La voiture d’en face

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Ça faisait 6 jours maintenant que l’accident avait eu lieu et il n’arrivait toujours pas à revoir et à remettre dans l’ordre les 30 secondes avant la collision. D’après les médias, qui savaient tout mieux que tout le monde, il se serait « déporté » sur la gauche et aurait percuté la voiture venant en sens inverse. Voiture dans laquelle se trouvaient, ô rage ô désespoir, un couple et deux enfants. La fille de 3 ans était morte sur-le-coup, le fils de 8 ans et le père étaient gravement blessés, la mère plus légèrement. Lui-même, Luc Laventa, était assez fortement touché, au thorax, aux genoux, à l’épaule, tandis que les deux compagnons qui l’accompagnaient étaient indemnes. Ils avaient d’ailleurs pris la fuite. Cele aggravait encore les choses, mais il comprenait pourquoi : l’un était un immigré en situation irrégulière, l’autre avait eu des ennuis pour son trafic de stupéfiants. 

Là, sur son lit d’hôpital, il cumulait des douleurs si nombreuses et si fortes qu’il demandait en permanence qu’on l’endorme, ce qu’il n’obtenait que partiellement. 

– Au contraire, Monsieur Laventa, il faut vous réveiller, commencer à reprendre le dessus…

  Au moins cette infirmière n’était-elle pas ouvertement hostile, comme la plupart des soignant.e.s qu’il voyait défiler depuis la fin de semaine précédente et qui ne cachaient pas leur haine à son égard. Il était à l’hôpital, mais beaucoup de personnes autour de lui ne souhaitaient pas qu’il aille mieux. On le vouait aux gémonies, on voulait qu’il souffre.

Comme s’il n’allait pas de toute façon souffrir tout le restant de sa vie pour… pourquoi ? « Homicide et blessures involontaires », lui avaient appris les flics la veille lors du premier interrogatoire au commissariat. « Involontaires », certes ; il n’empêche, il n’aimait pas le mot « homicide », qui signifiait, si ce n’est l’intention, l’action de tuer un être humain. Il avait tué quelqu’un, lui ? Il n’était pas convaincu. Mais beaucoup de gens, et même « les gens », étaient convaincus, eux. On parlait de « l’assassin », du « criminel », qu’il fallait condamner. Déjà, la responsable d’une association de parents d’accidentés de la route alimentait la polémique en affirmant que la qualification d’« homicide involontaire » était trop faible. Comment pourrait-il ressortir un jour dans la rue ? Sans parler même de monter un nouveau spectacle ? On allait le lyncher. Il y avait déjà deux policiers dans le couloir et deux à l’entrée de l’hôpital.

– Luc, tu dois dire quelques mots, montrer de la compassion. Cela ne changera pas grand-chose, mais si tu ne le fais pas, ce sera pire. 

Ce conseil venait de sa sœur, mais aussi des deux bons amis qui lui restaient et de son avocat. Alors ils mirent au point le texte suivant, qui fut transmis à l’Agence France Presse : « Luc Laventa, qui n’est pas en état de se présenter devant les médias, fait part de son immense regret pour le mal qu’il a occasionné. Conscient que rien ne pourra remplacer l’absence et réparer les blessures, il assumera néanmoins toutes les conséquences de ses actes ». Ils avaient pesé chaque mot : mal plutôt que tort, occasionné plutôt que créé, conscient, assumera, et ses actes plutôt que son acte, afin de montrer une attitude générale et de ne pas laisser entendre qu’un « acte » avait été commis.

Les médias reprirent tous et vite cette déclaration, mais la réaction de la famille, qui, ne pouvait être bonne, fut très mauvaise, celle-ci se déclarant « insensible aux propos de M. Laventa ». L’avocat fut encore plus négatif, affirmant que « la famille, comme des millions de Français, ne comprendraient pas que Luc Laventa ne soit pas mis en examen et placé en détention provisoire dès la fin de sa garde à vue ». Cet avocat semblait franchement méchant et Luc demanda qu’on éteigne la télé.

– C’est normal, lui dit son propre avocat. Il est dans son rôle.

Pour mieux supporter l’insupportable, il essaya de passer en revue ses souffrances. Peut-être qu’en les analysant, il arriverait à s’en éloigner de quelques millimètres ?

Le pire était bien sûr la mort de cette petite fille et les blessures graves de son frère de 8 ans et de leur père. Quoi que l’on détermine des circonstances exactes de l’accident, c’était bien la voiture qu’il conduisait qui était entrée en collision avec la voiture de cette famille et qui l’avait décimée. Visiblement aussi – les policiers le lui avaient confirmé – il avait quitté la droite de la route et s’était mis à rouler à gauche. Sur une nationale sans séparation entre les voies de circulation… Ne pas pouvoir revenir en arrière, ne pas pouvoir reprendre le fil des événements en décalant de quelques secondes le croisement des deux véhicules, était une torture de tous les instants. Oui, c’était irréversible. La mort et les blessures qu’il avait causées à ces gens ne disparaîtraient jamais.

Cette affreuse réalité créait une souffrance concomitante : il était et il serait pour toujours un objet de haine. Lui qui – comme tout le monde ? – n’aspirait qu’à être aimé, déclenchait et déclencherait désormais le sentiment inverse. Si déjà à l’hôpital on le haïssait, que serait-ce dans la rue, dans un restaurant, sur une scène ? Il ne pensait pas pouvoir supporter ça, les regards de haine et de dédain, les doigts tendus, les insultes, les propos de réseaux sociaux, l’ostracisme et l’isolement. S’il n’y avait sa sœur et sa mère, il aurait déjà mis fin à ses jours. Peut-être le ferait-il malgré elles. Il ne se sentait pas fort du tout. Déjà, il avait dit à sa sœur quand il s’était réveillé :

– C’est moi qui aurais dû mourir.

– Dis pas ça, lui avait-elle répondu en serrant fort sa main. 

Il avait pleuré, en raison d’une autre souffrance atroce : il affligeait les deux personnes qu’il aimait le plus au monde et qui l’avait toujours soutenu dans ses choix, souvent difficiles à suivre, il était le premier à le reconnaître. Et leur père qui, quand il était enfant, était mort dans un accident de la route… Mon Dieu, comme la vie était cruelle, fragile, horrible…

La haine qu’il suscitait était attisée par un autre malheureux concours de circonstances : les victimes étaient d’origine maghrébine et d’un milieu modeste tandis qu’il était un mâle blanc de plus de 50 ans, Parisien, aisé, artiste, figure du show-bizz. Autant dire qu’en ces temps d’indignation et de délation, il était un objet de détestation idéal. Il pensa au sort de deux autres hommes fauchés en pleine gloire, mis au banc à tout jamais, un pour homicide involontaire justement, Bertrand Cantat, l’autre pour un mensonge et une fraude fiscale, Jérôme Cahuzac. L’un comme l’autre avaient payé, mais n’avaient jamais été pardonnés. Ils vivaient comme des reclus, méprisés de tous, niés jusque dans leur existence, haïs pour l’éternité. On pouvait ajouter à la liste Sacha Distel, chanteur comme lui, qui plia sa Porsche une nuit d’avril 1985 sur la nationale 7, blessant grièvement sa passagère, l’actrice Chantal Nobel, qui reste handicapée. C’était son tour. Il était lui aussi le représentant de cette catégorie dont les chefs de la pensée collective ne voulaient plus en 2023 ; on n’allait pas manquer l’occasion de le détruire pour faire un nouvel exemple. 

Par chance, il était pédé. Son homosexualité le rendait moins mauvais d’office aux yeux des gauchistes de type populiste, des féministes de type fasciste et des journalistes de type journaliste. Une homosexualité clean, avec un compagnon unique, aurait été plus bankable que son homosexualité trash, mais c’était tout de même un facteur de sympathie pour l’intelligentsia des plateformes et des plateaux. S’il avait été, en plus, hétérosexuel, ces braves gens l’auraient poursuivi, harcelé, trainé, déchiqueté, jusqu’à ce qu’il rende gorge. Une députée de la France Insoumise, Manon Fouritin, adepte de la convergence des luttes contre les discriminations intersectionnelles, avait toutefois éructé sur France Inter, siège de la bien-pensance : « Nous veillerons à ce qu’il ne bénéficie ni d’une justice de classe, ni d’une justice de race ». Le ton était donné, Twitter et l’opinion suivraient.

Par chance également, si l’on pouvait dire au milieu d’un tel malheur, il était chanteur, métier qui profitait d’une grosse cote dans l’imaginaire populaire. Il avait de lui-même toujours considéré qu’on en faisait trop pour trois métiers, dont celui qu’il exerçait : les chanteurs, les acteurs et les joueurs de foot. Des professions au sein desquelles on trouvait certes quelques personnes méritantes, mais surtout beaucoup de chance et de hasard, et qui étaient objectivement moins difficiles et moins utiles que la plupart des autres, qui ne valaient à celles et ceux qui les exerçaient que des salaires limités assortis de l’anonymat le plus complet. En tant que chanteur, on l’aimait, on l’admirait, on le trouvait sensible, humain, sympathique. Ce capital exceptionnel dont il avait bénéficié jusque-là permettrait-il de limiter la haine à son encontre ?     

Il était pédé, chanteur, mais aussi drogué. Son addiction à la cocaïne n’était un mystère pour personne, il ne l’avait jamais cachée. Or, il était sous l’emprise de la cocaïne au moment de l’accident. Ce seul constat suffisait à en faire un criminel, il le savait. Il avait conduit sous l’emprise de stupéfiants, c’était à la fois interdit et dangereux, la preuve. Il devrait payer pour cela. Il l’admettait, c’était inévitable et même juste. Si le climat dans la société n’était pas si nauséabond, il aurait peut-être osé un « Que celle ou celui qui n’a jamais roulé shooté.e ou bourré.e me jette la première pierre », non pas pour se dédouaner, mais pour rappeler que beaucoup criaient avec la meute simplement parce qu’ils avaient eu la chance de passer entre les gouttes. Cependant, toute nuance, toute mise en perspective était impossible dans un monde qui, aux yeux du plus grand nombre, se divisait en deux catégories : les victimes et les coupables. Les coupables devaient payer, les victimes êtres payées.

Il était donc chargé au moment de l’impact. Pour autant, il ne voyait pas pourquoi la cocaïne lui aurait fait quitter la droite de la route. Il avait l’habitude, et il n’avait pas spécialement forcé ce jour-là. On était en début de soirée, ils s’étaient fait une ligne avant de quitter sa maison des Yvelines pour rejoindre Paris. Bien sûr, la cocaïne désinhibait, énergisait, euphorisait, c’est bien pour cela que tant de personnes en prenaient. Mais ce soir-là il était lucide, et plutôt serein. Peut-être roulait-il un peu vite ? Il ne le pensait pas, il n’aimait pas la vitesse. 

Il essaya une nouvelle fois de se rappeler ce qui s’était passé juste avant le choc. Mais il ne voyait pas. Il discutait avec Stan et Akim, et tout d’un coup plus rien. Par moments, il croyait revoir une intense lumière : les phares de la voiture qui lui arrivait dessus ? Était-ce son imagination ?

Cela posait la question de ses compagnons d’infortune. Là encore, souffrance. Non seulement il avait dû donner leur nom et ils avaient été interpelés, mais en plus il avait dû révéler qu’il fricotait avec un petit trafiquant et un immigré en situation irrégulière, les deux ayant l’âge d’être ses fils. « Comment peut-on tomber plus bas ? », devait-on penser. En effet, ce n’était pas glorieux, c’était même, pour le coup, pathétique. Lui, privilégié parmi les privilégiés, assouvissait ses désirs, et même invitait chez lui, des êtres fragiles que forcément il éblouissait par son argent et sa renommée. Ne pouvait-il pas trouver des compagnons plus adaptés, moins dépendants ? Comment expliquer cela ? Comment faire comprendre la force du désir ? L’attrait pour la jeunesse, la racaille, l’interdit ? D’accord, mais à son âge, à 55 ans ? Ben oui, à son âge. Tout cela était indicible, et quand bien même il aurait dit, inaudible. 

Il lui fallait donc vivre avec une honte supplémentaire, et non des moindres. Il n’avait pas encore lu les journaux, regardé ses comptes sur les réseaux. Mais ce qu’il voyait à la télé lui donnait déjà une idée de la déferlante : le moindre détail de sa vie serait exhibé, analysé, débattu. Toutes ses faiblesses seraient mises à jour, et ce faisant il ferait encore souffrir ses proches, c’était insoutenable. Son affaire tombait à un bon moment en plus, l’actualité était chargée en matière sociale et internationale, mais légère en termes people. Voilà qui agrémentait utilement la guerre en Ukraine et la réforme des retraites. On avait le temps pour lui. Si Delon pouvait mourir, soupira-t-il, ou le président être assassiné, du moins blessé. Mais détourner l’attention ne réglerait pas tous les problèmes, loin de là.

Ces tourments occultaient presque la douleur physique, qui pourtant n’était pas mince. Il avait des côtes cassées, une épaule luxée, les genoux enfoncés. Ce sont les genoux qui inquiétaient le plus les médecins, même s’ils étaient certains qu’il pourrait remarcher. Sans boiter, ce n’était pas sûr. Il avait très mal à la tête également. Le cerveau ne semblait pas touché, mais qui sait si le choc n’avait pas endommagé l’encéphale. 

La dernière souffrance était existentielle : quel sens aurait sa vie s’il ne pouvait plus chanter, parce qu’il n’avait plus les capacités physiques et parce que plus personne ne voudrait venir à ses concerts ? L’œuvre qu’il bâtissait resterait inachevée, dès lors quel sens aurait-elle ? Des années de travail et d’efforts avaient été anéanties en cinq secondes. Qu’allait-il faire de sa vie de paria ? Il valait mieux mourir.

Il était donc au fond du désespoir quand sa sœur pénétra dans sa chambre un midi, avant l’heure autorisée des visites.

– Luc, j’allume la télé, tu vas voir !

Elle mit une des chaînes d’information en continu. Tandis qu’on revoyait les images mille fois montrées de l’accident, de l’hôpital, de lui-même, Luc entendit ceci : « Ce serait bien sûr un tournant dans l’enquête. C’est hier soir que le garçon a repris connaissance et ce matin qu’il a pu être entendu, pendant 30 minutes seulement, par les enquêteurs du SRPJ de Versailles. Il affirme que son père tenait un téléphone portable à la main juste avant la collision et qu’il roulait “très vite”. Si ces informations étaient confirmées, voilà qui changerait radicalement le regard que l’on peut porter sur ce tragique événement qui, rappelons-le, a causé la mort d’une fillette de 3 ans et blessé trois autres personnes, dont Luc Laventa toujours hospitalisé ».

– Tu te rends compte ?!

– En effet…

– Si ça se trouve, c’est le mec qui a changé de direction et foncé sur toi !

– Je comprends mieux pourquoi je me souviens de rien avant le choc. 

L’avocat les appela :

– Je suis harcelé par la presse, j’ai pas besoin de vous expliquer.

– Tu penses qu’on doit faire une déclaration ?

– Surtout pas. On attend de voir si la famille réagit. Tu vas de toute façon être interrogé de nouveau cette après-midi. 

– Et le père ? C’est lui qui devrait être interrogé, maintenant.

– Il est trop mal, ce n’est pas encore possible.  

– Comment les propos du petit ont-ils pu fuiter ? 

– Sans doute un des flics.

– Et qu’ont dit mes malheureux passagers ?

– Stan a dit qu’il dormait, ce qui semble vrai, Akim qu’il consultait son téléphone et qu’il n’a rien vu ni entendu de spécial.

– Je n’ai pas crié ?

– Apparemment non.

– Et comment ils expliquent le délit de fuite ?

– Ils sont contradictoires : ils disent qu’ils n’ont pas cherché à fuir mais à prévenir – il est vrai que ce sont eux qui ont appelé les pompiers –, mais ils disent aussi qu’ils ont eu peur, et qu’ils ont voulu retourner chez toi… Bref, c’est pas clair, mais c’est assez secondaire.

– Est-ce que tu penses que leur témoignage m’aide ou m’enfonce ?

– Plutôt qu’il t’aide, car ils n’ont pas remarqué d’erreur de conduite que tu aurais commise.

C’est cette erreur de conduite que, dans les bureaux du SRPJ où il avait été une deuxième fois amené en ambulance pour l’après-midi, les policiers, pas moins de cinq, comme lui-même et son avocat cherchèrent à évaluer.

– Vous êtes sûrs que la voiture a changé de direction ? demanda son avocat.

– Oui. La position et les analyses de la carrosserie des véhicules sont formelles. 

– Mais c’est peut-être parce que j’ai freiné que ma voiture a changé de direction ? demanda Luc, calé dans un lit-fauteuil apporté de l’hôpital. 

– Non. Il n’y a aucune trace de gomme sur la route et vos pneus n’ont pas une usure récente et localisée qui prouverait ce freinage.

– Je n’ai donc pas freiné ?

– Pas en bloquant les roues en tout cas.

– Est-ce qu’on peut calculer la vitesse des véhicules ? 

– On ne peut pas utiliser le rapport entre la vitesse et la distance de freinage, puisqu’on ne la connait pas.

– Les compteurs de vitesse ne se sont pas bloqués ?

– Ce n’est pas automatique. Les compteurs à aiguille peuvent même parfois « faire des bonds » en cas de choc. On ne peut donc pas se baser sur ces données.

– Et, demanda l’avocat de Luc qui avait préparé la séance, qu’en est-il du transfert d’énergie d’un des véhicules à l’autre ?

Les flics ne purent éviter une seconde d’hésitation et de fuite des regards. 

– C’est pas net.

– C’est-à-dire ? insista l’avocat. 

– On ne peut pas établir qu’un des deux véhicules allait beaucoup plus vite que l’autre.

– Ils allaient donc à peu près à la même vitesse.

– À peu près.

– Et le chauffeur d’en face a-t-il freiné ?

Nouvelle hésitation perceptible des policiers.

– Oui.

– Combien de temps avant le choc ?

– 2 mètres. Ça fait même pas une seconde.

– Qu’est-ce que vous en déduisez ?

– Qu’il s’est rendu compte au dernier moment qu’il allait vous rentrer dedans. Tandis que vous, vous ne semblez pas avoir perçu le danger.

Difficile de déduire quelque chose de solide de ces constats. En tout cas, le changement de ton des policiers par rapport à la veille était spectaculaire. Les déclarations du petit accablant son père innocemment étaient passées par là. On était passé de l’inquisition à la contradiction, voire au dialogue.

L’avocat de Luc reprit :

– M. Laventa pourrait avoir changé de direction pour éviter la voiture qui lui fonçait dessus. 

– C’est une hypothèse. Cependant la logique, le réflexe, aurait voulu qu’il braque à droite, côté champ, et non pas à gauche, côté route.

– Braquer à droite, c’était sortir de la route et risquer de se renverser, surtout s’il y avait un fossé.

– Ça peut s’entendre.

– Il n’y a pas de témoins ? Je veux dire des gens qui circulaient sur cette route à ce moment-là et qui auraient vu en direct l’accident ?

– Il y a un couple de personnes âgées, qui étaient juste derrière vous, dont le véhicule a d’ailleurs percuté le vôtre…

– S’ils ont percuté le véhicule de M. Laventa, c’est bien que celui-ci n’a pas quitté la droite de la route ?

– Ils ont percuté l’arrière droit de votre véhicule avec leur avant gauche. Ce qui montre bien qu’il y a eu déport. 

– Pas un gros déport. Et ils ont freiné, eux ?

– Non.

Ni de nouveaux interrogatoires, ni les auditions attendues du père et de son fils, ni des analyses plus poussées de la route et des véhicules, ne permirent d’établir avec certitude qui s’était déporté en premier et pourquoi. C’était déjà une remise en cause de l’accusation à sens unique qui avait pesé sur Luc Laventa pendant toute la première semaine. Cela ne suffit pas cependant à lever l’opprobre jeté sur lui, son addiction à la cocaïne, ses pratiques sexuelles. Et rien ne supprimait le fait que sa voiture avait tué une enfant de 3 ans et grièvement blessé un de 8. Que ce soit, peut-être, le père des enfants qui ait foncé sur lui et non l’inverse ne suffisait pas à équilibrer la balance : le coupable, aux yeux de l’opinion, c’était lui. 

Aux yeux de la justice aussi, puisqu’il fut condamné, un an après le drame, à 4 ans de prison dont 2 ferme. Luc Laventa reconnut qu’il méritait la punition ; il aurait simplement souhaité que le conducteur de la voiture d’en face partage sa peine avec lui.

Épilogue : Luc Laventa ne donna plus jamais d’interview à un média. Quand il fut libéré, il retourna vivre dans le Sud-Ouest d’où il était originaire. Un ami d’enfance devenu architecte lui proposa de travailler avec lui à la réhabilitation de logements selon les nouvelles normes environnementales. Luc accepta et même souhaita ce changement radical de vie. Il était le plus discret possible, mais il arrivait bien sûr qu’il soit reconnu et qu’il reçoive des insultes. Alors il passait son chemin, restait stoïque et ne répondait jamais ; il apprenait la force et les vertus du silence.

Il n’arrêta pas d’écrire et de composer des chansons pour autant. L’épreuve lui avait donné une sensibilité supplémentaire. Ses chansons étaient si belles que son producteur accepta sans problème de réaliser puis de promouvoir un album. Mais Luc avait prévenu son agent : 

– CD, iTune, streaming, Deezer, Spotify, diffuse où tu veux, mais pas de concert.

De fait, on ne le revit jamais en public. C’était une des condamnations qu’on lui avait infligées, qu’il s’imposait désormais. Cela n’empêcha pas ses chansons de rencontrer un grand succès. Il est toujours un des auteurs-compositeurs les plus populaires dans le pays.

Épilogue de l’épilogue : 12 ans après l’accident – Luc avait 67 ans –, alors qu’il sortait à 12 h 30 des locaux du cabinet d’architecture et de construction où il travaillait encore, un jeune homme s’approcha de lui :

– Luc Laventa ?

– Oui ?…

Le jeune homme n’avait pas l’air hostile. Son visage était barré de deux cicatrices et le nez semblait un peu cabossé.

– Nous nous sommes rencontrés de manière un peu… brutale…, il y a bien longtemps.

Luc comprit et pâlit :

– Vous êtes Mehdi Bendal ?

– C’est ça. Je voudrais parler avec vous. On peut déjeuner ensemble ?  

Luc fixa encore le visage :

– Vous êtes sûr ?

– Oui. En plus, j’aime beaucoup vos chansons.  

Mehdi sourit et tendit la main à Luc, qui ne put que la saisir et sourire à son tour. 

Depuis ce jour, ces deux-là déjeunent ensemble au moins une fois par trimestre, s’entraident dès qu’ils le peuvent, et se téléphonent de temps en temps pour parler des douleurs et des douceurs de la vie.

(et 127 autres histoires à lire ou à relire sur http://www.desvies.art)

5 commentaires

  1. L’auteur affronte avec ses armes, des mots, des phrases, un style, la bien-pensance et les schémas étouffants de la doxa dans une société un peu malade. Il a l’aplomb de défendre, de démonter au moins, ce qui semblait trop vite indéfendable. En outre, on retrouve l’auteur de polar habile à se frayer un chemin dans l’écheveau d’une affaire « pliée » à l’avance. ça peut déranger, mais au moins quel lecteur peut rester indifférent ?

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