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Je ne pense pas pouvoir prétendre au titre de bibliothèque. Au mieux, je peux affirmer que je suis un étage d’une bibliothèque, puisque je me présente comme une planche noire d’1,50 mètre de long sur 30 centimètres de large et 1,4 centimètre d’épaisseur. Même pour le meuble dans son ensemble, bibliothèque est un bien grand mot. Vous remarquerez d’ailleurs que bibliothèque est un de ces termes utilisés aussi bien pour qualifier le contenant que le contenu, ici autant le support en bois que les livres en papier au milieu ; on appelle ça une métonymie, si vous voulez savoir.
Disons donc que je suis une partie d’un meuble composé de particules de bois pressées collées à chaud, agglomérées, recouvertes d’une feuille de mélamine, une résine plastique thermodurcissable. Je n’ai donc rien de noble, rien de massif, rien de verni. Je suis constitutive de ce mobilier contemporain qui fait fureur depuis la fin des années 1970, parce qu’il est bon marché, livré en pièces détachées donc transportable, facilement montable et nettoyable. Sans doute dois-je beaucoup à Ingvar Kamprad, fondateur en Suède en 1943 d’une petite société baptisée Ikéa, qui compte désormais 450 magasins dans 50 pays du monde, et qui vend une bibliothèque toutes les 5 secondes.
C’est pourtant dans une autre enseigne, plus modeste mais typique de cette fin du XXe siècle, que je fus mise en vente, Conforama, dans un pays très agréable, la France, peuplé de gens insupportables, les Français. J’avais bien sûr été conçue en Chine, avec du bois, enfin des chutes de bois, qui auraient pu être indonésiennes, mais qui provenaient plus vraisemblablement de scieries européennes, débitant du mauvais sapin pour l’exporter dans des usines à l’autre bout du monde, avant qu’il soit rapatrié sous forme de planches agglomérées mélaminées dans de gros cartons plats contenant tous les éléments d’un meuble prêt à assembler, cartons eux-mêmes entassés dans des conteneurs de 40 pieds (12 mètres de longueur intérieure, 3750 kilos vide, capacité de charge de 27600), eux-mêmes chargés sur des porte-conteneurs – un bateau comme l’Emma Maersk mesurait 397 mètres de long et transportait 14500 containers… –, traversant mers et océans au prix d’une affreuse pollution. C’était le temps béni de la mondialisation, avant le Covid, avant la guerre en Ukraine, avant l’emballement climatique.
C’est un couple de jeunes mariés qui remarqua ma jumelle en exposition, et qui du coup m’acquit. On vint me déloger de mon hangar, c’était une bonne chose, car je commençais à me les geler, d’autant que le carton prenait l’humidité et se mettait à puer. On était en 1990, et ils me payèrent dans la monnaie de l’époque, le franc, je ne saurais dire combien. Pas cher sans doute, car ils démarraient dans la vie. La jeune femme était assistante de direction dans une entreprise de robes de mariée (si si), le jeune homme était le chef de cabinet d’un maire conseiller général d’une ville de banlieue (personne n’est parfait). Ils avaient une petite Fiat d’occasion, mais je ne serais peut-être pas rentrée dedans, en tout cas c’est à pied et en métro qu’ils me transportèrent, du magasin de la place de la Nation à la petite rue du quartier de la Convention où ils logeaient, dans le XVe arrondissement de Paris. Ah jeunesse, amour, ambition… Tout est possible alors, rien ne fait peur…
Je regrettais de ne pas être à l’air libre pour traverser Paris. Je profitai quand même d’un trou dans un angle du carton, dû à un rat dans le hangar qui m’avait effrayée, pour avoir un aperçu de la capitale. L’image « sautait » pas mal, car j’étais brinquebalée, même si je dois reconnaître qu’ils faisaient attention à moi. Je les entendais rire et demander pardon quand ils entraient dans un wagon du métro, dérangeant quelque peu les autres voyageurs avec leur colis démesuré. J’ai aimé la place de la Convention où l’on sortit du métro, et la petite rue Dombasle où ils habitaient. On se serait cru dans un village un jour de fête, même si les immeubles étaient hauts. Enfin c’était Paris, quoi, ses charmes et ses inconvénients.
Ils me montèrent au troisième étage d’un immeuble récent, et nous entrâmes dans un appartement qui me plut tout de suite, un F2 élégant, avec une tapisserie d’un bleu épais, comme une tenture, et deux grandes baies vitrées au bout, une pour le séjour, une pour la chambre. La vue donnait sur un grand jardin entre plusieurs immeubles de standing qui n’étaient pas trop près les uns des autres.
Je vis tout de suite quelle serait ma place. Le pensai-je si fort qu’ils m’entendirent ? Toujours est-il qu’ils me posèrent là où je voulais et que, après un thé – ils étaient très thé, elle encore plus que lui –, ils se mirent à me déballer. Enfin je sortais de ce carton dans lequel je manquais d’air, enfin j’allais servir à quelque chose. C’est important d’être utile ; il n’y a pas que les humains qui ont besoin de sens.
Ils commencèrent à agencer, encastrer, visser.
– Je déteste le bricolage, dit Monsieur en riant.
– Je n’aurais jamais dû me marier avec toi, répondit Madame avec humour.
– Je t’avais prévenue.
– C’est vrai.
Ils étaient de bonne humeur, ils s’aimaient. Ils se retrouvèrent en tee-shirt, et, de taquineries en agaceries, je crus qu’ils allaient se mettre à copuler là, tout de suite, me laissant seule en plan, voire m’utilisant comme support pour leurs fesses en feu. Incroyable ! Ils n’allèrent pas jusqu’au bout, encore heureux pour ma pudeur boisée.
Je ne sais si c’est un hasard ou si la notice l’indiquait expressément, mais j’eus la chance d’obtenir la meilleure place, c’est à dire la place à hauteur des yeux, beaucoup plus visible et plus regardée que les deux en dessous (les statistiques de l’Institut international des bibliothèques nous apprennent que le rapport est de 5 à 1 avec l’étagère du milieu, de 10 à 1 avec celle du bas, ce que vous confirmeront tous les libraires). En fait, ce n’était pas exactement moi que l’on regarderait plus que les autres, mais les livres posés sur moi. Il n’empêche, j’étais heureuse de ce choix, qui valorisait mon amour-propre.
Je souffris quand on m’arrima aux montants verticaux à droite, à gauche et à l’arrière. Les pas de vis à la chinoise laissaient à désirer, et, en effet, Monsieur n’était pas doué pour le bricolage, même avec une clé Allen, ou « clé pour vis à six pans creux » (1943, Allen Manufacturing Company, Hartford, Connecticut), invention sans laquelle Ikéa, Conforama et consorts ne seraient pas. Après ce moment pénible, nous fûmes assemblées, puis positionnées là où je le souhaitais. Notre noir laqué avait belle allure sur le bleu profond du mur, éclairé par la lumière déclinante du jour finissant. Après qu’il eût emporté les emballages dans le local à poubelles et qu’elle ait passé un coup d’aspirateur, ils allèrent dans leur chambre qui communiquait et prirent à même le sol des piles de livres qui entouraient leur grand matelas, qui semblait lui aussi posé par terre. Ils avaient acheté une bibliothèque avant de se procurer un sommier ; voilà des gens qui tenaient la littérature en haute estime.
Ils nous garnirent, mes petites sœurs et moi, de leurs livres, dont je m’amusai à deviner lesquels dataient d’avant leur rencontre et qui, elle ou lui, les avait achetés. Il faut dire qu’avec leurs commentaires d’une part, avec le soin particulier qu’ils portaient à certains ouvrages d’autre part, comme s’ils manipulaient des pierres précieuses, ils me fournissaient des indications évidentes. Dans la corbeille de mariage, le jeune homme avait apporté pas mal d’Américains – les grands Jack, Kerouac et London, Henry Miller, Ernest Hemingway, Philip Roth, Tom Wolfe… – mais aussi Milan Kundera, Philippe Djian, ainsi que Proust, Flaubert, Stendhal… Elle adorait Karen Blixen, Stefan Zweig, Thomas Bernhard, Franz Kafka, Patrick Süskind… Je ne suis pas sûr, mais je pense qu’ils avaient acheté ensemble, ou depuis qu’ils étaient ensemble, Le Dahlia noir de James Ellroy, Ça de Stephen King, Beloved de Toni Morrisson, L’alchimiste de Paolo Coelho, Une brève histoire du temps, de Stephen Hawking, parmi d’autres. Il y avait essentiellement des romans et surtout des poches, une centaine en tout. Comme prévu, c’est moi qui reçus la plus grande part de ces livres, l’étagère du dessous absorbant les romans grand format, celle du bas les ouvrages reliés en papier glacé, livres d’art, livres pratiques et de cuisine à gauche – Madame semblait aimer la peinture et la musique –, les livres plus géographiques à droite. Outre les thématiques, il y avait un côté physique au classement, les plus lourds en bas, les plus légers en haut. Quoi qu’il en soit, je n’étais pas inquiète, c’est mon travail que l’on verrait le plus, puisque je me situais à hauteur de regard.
Pendant ces quelques mois que je passai dans le XVe arrondissement parisien, je me sentis un peu négligée car ils lisaient peu. Quelques minutes le soir avant de s’endormir, du moins quand ils ne s’attelaient pas à la bagatelle, car ils étaient encore amoureux et fougueux. D’ailleurs, Madame tomba enceinte. Je m’en aperçus avant que cela se devine sous ses vêtements, un jour qu’elle se promenait en petite tenue dans l’appartement. « Ils ne trainent pas, ceux-là », pensai-je. Ils se calmèrent un peu sexuellement parlant, ce qui ne les empêchait pas de caresser le ventre qui s’arrondissait. Ils lui parlaient aussi, au ventre. Si vous voulez mon avis, c’était plus ridicule qu’émouvant, mais je n’en dirai pas plus, je ne suis pas une balance. Et vous n’en avez rien à fiche de l’avis d’une étagère de bibliothèque.
Bref, je ne me garnissais pas vite, et ô infamie, il arrivait même qu’un roman à peine terminé soit posé à plat dos sur l’étage du milieu. À plat sur l’étage du milieu ! Quel mépris, quel irrespect… Et moi qui croyais que mes propriétaires aimaient la littérature… Au bout de quelques jours, quelques semaines parfois, ils redressaient tout de même le roman, et si c’était un poche, le plaçait à mon étage entre ceux que je portais déjà et qui, ma foi, n’avaient pas à se plaindre du confort que je leur proposais. Je remarquai un vague classement alphabétique, du moins quant à la première lettre de l’auteur, ils n’allaient pas au-delà. Par exemple, Jean-Paul Dubois fut rangé entre Michel Déon et Philippe Djian, alors qu’il aurait dû l’être après. L’ère de l’approximation commençait.
En bons Parisiens, ils quittaient l’appartement toute la journée du lundi au vendredi, elle de 8 heures à 18 heures, lui de 7 h 50 à 19 h 40, si ce n’est plus. Durant leur absence, j’en profitai pour craquer un peu, lâchant quelques vents aux extrémités, là où l’on m’avait difficilement vissée, parfois même osant une petite déflagration (oxymore, je sais) quand un point de colle cédait entre les particules de bois compressés, ou qu’une de ces particules elle-même, qui avait avec le temps changé de composition moléculaire, libérait une énergie qu’elle ne pouvait plus contenir. Quand on s’ennuyait avec mes sœurs, en dessous, il nous arrivait d’organiser un concours : c’était à celle qui pèterait le plus fort ! Même qu’une fois on s’est fait rabrouer par le voisin du dessus. Non mais ? En tout cas, ne croyez pas que je fusse morte : toute de bric et de broc que l’on me fabriquât, je vivais ma vie, et c’était après tout la principale chose à faire en ce bas monde.
Madame s’arrêta quinze jours avant son accouchement, et là lut un peu plus, surtout un manuel auquel elle ne put échapper – on le lui offrit même deux fois – J’attends un enfant, de Laurence Pernoud. Elle le considérait comme plutôt bien fait, mais je vis bien qu’elle savait déjà comment elle allait manager son bébé : il faut dire qu’elle avait l’instinct maternel, du caractère, et qu’elle était la 7e d’une famille de 8 enfants.
Le petit arriva, un garçon, qui fit le bonheur de ses parents, tout en leur apprenant ce que c’était que les nuits cassées suivies de la fatigue consécutive pendant la journée. Pendant ces premières semaines de parents, Monsieur et Madame ne lirent plus le soir. En revanche, pendant la journée, il arrivait à Madame de prendre un roman, car elle s’était arrêtée de travailler pour pouvoir être près de son petit au quotidien pendant les deux premières années. C’était un choix réfléchi à deux, qui allait réduire leur budget, mais qui leur paraissait une chance pour leur enfant, chance qu’ils pouvaient saisir puisque Monsieur touchait un bon salaire.
Néanmoins, pour limiter les frais et le temps de transport, et parce que le travail de Monsieur exigeait une présence quasi permanente dans la commune où il était le bras gauche du maire, ils déménagèrent dans les Yvelines, pour une petite maison sans jardin au centre de cette ville de banlieue, 30 000 habitants. Je m’inquiétais de ce déménagement, craignant trois choses : que l’on me démontât, que l’on m’esquintât, que l’on m’abandonnât. Gloire soit rendu au dieu des bibliothèques, je fus emmenée par des déménageurs à peu près consciencieux (payés par l’employeur de Monsieur). On nous avait bien sûr débarrassées de nos livres et nous restâmes donc, mes sœurs et moi, cruellement nues pendant plusieurs jours, avant que les professionnels ne jettent sur nos abattis deux couvertures attachées l’une à l’autre et sanglées à mi-hauteur.
Le trajet, en ascenseur, à pied, en camion, ne se déroula pas trop mal, même si nos jointures étaient trop sollicitées : les vis et pas de vis forçaient sur l’aggloméré de bois qui les entourait, ce qui risquait de créer à la fois du jeu et de l’arthrose à l’avenir. Alors nous couinions, et les déménageurs nous ménageaient.
La petite maison était plutôt bien rénovée à l’intérieur, et l’on nous installa devant le mur de pierre du séjour. Des poutres au plafond et un bel escalier apportaient la chaleur du bois dans une pièce un peu minérale. L’évidence me sauta aux yeux : autant notre laqué noir post-moderne était adapté à un appartement parisien des années 80, autant il passait moins bien dans un intérieur plus classique, quasi rustique. Il était certes tendance à l’époque de mêler l’ancien et le moderne, mais il me semblait que l’on transformait un peu vite en concept et en goût ce qui n’était qu’accommodement des hasards, ou paresse, ou pingrerie. En toute honnêteté, on ne pouvait pas dire que nous fussions, mes sœurs et moi dans notre mélaminé noir premier prix, en harmonie avec le cadre de cet intérieur semi-bourgeois.
J’étais donc reconnaissante à nos propriétaires de nous avoir emmenées avec eux malgré nos insuffisances. Ils remirent vite les livres que nous étions chargées de soutenir, avec un changement : tous les romans passèrent à mon niveau, ce qui fait que l’on créa une deuxième ligne dans la profondeur, les grands formats derrière, les poches devant. Les livres reliés montèrent du premier au deuxième étage, sauf ceux qui ne tenaient pas dans la hauteur, moins importante entre 2 et 3 qu’entre 1 et 2. Et l’étage du bas fut consacré aux livres du tout jeune enfant, qui, à moins d’un an, était déjà écouteur et voyeur des histoires que lui racontaient ses parents à l’aide de livres premier âge, souvent très épais, même en reliefs, qui prenaient une place folle et étaient donc posés à plat sur ma petite sœur l’étagère du bas. Le petit prince avait aussi des livres dans sa chambre, qui se mêlaient aux jouets.
Un nouveau rythme fut pris et c’était un bonheur de voir ce jeune couple et leur enfant se passionner pour la vie qu’ils essayaient de construire dans cette petite ville où, aidé par le travail de Monsieur à la mairie, ils s’intégrèrent au mieux, se faisant des amis, participant à la vie d’une association, en créant une autre… Ils se rendaient compte qu’avoir quitté Paris étaient une chance. Ils avaient trouvé un cadre propice à leur situation cette année-là. Internet n’existait pas encore et les livres étaient un bon moyen de rester connectés au monde. Ils étaient aussi pour eux le moyen de ne pas oublier qu’il y avait d’autres vies que la leur et de ne pas se replier sur un bonheur égoïste, qui donc n’aurait plus été un bonheur. Ce fut l’époque où ils découvrirent les polars du Marseillais Jean-Claude Izzo et ceux du Suédois Henning Mankell, dont je vis les premiers volumes arriver sur ma longue horizontalité. Je devins bien remplie, et m’aperçus que je pouvais contenir environ 60 livres de poche ou 40 grand format sur chaque ligne.
Je commençais donc à prendre du poids. Je tins bon mais je grinçais quand on serrait les livres pour en enfoncer un autre au milieu, selon un classement toujours approximatif : Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry, fut placé à la gauche du Tout petit monde, de David Lodge, alors qu’il aurait dû se retrouver à droite. Je découvrais ce que l’on pourrait appeler « le paradoxe de la bibliothèque » : ou l’on sert et on s’abîme, ou l’on ne sert pas et on reste belle, mais inutile.
D’après ce que disait Madame, ils achetaient la plupart des livres qu’ils lisaient… en hypermarché ou en maison de la presse. Cela peut paraitre surprenant, mais il faut se replacer dans le contexte : on ne pouvait commander des livres en ligne, car la ligne n’existait pas, et les grandes surfaces spécialisées étaient rares : la FNAC n’avait que quelques magasins dans les grandes villes, Cultura n’était pas encore créée. Quant aux librairies indépendantes il y en avait bon nombre, mais ils découvrirent que, contrairement à l’image communément admise, les libraires étaient en majorité des individus antipathiques. Mes maîtres se rabattaient donc sur les deux points de vente où ils entraient régulièrement pour des achats divers et prenaient là les livres qui les intéressaient, sur un coup de cœur ou parce qu’ils en avaient entendu parler, occasionnellement seulement, car ils vivaient sur un seul salaire. La loi Lang sur le prix unique du livre, qui datait de 1982 et interdisait une remise de plus de 5 % sur le prix fixé par l’éditeur, avait certes sauvé quelques librairies, mais avait aussi maintenu le prix du livre neuf à un niveau assez élevé, autour de 100 francs à la fin du XXe siècle.
La famille s’agrandit avec la naissance d’un deuxième enfant, une fille cette fois, adorable mais énergique. Pendant quelques mois, le temps que la petite fasse ses nuits, et alors que le grand frère se réveillait encore souvent lui aussi, on ne lut plus beaucoup dans la maison. Le week-end, les parents essayaient, mais souvent je voyais leur tête se baisser et ils s’endormaient, pendant 2 secondes ou 2 heures. Le livre chutait et au réveil on le remettait sans délicatesse à mes sœurs ou à moi-même, n’importe comment ; il n’était bien sûr plus question de classement, alphabétique ou éditorial. Le couple semblait arriver à ce moment où l’on se rend compte que les choix que l’on a faits par amour – vie commune, enfants, maison… – sont aussi ceux qui peuvent tuer l’amour, qui en tout cas exigent des sacrifices plus importants que ce que l’on avait imaginé. Une moitié des amoureux s’en remet, mais il y a quelques années difficiles à passer, c’est pourquoi une autre moitié ne s’en remet pas.
Monsieur et Madame tenaient correctement leur maison, mais ils sous-estimaient la poussière sur leur bibliothèque. Même avant les naissances, on m’époussetait peu. Je devrais dire pas. Je ne crois pas avoir senti la caresse d’un chiffon pendant mes 15 mois parisiens. Une fois ou deux seulement pendant mes 30 mois de banlieue. Et encore, seul le dessus de la bibliothèque, inutile, bénéficia-t-il d’un passage rapide de la peau de chamois. J’eusse aimé que, sur chaque étagère, on retire chaque livre l’un après l’autre afin d’ôter la poussière en l’ouvrant et en secouant les pages, que l’on nettoie aussi ma surface, notamment l’espace entre les deux rangées de livres, et les rebords après les armatures verticales, ouverts aux particules en suspension dans l’air qui finissent toujours par tomber quelque part. Ces soins minimums auraient été me semble-t-il en rapport avec le goût de mes propriétaires pour la littérature. Mais peut-être aimaient-ils davantage les histoires que les livres, le contenu plus que le contenant, l’effet produit par les mots plus que les volumes qui les abritaient. Je ne peux leur en tenir rigueur : préférer la jouissance à la possession est une marque d’intelligence trop rare dans notre société folle de consommation.
Un soir, je surpris une conversation qui m’alerta : Monsieur envisageait de changer d’employeur. Il était pourtant bien lancé dans son travail, mais justement compris-je, il voulait passer au niveau supérieur, auprès d’un élu plus important d’une plus grosse commune. Il répondit à une annonce alléchante dans Le Monde, et, après un entretien à Paris et un en province, fut recruté. Il devait être sur place le 15 décembre ; son nouveau patron, un député-maire ancien ministre, souhaitait profiter de la fin d’année pour le mettre au parfum des problématiques de ce patelin du sud-ouest.
Car c’est dans ce quart-là du pays que se situait le nouvel emploi de Monsieur, à plus de 500 kilomètres. Madame était d’accord pour ce changement radical, et même enthousiaste. Quitter la région parisienne les réjouissait, on peut les comprendre. Ah, ils faisaient plaisir à voir, ces encore jeunes mariés avec leurs deux enfants d’1 et 2 ans et demi ! Moi qui supportais des histoires plutôt tristes, souvent dramatiques, je m’en voulais de ne pas avoir sur moi une romance correspondant à ce moment vécu par mes propriétaires. Les gens heureux n’ont pas d’histoire, c’est connu.
Je revins un peu sur ma première impression par la suite, réalisant qu’ils n’étaient qu’au début de leur aventure et que, comme dans les romans, les débuts pouvaient être prometteurs, sans que cela garantisse le bonheur jusqu’à la fin. Là, j’avais de quoi fournir ; ils en avaient lu d’ailleurs, des romans d’amour ou des polars, qui racontaient les gamelles après une montée au sommet. Peut-être le plan de tous les livres était-il le même : une première partie de construction heureuse, une seconde partie racontant la chute et la descente aux enfers, une troisième partie sur la recherche d’un nouvel équilibre.
Ils cartonnèrent les livres et je me retrouvai nue et glacée une fois de plus. Allaient-ils me laisser là, s’ils souhaitaient tourner la page de leurs débuts pour acheter, voire faire fabriquer sur-mesures, une bibliothèque digne de leur nouvelle position sociale ? Je l’aurais admis, non sans tristesse. Mais les déménageurs nous chargèrent mes sœurs et moi de nouveau ensemble dans un camion, et nous prîmes nous aussi l’autoroute A20 en direction de Toulouse.
Après un trajet sans problèmes, nous emménageâmes dans un immense appartement, 146 mètres carrés, dont le loyer était moins cher que celui des 80 de banlieue. L’inconvénient de cette taille, c’est que je fus reléguée au fond de la salle à manger, donc peu visible et peu accessible. Il est vrai que le séjour était ainsi agencé qu’il n’y avait pas trente-six endroits où me caser. Pour me consoler, je me concentrai sur le papier peint que mes propriétaires n’avaient aucune intention de changer – ni paternité ni maternité ne développèrent leur goût pour le bricolage –, un gris moucheté sur lequel mon noir brillant ressortait de belle manière.
Autre bénéfice du déménagement : un classement par éditions et collections fut adopté. Enfin, ils prenaient conscience de l’esthétique que je pouvais apporter, à condition d’être garnie bien sûr. On voulait que je sois belle. Ils gardèrent une sorte de construction pyramidale, plaçant les grands formats sur l’étagère du bas, les plus petits sur celle du haut, moi-même. Ils utilisèrent aussi les deux rangées que nous pouvions recevoir, disposant les livres les moins beaux derrière et les plus jolis devant. Pour les poches, à mon étage, toute la rangée de devant, la plus visible, était constituée des Folio Gallimard. Ces tranches blanches avaient de la gueule, et les titres et les auteurs qu’elles recelaient donnaient le tournis : Lolita de Nabokov, Tropique du cancer d’Henry Miller, À la Recherche du temps perdu ici divisée en 8 volumes, pour n’en citer que quelques-unes. Le plus belles de ces tranches étaient sans conteste celle des Nourritures Terrestres d’André Gide et plus encore celle du Sur la route de Jack Kerouac, car le dessin de la couverture débordait sur le dos carré. Je voyais souvent mon maître arrêter ses yeux sur les étoiles du drapeau américain. Que pensait-il ? Un jour, moi aussi… ?
En poche toujours, les bas de gamme J’ai lu et Livre de poche étaient relégués au second plan, même s’ils accueillaient pourtant de grands auteurs. Les éditions Point Seuil étaient moins intéressantes, mais de belle facture ; elles allaient cependant allier fond et forme dans la qualité avec la création de la belle collection policière orange sur fond noir, qui embarqua des millions de lecteurs et lectrices, à Los Angeles avec Michael Connelly et son Harry Bosch, à Venise avec Donna Leon et son commissaire Brunetti, à Barcelone avec Manuel Vasquez Montalban et Pepe Carvalho, en Suède avec Henning Menkell et l’inspecteur Wallander, en Islande avec Arnaldur Indridason et son Erlendur Sveisson, et dans tant d’autres lieux avec tant d’autres personnages encore, qui firent florès dans les imaginaires européens à la charnière des XXe et XXIe siecles.
Dans les grands formats, c’est encore Gallimard qui eut les honneurs de la maison, avec la collection dite blanche, qui était beige, car Monsieur trouva dans la ville un libraire d’occasion chez qui il acquit pas mal d’ouvrages dans cette gamme. Apparurent aussi quelques livres des éditions Albin Michel, en plein boom grâce à de nouveaux auteurs comme Bernard Werber et Amélie Nothomb. Plus surprenante, fut l’arrivée chez nous de livres des éditions Robert Laffont, que je n’aurais pas cru voir chez ce jeune couple citadin (Madame avait grandi à Tours, Monsieur à Lyon), livres liés au Sud-Ouest où nous nous trouvions désormais, et à l’émergence de romans dits « terroir », alors de qualité, avant que leur multiplication dévalorise le genre et conduise au n’importe quoi. Monsieur s’enticha notamment d’un écrivain corrézien qui savait mieux que personne faire concorder temps passés et présents, dont chaque phrase ou presque était un aphorisme, un certain Denis Tillinac, dont Le bonheur à Souillac, le Spleen en Corrèze et le Dernier verre au Danton le plongèrent dans des réflexions infinies. Je l’entendais marmonner des phrases juste lues – « Pour une huguenote de Madranges, j’ai des réserves d’œcuménisme » –, cherchant à la fois à comprendre toute leur signification et à apprécier toute leur beauté.
Ce furent cinq belles années au cours desquelles on nous remplit, on nous admira – Monsieur et Madame organisaient des dîners, plus ou moins professionnels, plus ou moins amicaux –, on nous dépoussiéra de temps en temps – enfin ! Le soleil du matin éclairait les tranches ; moins fort que le soleil de l’après-midi, il ne les abimait pas. C’était juste un peu d’or chaud sur du papier blanc. Mon noir, lui, restait impeccable. Comme quoi, même en Chine, on faisait dans le durable. Quant à mes articulations figées, elles tenaient bon. Les moments les plus délicats étaient quand les enfants qui désormais trottaient passaient derrière la table et s’agrippaient à la bibliothèque. Leurs livres pourtant n’étaient plus là, car ils étaient dotés chacun d’une bibliothèque dans leur chambre. Ils faisaient choir les volumes de mes sœurs en dessous et déséquilibraient l’édifice. Cela aurait pu être dangereux, mais les jeunes enfants sont inconscients du danger. Le garçon me surprit plusieurs fois, attrapant un livre au hasard et se mettant à en lire quelques pages, alors qu’il n’avait que 6 ou 7 ans.
Hélas, trois fois hélas : comme dans les romans, l’amour entre mes propriétaires s’en allait. Doucement mais perceptiblement. Ils s’en rendaient compte et en souffraient. Madame avait repris un travail, Monsieur avait quitté le sien pour se mettre à son compte. Il n’y avait donc pas de problème d’activités, au contraire. Mais ils évoluaient différemment, leurs goûts changeaient, et ils se connaissaient trop. C’est difficile l’amour, sans nouveautés. Oh j’eusse aimé, là, qu’ils lisent des livres de sagesse, mais le bouddhisme soft, le développement personnel et l’injonction au bonheur n’avaient pas encore envahi les rayons livres. De toute façon, on ne retrouve pas la flamme pour l’être jadis aimé.e en lisant ; au mieux, on apprend à se supporter.
Ils reculèrent le plus possible une séparation qu’ils savaient douloureuse pour eux comme pour les enfants. Mais il fallait s’y résoudre s’ils ne voulaient pas étouffer. « On doit continuer à vivre, tu comprends ? Ayons le courage de passer à une autre étape. » « Oui, oui… ». J’étais désolée de la douleur qu’on infligeait aux enfants qui ne pouvaient comprendre ce désamour alors que la vie était paradisiaque. Qu’est-ce que c’était que ces conneries ?
À suivre.
(et 129 autres histoires à lire ou à relire sur http://www.desvies.art)
Je suis admirative devant cette sobre et savante planche de bois, porteuse de livres, conteuse de mille et une histoires, « livreuse » de la vie de ce couple, fou d’amour et de littérature, pressenti à perdurer !
Mais hélas, pourquoi cette mort annoncée?
Vendredi nous le dira.
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Impatiente de lire la suite !
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J’ai la même !!! Mais, sur l’étagère du milieu, il y a plusieurs livres (couverture noire) de…. Pier Bert !
A vendredi.
Amicalement.
Joëlle
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Vivement la semaine prochaine pour savoir si cette étagère va rester avec Monsieur, Madame ou être déposée dans une Ressourcerie et trouver une nouvelle famille.
Histoire très originale en tous les cas. Bravo !
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Si on m’avait dit que j’attendrais avec impatience la suite des aventures d’une planche de bois.. félicitation Mr l’ecrivain
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Belle astuce narrative que de donner la parole à un « être inanimé » pour nous faire vivre de l’intérieur les tribulations d’un couple et de ses livres. Merci.
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Une très belle histoire d’amour des livres 🙂
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Ces livres, et ces meubles, qui nous suivent de déménagements en déménagements, comme un lien entre le passé et le présent.
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