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Dans la salle de classe, où ses élèves de Seconde venaient de s’installer, elle se dit qu’elle n’allait pas y arriver. Elle n’allait pas arriver à faire cours, pas arriver à donner le change, pas arriver à conserver une attitude acceptable pour une enseignante. Alors elle prenait le maximum de temps pour effacer les éléments du cours précédent inscrits au tableau. Tant qu’elle gardait le dos tourné, ils ne verraient pas son état lamentable et elle n’aurait pas à parler. Alors elle effaçait, effaçait, le plus lentement possible.
Jamais elle n’avait tant souffert. Elle avait peur d’éclater en sanglots, ou de s’effondrer, ou de s’évanouir. Elle avait réussi à tenir pendant la matinée, et elle avait pu sauter le déjeuner avec les collègues. Mais en ce début d’après-midi, l’énormité de son chagrin, et donc l’immensité de sa tâche, lui paraissaient insurmontables. Elle était si fatiguée, en plus, épuisée au-delà du concevable. Elle ne savait plus ce qu’était une bonne nuit ; son corps était perclus de douleurs, en permanence soumis à des décharges électriques qui la privaient de ses forces.
Si elle se retournait, les 25 regards adolescents braqués sur elle perceraient les poches de sang et d’eau qui gonflaient son cœur et ses yeux sur le point d’éclater. Comment était-ce possible ? Comment avait-elle pu se mettre dans un état pareil ? Pour un homme, beau certes, intéressant d’accord, mais banal au final, un homme avec toutes ses limites, ses faiblesses, sa lâcheté. Lâche, oui, la preuve, le coup qu’il lui faisait… La plaquer comme ça, après tout ce qu’il lui avait dit… Et après tout ce qu’elle avait fait pour lui… Le salaud.
Depuis qu’il l’avait quittée, plus rien n’avait de sens, le moindre pas était un effort, le moindre mot un supplice. Le pire était le manque. À hurler. Elle savait maintenant ce que signifiait se tordre de douleur. Ses problèmes médicaux, les inquiétudes pour ses enfants, les contraintes professionnelles ? Une promenade de santé, une plaisanterie. Elle avait cru avoir déjà aimé, souffert ; ce n’était rien. À 40 ans passés, elle découvrait l’amour et la souffrance. La vraie.
Il était dans sa tête en permanence. Elle se levait avec et se couchait avec, pas une seconde ne l’oubliait, alors que lui n’en avait plus rien à foutre et la tenait à distance. Il était vrillé entre ses yeux et son front. Elle ne pouvait rien voir, rien faire et rien penser sans qu’il n’interfère. Même quand elle fermait les yeux, il était encore là, en elle. Et il lui faisait mal, terriblement mal. Quel atroce paradoxe : il lui manquait à mourir et elle n’arrivait pas à s’en débarrasser !
Il fallut bien qu’elle arrête d’effacer son tableau blanc. Elle posa la brosse avec le plus de lenteur possible. Il était 13 h 45, les élèves attendaient d’elle attention et dynamisme, deux attitudes à l’opposé de son état, dont elle était incapable. Qu’allait-il se passer ? « Seigneur, aide-moi », implora-t-elle. Elle aurait vénéré un singe ou un bout de bois si cela avait pu soulager sa douleur.
Elle effectua son demi-tour. Chancela. Les bavardages se turent sans qu’elle ait à le demander, signe qu’elle offrait un visage spectaculaire. Les yeux étaient braqués sur elle, et lui, l’absent, était en elle. Entre elle et ses élèves. Pour ne pas s’écrouler, elle posa la main sur le dossier de la chaise. Elle regarda les regards, inquiets, amusés ou interrogateurs, et s’entendit prononcer :
– Excusez-moi. Ça ne va pas. Je ne suis pas bien. Mon ami m’a quittée, et j’ai mal à en mourir. J’ai peur de ne pas y arriver…
Qu’avait-elle dit ? Mon Dieu. Elle craquait ? En effet, les sanglots contenus jaillirent et elle se mit à pleurer là, et même à gémir, devant ses élèves médusés, des garçons et des filles qui apprenaient à devenir des hommes et des femmes. Et voilà l’exemple qu’elle leur donnait.
Elle dut s’assoir sur sa chaise, qu’elle eut du mal à dégager du bureau tant elle était confuse. Elle trouva un Kleenex dieu sait où et le saisit, mais il ne pouvait pas grand-chose contre les larmes et la dévastation. Elle baissa la tête, d’une main se tint au bureau, un peu comme si elle se retenait de se cacher dessous, de l’autre, celle avec le Kleenex, elle fit un signe aux élèves, comme pour dire, « excusez-moi », ou « ne regardez pas », ou « c’est horrible, partez s’il vous plait ». Elle crut que son cœur allait sortir de son corps. Si au moins, la souffrance serait finie, enfin…
Elle pleura, pleura. Elle ne pouvait plus s’arrêter. En avouant son état aux élèves, elle avait ouvert les vannes. C’était ça ou l’explosion. Elle n’avait pas pu faire autrement. Il fallait que ça sorte.
Malgré les flots, les gémissements et les convulsions, son cœur massacré tint bon. Et il se produisit quelque chose d’étonnant. Un élève, au fond de la salle, se mit à applaudir. Puis un autre. Puis une autre. Et bientôt, tous l’applaudirent. Il lui fallut quelques secondes pour entendre d’abord, pour réaliser ce qu’elle entendait ensuite. Elle releva la tête, et, à travers ses yeux inondés, elle les vit qui applaudissaient et souriaient. Était-elle folle ? Alors elle pleura plus fort, toujours assise sur la chaise qu’elle avait dégagée du bureau. Les applaudissements continuèrent tandis qu’elle se vidait dans la douleur.
Quand les clappements de main cessèrent, elle pleura encore une minute, en silence. Mon Dieu, pensa-t-elle, qu’ai-je fait ?… Mon crédit est ruiné, ma carrière est finie.
– Tenez, Madame.
Soudain, une élève était à côté d’elle et lui tendait un gobelet de thé.
– Prenez ça, aussi.
Et un autre lui tendait une madeleine.
– Mais… Merci…
Que se passait-il, bon sang ? Elle but une gorgée, se demandant ce qu’elle allait faire face à ce désastre. Elle se moucha. Se redressa un peu :
– Je ne sais pas quoi dire. J’ai honte. Affreusement honte. Vous ne méritez pas de subir ça.
Une fille leva le doigt, et sans attendre demanda :
– Vous voulez pas nous raconter ? Votre histoire ? Pourquoi vous avez si mal ?…
Elle tenta de voir d’où venait la voix, incrédule.
– Oh oui, M’dame ! Racontez-nous !
C’était un garçon, cette fois, qui avait parlé.
– Vous voulez que je vous raconte mon problème ?…
Sa voix était faible et cassée.
– Oui, ça vous ferait du bien, dit un troisième.
– Et nous, ça va nous intéresser ! lança une quatrième, ce qui déclencha de nouveaux applaudissements.
Hagarde, elle resta quelques secondes sans parler, hésitante. Les larmes ne coulaient plus, mais elle n’avait pas encore retrouvé son souffle. Que lui proposaient-ils ? Elle n’allait quand même pas déballer son histoire pathétique devant ses élèves ? C’était de la folie !
– Madame, on vous écoute. On f’ra le psy !
Étaient-ils fous ou formidables ?
– À une condition, finit-elle par répondre. C’est qu’ensuite chacun, chacune, raconte quelque chose. Un chagrin, un bonheur, un exploit, un échec, ce que vous voulez, pour peu que ça soit intime et sincère.
Elle redevenait prof, là, pensait aux enfants d’abord. Un réflexe ? Un bon signe ?
– Ça marche !
– D’accord !
– Super !
Elle avait dit oui à une condition, ils acceptaient sa condition. Elle ne pouvait plus reculer. Elle allait devoir leur parler là, maintenant, de son chagrin d’amour. Quand ça allait arriver aux oreilles des parents et du proviseur… Tant pis. De toute façon, plus rien n’avait d’importance, désormais.
C’est ainsi qu’elle raconta, là, dans sa classe, devant ses élèves au complet, comment elle avait rencontré Ianis, ce qu’ils avaient vécu – du moins les grandes lignes –, et comment il l’avait brutalement quittée. Il y eut des réactions, là :
– Il aurait pas dû.
– Ça s’fait pas.
– N’importe quoi !
– Le traître.
Elle précisa, expliqua. Et constata qu’ils avaient raison : cela lui fit du bien, beaucoup de bien. Mais elle veilla à ne pas être longue.
– À vous maintenant. Et pas que des choses tristes, hein ? De belles histoires aussi. 5 minutes chacun.
Le tour de table fut d’une rare intensité de confessions et d’émotions partagées. À 15 h 50, elle conclut le cours par ces mots :
– Vous m’avez donné une leçon, plusieurs leçons. Vous avez montré qu’on change quelqu’un rien qu’en l’écoutant. Vous avez montré qu’il faut savoir sortir du cadre pour se libérer d’une souffrance. Vous avez montré que n’importe qui peut aider n’importe qui. Vous avez montré que la générosité existe même là où on ne l’attend pas. Et vous m’avez délivrée de mon traumatisme. La rupture est là, la douleur existe, mais elle est supportable. La barre entre mes yeux et mon front s’est estompée. Grâce à vous, je peux penser à autre chose qu’à mon amour perdu. Alors merci, merci infiniment. Je sais maintenant que, grâce à vous, je vais y arriver.
Les applaudissements crépitèrent et les élèves se levèrent dans un joyeux chahut, après un cours qui resteraient dans les annales.
(et 133 histoires à lire ou à relire sur http://www.desvies.art)
Charmant, émouvant bien sûr. Mais que j’ai du mal à croire en cette bonté collective !
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Encore une belle leçon d’humanité pour les élèves et pour leur professeur ! Merci cousin
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La rupture amoureuse est bel et bien une déchirure douloureuse !
Cette omniprésente absence de l’autre vous bouleverse et vous bloque dans un état d’une intense souffrance et d’une extrême désespérance. Corps et conscience en sont anéantis comme peau de chagrin.
Merci à vous, Prince de l’Écriture, qui donnez à cette histoire de cœur ravageuse, une ouverture d’espoir, une lueur de réconfort à celle qui n’allait pas y arriver … grâce à l’écoute et à la générosité des mots, de vos mots.
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Rien de plus douloureux je peux témoigner. Vous auriez pu ajouter qu’on tremble et on frissonne comme si on avait la maladie de Parkinson. Horrible. Mais belle histoire, merci.
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La passion amoureuse est en effet aussi exaltante que dévastatrice. Quand elle prend fin, elle provoque des troubles physiques épouvantables. Merci pour cette jolie histoire consolante, où le partage d’ expériences humaines universelles réconforte.
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De nombreuses études ont prouvé que le simple fait de parler de nos problèmes et de partager nos émotions négatives avec quelqu’un en qui nous avons confiance permet de réduire le stress, de renforcer notre système immunitaire et de diminuer la détresse physique et émotionnelle.
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