux yeux, que je n’avais pas noté la veille : des livres étaient disséminés dans toutes les pièces. Il y en avait encore plus que de souliers. Il y en avait même trois en équilibre sur la rambarde au premier, un sur un abat-jour, un dans le placard à vaisselle… Je regardai les titres. Des auteurs français contemporains, quelques classiques aussi, et des Marocains, ou Arabes, que je ne connaissais pas.
– J’ai un article à finir. Tu voudrais pas m’aider ?
– Un article ?
Je découvris ainsi qu’elle pigeait pour un quotidien marocain.
– Je savais pas que tu étais journaliste.
– Tu ne sais pas tout. Ce qui est très bien. Tu veux bien m’aider ? Juste une heure. À 18 heures, je te montrerai deux ou trois must de la ville et on ira dîner. J’ai réservé à 20 h 30.
– Ça me va. Je ne suis pas venu pour Marrakech, mais pour toi.
Je l’embrassai.
– Y’a juste la mer que j’aimerais voir, ajoutai-je en riant.
Elle m’embrassa.
– D’autant que je n’aime pas les monuments et les musées, ça me fatigue avant d’entrer.
– Ah ! s’exclama-t-elle. Ça me plait que tu n’aimes pas les musées.
– Pourquoi ?
– Ben, si un écrivain français de 40 ans affirme qu’il n’aime pas les musées, ça va m’aider, moi petite Marocaine de 25, à oser le dire sans passer pour une arriérée.
Il y avait du vrai dans son raisonnement, et je réalisai une fois de plus que nos paroles ont parfois plus de poids que nous ne le pensons.
Et nous nous mîmes, après un thé à la menthe sur la terrasse à l’arrière de la maison, elle à écrire, moi à réécrire. Elle avait son téléphone, qui n’arrêtait pas de biper.
– Laisse ce truc. Comment veux-tu te concentrer sur ton texte !
– Mais il faut bien que je reste connectée ?!
– À quoi ? Pourquoi ?
Elle me tira la langue et se remit à écrire. Elle m’avait laissé son ordinateur, tandis qu’elle écrivait à la main. Elle racontait l’histoire d’Amina, une fille originaire d’un village de l’Atlas, qui avait quitté sa famille pour pouvoir suivre les études que son père lui refusait. Amina savait que si elle partait, on ne la laisserait pas revenir. À Casa, il avait fallu qu’elle se cache et qu’elle prenne l’identité d’une autre pour échapper aux sbires de son village, notamment à ses frères aînés, qui la recherchaient.
– C’est une histoire vraie ?
– Bien sûr ! J’ai les interviews.
Le coup de génie d’Amina, c’était d’avoir réussi à fédérer de nombreuses filles dans sa situation et à créer un blog grâce auquel elles se soutenaient et commençaient à faire nombre. Elle n’était plus seule. Sa plus grande victoire fut quand, quelques années après, le chef du village d’où elle avait été bannie la contacta pour lui demander d’organiser quelque chose afin d’aider les filles à poursuivre leurs études au-delà de l’école de base.
– Tu te rends compte ?! s’exclamait Youssra en écrivant à toute vitesse d’une écriture énorme. Quel retour de choses !
Nous avons essayé de mettre en forme cette histoire, de donner corps aux personnages, d’apporter des informations factuelles révélatrices, de construire une intrigue, même si, ou parce que, c’était la réalité.
– Tu fais pas trop littéraire, hein ? m’enjoignit-elle.
– On n’est jamais assez simple. Mais ça n’empêche pas de chercher les mots les plus précis et les plus esthétiques, et de les agencer en pensant au rythme et aux sonorités de la phrase.
– T’es bien un écrivain !
– T’es bien une journaliste.
À 18 h 30, elle s’écria et m’enlaçant :
– Point final ! Tu me sauves la vie.
– Je relirai demain matin avant de partir.
– C’est pas la peine.
– Bien sûr que si c’est la peine, c’est le minimum ! Il faudrait trois ou quatre relectures, pour bien faire : on a sûrement laissé passer des fautes, des coquilles, des mots inutiles, des lourdeurs, des redondances… Et il y a peut-être des transitions à ajouter, une image à donner, un…
– Arrête ! On sort !
– Et si on restait ? dis-je en l’enlaçant à mon tour.
– Si tu veux. Moi, Marrakech, je connais. Mais tu vas manquer un bon restau. Et je ne veux pas faire la cuisine.
– On y va, dis-je en l’embrassant. Emmène-moi voir la place machin-chose, sans ça personne ne me croira quand je dirai que j’ai été à Marrakech.
Il nous fallut encore 20 minutes pour nous préparer, dans la joie et en nous taquinant. Il en fallut de peu que nous nous retrouvions à nouveau dans son lit.
Elle apparut avec une robe que j’étais sûre de lui avoir déjà vue :
– Tu avais cette robe à Alger.
– Non !
– Si.
– Tu confonds avec une autre de tes maitresses.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Tu ne m’as jamais vue avec cette robe.
– En tout cas tu es très jolie.
– Aide-moi à la fermer, derrière.
Elle souleva ses cheveux et me présenta son dos, dont j’abusai d’une main.
– Kestu fais ?
– J’tifrotte le dos ! Il est trop beau, ton dos !
Elle ajouta une mini-veste en daim, chaussa des souliers de même texture, prit un petit sac qui la transformait en femme, d’autant qu’elle donnait l’impression de sortir de chez le coiffeur. Je ne sais pas comment elle s’y prenait avec ses cheveux, qui n’étaient jamais deux fois les mêmes.
5 – Nous retrouvâmes l’énorme Ford, qui nous emmena dans les rues animées de la ville. La circulation était fluide cependant. On était dimanche soir, mais on travaille le dimanche dans les pays musulmans.
– Ça dépend, en fait, me dit-elle.
Nous avons longé de nouveau les remparts.
– C’est très vert, remarquai-je, pas du tout sec.
Elle doubla dangereusement et je m’accrochai à la poignée. Elle le vit et rit.
– Tu sais que souvent je circule à vélo ? me lança-t-elle.
– À vélo ?! Ici ? Mais tu vas mourir !
– Bof…
– Comment ça, bof ? Tu vois bien que c’est hyper-dangereux !
– Figure-toi que souvent, quand je suis à vélo, je suis escortée. Par les scooters. Les mecs me voient, ils me suivent, et ça fait une escorte. C’est pas désagréable…
J’étais scié.
– Mais… Ils t’embêtent pas ?
– Oh, ils regardent mes jambes, je sais bien, et peut-être autre chose ! Mais ils sont plutôt respectueux. Quand je suis arrivée là où je veux, je leur fais un petit signe de la main, ils klaxonnent comme des malades, ils sont contents. Moi, je me sens libre, et belle.
Elle se gara sur une petite place. Un sbire arriva, un dialogue s’engagea, elle lui donna une pièce.
Nous partîmes d’un bon pas. J’aurais aimé lui prendre la main, mais je me dis qu’elle ne voulait, ou pouvait, peut-être pas. Nos fiançailles étaient circonscrites au So Lounge. La foule se densifiait. Je vis plus de chevaux que de chameaux, qui tiraient des calèches occupées par des touristes.
Nous parvînmes à la fameuse place Jemaa el-Fna (place des Trépassés). L’architecture autour ne me parut pas exceptionnelle, n’était une ou deux façades de restaurants, dont celui ciblé par un attentat en 2011. Mais ce n’était pas les pierres qui faisaient la valeur du lieu, classé au patrimoine mondial par l’Unesco, c’était la vie entre elles. La place était une vraie cour des miracles, où l’on venait commercer, se retrouver, échanger, se produire, se divertir… Je vis des cracheurs de feu, des montreurs de singes, des charmeurs de serpents, des diseuses de bonne aventure, des vendeurs de tout (à Marrakech, Amazon pouvait se faire du souci), mais ceux-là semblaient plier bagages, car maintenant que la nuit était tombée d’innombrables stands de restauration prenaient leur place, et donc la place.
– Au moins 10 000 repas sont servis chaque soir, précisa Youssra.
Nous fûmes interpellés mille fois par des rabatteurs au milieu des longues tables qui se remplissaient, et je pris ma belle par la main pour ne pas qu’on me l’enlève. Nous avons été jusqu’aux souks tout proches et nous nous sommes engagés dans quelques ruelles. Les échoppes ressemblaient à des placards géants qu’on ouvrait sur la rue, superbement agencés. Jamais je n’avais vu d’aussi impressionnantes pyramides d’olives, montagnes d’oranges, constructions de brochettes et empilements de beignets. Là aussi, l’abondance n’avait pas tout à fait disparu.
Nous avons rebroussé chemin, car elle voulait que nous allions jusqu’à la Koutoubia de l’autre côté de la place. Nous avons donc arpenté de nouveau le capharnaüm Jemaa el-Fna, en passant un peu moins au centre. Un conteur avait créé un cercle autour de lui. Nous l’avons écouté quelques minutes, je ne comprenais pas ce qu’il disait, comme beaucoup d’autres touristes sans doute ; malgré tout, il captivait l’auditoire avec ses mimiques.
– On appelle ça un « halqa », m’apprit Youssra.
– Alka Albar !
– Ah ah.
– Allah Allah !
– Viens, au lieu de blasphémer.
Nous avons traversé une grande avenue et sommes arrivés sur l’esplanade de la grande mosquée. Le minaret s’élevait au-dessus de nous, en pierres claires qui semblaient de la terre, ocre bien sûr. Sur la tour principale, s’élevait une tour secondaire, plus étroite, en forme de lanterne ornée d’un dôme et de quatre orbes dorées. Sur tout un côté de l’esplanade, des centaines de tapis dévolus à la prière étaient posés par terre.
– Quand tout le monde ne peut pas entrer à l’intérieur, les gens prient à l’extérieur.
Des portes étaient ouvertes et nous pûmes voir une partie de la mosquée, superbe avec ses tentures et tapis rouge et or. Nous entreprîmes de faire le tour de l’édifice, passant sous une arche coiffée de palmiers. Nous avons aperçu les vestiges d’une mosquée précédente, la première à cet endroit datant du XIIe siècle.
De l’autre côté, il y avait un jardin, encore un jardin, peu éclairé. Youssra s’y engagea sans hésiter.
– Tu es sûre ? demandai-je.
– Mais oui ! Si besoin, tu me protégeras.
Je tus ma peur. J’aurais été bien incapable de quoi que ce soit face à un couteau habilement manié. Notre traversée se passa bien.
Revenus dans un endroit plus ouvert et plus minéral, nous nous assîmes sur un mur. Les jambes de Youssra se balançaient comme celles d’une enfant. Je la serrai contre moi.
Nous nous sommes câlinés un moment dans la douce nuit marocaine. Les bruits des scooters et de la place Jemaa el-Fna étaient trop loin pour que nous les entendions, à moins que la mosquée ait eu des pouvoirs apaisants et que même les bruits se tussent devant les grandeurs du Tout-Puissant.
– Il faut y aller.
6 – Nous nous sommes rendus à pied au Grand Café de la Poste, une institution depuis un siècle à Marrakech, m’apprit-elle, situé dans le quartier de Guéliz, hors des remparts de la Médina.
– Avant d’être un restaurant, c’était un relai postal et un café.
Dans ce cadre qui pouvait rappeler la période du protectorat français sur le Maroc, nous commandâmes un poisson garni et une bouteille de vin blanc glacé. L’atmosphère était romantique à souhait. Tout en dégustant de bonnes choses, nous nous goûtions des mains, des pieds, des yeux.
Soudain, Youssra fondit en larmes.
– Que se passe-t-il ?
Elle fit un signe de la main, puis plongea le visage dans sa serviette de drap blanc.
Je me levai et m’approchai d’elle pour l’entourer doucement par les épaules.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as mal quelque part ?
Je ne voyais pas ce qui avait pu se passer.
– Assieds-toi, me dit-elle entre deux sanglots.
Comme je ne bougeai pas, elle répéta :
– Assieds-toi !
Je m’exécutai pour ne pas la contrarier. La couple de la table la plus proche nous regardait. Elle me prit la main et dit alors :
– Il faut que je te dise quelque chose.
Mais elle pleurait et ne pouvait rien dire. Je caressai sa main avec mon pouce.
– Prends ton temps. Tu me diras quand tu voudras. Rien ne presse.
– Si, maintenant, après je ne pourrai plus et je vais te mentir.
– C’est pas grave. Mens si tu veux. Tu sais de toute façon que nous, les écrivains, sommes des menteurs professionnels.
– Écoute-moi !
Elle prit une bonne minute avant de retrouver son souffle et de pouvoir parler.
– La maison où nous sommes, elle m’est prêtée par mon éditrice.
– D’accord.
– J’y vais quand je veux, elle ne l’occupe pas, même si tous les meubles sont à elle. Je vis comme je veux et toutes les affaires sont à moi. Elle me la prête pour recueillir les témoignages de mes articles, pour travailler, et pour y séjourner quand je le souhaite.
Je pensai alors à la pièce du premier étage que j’avais vue pleine de meubles et de cartons.
– Dis donc, j’aimerais bien que mon éditeur soit aussi généreux que ton éditrice…
– Attends. J’ai une autre maison. Où je vis… avec un mari… et des enfants…
– Ah.
C’était inattendu. Mille questions surgirent dans ma tête, la principale étant celle-ci : mais comment avait-elle fait pour organiser ce week-end ? Qui plus est dans un pays où l’adultère est un délit puni par la loi ?
– Tu es déçu, hein ? reprit-elle.
Je la regardai. Son maquillage était ruiné, mais elle faisait encore plus jeune.
– Au contraire, répondis-je. Je suis estomaqué. Je suis en train de réaliser le courage qu’il t’a fallu pour arranger ce moment que tu nous offres, alors que tu as un mari et des enfants.
– Oui. J’avais trop besoin d’un moment d’amour et de liberté. Je ne peux plus supporter les carcans de la société marocaine. Mon mari, on me l’a imposé, c’est un mariage forcé. C’est pour ça que je n’ai pas mauvaise conscience à le tromper, même si ce n’est pas simple, surtout avec les enfants…
Quel courage ! me dis-je. En plus, avec ses mots, écrits et gueulés, elle se bat pour les autres, pour toutes les femmes maltraitées de son pays. J’étais déjà amoureux, mais inutile de dire qu’après une telle révélation je la vénérais.
– C’est formidable, ce que tu fais. Exceptionnel.
– Non, j’essaye de m’en sortir, c’est tout. Simplement de vivre.
– C’est ça qui est fantastique, vouloir t’en sortir et vivre, alors que tout a été fait pour que tu ne sortes et ne vives pas.
– C’est pas facile.
– C’est sûrement très difficile. Nous te devons un grand respect.
– Arrête.
– Je n’arrête pas, je commence. Si je peux, je t’aiderai.
Elle serra ma main, essuya son visage avec un mouchoir. Et elle me raconta un peu sa vie, ce mari imposé par ses parents parce qu’elle sortait avec un garçon dont ils ne voulaient pas, la naissance de ses enfants, Lounis et Samir, les rituels musulmans, les tensions dans le couple, la déflagration que fut son livre.
– Le divorce est inévitable, et souhaitable. Depuis 2004, une femme peut le demander, même si dans les faits c’est très compliqué. Mais mon mari ne veut pas et il me fait un chantage aux enfants.
J’osai demander :
– Il est violent ?
Elle me regarda dans les yeux :
– Je préfère pas en parler.
– Youss… Tu ne peux pas…
– T’inquiète pas, je me laisse pas faire. Tu as lu mon livre.
En la lisant, je m’étais demandé quelle était la part autobiographique dans tout ce qu’elle racontait sur la condition des femmes marocaines. Elle était donc plus importante que ce que je pensais.
– Je te remercie d’autant plus pour cette invitation et tout ce que tu me donnes, lui dis-je.
– C’est moi qui te remercie. Si j’avais pas eu ce week-end, je sais pas comment j’aurais tenu. Je suis tombée sur un mec en or en plus, j’ai de la chance. Grâce à toi, grâce à cette lumière que tu apportes, je vais avoir de la force pour plusieurs semaines, plusieurs mois.
Je l’ai faite parler le plus possible, elle en avait besoin, et je voulais l’entendre. Quand nous avons quitté le restaurant, elle racontait encore. Nous avons remonté une énième avenue et elle m’a fait poser devant une immense panneau lumineux indiquant Marrakech et l’année en cours en lettres rouges pour me prendre en photo devant, « afin que tu puisses prouver que tu es venu à Marrakech ».
Le rire est revenu quand, alors que nous avions laissé la voiture et que nous traversions le square qui menait chez elle, chez son éditrice, je percutai… un cactus ! Mille aiguilles se plantèrent sur mon côté gauche, de la cuisse au crâne, et elle dut m’épouiller pendant une quinzaine de minutes avant que nous puissions aller nous coucher et nous enlacer (il me faudrait plus de 8 jours pour me débarrasser de toutes ces aiguilles. Chaque fois qu’une se manifestait et que je luttais pour l’enlever, je pensais à ma Youss et à ces 36 heures magiques à Marrakech).
– Cette maison aussi, c’est un miracle. Si je ne pouvais pas me réfugier là quand c’est trop dur, je sais pas comment je ferais.
La dernière fois que nous nous sommes enlacés, elle m’a dit :
– Quand tu me fais l’amour, j’ai l’impression que tu passes tout en revue, que tu cherches à comprendre comment fonctionnent les différentes composantes de mon corps.
– C’est ça, approuvai-je. Je cherche à comprendre ton corps. Et je prends le temps de regarder, de sentir.
– C’est très excitant.
– Tant mieux.
Il fallait qu’elle se lève tôt le lendemain matin, pour récupérer ses enfants chez ses parents et les emmener à l’école. Mon avion était à 11 h 30.
7 – À l’aube, nous primes un dernier thé ensemble, avec quelques crêpes, et un gâteau qu’elle avait confectionné elle-même.
– Tu fais même des gâteaux ?
– Te moque pas.
– Je me moque pas, j’admire.
Nous nous serrâmes sur le canapé du salon.
– Reste, dit-elle.
– Ne le dis pas deux fois.
Je l’accompagnai jusqu’à la porte, dans la petite cour où nous avions eu notre première étreinte.
– Tu claques juste la porte quand tu pars.
– Et les portes de la maison ?
– Pas la peine.
Elle s’en alla, se retournant pour m’envoyer un petit signe de la main. Nous n’avions pas parlé d’avenir, de suite. Nous avions juste eu cet échange au cours de la nuit :
– Je pourrais t’appeler de temps en temps ?
– Bien sûr. Je serai loin, mais je serai là. Et puis il y a WhatsApp.
– Heureusement.
– Tu me diras quand tu pourras venir à Paris.
– Je te dirai.
Je ne sais pas comment elle s’était arrangée pour que je ne la visse pas avant, mais quand elle fut partie je trouvai sur ma valise une carte postale avec une photo noir et blanc de trois femmes qui se tenaient par la main et avançaient dans la mer. Au verso, elle avait écrit ceci : « Mon amoureux (du moment). Je te laisse ces quelques lignes un peu rieuses sur une carte qui n’est pas tout à fait de circonstances mais qui me plait. C’est la plage de Marrakech ! Ces femmes sont joyeuses, elles éclatent du rire de l’instant vécu, elles se tiennent la main. Te dire que je vais penser à toi est inutile. Tu es un homme exceptionnel, que je suis heureuse d’avoir rencontré. Ta Youss, qui ne t’aime pas ».
Je reçus d’autres cartes postales, et nous nous écrivîmes beaucoup, surtout par mail et par WhatsApp. Nous nous revîmes plusieurs fois. Avec ses mots, Youssra continue son combat pour la liberté des femmes du Maroc, et il n’est pas impossible qu’elle le gagne.
(et 135 autres histoires à lire et à relire sur www.desvies.art)
Quelle histoire ! Vous mêlez bien la romance au contexte social, et ce rapport homme femme dans ce cadre est…tout feu tout flamme !
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Le titre est un peu déroutant mais ensuite on reste sans voix. Quel joli récit, allègre et bien mené…
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