Naissance, vie et mort d’une étagère de bibliothèque (2/2)

Publié par

(environ 20 minutes de lecture)

C’est Monsieur qui partait et, peut-être parce qu’il n’était pas fier, il n’emporta pas grand-chose. Je crois que c’est seulement quand Madame quitta l’appartement elle aussi, 18 mois plus tard, que les quelques meubles furent partagés : j’échus chez Monsieur. Même si elle m’aimait bien, Madame était d’accord, et il n’y eut pas de problème à mon sujet. 

Le partage des livres fut en revanche plus douloureux, et je revis là combien mes maîtres estimaient la littérature. Car, bizarrement, ce ne sont pas les « beaux livres » qui posèrent problème, mais quelques romans en mauvais état, d’une valeur quasi nulle, mais qu’ils tenaient à conserver l’un et l’autre. Si Les racines du mal de Maurice Dantec (Monsieur) et Le Liseur de Bernard Schlink (Madame) ne posèrent pas de problème, les Petits suicides entre amis d’Arto Paasilinna, le Novecento : pianiste d’Alessandro Baricco et Le vieux qui lisait des romans d’amour de Luis Sepulveda furent disputés. Il y eut donc des dissimulations, des appropriations, des réclamations, moments désagréables et peu glorieux, que je ne veux pas détailler ici, c’est trop triste. J’aurais tant voulu avoir la force de les maintenir ensemble, heureux et amoureux. Hélas, une bibliothèque ne peut pas tout. 

Adieu Madame, donc, dont je regretterais la manie qu’elle avait de casser le dos des livres en les déployant le plus possible dès qu’elle les commençait, les posant ouverts et retournés sur le lit ou sur une table, parfois même faisant toucher première et quatrième de couverture, comme on le ferait pour une vulgaire revue, dont un livre n’avait cependant pas la souplesse. Les mauvaises éditions n’y résistaient pas, et bien des pages se détachaient du centre et se mettaient à voler. Ce n’était pas mépris des livres, au contraire, c’était une autre façon d’aimer, plus charnelle, plus engagée, très différente de celle de Monsieur, qui lui n’écartait jamais les pages plus que nécessaire, manipulant toujours le livre avec précaution, comme si c’était un emprunt au patrimoine mondial qu’il fallait restituer après en avoir bénéficié. Madame était scorpion, Monsieur était cancer, tout s’explique.

Je fus cette fois trimballée par les seuls bras de mon maître et ceux d’un de ses bons copains. L’heure n’était plus aux déménageurs professionnels tous frais payés. C’est en arrivant dans un F2 propret mais petit que l’on s’aperçut que mes sœurs et moi étions légèrement creusées, l’horizontalité de notre bois aggloméré ayant pris une tournure concave peu compatible avec la rectitude qui devait être la nôtre. La mélamine qui nous recouvrait souffrait des tensions créées par notre affaissement, et quelques écailles, pour ne pas dire éclats, apparurent par endroits. Mince alors, je vieillissais déjà.  

Monsieur remarqua cette disgrâce, qu’il mit sur le compte du mauvais moment qu’il vivait ; il n’était plus à une contrariété près. Les livres qu’il me remit sur le dos cachèrent mes misères. Je continuais à jouer mon rôle, c’était l’essentiel. On avait d’autant plus besoin de moi que Monsieur lut pas mal en cette période, nous garnissant de livres qu’il achetait le plus souvent d’occasion, car il était devenu pauvre ou presque. On peut comprendre sa soif de lecture, d’autant qu’il n’avait pas voulu reprendre de télévision. Il faut dire que, en cette première année du troisième millénaire, il passa beaucoup de temps sur son ordinateur, désormais connecté à ce qu’on appelait un modem, qui lui permettait de découvrir le nouvel « internet » et ses possibilités phénoménales et révolutionnaires. Je ne le savais pas encore, mais il y avait dans cette maudite toile qui se tissait sur le monde une menace existentielle pour toutes les bibliothèques, et donc tous les cerveaux et tous les cœurs du monde. 

Ses enfants venaient le voir un mercredi et un week-end sur deux, moments qu’il préparait avec soin, car il s’en voulait d’infliger une telle distorsion familiale à sa progéniture. Même si c’était peine perdue, il essayait de compenser l’absurdité par la qualité. Les deux petits apportaient eux aussi des livres, notamment les premiers volumes des aventures d’un teen anglais nommé Harry Potter, que, à guère plus de 10 ans, ils avalaient comme des petits pains, de 700 pages. J.K. Rowling, l’auteure, fit mentir tous les constats sur la disparition de la lecture chez les jeunes et réussit le prodige de créer une adhésion mondiale, même une addiction, à un personnage sorti de son imagination. Les Anglais sont fascinants : ultra-coincés, ils arrivent parfois – dans la science, dans la musique, dans la mode, dans la littérature… – à trouver la formule qui traduit toutes les aspirations d’une époque et à la vendre au monde entier. Shakespeare, Cromwell, Newton, Darwin, Churchill, Alan Turing, The Beatles, Lady Diana, David Beckam, et donc J.K. Rowling. 

Au 8e étage d’un immeuble qui en comptait 10, je recevais pas mal de soleil. C’était agréable, mais dommageable pour les tranches des ouvrages. Les couvertures, serrées les unes contre les autres, étaient heureusement protégées, pas comme lorsqu’elles s’exposent dans les vitrines d’une librairie, où elles pâlissent en quelques semaines. Je regrettais tout de même de ne pouvoir mieux conserver les dos carrés qui me faisaient confiance. Si j’avais su parler, j’aurais demandé à mon maître d’installer un rideau de velours rouge devant la bibliothèque, que l’on aurait tiré d’un côté ou d’un autre selon les besoins. Ce mélange de couleurs et de matières eût été du plus bel effet, ce dévoilement temporaire des trésors que je recelais aurait augmenté leur valeur, au moins symbolique. Mais il aurait fallu prendre des mesures, choisir la tenture, fixer une tringle, visser ou planter quelques clous, toutes choses qu’exécrait mon maître. 

Il était en revanche saisi par une passion dont je n’ai pas parlé jusque-là, mais qui n’était pas sans lien avec mon activité : il écrivait. Je veux dire des romans, de la littérature. C’était une bonne chose, car si l’on ne renouvelait pas sans cesse les écrivains, mes consœurs et moi de l’Internationale des bibliothèques serions au chômage, mises au rebut, ou, comble de la déchéance, couvertes de bibelots. Des bibelots… Beark ! J’étais donc reconnaissante de toutes les contributions à l’économie du livre et à l’avenir des étagères.

Monsieur avait publié ses premiers livres à la fin du XXe siècle. Madame, d’ailleurs, avait joué le jeu : supportant les marmonnements nocturnes de son mari sur le dictaphone qu’elle lui avait acheté, l’incitant à partir écrire 36 heures un week-end dans un endroit calme tandis qu’elle garderait les enfants, participant au tractage organisé en famille certains dimanches, et même, j’ose à peine le signaler, prêtant son nombril pour la photo de couverture du roman intitulé Le moi de la femme. Je fus étonnée de ne pas recevoir ces livres, dont je savais le temps qu’il avait fallu pour les écrire. Je les aurais volontiers pris contre mon flanc ; mais il n’en fut jamais question. Modestie ? Les écrivains sont rarement modestes. Pourtant, les livres du maître de maison n’étaient pas exhibés. Je ne sais même pas où il disposait les exemplaires qu’il devait tout de même avoir par-devers lui. 

Après la séparation, il se mit à écrire beaucoup, vraiment beaucoup, d’autant qu’il écrivait pour toutes celles et ceux qui le lui demandaient. Il prêtait sa plume, ou plutôt la vendait, car je compris qu’il en avait fait un métier. Fini la politique ? Il est vrai que ni mes sœurs ni moi n’avions jamais abrité le moindre livre politique, et que l’histoire ou les mémoires des politicards ne l’intéressaient pas. Je le comprenais : après Roosevelt, Churchill, De Gaulle, Adenauer, quel président de l’époque contemporaine pouvait lutter avec d’Artagan, Eugène de Rastignac ou Edmond Dantès ? Mon maître avait découvert depuis longtemps qu’il y a davantage de vérité dans un bon roman que dans des actualités se voulant le reflet de la réalité d’un moment ; et qu’un bon personnage de fiction est plus enthousiasmant que la plupart des individus gigotant sur la planète terre.

Pas plus que ses propres livres, les livres qu’il écrivait pour d’autres n’arrivaient jusqu’à moi. Il en rangeait un exemplaire de chaque dans l’échoppe qu’il louait en centre-ville pour son activité, et laissait les stocks chez l’imprimeur qu’il faisait travailler, dans un hangar à la taille adaptée à de tels volumes, sur d’immenses linéaires métalliques qui exerçaient la même fonction que la mienne, recevoir des livres, mais qui différaient beaucoup par l’aspect. Dans l’échoppe, deux sortes de colonnes, de la même matière que mes sœurs et moi, aggloméré recouvert de mélamine, beige et non pas noire, accueillaient les ouvrages que l’on pouvait qualifier de professionnels, des récits de vie essentiellement, ainsi que des histoires d’entreprise ou de villages, quelques essais sur des sujets divers.

18 mois plus tard, je fus de nouveau vidée puis déplacée. Monsieur souhaitait un logement plus grand avec une chambre pour ses enfants quand ils viendraient le voir. Il trouva une petite maison à un loyer abordable dans une rue calme proche de la deuxième ceinture de boulevards qui entourait la ville. Les propriétaires avaient fait construire leur nouvelle demeure au fond du jardin, qu’ils se réservaient, ce qui après tout n’était pas plus mal. Nous fûmes cette fois déménagées par deux types d’une entreprise multi-services, un peu brusques, car rapides et pressés. Heureusement, le trajet était court, puisque nous restions dans cette petite ville du Sud-Ouest, tandis que Madame, ex-Madame devrais-je dire, partait à Bordeaux avec les enfants. Je versai une larme, qui roula sur mon maquillage. Les routes se séparaient un peu plus, le temps de la vie commune était révolu. 

La plus mauvaise surprise arriva le lendemain de notre installation dans la petite maison de la rue Émile Lacoste, alors que je n’étais même pas encore garnie. Le copain de Monsieur, celui qui avait aidé au précédent déménagement, arriva avec son beau-frère et… une autre bibliothèque ! À peu près de notre taille, un peu plus grande quand même, noire comme mes sœurs et moi, mais surtout plus lourde, plus épaisse, plus solide. Mais ?… Le choc de cette apparition fut tel que je manquai m’affaisser sur place. Qu’est-ce que ?… Pourquoi ?… Je couinai tant et plus pour exprimer ma souffrance, mais personne ne se soucia de moi.

En fait, le pourquoi, je le comprends très bien : il était évident que je saturais, que je n’allais plus pouvoir absorber les livres. Mes sœurs et moi, nous devions en être à 350, 400 peut-être, et, je l’ai dit, ça commençait à remettre en cause notre rectitude. Sans parler des jointures qui tiraient en permanence sous le poids, menaçaient de disloquer les particules, la désagrégation libérant les pas de vis, ce qui désolidariserait étagères et montants, envoyant valdinguer toutes les beautés de la littérature en l’air et sur le sol, cataclysme intolérable pour toute personne un tant soit peu respectueuse des écritures et des écrivains. Donc d’accord, il y avait besoin d’une autre bibliothèque. Mais on aurait pu me prévenir, y aller doucement, et ne pas m’imposer quelqu’un de si proche de moi par les dimensions et la couleur mais… plus belle. Incontestablement plus belle.

Il y avait une cheminée dans le séjour de la maison, et l’on nous plaça de part et d’autre du foyer. Il faut avouer que cela s’y prêtait bien et que nous avions fière allure. Il n’empêche : quand Monsieur alluma un premier feu, un samedi soir avec ses enfants, j’aurais aimé détourner un tison afin d’embraser ma rivale et de la voir agoniser dans d’horribles convulsions ! Si vous croyez que la jalousie entre bibliothèques et même entre étagères n’existe pas, vous vous trompez. Ô que j’ai souffert, ces premières semaines à côté de ma concurrente, tellement plus belle, plus jeune et plus forte que moi…

Pour achever ma torture, je fus humiliée par la nouvelle répartition, logique cependant, adoptée pour le classement des livres : les poches pour mes sœurs et moi, les grands formats pour l’autre salope. Ah misère ! Nous buvions le calice jusqu’à la lie, et entendions sonner l’hallali. Être privée des Œuvres complètes de Cioran (Quarto, Gallimard, offertes à Monsieur par les participant.e.s à un atelier d’écriture qu’il animait), auteur qui l’avait tant aidé à comprendre la nature humaine, voir partir les sublimes Corrections de Jonathan Franzen (éditions de l’Olivier), sans doute le plus juste roman des années 2000, à moins que ce ne fût Le déclin de l’empire Whiting de Richard Russo (Quai Voltaire), parmi tant d’autres, fut un déchirement dont je ne me remis jamais tout à fait. Certes, j’allais accueillir de belles choses en poche, mais enfin cela ne ramènerait pas vers moi ces chefs-d’œuvre qu’on m’avait arrachés.

Une seule chose me réconforta : j’étais côté salon, la garce était côté salle à manger, autant dire à la cuisine. Bien fait ! Quand les enfants ou les ami.e.s de mon maître s’installaient sur le canapé, c’est moi qu’ils regardaient. Certain.e.s venaient même caresser nos tranches, parfois s’exclamer de tel ou tel titre et le retirer, pour le consulter ou pour l’emporter si l’emprunt était autorisé, ce que le patron ne proposait pas de lui-même, car il savait d’expérience que les livres prêtés ne reviennent jamais.  

Il fallut donc s’habituer à cette nouvelle configuration et continuer à travailler le mieux possible. Au cours de cette première décennie du troisième millénaire, les enfants vinrent de moins en moins, ce qui était normal, car ils grandissaient. Le fils partit à Bruxelles, la fille à New York. De leur génération, ils pensaient monde et ne se souciaient guère des distances. Leur père, qui se consacrait à la langue française devant un ordinateur, avait été le premier à les pousser à l’anglais, aux sciences et à l’international. Lui continuait à écrire, des romans, des biographies, des récits de vie, des articles, et finalement vivait de sa plume. Son lectorat s’élargissait, même s’il variait d’un livre à l’autre. Il n’étalait toujours pas ses productions, qui restaient invisibles dans notre home. 

Au cours de ces années, ma rivale reçut sur ses solides flancs l’improbable Da Vinci code, de Dan Brown, dont les personnages louvresques et vaticanesques passionnèrent le monde pendant quelques années, ainsi que les trois premiers opus de la saga Millénium, du Suédois Stieg Larsson, parus après la mort de l’auteur, dont le succès là aussi planétaire dut beaucoup au personnage de Lisbeth Salander, vingtenaire punk, geek et destroy, hyper-intelligente, qui réglait ses comptes avec d’affreux mâles blancs, et quelques femmes, blanches elles aussi, qui ne valaient pas mieux. Le mérite de Larsson est sans doute d’avoir compris très vite ce qu’allaient entrainer internet et la connexion permanente, les possibilités de déstabilisation individuelle et collective offertes par le traçage des profils, le piratage des données, le bidouillage des informations. 

Mon maître heureusement était pauvre ; du coup, il achetait presque exclusivement des livres de poche, souvent d’occasion, qui me revenaient. Il fallait généralement 2 à 3 ans avant qu’un livre d’abord publié en édition originale le soit ensuite en poche. Ça ne le gênait pas, un bon livre ne se démodait pas. Attendre un peu permettait de séparer le bon grain de l’ivraie. C’est ainsi que je reçus les pépites du merveilleux Haruki Murakami, qui n’était pas Suédois lui, auteur entre autres de Kafka sur le rivage, des Chroniques de l’oiseau à ressort, et de l’Autoportrait de l’auteur en coureur de fond

Nous fûmes, ma rivale et moi, réconciliées par les Américains Robert et Jonathan Littell, le premier, le père, ayant écrit La compagnie, roman d’espionnage bien supérieur à ceux de John Le Carré dont je ne compris jamais le succès et qu’heureusement je n’eus pas à supporter, qui arriva à mon étage dans la belle collection de poche noir et orange du Seuil, le second, le fils, publiant l’extraordinaire et terrifiant monologue d’un dignitaire nazi sur le front de l’Est, qui défraya la chronique à partir de l’automne 2006, sous le titre Les Bienveillantes, et qui, édité dans la collection blanche de Gallimard, se retrouva dans les bras de la salope de l’autre côté de la cheminée. 1 point partout balle au centre.

Mon maître se déplaçait de plus en plus et son échoppe du centre-ville était donc souvent fermée. Pour éviter cet écueil, il décida de regrouper en un seul lieu logement et bureau. Toujours dans la ville, il trouva à louer une grande maison dont le loyer était moins cher que les deux cumulés qu’il payait jusque-là. Une nouvelle fois, on me déshabilla. J’eus honte de ma maigreur et de ma concavité devant l’insolente à côté, qui semblait indestructible et me narguait de toutes ses formes généreuses. On nous lustra toutes les deux. Par chance, le chiffon fut d’abord passé sur moi : je n’aurais pas supporté d’être touchée par quelque chose qui venait de la toucher, elle.  

Quand je découvris mon nouveau lieu d’habitation, j’en pris plein les mirettes. C’était une sacrée belle maison, sur trois niveaux. Le sous-sol, bien éclairé, servirait de bureau à Monsieur. Le rez-de-chaussée contenait un grand séjour et une chambre. Et il y avait deux autres chambres à l’étage. Plus 3 WC, 2 salles de bains, 2 cuisines, 1 véranda, 1 terrasse couverte, 1 garage, 1 jardin ! Si j’avais pu douter des choix professionnels de mon maître pendant un temps et me désoler qu’il vive si chichement alors qu’il travaillait beaucoup, j’étais rassurée : ses affaires marchaient, il assurait.

Ce que je craignais se produisit : on nous plaça l’une à côté de l’autre sur un pan de mur qui s’y prêtait. Quand on nous mit bord à bord, je gémis tellement qu’on accepta de laisser quelques centimètres entre nous. Car cette fois, il n’y avait pas de cheminée pour nous séparer. Il fallait cohabiter et coopérer. 

Avant que l’on nous recharge en livres, mon maître, constatant combien nous nous creusions et redoutant une fracassante rupture, se demanda si l’on ne pouvait pas nous retourner mes sœurs et moi, afin de rétablir l’horizontalité qui nous faisait défaut. Mais ce n’était pas possible, car nous étions asymétriques, fixées par des vis sur des montants à l’arrière qui ne pouvaient se retrouver devant. Non, il fallait faire confiance aux Chinois qui nous avaient fabriquées ainsi qu’au contrôle qualité de Conforama qui nous avait validées pour que notre aggloméré soit assez souple et notre mélamine assez solide afin de supporter cette courbure qui après tout n’était pas sans charme. Le poids des mots, nous le prouvions de belle manière. 

Je dois reconnaître que, quand nous fûmes chacune remplies de nos ouvrages, nous formions un mur de littérature esthétique et impressionnant. Il ne devait pas y avoir loin de 1000 livres, maintenant. Bien sûr, le papier de certains de nos pensionnaires avait jauni, surtout celui des poches aux éditions bas de gamme. Mais l’ensemble résistait bien. Beaucoup étaient même en très bon état, d’autant que Madame n’était plus là pour casser les couvertures. Et que les quelques femmes qui de temps en temps étaient invitées à venir passer un week-end à la maison ne semblaient guère intéressées par la littérature. À ce propos, j’ai le souvenir de la chienne d’une de ces dames de Monsieur, appelée Gandia (la chienne, pas la dame), qui couchait sur le tapis posé devant moi. Fallait-il que mon maître soit passionné par la maîtresse pour laisser un chien dormir chez lui… Toujours est-il que, tandis que l’on batifolait et s’assoupissait  en alternance dans la chambre à côté, Gandia et moi nous regardions pendant des heures en silence, pudiques et attentives. Nous savions nous tenir, nous ! Tout en distance et en élégance, une chienne et une bibliothèque se respectaient tandis que des humains se mordaient et se chevauchaient : la classe n’est pas toujours là où l’on croit.

Cependant, parce que ce séjour était immense d’une part, parce que Monsieur s’était mis à récupérer des livres d’occasion à Emmaüs et partout où il le pouvait, deux colonnes furent ajoutées dans deux angles de la pièce, moins larges et plus hautes, d’un bois solide cependant. Pfff… Sur ces deux troncs, furent entreposés des livres reliés, anciens, que nous n’avions jamais vus jusque-là. Des Montaigne, des Victor Hugo, des Zola, Barbey d’Aurevilly, La Fontaine, Madame de Lafayette, François Villon, etc., du vieux, du lourd et du français, ce qui n’était pas la tasse de thé de la maison jusque-là. Ces reliures en cuir avaient un certain charme, j’avoue, mais enfin, elles ne donnaient guère envie de se taper ce qu’il y avait à l’intérieur. Ces petits caractères serrés sur un papier qu’on avait peur de déchirer, ça vous tombait des mains. Et elles dégageaient une odeur à la fois forte et poussiéreuse qui m’incommodait. Ah, je regrettais le temps où j’étais seule, unique, vénérée ; il n’est pas si facile de partager.

Dans cette belle maison, Monsieur inaugura un système original pour ménager nos abattis d’une part, pour ne pas être envahi par les livres d’autre part : chaque fois qu’il posait un livre dans une des quatre bibliothèques de son séjour, il en enlevait un. Car il se rendait compte qu’il ne servait à rien de garder certains livres qu’il ne relirait pas, qui n’étaient pas d’une exceptionnelle qualité, et qui n’intéresseraient personne d’autre que lui. 1 livre ajouté, 1 livre enlevé. Cette rotation avait en plus l’avantage de nous faire évoluer en permanence, nous étions des bibliothèques vivantes, qui se renouvelaient, respiraient, inventaient, sans devenir obèses et crouler sous de la mauvaise graisse. Comme je recevais et recelais les poches, c’est moi qui bénéficiais du plus gros turn-over ; c’est un peu comme si on me refaisait une beauté chaque semaine.  

Dans ces années 2010, les cosmétiques qui m’embellirent le plus furent peut-être Les déferlantes, de Claudie Gallay, un des plus beau roman jamais écrit sur la solitude, le Bérézina, de Sylvain Tesson, récit bien réel du plus fou et du plus talentueux des écrivains voyageurs, Neige, d’Orhan Pamuk, superbe chant sur le temps, l’histoire, l’exil, la nostalgie, ou encore Les fantômes du vieux pays, de Nathan Hill, roman total s’il en est, qui permet de comprendre l’Amérique, le monde, les humains, et la « jeuvidéoisation de nos sociétés » (excusez-moi je ne trouve pas de meilleur terme). Parmi tant d’autres. 

Ma sœur, ma belle sœur (gna-gna-gna), reçut elle les grands et gros formats du prodigieux Joël Dicker, Suisse de 25 ans aussi lucide et talentueux qu’un écrivain américain de 50, les histoires très bien ficelées elles aussi et peut-être plus émouvantes encore du plus Européen des États-Uniens, Douglas Kennedy, et celles d’un inconnu pour lequel mon maître se prit de passion, un certain Antoine Bello, écrivain que l’on pourrait dire scientifique, aux sujets ultra-originaux (championnats du monde de puzzle, revente des assurances-vie, organisation de falsification de la réalité…) traités avec un talent fou. Je fus un peu jalouse quand elle récupéra Le somptueux jardin de l’aveugle, de Nadeem Aslam, bouleversant roman sur les parcours de deux frères ballottés entre Pakistan et Afghanistan, traversant ces enfers entre la vie et la mort avec une empathie et une poésie qui vous arrachaient les larmes à chaque page.  

Les livres de certains auteurs suivis depuis le début étaient systématiquement achetés et entreposés sur l’une ou l’autre : nous avions ainsi tout Dicker, tout Djian, tout Dubois, tout Franzen, tout Gallay, tout Lodge, tout Murakami, tout Russo, tout Tesson,  tout Wolfe, j’en oublie certainement.

Au fil des années, nous avons appris à surmonter nos différences et à nous supporter entre bibliothèques. Chacune avait son rôle, sa place, sa spécificité. Et il y avait de l’air, de la lumière, du mouvement… Nous étions donc parfaitement bien dans cette maison. Mais il faut croire que seuls les livres savent arrêter le temps, car une fois de plus mon maître décida de déménager. Il est vrai qu’il parcourait 35 000 km chaque année, et que, en cette troisième décennie du troisième millénaire, rouler devint compliqué, car tout était fait pour limiter l’usage de la voiture individuelle, pourtant une des plus belles conquêtes de l’homme : l’essence atteignait des prix prohibitifs, les villes chassaient les voitures de leur centre, les conducteurs se montraient de plus en plus agressifs. Le dérèglement climatique aussi bien que les comportements humains rendaient la conduite problématique et dangereuse. 

Mon maître dut donc s’éloigner un peu du Sud-Ouest pour se recentrer dans le pays ; ce faisant, il se rapprochait et de sa mère vieillissante et de deux organismes de formation qui le faisaient travailler en Auvergne-Rhône-Alpes (j’avais renoncé à comprendre comment il gagnait sa vie et occupait son temps). Il allait donc, a priori, rouler moins, même s’il allait rouler plus pour revenir dans ce Sud-Ouest où il conservait ami.e.s et activités. Il viendrait moins souvent, je suppose.

Je commençai à angoisser quand je le vis se mettre à trier les livres, sortant certains de nos bras pour les mettre dans des cartons sur lesquels, une fois qu’ils étaient pleins, il inscrivait au marqueur : Emmaüs. Sur deux autres, il nota même : Boîtes à livres. Bon sang ! Allait-il donner tout ça ? Eh bien oui. Et il n’y alla pas avec le dos de la cuillère : sur les quelque 1200 volumes que nous abritions, il en donna… 800 ! Jamais les boîtes à livres de notre ville ne furent aussi remplies que pendant les mois de novembre et décembre 2021. Il faut dire que ce qu’il mettait partait à une vitesse hallucinante : parfois il plaçait 60 livres un dimanche soir dans ces cubes de plexiglass installés par la Ville. Quand il passait le vendredi, il n’en restait que 2 ou 3 ! Ses livres à lui, signés de son nom, que jamais il n’avait mis sur nos bois laqués mais dont il avait gardé quelques dizaines d’exemplaires au garage, partaient encore plus vite : ses polars placés dans la boîte devant la gare de Brive furent plébiscités par les voyageurs, ses études de mœurs s’arrachèrent devant celle de l’office de tourisme.

Il modifia donc un peu la répartition des dons en faveur des boîtes à livres. Emmaüs cependant reçut plusieurs cartons. Ainsi que beaucoup de vêtements, dont là aussi il liquida les deux tiers. Restait les meubles. Il semblait envisager un logement beaucoup plus petit que celui qu’il occupait, et en effet on ne voyait pas comment il trouverait une maison pareille à un tel loyer dans une ville trois fois plus grande. Je compris tout de suite les données du problèmes. Pour 400 livres restants, une grande et une petite bibliothèque suffisaient. Autrement dit : ce serait ou la salope ou mes sœurs et moi, plus une des deux colonnes. 

Alors que nous étions méchamment dégarnies, à moitié à poil, mon maître passa devant nous et nous examina. Il prit des mesures avec ses doigts, attrapa des livres sur l’une pour les poser sur l’autre, s’appuya sur nous pour tester notre résistance, opérations désagréables qui donnaient l’impression d’être comparées et jugées. Comment pouvais-je lutter ? Nous n’étions pas à armes égales. Je perdis, bien sûr. Mais je crus lire de la gêne, du remords peut-être, dans le regard de mon maître, qui semblait dire : « Je ne veux pas te voir mourir. Si je te déménage encore, et te recharge dans un autre lieu, tu n’y résisteras pas, tu craqueras. Et je ne veux pas ça. Je préfère te donner à Emmaüs. Avec un peu de chance, tu seras acquise par des gens qui lisent peu, et poseront sur toi simplement quelques bibelots ». Des bibelots ? Moi ? Étais-je condamnée à finir ma vie en porteuse de bibelots ? Quelle infamie… Jamais ! Je m’en fiche moi, de la légèreté, je veux du poids au contraire, du nourrissant, du consistant ! Je suis faite pour accueillir et présenter des livres. Quel intérêt de vivre longtemps si c’est pour vivre mal ? Je préfère mourir plus tôt, mais vivante.

Mon maître ne sembla pas comprendre l’orgueil qui était le mien, ni le sens du devoir que j’avais chevillé au corps. Il fit venir une camionnette d’Emmaüs, qui emporta un lit, une armoire, un bureau, un canapé, une table et six chaises, une autre table, deux gros fauteuils, ainsi que de la vaisselle, des jeux, des objets divers… Comme ça ne suffisait pas, la camionnette revint quelques jours plus tard. Allais-je faire partie de la deuxième fournée ou est-ce que, au dernier moment, finalement, je serais destinée à continuer ma vie en Auvergne ? Hélas, trois fois hélas, même si la belle main de celui qui m’avait possédée tant d’années resta longtemps sur moi pendant que les chiffonniers d’Emmaüs s’activaient, je finis par entendre :

– Elle aussi, emmenez-la.

Je fus saisie comme si je ne pesais pas plus qu’une brindille, et tirée vers l’extérieur avec mes sœurs et les armatures qui nous réunissaient. Je regardai une dernière fois la salope qui elle demeurait sur place et irait à Clermont ; elle était l’élue, j’étais la répudiée. 

C’est alors que j’eus un sursaut : refusant jusqu’au plus profond de moi de finir couverte de bibelots chez des inconnus qui négligeraient mes fonctions vitales, je contractai comme jamais mes particules, plus encore que quand nous organisions des concours de vents à Paris dans nos jeunes années. Je sentis la contraction monter en mon sein et je la maintins le plus longtemps possible. Puis, alors que l’on allait franchir le seuil de la maison, je relâchai d’un coup la pression. Il y eut un effet de blast, l’air que j’avais réussi à faire entrer et à comprimer voulut sortir à tout prix, et pour cela disloqua les particules et traversa la mélamine qui nous recouvrait. 

La déflagration fut terrible. Dans un horrible craquement, je me fracturai en mon milieu. L’énergie cinétique fut telle que mes deux sœurs du dessous rompirent elles aussi. La résistance manqua aux deux gaillards qui nous trimballaient sans faire attention ; ils furent comme aspirés par les battants latéraux qui se repliaient vers le centre. Ils s’écroulèrent, entrainant à leur tour les montants arrière. Des pas de vis cédèrent, des vis jaillirent, des vies s’arrêtèrent. Là, dans l’entrée de cette belle maison que je ne voulais pas quitter, à deux centimètres du seuil, gisait un enchevêtrement de bois et de chair, de panneaux noirs et de granules de bois ; du sang, aussi.

Mon maitre atterré fixait le désastre, hagard. « Qu’est-ce que… ». Je crois que là, il comprit. Il comprit la réalité de mon amour, la force de mon attachement. C’est pourquoi sans doute, une fois que l’on fut un peu remis de cet accident qui aurait pu être grave, il refusa que la camionnette d’Emmaüs ne m’embarque pour une quelconque déchetterie. Il m’emporta sur la terrasse au bout de laquelle était construit un beau barbecue de pierre. Là, lors du dernier dimanche qu’il passa dans cette maison de rêve, mon maître me brûla morceau par morceau. Sans me quitter des yeux une seconde. Il réalisait enfin la valeur d’une étagère, l’importance d’un objet, la communion des matières. Il se souvenait aussi de tout ce que j’avais recelé. Nous nous connaissions bien. Un homme est à l’image de sa bibliothèque.  

Ainsi terminai-je mon existence, qui avait eu ses hauts et ses bas, ses grandeurs et ses faiblesses, ses ombres et ses lumières. J’avais aimé la vie, tout de même. Et puisque d’après Lavoisier « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », il n’est pas impossible que, de mes cendres et de ma fumée, soient nées de nouvelles particules élémentaires, qui à leur tour, par les voies mystérieuses et infinies de la physique et de la chimie, engendreront des étagères de bibliothèque.

(et 130 autres histoires à lire ou à relire sur http://www.desvies.art)

6 commentaires

  1. Remarquable cycle de vie que celui de cette bibliothèque !
    Même disparue, elle fait rayonner les mille ouvrages de « Monsieur », de véritables pépites littéraires, à présent, à portée d’écran dans sa nouvelle bibliothèque numérique.
    … sans oublier le mémoire de l’étagère resté ouvert sur la touchante histoire de vie de son propriétaire.
    Merci Monsieur l’Écrivain.

    Aimé par 1 personne

  2. Quel voyage étonnant.. on se passionne pour les pensées d’une planche de bois! Pour le renouvellement des livres, et ce qu’on devine de la vie de »Monsieur « à côté. Un tour de force

    Aimé par 1 personne

  3. C’est heureux d’avoir pu suivre jusqu’au bout le destin de cette bibliothèque, et de reconnaître aussi à travers ses rayons celui de son propriétaire. Un beau voyage en littérature également grâce à l’évocation des titres qu’ont gracieusement abrités les étagères douées de parole.

    Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s