Et le vent vint

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(environ 6 minutes de lecture)

Ils étaient quatre hommes autour de la table, deux sur la banquette, deux sur les fauteuils, appuyés aux dossiers plutôt que penchés sur le plateau. C’était une brasserie avec des airs de pub, on appelait ça un « lounge ». Ils avaient entre 70 et 80 ans, ils ne travaillaient plus, mais ils étaient encore actifs chacun à sa manière, en fonction de leurs capacités et personnalités. Ils avaient du recul sur l’existence et le monde.

Jacques était un ancien chef d’entreprise, qui avait travaillé non-stop plus d’un demi-siècle avant de s’arrêter, avec regrets, et encore, il continuait à conseiller les repreneurs de sa flotte de camions et du réseau de clients qu’il avait créés dans toute l’Europe. Sa devise aurait pu être : « Donner le meilleur dans son travail, penser aux autres plus qu’à soi, voir aimer et agir : telles sont les conditions d’une vie réussie ».

Vincent avait été juge d’instruction au tribunal de grande instance de la ville ; il avait coordonné de nombreuses enquêtes dans des affaires sordides, souvent dramatiques, ce qui n’avait rien enlevé à son humanité, au contraire (il était d’ailleurs responsable régional des amis d’Emmaüs). Volontairement proche des personnes en souffrance, il n’avait jamais souhaité se ranger dans la hiérarchie judiciaire vers un poste moins exposé. Sa devise aurait pu être : « On est à sa place quand personne ne pourrait faire mieux ce que l’on fait ».

Jean-Noël avait travaillé dans l’industrie, au sein d’une entreprise spécialisée dans le traitement des surfaces, afin d’améliorer voire de modifier les propriétés d’un matériau. Il avait démarré comme ouvrier, était devenu technicien, puis avait atteint le niveau ingénieur, validé par une V.A.E. (valorisation des acquis de l’expérience). Posé, réfléchi, il aimait depuis qu’il était à la retraite observer le monde et acquérir la culture générale qui lui manquait pour devenir ce qu’on appelait autrefois « un honnête homme ». Sa devise aurait pu être : « Plus on s’approche de la mort, plus on sait prendre le temps. Heureux paradoxe, douce consolation ».

Philippe avait été cuisinier, il l’était toujours d’ailleurs, mais il avait cessé d’exercer dans un restaurant. Il avait officié dans de nombreux établissements, certains prestigieux, mais il avait toujours regretté de ne pas pouvoir sortir davantage des quelques mètres carrés autour de ses fourneaux. Heureusement, il y avait les courses auprès des fournisseurs, au marché de gros ou dans les exploitations agricoles, et il allait presque toujours discuter avec les clients en fin de service. À 70 ans, il avait pris sa retraite et depuis était friand de rencontres et de discussions. Sa devise aurait pu être : « Une chose importante, mais difficile, pour rester libre : ne pas être prisonnier(e) du rôle et de l’image que l’on s’est attribués ».

Jacques, Vincent, Jean-Noël et Philippe avaient pris l’habitude de se retrouver dans ce lounge les vendredis à 17 h 30, entre eux, sans femmes, et, c’était plus original, sans téléphones. C’était un des luxes de leur retraite : rejoindre des amis au bar, et ne pas se laisser déranger. Moyennant quoi, forts de leurs expériences et de leur sagesse, ils avaient toujours des choses à se dire, qu’elles fussent triviales ou sérieuses, ponctuelles ou éternelles. Ils passaient d’ailleurs d’un ton à un autre sans difficultés. Et, joie, ils aimaient encore mieux écouter que parler.

– Le smartphone a tout fichu en l’air, lâcha Jacques alors qu’ils avaient marqué une pause. 

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Le téléphone portable ça allait, internet c’est bien. Mais les deux ensemble, c’est la catastrophe.

– Parce que les gens sont tout le temps dessus ?

– Oui, les gens sont devenus dépendants. Je ne pense pas qu’un jeune aujourd’hui puisse rester plus de 2 minutes sans consulter son smartphone.

– Beaucoup d’adultes ne font pas mieux.

– Oui, et les conséquences ne sont pas belles. Ces technologies créent des autistes et des égoïstes. 

– Il y a un avant et un après le smartphone, c’est certain. 

– Le smartphone a tué l’écoute, l’attention à l’autre, et l’oubli de soi.

Ils ne développèrent pas, les choses étaient assez claires, ils les voyaient. 

Après quelques gorgées de bière, de whisky ou de Perrier, c’est Vincent qui relança :

– Je me demande si une autre invention des années 2000 n’a pas eu des effets plus dévastateurs encore.

– Dis.

– L’information continue.

– Tu veux parler de BFM et de CNews ?

– Et de LCI, de FranceInfo… Et des journaux en ligne. Maintenant, Le Monde, ou L’Express, ce n’est pas une parution par jour, mais toutes les dix minutes.

– Et les alertes, les notifications comme on dit, que certains reçoivent sur leur téléphone…

– Ils programment eux-mêmes les notifications dont ils se plaignent ensuite.

– Harcelez-moi, s’il vous plait, que je puisse m’indigner !…

– Comme s’il était indispensable de savoir que le taré de la Corée du Nord a tiré un nouveau missile ou que le marché immobilier aux États-Unis a progressé de 3 % au second semestre !…

– Ces infos pour tout et pour rien nous polluent la tête.

– Elles nous encombrent, nous étouffent ! L’information continue nous empêche de voir par nous-mêmes ce qu’il y a autour de nous.

– Cette quantité a aussi un effet niveleur. On ne hiérarchise plus. Tout se vaut. L’intelligence est impossible. Et mal vue. 

– Le pire est que toutes ces infos ne sont pas de la connaissance. Elles sont très vite oubliées, remplacées. On ne laisse pas le temps à l’assimilation et à la mise en perspective.

Sans se concerter, ils pensèrent tous les quatre à la même chose : sommes-nous des vieux cons qui ne comprenons plus rien ? Ils voulaient bien admettre une certaine déconnexion liée à l’âge, mais ils ne pensaient pas se tromper en soulignant les maux provoqués par les technologies numériques appliquées à l’information. 

– Mes amis, reprit Jean-Noël, si l’on veut distinguer les bouleversements apportés par le deuxième millénaire, nous ne pouvons pas oublier ce qui a commencé le 11 septembre 2001, et n’a jamais cessé depuis.

– Les attentats ?

– Eh oui. Pour être plus précis, car les choses doivent être nommées, le terrorisme islamiste. Il y a maintenant, dans tous les pays du monde, des individus, reliés entre eux, qui cherchent les occasions de tuer des innocents afin de créer des tensions au sein des populations, ces tensions devant aboutir à des explosions sociales, dans le but d’instaurer un nouvel ordre mondial, dominé par la loi islamique et ceux qui s’en proclament les garants.

– Le terrorisme islamique a commencé dès les années 80 en France, sans parler de l’Algérie des années 90 – 2000. 

– C’est surtout à partir de 2015, en France toujours, qu’il a fait disparaître une sorte d’inconscience, presque de béatitude. 

– On a repris conscience de la fragilité des choses.

– À mon avis, beaucoup de terroristes se foutent pas mal de la loi islamique. Ils utilisent l’image, les réseaux et le savoir-faire des islamistes pour exprimer leur nihilisme ou leur dégoût de la société. Puisque les islamistes permettent de faire péter tout ça, ils deviennent islamistes, par opportunité. S’ils trouvent mieux, ils iront ailleurs.

– À l’ultra-gauche par exemple, chez les black blocs. 

– Oui. Une nouvelle forme de violence est apparue dans nos pays policés ; elle sape nos bases et, puisque nous la tolérons, nous n’en avons pas fini avec elle.

Ils étaient peut-être moins gais que d’habitude, mais ils savaient que la vie n’est pas une partie de rigolade, et ils n’éludèrent pas cet instant plus sombre de leur conversation. 

Au bout d’une trentaine de secondes, Philippe reprit la parole :

– Eh bien moi, vous allez rire, le changement qui me marque le plus depuis le début des années 2000, c’est le vent.

– Qu’est-ce qu’il a, le vent ?

– Il n’a pas, il est. Il est venu, il s’est accru, il a vaincu.

– Tu veux dire qu’avant 2000 il n’y avait pas de vent et que maintenant il y en a ?

– C’est ça. Dans bien des régions à l’intérieur des terres, le vent était inexistant avant 2000. Maintenant, il y en a partout, et souvent, plusieurs jours chaque mois. Certains font remonter ce phénomène à la tempête du 31 décembre 1999, qui a touché le Sud-Ouest, vous vous souvenez ? Plus vraisemblablement, ces courants qui se déplacent et se télescopent davantage sont dus au réchauffement climatique, à toutes les perturbations qu’il engendre.

– Tu veux dire que le réchauffement entraine le dérèglement ?

– Sur les causes, on peut discuter, et encore. Sur les constats en revanche, les faits et les chiffres sont là, et ils sont incontestables.

– Et il te pose problème, le vent ?

– Oui. Je ne trouve pas ça très agréable, pour les yeux, pour la gorge, pour marcher. En plus, ça complique les choses, tout ce qu’on pratique dehors (sport, promenades, pique-niques, baignades…). Et puis, le vent crée de l’insécurité. Trop souvent, c’est fatigant, inquiétant. Ainsi le vent, en plus des autres maux que nous avons évoqués, contribue à déstabiliser le monde.

– Le plus grave est peut-être qu’il a remplacé la pluie. Il ne pleut presque plus. Or, la pluie est utile, tandis que le vent est inutile, à part pour les éoliennes.

D’instinct, ils regardèrent par les fenêtres de la brasserie. Puis ils continuèrent à parler de tout et de rien, pour un temps à l’abri des téléphones, des télévisions, des attentats et du vent.

(et 134 autres histoires à lire ou à relire sur http://www.devies.art)

6 commentaires

  1. J’espère que les 4 amis prennent le temps de profiter de tout ce qui nous est offert : famille, amis, cinéma, théâtre, concerts, randonnées, voyages…
    C’est ma vision « optimiste » des choses qui ne m’empêche pas d’être bien consciente des difficultés présentes et à venir et de participer, entre autres, aux manifs à Brive.
    Pierre-Yves, gardez le moral !
    Très amicalement.
    Joëlle

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  2. Ces chaînes en continu délivrent une information en train d’être vérifiée… Ils abusent de l’usage du conditionnel… Quitte à diffuser des informations qui finissent par se révéler fausses…
    Nous sommes dans un monde où la « fake news » se propage 6 fois plus vite qu’une vérité. Ce n’est pas surprenant. C’est moins d’effort intellectuellement d’accepter une solution unique à un problème complexe. Simplifier la réalité du monde a toujours été le dada de politiques et autres éditorialistes sans scrupules… Votre vie est plus importante que les programmes télé 🙂

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  3. d’accord pour le vent , et pour les portables en tous genre, quant au terrorisme je crains que les occidentaux aient bien montré l’exemple dans les pays colonisés ou sur notre territoire, hélas, , la nouveauté est relative

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  4. Certains se croient dans le vent avec leur smartphone, des média vendent du vent, mais notre ami Pierre-Yves est là pour nous rappeler que l’amitié ou la littérature, ce n’est pas du vent.

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