Sans Valentin

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Le fleuriste était de l’autre côté de la rue par rapport à leur agence. Comme ce 14 février était calme en ce qui concerne le tourisme, Laurie et Gwenaelle avaient le temps de s’intéresser aux va-et vient dans la boutique d’en face, pour qui au contraire c’était un jour faste. 

On considérait la Saint-Valentin comme la fête des amoureux depuis le XIVe siècle. Apparue en Angleterre, la coutume s’était étendue au monde entier. Et à partir du XXe siècle, les fleurs et les cadeaux avaient remplacé les lettres et les billets doux.

– C’est toujours la rose qui domine, on dirait, remarqua Laurie.

– La rose rouge, compléta Gwenaelle.

– C’est ce qu’il y a de bien avec la Saint-Valentin : l’homme peut oser le rouge même s’il n’est pas encore en couple avec la dame, alors qu’un autre jour cela paraitrait déplacé.

– Tu crois que les mecs s’arrêtent à ces considérations ?

– Une chose est sûre : c’est l’homme qui offre des fleurs !

– Les fleurs oui. Mais depuis quelques années, les femmes aussi offrent un cadeau.

– C’est vrai. 

Elles se mirent à observer avec attention ceux qui entraient et sortaient de chez le fleuriste. 

– Regarde ce gars comme il tient sa rose : à deux mains ! En ne la quittant pas du regard et en marchant tout doucement ! Il est mimi…

– Il doit être sacrément amoureux.

– J’espère que c’est réciproque.

– Ça…

Au fil des heures, elles établirent quelques statistiques. 

– Une majorité n’en prend qu’une.

– Ou alors beaucoup. On en a vu plusieurs avec au moins 12 roses !

– Tu préfères quoi, toi : en recevoir une ou plusieurs ? Si c’est ton amoureux qui offre…

– Si l’histoire dure depuis longtemps, plusieurs c’est mieux. Ça montre que l’homme ne se contente pas du minimum. Il veut continuer à assurer, donc il tient à toi.

– C’est vrai, la rose rouge unique, c’est la déclaration, l’aveu du sentiment. Ça ne peut être qu’au début.

Elles avisèrent un gars qui sortait de la boutique avec un pot :

– Regarde : lui il achète l’arbre !

– Il vise la durée, l’amour qui ne fane pas.

– C’est beau…

Laurie fut dérangée par un appel téléphonique. Quand elle raccrocha, elle dit :

– Moi, le plus beau bouquet que j’aie reçu, c’était il y a trois ans, pour mes 44 ans. 44 roses, roses, livrées par Interflora, et je ne savais pas qui me les envoyait !

– Non ?

– Je te jure. Pas de carte, pas de message.

– T’as jamais su d’où elles venaient ?

– Le mec me l’a dit des mois après. J’avais pas imaginé une seconde que c’était lui !

– Qui c’était ?

– Un ancien copain de ma sœur. Il ne sortait plus avec elle, mais on était resté amis sur Facebook. Je voyais bien qu’il likait ou lovait mes publications et qu’il mettait des commentaires ambigus. Il était pas mal, mais je le calculais pas du tout.

– Pourquoi il a fait ça ?

– Il devait espérer que je devinerais qu’il était l’auteur du cadeau.

– Comment t’as réagi ?

– J’ai pensé que ça venait d’un de mes ex. Et j’étais plutôt contente parce que j’aurais pas été contre une reprise de notre relation. 

– Tu l’as contacté, cet ex ?

– Non, j’étais pas sûre. J’ai photographié le bouquet, j’ai publié la photo sur Facebook. Et j’ai mis une légende genre : « Merci à l’expéditeur mystérieux de ce magnifique bouquet ». 

– Il s’est pas manifesté ?

– Il a liké, comme d’autres. Une de mes copines a commenté : « Ça, je sais de qui ça vient ». On s’est parlé au téléphone, elle pensait au même ex. Alors j’ai écrit à mon tour : « Oui, ça me fait plaisir qu’il ne m’oublie pas ». Non seulement l’ex n’a pas bougé, mais le véritable auteur non plus, j’avais dû le refroidir. 

– Quand est-ce qu’il te l’a dit ?

– Un jour, il m’a envoyé un message privé. « Je vais quitter Facebook, j’en ai marre. Je voulais juste te dire : le bouquet, c’était moi ». Je suis tombée des nues, mais ça n’a pas créé le désir pour autant. J’ai répondu : « Je suis désolée de ne pas avoir deviné. C’était une très belle attention, merci. Bonne chance pour la suite sans Facebook ».

– Il a dû être déçu.

– Peut-être. Qu’est-ce que tu veux, c’est la vie…

Elles cessèrent de parler un moment, sans cesser de regarder les mouvements chez le fleuriste en face. Il y eut des coups de téléphone, des demandes de disponibilités, des fournitures de renseignements. Puis le commercial apparut, cravate au vent, qui allait entrer dans l’agence :

– Oh non… Tu te vois fêter la Saint-Valentin avec lui ?!

– Il serait pas mal s’il était moins bête, moins lourd !

– Faudrait au moins lui couper la tête.

Le lourd entra :

– Ça va, les filles ? On a mis ses dessous sexys pour ce soir ?! Rouges ou noirs, laissez-moi deviner ? Ah ah ! Vous faites les saintes nitouches, mais ce soir, les seins on y touche ! Ah ah ah !

Elles se regardèrent, consternées.

Quand il fut parti dans le bureau du fond rejoindre le directeur, elles reprirent leur observation de la devanture du fleuriste. Les entrées et sorties étaient nombreuses.

– Ben dis donc… soupira Laurie. La société de consommation a encore de beaux jours devant elle.

– Bah, c’est une belle tradition, non ?

– C’est vrai. Mais bon.

Gwenaelle demanda soudain :

– Au fait, tu fais quoi, toi, ce soir ?

Laurie resta quelques secondes interdite, comme si elle ne comprenait pas que la question lui était adressée.

– Moi ?!… Oh rien ! Rien. Comme d’hab. Je suis toute seule. Et toi ?

– Moi, Jean-Claude m’a dit il y a cinq ans que ça rimait à rien de fêter la Saint-Valentin quand on était « un vieux couple ». Donc, rien non plus.

Tournées vers les acheteurs de fleurs qui défilaient, elles restèrent pensives un moment, puis se focalisèrent chacune sur son écran.

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