Il aurait juste aimé qu’on l’appelle Monsieur le Professeur

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Est-ce qu’il était différent des autres ? Je ne sais pas. Sous la gentillesse, on sentait la tristesse. Mais peut-être n’était-ce que le temps qui passe, la difficulté de vieillir, les évolutions des pensées liées à l’âge, toutes choses que l’on ne peut concevoir quand on a 16 ou 18 ans.

Il avait été mon prof pendant deux ans, en seconde et en première. C’était une chance. Il avait su me faire aimer le français, ou plutôt la littérature, c’est-à-dire qu’il m’avait montré des vies et appris à mieux comprendre la mienne. Toute la classe ne partageait pas mon avis, je sais, beaucoup le trouvaient chiant, mais on se demande ce qu’il aurait fallu de toute façon pour intéresser certains, qui se croyaient tenus d’adopter la posture selon laquelle tout était nul. Passons.

Quand j’ai appris le drame, j’ai bien sûr été bouleversée. Une horreur pareille, qui aurait pu imaginer ? Au fil des jours cependant, l’effet de choc et les émotions s’atténuant, je me suis dit que cela devait arriver. Je veux dire, pas forcément lui, mais un ou une prof, un ou une parmi les 890 000 enseignant.e.s de ce pays, qui finirait par craquer, par se venger de toutes les violences et frustrations accumulées depuis deux décennies.

Se venger ? De comportements d’enfants ? N’est-ce pas grotesque ? N’est-ce pas surtout la pire des fautes pour un éducateur, qui par définition ne doit pas entrer dans le jeu d’agression-provocation que veulent lui imposer les élèves ? Un professeur est un avaleur de couleuvres, et un souffre-douleurs, par définition. Il ne peut donc se plaindre des attaques qu’il subit. C’est comme si un médecin se plaignait du sang, un flic des délits, un balayeur des papiers par terre.

Est-ce cela qu’il n’avait pas compris ? Ou qu’il ne supportait plus ? Était-il prisonnier d’une vision du métier à l’ancienne, avec délivrance d’un savoir du haut vers le bas, et respect inné du bas pour le haut ? Il n’était pas si vieux pourtant, 48 ans. Il était petit, est-ce que cela a joué ? J’ai découvert que c’était dur, pour un homme, d’être petit. Ça compliquait la vie. Ça obligeait à la fois à une énergie redoublée quand il fallait se faire entendre et à une humilité obligée quand on ne pouvait pas lutter face aux mètres quatre-vingts à côté.

Je me souviens d’une fois où il avait fait venir un élève au tableau, pour la lecture d’un commentaire de texte. C’était cet imbécile d’Axel. Eh bien en montant sur l’estrade, Axel, qui était déjà grand et costaud, s’était avancé en bombant le torse jusqu’à toucher le prof, qui avait paru soudain minuscule. Le message d’Axel était clair : d’une seule calotte, je peux t’envoyer à 10 mètres, alors ne m’embête pas trop. Monsieur Ploquin s’était écarté, il avait fait un signe de la main pour inviter Axel à s’exprimer, ce que l’autre crétin n’avait fait que sous formes de ricanements et de propos débiles.  

Tous les profs se font humilier aujourd’hui, ne serait-ce que par le bavardage. Bavarder, c’est signifier : « Cause toujours, tu m’intéresses », et « Même pas peur », et « Ce que tu racontes n’a aucun intérêt pour moi, tu ne sers à rien ». Même les profs qui savent se faire respecter sont obligés de monter le niveau de pression et de menaces. Plus rien ne peut se faire sans qu’il y ait et une carotte et un bâton. Surtout le bâton. Il n’y a plus d’intelligence chez les élèves, intelligence aux deux sens du terme, capacité à analyser une situation, capacité à créer du lien entre les personnes. Tout est rapport de forces. Un cours, c’est un combat de boxe. À 20 contre 1.

Autre humiliation que subissait M. Ploquin : ce qu’on pourrait appeler l’avachissement. La position quasiment allongée sur la chaise, ou au contraire complètement repliée, la tête sur la table. « Fais pas chier, je dors ». Parfois, on est effectivement crevés, parce qu’on a bamboulé ou simplement parlé trop longtemps la veille au soir. Mais franchement, dormir en classe c’est abuser. Certains se privaient pas. M. Ploquin ne réagissait pas trop mal, d’ailleurs : il allait près d’eux, il les appelait doucement pour les réveiller, il leur tapotait l’épaule si nécessaire et il leur demandait de sortir et d’aller à l’infirmerie pour se reposer. Il n’empêche, il devait en avoir gros sur le cœur de subir ces comportements.

Bien sûr, il y avait aussi les portables sous la table, quelquefois sur la table. Là encore, M. Ploquin était plutôt bon, il se faisait davantage respecter que d’autres. Quant un petit malin laissait sonner un bip ou qu’une vibration sur le bois perturbait le cours, ou qu’un élève consultait un message ou n’importe quoi, il confisquait le portable et annonçait sans élever la voix à l’intéressé.e : « Un point en moins sur ta moyenne du trimestre ». Généralement, ça calmait. Du moins avant que ça recommence quelques semaines plus tard. 

Plus subtiles, si l’on peut dire, certains profitaient du cours pour faire leurs devoirs pour d’autres cours. C’était bien sûr vexant pour le prof qui essayait d’intéresser les élèves à sa matière, et encore une atteinte directe à l’autorité, une marque supplémentaire d’irrespect. Là, j’ai vu M. Ploquin changer d’attitude au cours des deux années où je l’ai eu : d’abord il condamnait cette pratique, faisait ranger les devoirs, annonçait une sanction et invitait l’élève à se concentrer sur le cours présent. Et puis au fil des mois, j’ai vu qu’il laissait plus ou moins faire. Les petits malins croyaient que le prof ne voyait pas leurs feuilles dissimulées sous le cahier ou le livre. Il n’était pas dupe, mais il devait penser : au moins ils travaillent et ils ne bavardent pas.

On pourrait aussi parler des regards, des chuchotements, des coups de coude, des rires mauvais, autant de marques quasi quotidiennes de défiance que les élèves plantaient méchamment dans le cœur, le corps et le cerveau de leur professeur. « Quoi ? T’as vu ta gueule ? Tu crois que tu me fais peur ? Pauvre mec. On t’emmerde. Qu’est-ce qu’on se fait chier avec toi ! ». Ce n’était pas prononcé tout fort, mais c’était aussi clair, ça s’entendait aussi bien, et c’était fait exprès. Je me souviens avoir pensé un moment : mais quel métier horrible ! Jamais je ne pourrais supporter toutes ces humiliations.  

Un jour, on avait parlé ensemble, et ça avait été un moment fort pour moi, pour lui aussi peut-être, enfin j’en sais rien. On s’était trouvé par hasard dans le chemin qui va du bâtiment principal au parking. Je ne sais plus quand c’était, mais il n’y avait pas beaucoup de monde. Je lui avais souri et c’est peut-être ce qui l’avait incité à me lancer :

– Ah, Émilie, vous allez bien ? 

– Ça va, Monsieur. Vous aussi ?

Et là, je sais pas pourquoi, au lieu de continuer chacun et de se souhaiter une bonne journée, on s’était arrêtés, comme si on avait envie de se parler. Il a eu l’air un peu gêné d’abord, ou plutôt surpris, c’était tellement rare qu’un élève parle à un prof quand ce n’était pas obligatoire. 

– Euh… oui, je vais bien. Enfin c’est pas facile tous les jours, mais bon. Et vous ?

Son « c’est pas facile tous les jours » m’étonna, peut-être parce qu’il dénotait une sincérité qui allait au-delà des convenances habituelles. Alors je répondis à son « Et vous ? » avec la même sincérité :

– C’est pas facile tous les jours, mais ça va.

Il a souri, comprenant immédiatement ce que j’avais compris. Il demanda :

– Pour vous, qu’est-ce qui est le plus difficile ?

Nous nous étions mis un peu sur le bord du chemin, sous le auvent qui recouvrait le parking des deux-roues. Il se tenait assez droit, son cartable devant lui à deux mains. Comme j’étais plus grande que lui, je m’efforçais de plier mes genoux pour me rapetisser un peu.

– Je crois que le plus dur pour moi, c’est de m’organiser, de ne pas perdre de temps. J’habite un peu loin et je fais pas mal de choses, c’est pas toujours simple.

Il opina :

– La gestion du temps… C’est un art difficile, mais fondamental et intéressant. Si vous savez gérer votre temps, vous vivrez deux ou trois fois plus que les autres !

Je souris et il ajouta :

– Est-ce que vous notez, au moins ? Sur un agenda ?

– Oui, j’ai une appli sur mon téléphone.

– Notez, vos rendez-vous, vos tâches, vos objectifs. Le monde est divisé en deux : ceux qui notent et ceux qui ne notent pas.

Il posa son cartable, moi j’avais toujours mon sac sur une épaule, on aurait pu se sentir gênés, là comme ça l’un en face de l’autre, mais bizarrement non, je ne sais pas pourquoi, c’était plutôt fluide.

– Et vous alors ? Le plus difficile ?

Il me sembla que son visage s’assombrissait. Il réfléchit, pas sur le fond je crois, plutôt sur la forme. Au bout de quelques secondes, il répondit :

– Le plus difficile à supporter, c’est l’impolitesse. 

– Des élèves ?

– Oui, mais pas que. Des collègues, de l’administration, des individus en général. Le manque d’attention à l’autre, l’égoïsme… L’impolitesse mine notre société. On perd notre humanité.

Il avait l’air grave, et même triste. Je crus un moment qu’il allait se mettre à pleurer, alors qu’il était drôle et joyeux 50 secondes avant. J’essayai d’aller dans son sens, de compatir, mais j’étais jeune et je ne savais pas bien faire :

– Nous les élèves, on n’est pas toujours faciles, c’est sûr !…

Il consentit.

– C’est vrai. Ça devient dur. Vous n’êtes pas responsables. Un enfant n’est que ce qu’on lui donne, et ce qu’on ne lui donne pas. 

– Je trouve que certains abusent dans la classe. Alors que vous êtes plutôt un prof… euh, très… vous êtes un bon prof.

Je n’osais pas lui dire tout le bien que je pensais de lui.

– Je ne sais plus ce qu’il faut faire pour être un bon prof. Je me demande même si on peut encore être prof, à l’heure de Netflix, de Tik-Tok et de ChatGPT… Ça parait impossible, incompatible.

Je le regardais. Il m’émouvait, je le sentais. Je voyais que les rôles s’étaient inversés, et que pour une fois c’est l’élève qui faisait parler le prof.

– En tout cas, je peux vous assurer que pour moi et quelques autres, pas mal d’autres même, vous êtes un bon prof et qu’on a besoin de vous.

J’étais contente d’être arrivée à sortir ça, même si j’étais consciente que j’en aurais été incapable si quelqu’un nous avait entendus.

Quelques élèves passaient dans les deux sens et nous apercevaient. Est-ce qu’ils pensaient quelque chose ? Que le prof me draguait ? Il était plus âgé que mon père et jamais il n’avait eu un mot, une allusion ou un geste déplacé. Je m’en foutais de toute façon, j’avais encore le droit de parler à qui je voulais comme je voulais, non ? Et même s’il trouvait du plaisir à parler avec moi, où était le mal ?

– Vous êtes… – je crus qu’il n’allait pas oser, mais si – adorable. Ça fait du bien d’entendre ça.

– C’est sincère. 

Il y eut un blanc, là, et je crois qu’on se demandait tous les deux si on pouvait continuer cette conversation. Si ça n’allait pas nous entrainer trop loin, et poser des problèmes insurmontables. Je l’ai vite regretté, et je le regrette encore plus aujourd’hui après le drame, mais c’est moi qui mis fin à cet échange :

– Bon, il faut que j’y aille. 

Il sembla reprendre pied dans la réalité.

– Oui. Nous nous revoyons vendredi, je crois ?

– C’est ça. Je vous dis à vendredi, Monsieur le Professeur.

Il ne put cacher sa surprise.

– Vous m’avez appelé Monsieur le Professeur ?

– Euh, oui ! C’est venu naturellement.

– Eh bien… Vous voyez, je crois que si les élèves avaient continué à dire Monsieur le Professeur, ou Madame la Professeure, ça aurait évité la dégringolade à laquelle nous assistons. 

– Il n’est peut-être pas trop tard ?…

  Il eut un sourire un peu triste :

– Ils ne me disent même pas bonjour quand on se croise dans les couloirs. Même pas bonjour…

– À part exceptions…

– À part exceptions, c’est vrai.

Je rajustai mon sac et lui fis un petit signe de la main.

J’avais à peine tourné le dos qu’il m’appela :

– Émilie ?

– Oui.

– Vous ne vous en rendez sans doute pas compte, mais vous venez de me faire un beau cadeau : vous m’avez écouté, et même interrogé. Et même encouragé. Vous ! Une élève ! Comme ça, gratuitement !

J’étais un peu surprise :

– C’est si extraordinaire ?

– Oui. L’écoute, le don, la gratuité, c’est devenu quelque chose d’extraordinaire. Alors merci. Merci infiniment.

– Merci à vous aussi.

Ce fut à son tour de me faire un petit signe et il s’en alla.

Cette conversation n’eut pas de suite, malheureusement. J’ai quitté le lycée l’année suivante, pas lui. Cinq ans s’écoulèrent jusqu’à ce qu’arrive l’impensable. Que s’est-il passé ? Quand est-ce qu’il a basculé, disjoncté ? À quel moment n’a-t-il plus pu encaisser ? Parce que je ne vois pas d’autre explication à son geste : soit une accumulation d’humiliations devenues impossibles à supporter, soit un coup plus fort que les autres. Quelque chose a touché sa raison, démoli son cerveau. Et paralysé son cœur devenu glacé.

C’était quinze jours après le meurtre de la prof d’espagnol dans un lycée de Saint-Jean-de-Luz. Est-ce que ça a joué ? On ne sait pas. Il est difficile de comprendre l’irrationnel. En tout cas, on a perdu quelqu’un de bien. Et chaque fois qu’on perd quelqu’un de bien, le monde va un peu plus mal. Surtout quand ce quelqu’un de bien est devenu un monstre. 

Y’en a marre de ces mauvaises nouvelles. C’est trop lourd, trop pesant. C’est peut-être ça qu’avait perdu Monsieur Ploquin, la légèreté. Il prenait trop à cœur. Il avait une trop haute estime de son métier, des élèves, de lui-même. C’est dommage de regretter que quelqu’un soit consciencieux, mais sans doute une bonne dose de légèreté est-elle indispensable pour survivre aujourd’hui : savoir qu’on a très très peu de prise, qu’on peut au mieux réussir quelques coups de temps en temps, et qu’il ne faut pas trop se formaliser des bassesses, des échecs et des insuffisances.   

J’aimerais trouver l’innocence. Mais est-ce que ça se trouve l’innocence, si on ne l’a pas d’office ? Sans doute pas. Si on ne l’a pas, ou plus, elle ne peut se retrouver. L’innocence, c’est une seule fois, et au début. Alors ok, plus d’innocence. Mais un peu moins de souffrance, un peu plus de légèreté. S’il vous plait. Même si c’est pas l’assassinat de 19 élèves par leur professeur qui va faciliter les choses.

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