(environ 5 minutes de lecture)
Patrick allait mourir et il n’y était pas arrivé. Malgré une persévérance de 45 ans. Triste réalité. Oui, mais ce fatalisme n’était pas une acceptation. C’était un sentiment d’injustice et une source d’aigreur. Ce n’était donc pas bon. Ça le minait dès que quelque chose le ramenait sur ce terrain.
Il avait écrit 20 romans, 20 longues histoires dont chacune lui avait pris plusieurs centaines d’heures de travail. Il avait envoyé chaque manuscrit à 6 éditeurs, et il avait reçu 120 lettres de refus. Il était pourtant sûr d’une chose : si certains textes publiés étaient supérieurs aux siens, beaucoup d’autres, la majorité, étaient inférieurs, en termes de style, d’émotions déclenchées, de vérités dévoilées. Il ne pouvait donc s’empêcher de penser que ses romans auraient dû se trouver dans les librairies. Ils y avaient leur place.
Et puis un jour, Patrick rencontra un homme qui avait été publié à trois reprises dans une grande maison d’édition. Le rêve. Le graal après lequel il courait depuis 45 ans. C’était à la fin d’un séminaire (c’est bien connu, lorsqu’on ne peut créer ou agir, on enseigne). Le type était venu l’aborder lors d’un cocktail et, assez vite dans la conversation, il avait fait savoir qu’il avait publié trois romans, deux chez Jean-Claude Lattès et un chez Albin Michel.
– Quelle chance vous avez…
Comme il se détendait après sa conférence et que l’écrivain semblait sympathique, Patrick ajouta :
– Je n’y suis jamais arrivé. C’est le regret de ma vie. Je ne sais pas si vous pouvez imaginer : écrire sans être lu pendant 45 ans. Essayer, essayer encore, essayer toujours, voir et savoir que vous êtes fait pour cela, et ne jamais y arriver. Je pense qu’il n’y a rien de pire.
L’écrivain le regardait avec une certaine intensité, comme si ce qu’il entendait lui apprenait quelque chose sur lui-même. Il eut un sourire un peu triste et répondit :
– Monsieur, je ne sais pas si je vais vous soulager ou vous faire du mal, mais je crois pouvoir dire que si, il y a pire. Vous avez devant vous un homme qui a plus de raisons que vous d’être désespéré.
– Vous ?! Un écrivain publié dans des grandes maisons ?!
– C’est ça. Un homme qui a été publié dans une des maisons où vous rêveriez d’entrer…
– Trois fois, en plus !
– Oui, trois fois. Trois fois, un de mes textes a été retenu par une grande maison d’édition qui a décidé de le publier. Et trois fois, ce fut un échec.
– Comment ça ? Mais non ! Même si vous avez peu vendu, vous avez été mis en place dans toutes les librairies de France et de Navarre ! Vous avez eu des articles dans la presse nationale ! Vos livres vous survivront !
– Mes livres ont dans le meilleur des cas séjourné quelques jours sur une table des grosses librairies. Mais le plus souvent, en septembre, les libraires ont tellement d’office, qu’ils ne déballent pas tous les cartons, ils ne sortent pas les romans dont personne ne parle. Il faut imaginer son livre au milieu de 60 000 autres, c’est la production annuelle de livres en France. Qui se précipite sur un livre inconnu au milieu d’une telle masse ? Personne.
– Vous avez forcément eu des critiques, qui vous ont placé parmi les auteurs reconnus !
– Dix lignes dans Le Monde une fois, dix dans Télérama une autre fois. Une invitation sur Europe 1, une autre dans un talk show culturel en semaine et en deuxième partie de soirée. Rien que de très neutre, rien qui montre un enthousiasme quelconque du journaliste. Je vous fais grâce des passages dans les radios locales et des articles dans la presse régionale, c’est plus humiliant qu’autre chose.
– On vous a invité dans des salons du livre, vous avez rencontré des lecteurs, qui sont venus parler avec vous !…
– J’ai en effet participé à quelques salons : Paris, Nancy, Brive, Saint-Étienne, Montpellier… La plupart du temps, j’ai regardé les stars de la maison d’édition signer sans discontinuer sous les regards enamourés, pendant que je restais désœuvré derrière mes piles en essayant de trouver une contenance. J’ai même vu des tas d’auteurs régionaux vendre à tour de bras du « terroir », tandis que, mon nom et mon visage ne disant rien à personne, on m’évitait avec un sourire gêné. Et croyez-moi, c’est long un week-end assis à ne rien faire devant des personnes qui défilent et vous regardent avec pitié ou condescendance.
– Mais votre famille doit être fière de vous ! Et vous devez être une star pour vos amis !
– Ma famille a été charmante avec moi, achetant le plus possible mon premier livre (pour lire mais aussi pour offrir à des anniversaires, à Noël). Pour le deuxième aussi, ils ont joué le jeu de belle manière. Mais quand j’ai vu que malgré tous leurs efforts mes ventes ne décollaient pas, je n’ai pas osé les embêter une nouvelle fois lors de la sortie de mon troisième roman. Ils ne s’en sont donc jamais aperçus. Quant aux amis, je ne vois pas ce que vous voulez dire.
– Ah… Mais… Au moins, vous resterez ! Dans les catalogues, dans les annales, à la Bibliothèque Nationale !
– Les numéros ISBN et le dépôt légal de mes livres attesteront certes d’un ouvrage et d’un auteur. Mais l’autoédition, le livre numérique, les plateformes de partage de textes, le besoin éperdu de reconnaissance font que, désormais, chacun ou presque laisse une trace écrite de son passage sur terre. Ma trace sera invisible au milieu des centaines de millions d’autres traces.
Les propos de cet homme meurtri modifièrent la conscience que Patrick avait de son état. Comment n’avait-il pas pensé à cette situation ? En effet, c’était pire d’avoir eu la chance, trois fois, de jouer dans la cour des grands et de ne pas avoir été reconnu ; pire que de ne jamais avoir eu cette opportunité. Patrick pouvait toujours croire à son talent, l’autre ne le pouvait plus. Patrick pouvait encore garder un espoir – peut-être que si un jour on finissait par le publier… – l’autre ne le pouvait plus. Quelle révélation ! Quel changement de perspective !
Au-delà d’informations intéressantes sur les conditions comparées de l’écrivain maudit et de l’écrivain raté, Patrick tira de cette conversation une nouvelle preuve du pouvoir de l’illusion sur l’équilibre des individus : tant que l’on peut se raccrocher à une fiction (je devrais, j’aurais pu, si j’avais…), on conserve une raison de s’aimer un peu qui aide à se lever et à se laver. Mais si l’on nous a ôté cette ligne d’horizon…
La conversation lui rappela une deuxième vérité qu’il se promit de ne plus oublier : il y a toujours plus malheureux que soi.
Il y a aussi l’auteur qui a, lui, bien réussi, qui connaît la gloire et la célébrité, prend la grosse tête, s’adonne au luxe et à la superficialité et finalement regrette la douce période d’anonymat et d’authenticité auprès de ses proches (qui bien sûr lui ont tourné le dos)…
J’aimeAimé par 1 personne
Et qui, pire, écrit moins ou moins bien. Merci pour ce complément.
J’aimeJ’aime