Lettre à Marcel Proust

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Cher Marcel Proust,

J’ai fini cette semaine en rentrant de l’université de Limoges, où j’ai la charge et la présomption d’enseigner, les 145 heures d’écoute de votre grand-œuvre sur le site litteratureaudio.com connecté à la radio de mon automobile, une Fiat 500X noire de 120 chevaux immatriculée dans le Puy-de-Dôme. C’était donc une audition plus qu’une lecture, mais, articulés par une voix talentueuse, vos mots entendus m’ont autant nourri que si je les avais lus. Il aurait fallu que l’on m’implantât des capteurs dans le cerveau, ce qui sera bientôt une pratique si ce n’est courante du moins réalisable, pour mesurer si l’ouïe concentrée sur une parole transférant un texte de l’écrit à l’oral active davantage de neurones, donc de dendrites et de synapses, que la vision lorsqu’elle se focalise sur les caractères d’un ouvrage imprimé. 

À la fin de cette longue écoute-relecture, qui s’étala sur une période d’une demi-année – je roule environ 3000 km par mois, mais vous me pardonnerez quelques infidélités pendant ces heures de conduite – j’ai accumulé différentes impressions, dont je souhaite vous faire part, même si, ou peut-être parce que, des profondeurs du caveau du Père Lachaise où vous reposez (que faites-vous là, d’ailleurs ? Je sais bien que vous fûtes très Parisien, mais vous eussiez été mieux à Combray (Illiers) ou à Balbec (Cabourg) que vous avez si bien magnifiés), vous serez sans doute peu sensible à mes considérations. Souffrez toutefois que je les produise, car nous avons au moins un point commun : la quantité. Je veux dire : il y a sans doute peu d’écrivains qui ont écrit autant que vous pendant 25 ans et autant que moi depuis 25 ans. Hélas, en ce qui me concerne, la quantité ne garantit ni le succès ni même la qualité. C’est donc un griffonneur acharné mais non reconnu qui s’adresse à vous.

La première chose qui me frappe dans votre roman fleuve – de même que chez les romanciers du XIXe – est la banalité de l’adultère. Les humains de ma génération, de celle de mes enfants et de celle de mes parents, se seraient facilité la vie de beaucoup s’ils avaient agi en la matière avec la franchise et la lucidité de vos personnages, c’est-à-dire comme la plupart des hommes et des femmes avant la Première Guerre mondiale. Que de drames évités dans ces époques pas si lointaines où l’on acceptait les limites de la vie de couple, le désir des corps et le besoin de séduire pour ce qu’ils sont, ni plus ni moins ! Votre duchesse de Guermantes va jusqu’à visiter chaque semaine les ex-maîtresses de son Basin de mari pour les consoler de la perte de leur amant après que celui-ci les a quittées ! Votre narrateur lui-même, alors qu’il commence à fréquenter Albertine, et qu’il est à peine un homme, avoue 14 coucheries différentes lors de l’été à Balbec ! Son ami le bel officier Robert de Saint-Loup finit par se marier avec la brave Gilberte, qu’il trompe en permanence ou presque. Tout cela est admis, voire admiré. Il n’y a guère que Swann qui souffre des tromperies d’Odette, sans pour autant les remettre en cause. Bref, excusez-moi Maitre, mais À la recherche du temps perdu, c’est un joyeux bordel !

Le pire est à venir : j’ai été sidéré, lors de cette relecture audio, par la place que vous consacrez à l’homosexualité, plus exactement à la pédérastie. Il faudrait quantifier ça plus précisément, mais il ne m’étonnerait pas qu’un cinquième de vos 3000 pages soit dévolu à ce thème. Le narrateur n’est pas homosexuel, mais vous l’êtes. Pardonnez mon outrecuidance, mais étiez-vous tant perturbé par cette homosexualité, soit que vous en eussiez honte soit que vous eussiez des difficultés à la satisfaire, pour digresser sur elle pendant des centaines de pages ? Mon interrogation est légitime, vous en conviendrez. En tout cas, il y a là, à mes yeux de pousse-crayon, un déséquilibre gênant dans le texte. Le baron de Charlus, personnage odieux et magnifique, pervers et possédé, serait de toute évidence en prison aujourd’hui. Morel, qui couche avec tout ce qui bouge, est vicieux jusqu’à la moelle et antipathique en diable ; je comprends mal que vous l’ayez campé en violoniste, il ne semble pas avoir la sensibilité d’un musicien. Jupien est plus sympathique, et bon tenancier de bordel (tout de même, dire que l’on vous prend pour un écrivain sérieux…). Quant à Saint-Loup, séducteur s’il en est, qu’il vire sa cuti et devienne lui aussi un « inverti » a quelque chose de grotesque, cela sonne faux. On dirait, cher Maître, que vous vouliez, un siècle avant l’heure, donner des gages à la bien-pensance d’aujourd’hui où l’homosexualité est un passage obligé dans certains milieux, quoique en passe d’être remplacée par la transexualité, qui s’impose comme le nec plus ultra en matière de tolérance, de progressisme, et autres billevesées du même acabit. Les femmes ne sont pas en reste : les actes gomorrhéens de Mademoiselle Vinteuil sont évoqués tout au long du livre, et l’on se demande à vous lire quelle vision traumatique vous a inspiré ce fantasme. Quant à notre chère Albertine – Dieu qu’elle est séduisante – son amie Andrée confirme, post mortem, les soupçons du narrateur amoureux, bien désagréable avec elle, et en révèle des vertes et des pas mûres sur ses lesbiennes cabrioles.

Troisième remarque que je me permets de vous soumettre : le mélange étonnant de la bourgeoisie, de l’aristocratie, et du peuple. Même si la noblesse en chute libre était obligée de s’acoquiner avec la bourgeoisie montante pour garder un tant soit peu d’illusions de pouvoir, il me semble qu’il y a dans votre roman des connivences peu crédibles, à commencer par celles du narrateur, fils d’un haut fonctionnaire des Affaires étrangères, qui est invité, admis et reconnu partout ; vous montrez bien cependant tous les efforts qu’il entreprend pour être reçu chez Oriane de Guermantes, qui le fascine. Plus curieux qu’ambitieux, il est cependant très surpris de recevoir une invitation à une soirée chez le prince et la princesse de Guermantes, et c’est en effet surprenant. Vous y allez encore plus fort quand vous nous transformez une Madame Verdurin en princesse de Guermantes ! N’est-ce pas un peu « too much », comme aurait dit Odette, qui, elle, de « cocotte », on parlerait aujourd’hui d’escort, devient Madame de Forcheville ? Vous avez fait davantage pour le mélange des classes que Marx et le Parti communiste ! Je n’eus pas l’honneur d’être membre du « petit clan » et encore moins habitué de l’hôtel de Guermantes, mais j’imagine mal un aristocrate aussi obsédé par l’étiquette que le prince de Guermantes – lui aussi « inverti » ! – épouser une fois veuf une arriviste, veuve itou, qui ne peut plus lui apporter grand-chose. Quant à Legrandin, bourgeois, snob – et pédé, un de plus ! –, il finit lui avec le titre douteux de comte de Méséglise.

Ma quatrième remarque porte sur l’absence, à une exception près, des événements politiques et sociaux de l’époque. Vous ne donnez pas de dates, ne parlez pas de lois, pas d’élections, pas de progrès techniques. Il s’en passait pourtant, des choses, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, comme à toutes les périodes. Quelques hommes politiques réels sont cités. Mais vous n’apportez rien sur la laïcité, rien sur les conditions de travail, rien sur l’aviation, rien sur le métro, rien sur les colonies, rien sur l’Angleterre, rien sur l’Amérique, rien sur la science… Même la guerre est à peine évoquée, via Saint-Loup, qui y meurt, et nonobstant quelques considérations générales, qui rappellent un peu celles de Chateaubriand, de Stendhal ou de Tolstoï, en moins développées. Mais les tranchées, l’ypérite, les gueules cassées, les milliers de morts quotidiens ne vous inspirent pas. C’est un choix, bien sûr, mais à quoi correspond-il ? En la détachant des repères temporels de l’époque, vouliez-vous garantir le caractère éternel de votre œuvre ? Rendre plus crédible encore votre monde fictif ? Ce côté hors-sol de vos personnages est-il une faiblesse, qui prive le lecteur d’un regard qui aurait pu l’enrichir davantage, ou une force, qui montre l’égoïsme de vos personnages – de la nature humaine ? –, indifférents aux tumultes du monde tant qu’ils peuvent s’en prémunir ? L’exception à cette intemporalité est l’affaire Dreyfus, qui irrigue tout le roman et visiblement vous passionne ; vous montrez bien combien les opinions a priori les plus arrêtées, notamment celles des anti-dreyfusards, peuvent évoluer, Saint-Loup effectuant lui le chemin intellectuel inverse. Vous ne revenez pas, pourtant, sur les faits ayant provoqué l’affaire ; ni le côté logique, ni le côté psychologique, ni le côté policier ne vous intéressent. Vous ne parlez pas non plus de la religion juive et de l’antisémitisme, ce qui aurait pu être intéressant. Vous vous attachez surtout aux partis pris et aux raisons de ces partis pris ; c’est une lecture politique, et partiellement sociale, de l’affaire Dreyfus que vous proposez.

Cinquième remarque, peut-être plus hypothétique, pardonnez-moi, mais enfin je vous ai lu, relu et entendu, j’ose donc : le narrateur a beau être distingué de l’auteur, il y a une certaine mise en abyme dans La recherche. Comme si vous vous décriviez en train d’écrire, voire en train de vous décrire. On ne vous voit pas écrire, mais on voit un écrivain en devenir qui doute de ses capacités d’écriture, qui se croit même longtemps incapable d’écrire (la découverte de la parution de votre article dans Le Figaro et vos tentatives de le lire comme si vous n’en étiez pas l’auteur est une superbe scène, précédée par le non moins beau geste de votre mère qui s’éclipse après avoir posé le journal comme si de rien n’était, mais que néanmoins vous remarquez). Les réminiscences conscientes ou inconscientes, la capacité à se souvenir, sont sources de nombreuses inquiétudes, et l’on voit que vous n’imaginez pas la littérature, tout au moins votre littérature, autrement que basée sur des souvenirs personnels. Il n’est dès lors guère étonnant que vous vous référiez à Monsieur le duc de Saint-Simon, à  Monsieur le vicomte de Chateaubriand, à Messieurs les frères Goncourt, éminents graphomanes qui ont mis beaucoup de leur vie dans leurs écrits. 

Si vous le voulez bien, je terminerai ma respectueuse contribution par une série de remarques davantage basées sur la forme, même si vous êtes un de ceux qui a le mieux montré qu’il est en littérature peu pertinent de séparer ce que j’appellerai « la matière et la manière », d’où le désamour cruel que l’on éprouve souvent pour nos professeur.e.s de français, qui, les pauvres, tentèrent de nous faire analyser des textes, les privant en les décortiquant de la saveur qu’ils pouvaient contenir et de l’émotion qu’ils devaient procurer, un peu comme si au lieu de déguster un gâteau on avalait d’abord la farine, ensuite les œufs, puis la levure, puis le lait… :

– deux de vos plus belles créations, Swann et Albertine, disparaissent trop vite, et de manière peu crédible pour Albertine, son vélo percute un arbre. Pourquoi ces belles personnes vous gênaient-elles ? Pourquoi avoir donné plus de place aux mauvais qu’aux bons ? Est-ce volontaire ? Inconscient ? Maître, réveillez-vous, je vous prie, que nous puissions causer un peu. Lors d’un prochain déplacement à Paris, j’irai vous voir au Père Lachaise – mon fils habite non loin, mais sur terre lui, pas sous –, et peut-être me répondrez-vous ;

– l’arrivée au « temps retrouvé » se fait sans que l’on comprenne bien comment. Soudain, tout le monde est vieux ! Ah bon. Je ne peux croire à de la paresse ou à de la négligence, qui ne sont pas votre genre, l’incompétence encore moins. Alors, quoi ? Voulez-vous montrer que l’on passe de la jeunesse à la vieillesse sans se rendre compte de la phase intermédiaire ? Parce qu’elle n’existe pas ? Mystère. Le narrateur, lui, se mélange les pinceaux, et ne sait plus quel âge il a ;

– on vous dit compliqué. En fait, si la construction de certaines de vos phrases est alambiquée – j’admire la lectrice qui vous lut si bien pendant ces 145 heures que j’ai passées avec elle et vous –, le vocabulaire que vous utilisez est simple, on ne déplore aucun mot « difficile », et l’action est facile à suivre, sauf pour le passage que j’évoquais au-dessus. Certaines réflexions, notamment celles plus ou moins connues sur la mémoire, ou sur les erreurs de perception que nous pouvons commettre, ne sont pas simples à comprendre, mais la plupart du temps on suit sans problèmes les pensées de votre narrateur.

Voilà, Maître, je cesse de vous assommer. J’ai pointé ce qui me semblait ne pas avoir été beaucoup noté sur votre œuvre, je vous passe les louanges habituelles sur votre acuité, la finesse de vos analyses, l’extraordinaire niveau de détails auquel vous êtes arrivé, etc. Je constate une fois de plus avec vous que la première qualité pour un écrivain, selon moi, est l’intelligence (pour être intelligent, il s’agit, quel que soit le niveau d’où l’on part, de vouloir apprendre et progresser chaque jour, mais cela n’intéresse plus personne). La littérature, du moins la bonne – ce devrait être un pléonasme mais ce n’en est pas un – est d’ailleurs un des derniers refuges de l’intelligence en ces temps où cette dernière est de plus en plus artificielle, et c’est pour cela que les romans sont si précieux.

Ayant épuisé vos sonorités, pour l’instant, je roule désormais avec les Mémoires d’outre-tombe, dont certains passages m’avaient fasciné quand je les avais découverts, il y a bien longtemps. Votre aîné s’y entendait pour mélanger la petite histoire et la grande, et pour trouver ce que j’appelle « le bon rapport entre le son et le sens ». René est pénible avec ses justifications diplomatiques et tombe dans l’actualité quand il nous raconte minute par minute la révolution de juillet 1830, mais enfin on comprend que Victor Hugo, un autre de vos grands aînés, ait écrit dès son adolescence : « Chateaubriand ou rien ».

Il me reste, cher Marcel Proust, alors que 2023 restera comme la date où les machines ont commencé à concurrencer les écrivains dans la production d’histoires (elles les dépasseront sans doute en 2025), depuis mon bureau sur lequel néanmoins je travaille dur pour prendre ma part à l’acheminement du flambeau des lettres et si possible à la lumière qu’elles peuvent offrir au monde, à vous assurer de mon humble dévotion et de ma reconnaissance éternelle pour ce que vous avez apporté à la connaissance d’une espèce en voie de disparition accélérée. Vous fûtes et ne serez plus : nul ne pourra, comme vous l’avez su, même si vous niez avoir atteint votre objectif impossible, retrouver le temps perdu.  

(et 133 autres histoires à lire ou à relire sur http://www.desvies.art)

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