La manif – 1 : le point de vue du syndicaliste

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Que c’est bon, putain ! Se trouver là tous ensemble, si nombreux. Waouh ! Paris, en plus, ça a de la gueule ! C’est l’endroit où ça se passe. La révolution, c’était là. Le Front Populaire, c’était là. Mai 68, c’était là. Et ces foireux du gouvernement, c’est là qu’ils sont, aussi ! Cet enculé de Macron, il est là ! On va aller les chercher, ces fumiers ! Les déloger ! Vous nous avez assez écrasés, c’est le temps du peuple, maintenant. Gare à vous, les mecs ! Parce qu’on est en colère, sûr, méchamment en colère ! Y’a la réforme des retraites, qu’on va annuler direct, ça c’est le minimum syndical. Mais y’a aussi le pouvoir d’achat, les inégalités, les patrons qui se graissent… Ça peut plus durer. Va falloir rendre des comptes, les gars, sinon faudra rendre gorge ! 

« On lâche rien ! On lâche rien ! On lâche rien !… »

La sono y va pas de main morte ! C’est chouette, ça chauffe, ça entraine. Combien on est ? 1 million, facile. Plus la province, ça va faire 2 et demi ou 3. Énorme. Comment ils peuvent maintenir leur réforme, après ça ? On n’est pas dans une dictature quand même, si ? Non, on acceptera pas une dictature, s’il le faut y’aura du sang sur les murs ! La démocratie, c’est écouter le peuple, tenir compte de ce qu’il veut. On est 70 % à pas vouloir de cette saloperie de réforme des retraites ! 64 ans, non mais on rêve ! Il aurait jamais fallu accepter le passage à 62 ans, en 2010. L’autre fumier, là, comment il s’appelait ce con de ministre de Sarko ? Woerth. Éric Woerth. Un sacré fils de pute, celui-là. 

J’avais bien dit que 62 ans, c’était la porte ouverte à 63 ou 64, et puis 65. Pourquoi pas 70 tant qu’on y est ? On s’est fait baiser, moi je dis. On s’était mobilisé, pourtant, pareil qu’aujourd’hui. Mais c’est passé. C’est pour ça que faut pas accepter, même si c’est voté. Tant pis, on casse, on bloque. Y’a que ça qui marche ! Si on discute, on se fait enfumer. On reste à 60 ans. Un des plus beaux acquis sociaux de la gauche. 1981, Mitterrand. On n’y touche pas, c’est sacré.

« La crise, c’est eux. La solution, c’est nous. C’est pas au patronat de faire la loi. La démocratie, c’est toi et moi ».

Au départ des cars, ce matin, Gégé disait que rien que du 95, on devrait être pas loin de 30 000. Je sais pas si tu vois… Tu multiplies ça par 90 départements, ça fait du monde. Je kiffe, putain ! Quand on est serrés, qu’on avance en chantant, tous dans le même sens… Au milieu des beaux immeubles, dans les grandes avenues. Devant les caméras du monde entier… On montre l’exemple. On est en avance ! On se sent invincibles, puissants, à la fois libres et canalisés. Ça a du sens, tout d’un coup, on comprend pourquoi on se bat. Pour faire avancer la cause, de ceux qui ont rien, de tout le monde. On peut déplacer des montagnes. Le gouvernement est obligé de nous entendre, obligé ! Sinon, eh bien y’aura plus de gouvernement. C’est aussi simple que ça.  

Attends… J’ai 53 ans, je commence à avoir mal partout, j’irai pas au-delà de 62. Impossible. Déjà si j’y arrive, je serai content. Ils vivent pas comme nous, ces mecs de la haute administration ! Qu’est-ce qu’ils y connaissent à la vie des gens normaux ? Ils peuvent pas se rendre compte. La pénibilité, la fatigue, le stress, les fins de mois… Même les députés, tu te demandes ! Y’en a bien un ou deux qu’ont les pieds sur terre, mais ça fait pas bézef. Et puis une fois qu’ils sont dans le système, c’est mort, tu peux plus rien en tirer. Ils se font amadouer, on leur promet des trucs, ils font amis amis avec les journalistes… Magouilles et compagnie.

Et qu’on vienne pas me dire que c’est parce qu’il y a moins d’actifs et plus de retraités. « Équilibrer le système », comme ils disent. Et pour le Covid, on a équilibré ? Pour la guerre en Ukraine, on a équilibré ? Pour sauver les banques en 2008, on a équilibré ? On a trouvé des centaines de milliards à chaque fois. Et que je sache, la France tient toujours debout et on vit pas plus mal qu’avant. Enfin si, on vit plus mal, mais pas parce qu’on manque de fric. C’est juste que le fric, il va pas au bon endroit. On sait où il va, le fric, c’est pas la peine que je fasse un dessin.  

« Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? Allons à l’Élysée brûler les vieux ! ».

La Bastille. Ah de Dieu ! Faudrait la reprendre, peut-être, ou l’Élysée plutôt, ouais bonne idée. Faire tomber quelques têtes. Peut-être qu’une suffirait. Hein, Président, t’en penses quoi ? Ta gueule serait pas bien dans un panier puis sur une pique ? Avoue que t’as cherché… T’as pas compris encore ? C’est pas toi qu’on a élu ! Faut te le répéter combien de fois ? C’est juste qu’on n’a pas élu les autres. Il parait que t’es intelligent, tu devrais saisir la nuance, quand même. Mais je sais pas, vous les présidents, vous voulez pas comprendre, c’est chaque fois pareil. 

En 95, mes premières manif, j’avais 25 ans. J’étais entré à EDF-GDF, comme on disait à l’époque, trois ans plus tôt, je venais d’adhérer au syndicat, CGT Mines-énergie, Union locale de Goussainville. On avait face à nous Monsieur « droit dans ses bottes », Juppé le crâne d’œuf. Il est devenu un peu moins con après, mais à l’époque… Il était juste Premier Ministre, mais c’est lui qui était en première ligne. Une caricature, ce mec ! Qu’est-ce qu’on lui a mis… Les plus grandes grèves depuis mai 68 ! 6 fois plus de grèves pendant la seule année 95 que pendant toute la période 82–94 ! Toute la fonction publique mobilisée, sans exception. Ceci dit, on a gagné sur les retraites, surtout sur les régimes spéciaux, qui ont été maintenus, mais pas sur le financement de la dette sociale ; la CRDS a été instaurée à ce moment-là, un impôt quoi.

Au premier semestre 2006, c’est l’aristo qu’on a fait plier, de Villepin. Son CPE, Contrat Première Embauche, voté par l’Assemblée en février, validé par le Conseil Constitutionnel ensuite, il a dû le retirer en avril. « Les conditions ne sont pas réunies », qu’il a dit. Un peu, mec qu’elles étaient pas réunies ! Tu crois qu’on allait laisser les patrons embaucher des jeunes au rabais et augmenter encore le nombre de précaires ? C’est pour ça qu’il faut continuer pour les retraites, même si c’est voté. On peut l’empêcher. Si personne ne l’applique, ça marchera pas leur truc. En 2006, comme en 1995, c’est le Premier Ministre qui a trinqué ; Chirac, le Président, on savait pas trop ce qu’il foutait, pas grand-chose en fait. Il avait pigé le truc : faut pas toucher à l’existant. C’est pas compliqué, pourquoi les autres en font pas autant ? Qu’est-ce que c’est que ce besoin de tout casser au nom de raisons à la con ? 

« Assez de cadeaux pour la France d’en haut, assez de coups bas pour la France d’en bas ! »

Ma troisième série de manifs, c’est au printemps 2016, contre la loi El Khomri (nom de la Ministre), dont l’objectif était d’« assouplir le marché du travail ». Assouplir, ben voyons… Assouplir pour qui, à ton avis ? Et dire que c’était sous Hollande, un président socialiste… Le traître. Comme en 2006, c’était plus des manifs que des grèves. Et on a vu apparaitre les prémices de ce qui allait apparaitre avec les gilets jaunes, des actions originales, plus radicales : péages gratuits, blocages des raffineries, occupations des ronds-points. Nous à Cergy, on a initié les coupures surprises. Symboliques, mais sauvages. La direction a pas aimé, mais comme tous les chefs de service sont encartés, on a pas été sanctionnés. À Paris, Place de la République, y’a eu le mouvement Nuit debout. Bon, c’était surtout des étudiants qui enculaient les mouches en s’la pétant, mais ils allaient dans le bon sens. « La convergence des luttes », faut pas cracher dessus quand elle montre le bout de son nez. Et puis y’avait deux mecs que j’aime bien qui venaient parler sur la place : Ruffin, l’ancien journaliste devenu député, qui appelle un chat un chat et n’hésite pas à attaquer, et Frédéric Lordon, l’économiste, ultra-intelligent, qui te démontre par a + b comment on se fait entuber depuis des décennies. 

Finalement, en juillet 2016, Manuel Valls a engagé la responsabilité du gouvernement, et comme aucune mention de censure n’a été adoptée, la loi est passée. On a continué à manifester après, notamment pour libérer les camarades qui avaient été arrêtés ici ou là. Parce que c’est vrai que ça avait été chaud, dans pas mal d’endroits, à Lille, à Nantes, à Saint-Étienne, à Clermont… Y’avait de la violence, les politiques nous provoquaient, les flics nous cherchaient. Et on se laissait plus faire. Je me souviens, je discutais avec les mecs du service d’ordre, y’en a qui voulaient plus le faire :

– Ça devient trop dur, tu comprends. Entre les flics d’un côté et les manifestants énervés de l’autre, on n’arrive plus à canaliser. 

Moi je voyais ça plutôt comme une bonne chose que ça déborde un peu, mais c’est vrai que j’étais pas chargé de la sécurité.

On a continué, Flamby a dégagé, Macron a été élu, même si j’ai pas voté pour lui, bien sûr. Dès l’été 2017, il a fait passer les « ordonnances Travail ». Les ordonnances, c’est comme le 49.3, un moyen de dire aux députés et aux sénateurs qu’ils sont bien gentils mais que sur ce coup-là on a pas besoin d’eux, merci bonsoir ! On a gueulé, avec les éléments de langage qu’on nous avait fourgués : déni de démocratie, coup de force, néo-libéralisme, fin des protections sociales… Autant pisser dans un violon. Ceci dit, ne le répétez pas ou je me fais lyncher, mais selon moi ces dispositions ne sont pas si mauvaises : la négociation au niveau des entreprises plutôt que des branches, je trouve ça plus responsabilisant et plus adapté. Pareil, le Compte personnel de prévention, il prend mieux en compte la pénibilité qu’avant. Bon, mais j’ai rien dit, hein ?

Et puis, en novembre 2018, sont arrivés les Gilets jaunes. Gégé, au début il a pas compris. Je me souviens de sa phrase :

– Qu’est-ce que c’est que ces cons ? Qu’est-ce qu’ils ont contre le rouge ?

Ils avaient rien contre le rouge, mais ils voulaient pas être récupérés. Et puis le gilet jaune, que chaque Français a dans sa bagnole, faut avouer que c’était un coup de génie. La preuve, ça a marché au-delà de toute espérance. Non seulement la taxe sur l’essence a été retirée, non seulement Macron a allongé 10 milliards dès le quatrième week-end de blocage des ronds-points et organisé un grand débat au printemps, mais surtout on a vu que c’était pas très compliqué de bloquer le pays et que finalement la plupart des gens soutenaient ça, même les actions illégales ! Fin 2018, les gilets jaunes  (je me mets dedans car bien sûr j’en ai mis un pendant toute cette période, sans renoncer à mon badge rouge), on était soutenu par 75 % de la population. Pendant des mois !

Résultat : on a vu qu’il fallait pas hésiter. Et on n’a plus hésité. D’autant que, faut pas le dire trop fort ça casserait le mythe, on arrive toujours à se faire payer les journées de grève. Si c’est pas les patrons qui raquent, c’est le syndicat, ou les cagnottes de solidarité. Globalement, ça fonctionne bien. 

Depuis les gilets jaunes donc, y’a pas une seule réforme importante qui est passée. La première réforme Macron sur les retraites, Premier Ministre Édouard Philippe, a été bloquée en décembre 2019 et janvier 2020. On a paralysé les transports, en utilisant le principe de la grève reconductible d’une part, des « actions ciblées » d’autre part : coupures de courant ponctuelles, blocages de raffineries, intrusion dans les locaux administratifs, perturbation des déplacements du président. Avec les potes d’ERDF, enfin Enedis aujourd’hui, on a mis à l’arrêt pendant quelques heures des bâtiments publics, des super et hypermarchés, des locaux de partis politiques. Bon, y’a eu quelques dommages collatéraux – un hôpital, une caserne des pompiers, des feux rouges –, mais on fait pas d’omelette sans casser des œufs. On a aussi passé tous les clients en heures creuses pendant 24 heures ! Et on a désactivé pas mal de compteurs Linky. C’était chouette, malin, nouveau. Mais entre nous, c’est peanuts. Si on s’y met vraiment, le pays s’arrête, complet ! En tout cas, ces actions ont marché puisque non seulement le projet a été retiré, mais en plus 60 % des Français estimaient que la responsabilité des blocages revenait au gouvernement ! Certes, le Covid est arrivé en mars. Mais on avait fait le boulot avant.

 « Macron, si tu savais, ta réforme, ta réforme, Macron, si tu savais, ta réforme où on s’la met ».

Et me voilà donc à ma dernière série de manifs. Aujourd’hui Bastille – Concorde  –Arc de Triomphe. Je voudrais pas finir sur une défaite. Alors je vais manifester encore, et agir s’il le faut. On n’a plus peur maintenant, c’est fini. On a compris : tout est rapport de forces. Ok, les mecs, message reçu. On va jouer le match puisque vous insistez. Et vous avez pas gagné d’avance, soyez pas trop sûrs de vous.

– Salut Paulette, tu vas ?

– On travaille pour vivre, pas l’inverse ! 

– Bien dit, ma poule. 

– Il vaut mieux travailler moins mais que tout le monde puisse travailler !

– Exactement.

Saint-Antoine, Rivoli, on arrive à la Concorde. Ouh là… Y’a de l’uniforme. Encore plus de noir que de bleu. Il a mis le paquet, Darmanin. Déjà qu’on est suivi et précédé depuis le début, il en remet une couche.

– Ils ont barré les Champs Elysées !

– Enculés !

– Si c’est pas de la provocation, ça !

D’accord, je vois le truc. Ils interdisent les Champs, et ils veulent qu’on s’évacue soit par la rue Royale à droite, soit par le pont vers l’Assemblée pour rejoindre la rive gauche. Voire dans le jardin des Tuileries. Eh Manu, tu veux pas qu’on fasse un petit tour de grande roue, tant qu’on y est ? Et on va pas aller à l’Assemblée, c’est trop tard maintenant, la comédie est finie là-bas dedans, c’est dans la rue que ça se passe. C’est vrai que la manif a été autorisée jusqu’à la Concorde seulement. Mais Gégé nous l’a bien dit : l’objectif c’est la remontée des Champs et l’Arc de Triomphe. Pour les images, pour frapper les esprits.

Bon, ben ça va friter, je vois que ça…

(et 131 autres histoires à lire ou à relire sur www.desvies.art)

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