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C’était un restaurant à la cuisine banale mais au cadre somptueux : des pierres blondes et chaudes, des boiseries à la patine ancestrale, ce qu’il fallait de velours, des tableaux colorés se reflétant dans des glaces immenses, qui agrandissaient encore les trois pièces en L, sans oublier une terrasse de chaque côté, celle de derrière véritable jardin à fontaine, celle de devant avec four à pain et pizzas pour les soirées d’été, le tout ceint de colonnades, de statues quasi grecques et de fer forgé à l’ancienne.
L’endroit avec eu mille noms : Le jardin d’Ernest, Le Farfalla, La Taverne du Sommelier, Le bistrot de Lisa… Sans doute les nombreux changements de propriétaire étaient-ils dûs à la difficulté, aussi bien en termes de travail que de finances, de faire tourner un tel établissement, dont les charges fixes exigeaient des menus à 50 €, alors que la clientèle locale les limitaient à 25. La concurrence n’était pas en reste. J’avais entendu le chiffre hallucinant de 200 restaurants dans cette ville de 50 000 habitants (100 000 avec l’agglomération), alors qu’il n’y avait guère la place pour plus d’une quarantaine.
Après trente ans d’amour, j’avais quitté la ville un an plus tôt pour des raisons maternelles. J’y revenais une fois tous les deux mois environ, pour des raisons professionnelles qui me permettaient de ne pas perdre le contact avec de bons amis, plus nombreux et plus importants que je l’aurais cru.
Ce jour où j’y retournais, le restaurant s’appelait Le Bistrot du Palais (le Palais de Justice était à deux pas). Nous étions un samedi midi de février et j’avais invité là mon ami Daniel. Je n’avais qu’une heure entre deux cours que je donnais dans une classe préparatoire d’un lycée de la ville. J’étais content de retrouver Daniel, avec qui nous avions partagé différentes aventures, politiques, commerciales, éditoriales, au cours des trois décennies écoulées.
Daniel était un vendeur hors pair, même quand il ne le faisait que pour la gloire. Il avait été le meilleur « vendeur » de cartes du R.P.R. en France avant et au début de la présidence de Jacques Chirac. C’est grâce à des gens comme lui que « le Grand » avait pu accéder à l’Élysée. Quand Daniel avait finalement cédé sa société de distribution, 2 millions d’euros, j’avais vu le chèque, il avait aussitôt pris quelques « cartes » de représentant en vin et s’était mis, avec un associé et un commis, à vendre des caisses de 6 et de 12 dans un coin déjà saturé en négociants de tous ordres (pour le plaisir, il vendait aussi du champagne, du Ruinart, pas moins), comme ça, comme s’il avait 20 ans et qu’il crevait de faim, parce que la vente c’était la vie. Il avait d’ailleurs repris le local que j’avais occupé pendant une dizaine d’années en tant qu’écrivain public et éditeur, et l’avait transformé en lieu de gestion et de dégustation.
Je passais le voir de temps en temps.
– Ça va ? demandais-je.
– Plein fer !
– T’arrives à faire rentrer l’argent ?
– Ça va ça vient…
Au bout de quelques années, alors qu’il avait inondé de Bordeaux, de Ruinart et de Pécharmant, le Limousin, le Quercy et le Périgord, il avait arrêté le vin et s’était spécialisé dans la reconversion des militaires. Ne pas avoir été officier d’active était le grand regret de sa vie, et il se rattrapait dans la réserve citoyenne, où il était colonel. Avec son talent, il vendait des militaires en fin de carrière aux entreprises de la région. Il connaissait les ressorts de la nature humaine, et il savait l’utiliser aux fins qu’il décidait. Il avait une vision assez simple de la société, mais qui n’était pas fausse. Par exemple, je me souviens qu’il m’avait dit en 1998, bien avant internet et le numérique, lorsque nous rentrions d’un déplacement à Londres :
– Avec un téléphone et une carte bleue, rien n’est impossible.
En 2023, c’est évident, mais il y a un quart de siècle, ça l’était moins. Il sentait les choses, il avait du pif.
Une passion commune nous rapprochait : la littérature. Daniel était depuis l’ouverture le meilleur client du Cultura de la zone ouest, chez qui il laissait au minimum 500 € par mois depuis deux décennies. Outre la littérature, il aimait aussi les essais politiques, l’histoire et la psychologie. Comme il sortait peu le soir et n’aimait pas la télé, il passait ses soirées à lire (ça ne gênait pas son épouse, qui préférait films et séries). Son appartement était envahi par les bouquins, salle de bains comprise, de même que son bureau, sa voiture, son imperméable, son costume (Daniel ne portait que des costumes cravates, auxquels, l’âge venant, il ajoutait un chapeau).
– S’il n’y avait pas les livres, je deviendrais fou.
Sa sincérité ne faisait aucun doute et je m’étonnais que cet homme si à l’aise et si habile dans le commerce avec ses semblables éprouve si fortement le besoin de s’en extraire par le truchement des livres : peut-être pour les comprendre mieux encore sans avoir à supporter leurs petitesses.
J’étais donc heureux de retrouver ce personnage pour un déjeuner dans un cadre agréable. Malheureusement, la carte, et les prix sur la carte, n’étaient pas à la hauteur des pierres, ce que Daniel ne manqua pas de remarquer et de faire remarquer :
– C’est cher ! commença-t-il par dire, tout fort, dès qu’il eut jeté un œil sur les menus qu’on nous avait tendus.
– C’est un scandale ! continua-t-il, en constatant qu’il n’y avait pas de formule à moins de 29 €.
J’avais envie de rire, et je ris. La table la plus proche rit également. Le comique venait du contraste entre la spontanéité sonore de mon ami et la réalité de la situation : non seulement les prix n’étaient pas si exorbitants, non seulement Daniel aurait pu payer une formule 290 € sans que cela gêne ses finances le moins du monde, mais en plus c’est moi qui invitais.
Comme il était bon public, même de lui-même, il rit aussi.
– Quoi ?!…
– L’ancien patron, repris-je, m’avait confié qu’il devait faire 200 couverts/jour pour s’en sortir.
– Eh bien, c’est pas en assassinant les clients qu’il les fera !
– Tu bois quelque chose ?
– T’es fou ! J’ai pas bu une goutte depuis dix ans.
Avant de vendre des spiritueux, pendant toutes ses années de commercial et de chef d’entreprise, Daniel déjeunait et dinait au restaurant tous les jours avec force vins et apéritifs. Il avait arrêté du jour au lendemain, après que son médecin lui eût expliqué ce qu’il risquait avec les taux de cholestérol et de triglycérides qui étaient les siens. Il n’en voulut pas pour autant à son généraliste que, pendant au moins cinq ans, il alla voir tous les jours de la semaine le matin à 7 h 30.
– Faut mettre tous les atouts de son côté, tu comprends. Les gens ont peur de canner, mais ils prennent pas les moyens ! On s’aime bien avec le toubib, en plus…
Les plats ne nous disant rien, nous commandâmes deux salades complètes de pays. Arrivèrent deux montagnes de légumes et de canard sous toutes ses formes (terrine, gésiers, confits, foie gras…), arrosés d’une sauce à base de vinaigre balsamique. Daniel regarda l’amas d’un air sceptique, et même horrifié lorsqu’il aperçut deux nems, certes étonnants dans une spécialité du Sud-Ouest. Il en saisit un du bout des doigts et le contempla d’assez près :
– On n’a pas commandé de salade vietnamienne ! Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Comme Daniel parlait tout fort et n’avait, depuis que je le connaissais, jamais baissé la voix pour qu’on ne l’entendît point, la fille de la table à côté s’écroula de rire. Je me retins de faire de même, ce qui n’empêcha pas le serveur de rappliquer :
– Y’a un problème ?
Je perçus tout de suite que la question était mal posée, du moins pour Daniel. Sans regarder l’employé, mon ami demanda :
– Enlevez-moi ces trucs.
– Vous n’aimez pas ? C’est un nem au canard croustillant, avec un chutney de figues. Ça se fait beaucoup, aujourd’hui.
– Oui, ben c’est pas un progrès. Et le canard, ça me connait…
D’un geste de la main, il réitéra son souhait d’être débarrassé. Le serveur attrapa une assiette et, d’une fourchette et d’un doigt, retira les deux nems de l’assiette de Daniel. Cette extraction peu courante ne passa pas inaperçue et cette fois ce sont au moins cinq tables non loin de la nôtre qui repérèrent qu’un client pas banal se trouvait dans la salle.
– Dis donc, reprit Daniel qui se sentait mieux après qu’on l’eût débarrassé de ces chinoiseries, si on se prenait une demi-bouteille ?
– Tu peux t’autoriser quelques exceptions ? J’en serais ravi.
– On va pas pleurer pour 20 centilitres ! Tu sais ce que disait Churchill, Winston ? « Après la guerre, deux choix s’offraient à moi : finir ma vie comme député ou la finir comme alcoolique. Je remercie Dieu d’avoir si bien guidé mon choix : je ne suis plus député ».
Il fit un quart de tour et, sans lever la main, interpella le garçon :
– Eh, Victor (pourquoi Victor ?…) ! Apporte une demi de quelque chose, rouge et buvable ! Et pas du vietnamien, hein ?!
Les réactions de la salle se partagèrent entre rires et surprise. Victor apporta une demi bouteille de Bordeaux, que Daniel saisit avant qu’il ne la débouche :
– Lalande Pommerol ? Ouais, si tu veux. Un Saint-Émilion, de l’autre côté de la Nationale après Libourne, aurait été mieux, mais on va pas chipoter. Allez, ouvre vite, on a soif.
Avec le Pommerol, la mixture de canard végétalisé passa mieux, même si je voyais de temps en temps Daniel mâcher avec difficulté quelque chose qu’il aurait volontiers craché.
Nous parlâmes avec entrain du présent plus que du passé, de fictions plus que de réalités. Nous en étions là quand entra dans la salle du restaurant où nous nous trouvions, juste avant la terrasse qui vu l’hiver était fermée, une femme en manteau blanc avec un petit chien. Je ne l’avais pas vue depuis des années, pourtant je la reconnus aussitôt : Caroline. Une des femmes que j’avais le plus aimée, qui trônait tout en haut dans mon panthéon sentimental.
Elle aussi m’aperçut, avant de s’asseoir.
– Pierre ! Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’as pas quitté la ville ?
– Eh si. Mais j’y reviens de temps en temps.
Je la regardais, et je n’étais pas le seul. Elle n’était pas très grande, mais debout dans un endroit où les gens sont assis, elle ne passait pas inaperçue. D’autant que la silhouette, malgré le manteau, était agréable à regarder. Le visage encore plus. Sa blondeur avait un peu pâli, mais le bleu de ses yeux était toujours aussi clair. Le maquillage révélait plus qu’il ne cachait des joues, des lèvres, des tempes et un cou que l’on avait envie d’embrasser.
– Je viens déjeuner là de temps en temps, soupira la belle en tendant son manteau au serveur, qui visiblement la connaissait.
Le pantalon de cuir noir, les bottines, le pull blanc, les boucles et le collier laissaient voir une femme à la cinquantaine assumée, ce qui d’une certaine manière me fit plaisir, car quand nous nous fréquentions, cette cinquantaine qui alors approchait n’était pas loin de la terroriser. Elle en rêvait la nuit et je devais la réconforter, sur sa beauté, son charme, sa capacité à évoluer avec l’âge, arguments dont elle me reprochait parfois la contradiction : « Si je dois m’adapter, c’est que j’ai perdu ma beauté ? ».
Comment dire ?… Là, elle avait pris dix ans, mais elle était encore belle. Elle s’assit et installa son petit chien à ses pieds, enroulant la laisse autour de sa chaise.
Daniel, déstabilisé par cette intrusion, me posa une question simple :
– C’est une pute ?
Il n’avait pas baissé la voix, mais par chance Caroline n’entendit pas. Je réalisai alors qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés. J’avais parlé de l’une à l’autre, mais il avait oublié, ce qui est bien normal. Nous avons du mal à mémoriser nos propres histoires, alors celles des autres…
– C’est un des grands amours de ma vie, répondis-je. Pas très long, deux ans, avec des ruptures, mais…
Je ne finis pas ma phrase. Trop de choses me revenaient en tête. Caroline, c’était « ma scandaleuse », et même, elle en était consciente, « ma chiante, tu peux le dire ». On ne pouvait pas aller chez des amis, entrer dans un magasin, se retrouver en famille, sans qu’elle déclenche un courant électrique qui créait des courts-circuits à répétition. Elle était en retard, exigeante, caractérielle, boudeuse, versatile, drôle, inventive, belle, généreuse, exceptionnelle. Rien n’était simple avec elle, mais tout était extraordinaire. Chaque minute pouvait être mémorable, le quotidien était épique. Impossible d’être tranquille. Impossible de se lasser. C’est elle qui m’avait quitté, bien sûr, ce dont elle m’avait toujours prévenu. Elle : « Je suis très volage ». Moi : « Je t’aimerai quand même ». Elle : « Tu devrais pas ».
Daniel détourna de lui-même la conversation :
– Comment se fait-il qu’on laisse entrer un chien dans un restaurant ? C’est incroyable ! Je déteste les chiens.
Cette fois, Caroline entendit. Elle réagit au quart de tour.
– Pierre, tu diras à ton ami que mon Puddy ne dérange personne. Et qu’en plus, il ne s’intéresse pas aux hommes grossiers. Il ne risque donc pas d’aller l’embêter.
Je me rendis compte d’une chose : Caroline et Daniel avaient le même caractère. Ils étaient culottés, francs, sans nuances, et ils réfléchissaient après avoir parlé. Ça pouvait faire des flammes si jamais ils se trouvaient l’un en face de l’autre. J’avais intérêt à ménager des espaces.
Caroline avait été installée à une place sur une table perpendiculaire à la nôtre, pas trop près heureusement, mais elle nous avait dans son champ de vision et à portée de voix. Visiblement, elle n’attendait personne. Rien que cela étonnait : quelle femme aujourd’hui se rend seule au restaurant un samedi midi avec son petit chien ? C’était une pratique de vieille et riche Anglaise au début du XXe siècle sur la Riviera ; mais un siècle avait passé, Caroline n’était pas Anglaise, elle était très jolie, et, à moins d’un grand changement, elle n’avait pas un sou.
Sans négliger Daniel qui était mon convive, je jetais de temps en temps un œil ou un sourire à Caroline. Et remarquais de nouveau combien « être » l’occupait à plein temps. Elle avait eu cette réplique un jour que je lui demandais ce qu’elle faisait : « Rien. J’ai déjà du mal à être, s’il faut encore faire… ». Cette phrase m’avait jeté, comme on dit, dans des abîmes de perplexité, et je me demandais si elle était grotesque, sage ou révolutionnaire. Une décennie après, je ne le savais toujours pas. Mais cette recherche quasi exclusive de l’attitude, du placement, de l’habillement, était une constante chez cette femme, qui l’assumait mieux que d’autres me semblait-il.
Daniel n’avait pas réagi à la contre-attaque sur Puddy. Sans doute parce qu’il avait vu que notre voisine avait du répondant. En tant que mâle à l’ancienne et adepte des vertus militaires, Daniel respectait rien moins que le rapport de forces. Une autre raison pouvait expliquer sa non-surenchère, qu’il exprima ouvertement :
– J’aime pas les femmes.
Une fois de plus, la cliente à la table derrière lui s’écroula de rire, son compagnon également.
Je précise que Daniel n’avait pas le moindre tendance homosexuelle et que je lui avais connu nombre de maîtresses ; nos aventures féminines, avec la politique et la littérature, étant d’ailleurs un de nos principaux sujets de conversation depuis que nous nous connaissions. Mais il est vrai qu’il affirmait depuis toujours ne pas être à l’aise avec les femmes, ne pas comprendre leur fonctionnement, ou le comprendre, mais ne pas l’apprécier. Il avait le droit. Ça ne l’empêchait pas de succomber à leurs charmes, et de leur faire valoir les siens.
– Celle-là, répondis-je, tu l’aimerais encore moins, car c’est un concentré de femme.
– Une caricature, non ?
– Une caricature, peut-être, tu as raison. C’est à peu près pareil.
– Je sais pas.
– Tu veux un dessert ?
– Non ! C’est assez dégueulasse comme ça.
Re-écroulements à la table derrière, que Daniel semblait ne pas remarquer. Nous commandâmes un café et un thé.
Caroline n’avait pas commencé son repas tandis que nous finissions le nôtre. Elle avait commandé un verre de vin blanc. Je tentai de prendre une photo avec ma mémoire à ce moment, me demandant si cette femme assise seule à sa table dans ce restaurant moyen de gamme, si imprégnée de la fugacité de sa beauté, si soucieuse de retenir le temps qui filait entre ses jolis doigts, était pathétique ou sublime. En tout cas, elle était une survivante, comme Daniel était un survivant, d’un monde qui disparaitrait après eux, ou un homme était un homme et une femme une femme. L’heure était à l’androgynie, à la transexualité, à la distinction du genre et du sexe, aberrations qui les affligeaient. Ils ne voulaient pas de cette confusion qui ne correspondait pas à leur nature. Ils étaient l’un et l’autre conscients de leurs qualités et de leurs défauts, mais ils n’allaient pas se renier pour autant.
Daniel et moi nous nous levâmes après avoir avalé nos boissons chaudes.
– On y va, dis-je à Caroline.
– Tu ne m’a pas présenté ton ami malpoli.
– Daniel, répondis-je, qui fut mon complice en bien des domaines. Tu ne te souviens pas, mais je t’en ai parlé.
Daniel aussitôt, dans un réflexe tout commercial, lui tendit la main en déclamant son identité, ses titres et ses hommages. Caroline eut un mouvement de recul, ne saisit pas la main tendue et dit :
– Enchantée. Je ne vous serre pas la main, excusez-moi, je vais commencer mon déjeuner.
Je souris. Elle n’avait pas changé.
Daniel remballa sa main, plus amusé que vexé.
Caroline enchaîna en le regardant :
– J’ai entendu que vous demandiez à Pierre si j’étais une pute.
Mon Dieu, elle avait entendu.
Daniel sembla cette fois hésiter. Je précise que toutes les tables de cette partie du restaurant assistait à la conversation.
– Pas vous spécialement…
– Si, moi spécialement, je suis pas sourde. Eh bien je vais vous dire, j’aurais dû l’être davantage. Pute, comme vous dites. Je serais moins dans le besoin aujourd’hui. Vous savez que je travaille encore en usine ? Parfois en poste de nuit ? Aujourd’hui à 56 ans ?
C’était sans doute vrai. Caroline avait fait mille boulots, difficiles, toujours en contrats courts, et elle ne rechignait pas à la tâche. Mais elle avait un principe qui la mettait toujours au bord du gouffre financièrement : elle dépensait systématiquement ce qu’elle gagnait. Pour elle, la dépense était la récompense. Sinon, le travail n’avait aucun sens. C’était un de nos nombreux sujets d’engueulade. « Mais achète-toi quelque chose ! », m’implorait-elle. Un samedi sans un peu de shopping et un achat ne valait pas la peine d’être vécu. Le restaurant le samedi midi participait certainement de cette logique : elle venait dépenser ce qu’elle avait gagné dans la semaine, du moins le peu qui lui restait après qu’elle eût payé ses charges fixes. À cette enseigne, on pouvait comprendre son regret de ne pas avoir été davantage entretenue.
– J’ai eu quelques amants généreux, je peux pas dire. Mais j’ai été trop timide, trop polie. Grave erreur. Si j’avais été, même pas vénale, mais disons un peu plus intéressée, ma vie serait bien différente.
– Visiblement, rétorqua Daniel, en termes de politesse et de timidité, vous rattrapez le temps perdu.
– Peut-être. Mais c’est trop tard.
– Il n’est jamais trop tard, Caroline. Croyez-moi. Il peut se passer plein de choses à tous les âges.
– Si vous le dites…
– Vous verrez.
Nous primes congés sans toucher la belle. Je lui promis de l’appeler la prochaine fois que je reviendrais dans la ville pour l’inviter à dîner.
– Tu le feras ?
Je le ferais. Mais elle, viendrait-elle ? Tout dépendrait bien sûr de sa situation et de son humeur au moment de mon appel.
Je payai ce mauvais repas et nous nous retrouvâmes sur le trottoir Daniel et moi. Mon ami me fit face aussitôt :
– Donne-moi son numéro.
Je ris en sortant mon iPhone. Parfois, la vie vous met en présence de personnages. Il n’y a qu’à les mettre en situation et les laisser jouer.
(et 128 autres histoires à lire ou à relire sur http://www.desvies.art)
C’est un délice de déjeuner brivois !
On ne peut s’empêcher de savourer chacun mot, chaque phrase des « entremets » subtils, drôles et singuliers, amenés par ces personnages si chics et authentiques.
Merci Pierre de nous avoir invités à ta tablée !
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On attend la suite!!!
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Merci Pierre pour cet excellent moment de lecture !!!
En espérant que Caroline comprenne qu’à 50 ou 56 ans rien n’est perdu, tout est encore possible !
À vendredi prochain pour une prochaine histoire.
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Bravo Pierre Yves !
Bien vu.
Amusant
Très bon style.
Ma sœur et Louis ont adorés.
Merci pour ce partage
A bientôt ami
Alain
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Si ce n’est pas un appel du pied…
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