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Il faisait trop chaud dans mon appartement de Notting Hill, qui n’était pas climatisé parce que, jusqu’à ces dernières années à Londres, la température extérieure n’obligeait pas à rafraîchir les intérieurs ; et parce que, en vertu d’un reliquat de conscience écologique, j’étais opposé à la climatisation. Une conscience, moi ? Écologique ?!
Pour tout dire, j’étais au fond du trou, « at the bottom of the hole ». Pourquoi ? Pour rien, parce que nous sommes incapables de constance, parce que nous oscillons sans cesse entre la joie et la tristesse, l’envie et l’ennui, l’hébétude et la lassitude. Ou peut-être parce qu’à 46 ans je ne m’intéressais plus à grand-chose et je trouvais que ça n’avait pas de sens de se lever le matin en occupant le temps jusqu’à la mort.
J’étais journaliste, au Guardian, s’il vous plait. Pas un tabloïd, non, une référence en matière de journalisme, de fiabilité des sources et de recherche de la vérité. C’est nous qui avions lancé les premières collaborations internationales pour aider le lanceur d’alerte Julian Assange et faire remonter les révélations de Wikileaks, et nous qui avions été les premiers à monter un journal en ligne et en continu. J’avais une petite notoriété dans le milieu. On m’invitait parfois dans des émissions télé à la suite d’un article. Quelques politiques m’appelaient… Je pouvais encore tomber une jolie fille en vue. Mais tout cela ne me faisait plus ni chaud ni froid.
Entre 20 et 40 ans, je peux dire que j’en ai profité. Le monde était à nous, pour la dernière fois. Il fallait voir Londres à la fin du XXe et au début du XXIe siècle !… En fait, c’était toujours le « swinging London » des années 1960, le libéralisme et le cosmopolitisme en plus. Les attentats de 2005 ont cassé l’ambiance un moment, mais on s’est vite remis, à l’exception des victimes et de leur famille. Les Jeux Olympiques de 2012 constituèrent l’apogée. Quelle ambiance, quelle énergie dans la ville ! Qu’est-ce qu’on a pu danser, qu’est-ce qu’on a pu boire, qu’est-ce qu’on a pu baiser ! Et plus que tout, qu’est-ce qu’on a pu parler ! Vous savez qu’il est là, le plus grand plaisir de l’être humain, le plus grand besoin aussi, les deux correspondent pour une fois : parler à des oreilles attentives. Oui, être écouté quand on parle. Le reste est anecdotique.
S’il fallait poursuivre le parallèle entre mon état d’esprit et celui de mon pays, je dirais que le vote d’il y a quelques semaines, par lequel une majorité de Britanniques a décidé que le pays devait quitter l’Europe a fini de me miner. Le Brexit !… Par quels mensonges éhontés ces épouvantables politiciens ont-ils pu convaincre une majorité de personnes qu’elles seraient mieux seules que dans la grande famille européenne pour affronter le terrorisme islamique, le changement climatique, la guerre économique, et autres joyeusetés qui nous attendent ?…. Le Brexit, c’est non seulement un non sens historique, mais aussi la banalisation du mensonge, la fin de l’unité nationale, le début des haines et des ressentiments. Je l’ai écrit, ce qui m’a valu des torrents d’insultes et des menaces de mort, mais peu importe : il me paraitrait normal que David Cameron, Nigel Farage et Boris Johnson soient renvoyés devant un tribunal et si possible condamnés à perpétuité pour toutes les souffrances et les emmerdements qu’ils vont causer aux Britanniques.
J’évoquais les années 60, quand l’Angleterre inventait la mode et la musique. Mais si je remonte plus loin, je peux ajouter l’invention du commerce, de la démocratie moderne, du libéralisme, des toilettes, du steak, de la vapeur et du chemin de fer, du sport, du téléphone, de la télévision, de l’intelligence artificielle, de la langue mondiale… Et de la reine d’Angleterre, bien sûr. Dire que le pays ne tient plus qu’à cette vieille peau… Je crois que nous sommes rassurés à chacun de ses anniversaires, car nous redoutons ce qu’il adviendra quand elle ne sera plus là. Alors, les individus ne se retiendront plus, et le pauvre Charles, qui n’est pas un mauvais bougre, ne pourra rien faire pour arrêter la violence des imbéciles.
Bref, cuisant dans mon appart en ce mois de juillet 2016, j’avais peur des jours à venir. Je débutais ma deuxième semaine de congés et je n’avais rien de prévu. J’avais utilisé la première pour aller passer 4 jours avec mes parents et ma sœur, puis trois jours dans la maison de vacances d’amis avec ma poule du moment, une petite bombe dont j’avais épuisé les charmes pourtant conséquents. À moins que ce fût-elle qui m’ait épuisé ; j’étais sans doute trop vieux maintenant pour pouvoir occuper plus de trois heures d’affilée une hystérique dévorée d’ambition.
Il me restait donc 7 jours à tirer. J’étais invité dans deux beaux cottages, l’un appartenant à un conseiller de Downing Street qui se piquait d’être mon ami, l’autre étant la propriété d’un animateur télé qui me promettait « des fêtes à tout casser toutes les nuits ». Et le patron du plus grand casino de Blackpool, la « sin city » britannique, m’avait seriné que j’avais table ouverte dans son établissement, le « all inclusive » comprenant également les nuits dans un palace avec girls à volonté.
Mais rien de tout ça ne me tentait à ce moment-là. Si j’avais été travailleur, j’aurais écrit. Ce roman que j’envisageais depuis des années, n’était-ce pas le moment idéal pour m’y mettre ? En tant que journaliste, j’aurais la chance de trouver une maison d’édition sans difficultés, car les éditeurs savaient qu’ils pouvaient négocier un renvoi d’ascenseur. Mais j’étais paresseux, j’avais toujours été trop facile, je manquais de rigueur. J’avais pu me le permettre jusque-là, mais je risquais de le payer désormais.
Soudain, je sus ce que j’allais faire : prendre ma voiture et rouler vers le sud. Je ne savais pas dans quel but, mais je comprenais que j’avais besoin de changer d’air, de quitter le cloaque londonien, de me retrouver seul. Tel était peut-être le changement que je devais opérer dans ma vie : ne plus fuir la solitude, mais l’affronter, l’accepter si possible. Go !
Je remplis un sac de voyage avec des vêtements, une trousse de toilette, deux livres de poche, mon ordinateur, des chargeurs. Je griffonnai un mot pour la femme de ménage qui devait venir le lendemain matin, j’attrapai mon portefeuille, les clés de voiture et je décampai. Il était 9 heures.
En ce lundi matin de juillet, je pus sortir de Londres sans trop d’encombrements. En 30 minutes, j’étais sur la M 20 et je m’élançais à travers le Kent. La Jaguar roulait comme une boule de billard au milieu de la campagne anglaise. Seul bémol : ces champs jaunes alors qu’ils auraient dû être verts. Cette fois, on y était, sapiens avait trop fait le con sur sa planète, il allait crever de soif tout en se noyant dans la mer dont le niveau allait monter. Londres était une des villes les plus menacées… Ah ah ah !
En moins de deux heures j’étais à Folkestone. Je pris la sortie et me retrouvai devant les portiques d’embarquement pour le Shuttle. Je pus avoir un billet pour une traversée 1 h 15 plus tard. Je pestai contre les futures formalités de douane auxquelles ces connards de brexiteurs allaient nous obliger, puis passai le gymkhana jusqu’à ce que ma voiture soit sur un wagon, à la suite de quoi je me dirigeai vers la première brasserie venue, commandai un grand café et une part d’apple-pie. De la vitre, j’apercevais les voies ferrées au premier plan, la mer au second. Au lieu de l’atmosphère laiteuse habituelle en ce lieu, le soleil imposait une lumière éclatante qui indisposait les yeux. J’eus envie de fumer une cigarette et je sortis : il faisait chaud et sec, comme si je n’étais pas au bord de la Manche mais de la Méditerranée.
C’est alors que je compris où je me rendais : sur la Côte d’Azur. Eh oui, j’étais un Anglais vieillissant, il était normal que je me sente attiré par cette région qui avait aspiré tant de mes compatriotes entre 1800 et 2000.
Nous avons émergé du tunnel à Coquelles, près de Calais. À ma grande surprise, le GPS m’indiquait un itinéraire qui ne passait pas par Paris, que de toute façon je comptais éviter. Paris, c’était Londres en moins bien, en plus petit, plus mesquin, plus sale, plus fermé, plus pénible. Grâce à cette A26 dont j’ignorais l’existence, j’allais éviter ce trou, c’était parfait.
Je passai en effet par Arras, Laon, Reims, Châlons-en-Champagne, et Troyes, où je décidai de m’arrêter pour la nuit. Je pris une chambre au « Relais Saint-Jean », un quatre étoiles au prix dérisoire pour un Londonien, dans le centre ancien. J’avais une carte bleue internationale, qui me permettait de payer en euros, même si mon compte était approvisionné en livres sterling. Ce particularisme de la monnaie, imbécile également, datait d’avant le Brexit, on ne pouvait blâmer BoJo et consorts sur ce coup-là.
Réalisant que je crevais de faim parce que je n’avais pas déjeuné à midi, je m’offris un excellent repas au restaurant que m’avait indiqué la réceptionniste. Pendant le dîner, je me reconnectai au monde en consultant mon fil Twitter, en écoutant et lisant mes messages. J’envoyai quelques sms, quelques messages via WhatsApp et Telegram. Vu la distance que j’avais prise, mes démons londoniens me paraissaient moins menaçants. À celles et ceux qui me demandaient où j’étais, je répondais : « je n’y suis pas encore ».
Je flânai un peu avant de rentrer, découvrant une ville splendide, où les maisons à colombage et les rues étroites étaient en harmonie avec une rénovation urbaine de qualité. Quelques bars étaient ouverts et animés, mais je me retins d’y entrer. Non, solitude avais-je dit, je devais la goûter, la savourer, l’aimer. Peut-être était-ce cela se préparer à la mort ? Et peut-être fallait-il que je m’y mette ?
Je dormis mieux qu’un bébé, uniquement réveillé au matin par des cloches, celles de la cathédrale sans doute, que j’avais vue la veille, si particulière avec sa tour unique alors qu’elle avait été prévue pour en recevoir deux. Cet édifice troyen me fit penser au clocher cassé de l’église du Souvenir, sur le Kurfürstendamm de Berlin.
Je repris ma route vers le Sud. A5, A31, A39, A6, je longeai Chaumont, Dijon, Beaune, Chalon-sur-Saône, Mâcon. Le seul point pénible fut Lyon, puisque l’autoroute passe en pleine ville, une aberration à tous points de vue.
Je pris un sandwich et une bière sur une aire de « l’autoroute du soleil », qui portait on ne peut mieux son nom. Il n’y avait plus d’herbe sur les parterres, il ne restait que quelques brins desséchés qui faisaient peine à voir. Il y avait dans ce « restoroute » un peu trop d’Allemands et de Hollandais à mon goût, non que j’eusse la moindre acrimonie contre ces nations, simplement c’était trop dense alors que je cherchais de l’air et une humanité moins grouillante que celle que je quittais.
Valence, Avignon, Aix-en-Provence, ça y est, j’entrais dans le sud. La roche était d’une blancheur aveuglante, les arbres n’étaient que pins maritimes ou parasols, petits chênes, palmiers et cactus géants. Près de Brignoles, j’aperçus un feu de forêt, et une colonne de camions de pompiers peu après. L’Europe du sud brûlait chaque été, de plus en plus. Les lieux habitables sur la terre allaient se réduire comme peau de chagrin, alors que la population continuait d’augmenter…
À Cannes, j’hésitai. J’étais venu là une fois, au moment du fameux festival, où je m’étais fait inviter sous un prétexte fallacieux. J’avais passé une semaine inoubliable dans cet endroit de rêve où tout était fait pour satisfaire aux exigences des festivaliers, qui n’étaient que des happy few triés sur le volet. Je ne connaissais pas le monde du cinéma et j’avais découvert qu’il était composé de dingues et de génies, d’autant d’amour que de haine, d’un peu de talent et de beaucoup de vanités. Le summum de cette semaine cannoise fut sans doute ma nuit avec une actrice dont le nom ne vous dit peut-être rien alors qu’elle est une vraie star, Rachel MacAdams, vous pouvez vérifier et voir un peu la merveille qui fut mienne pendant 48 heures inoubliables. Une fille délicieuse, charmante, belle, drôle, légère, intelligente, généreuse… Elle m’a dit que je pouvais raconter notre histoire puisqu’alors elle n’était pas en couple, elle venait de rompre avec Ryan Gosling, Canadien comme elle, qui avait été son partenaire dans le film The notebook en 2004, un petit chef-d’œuvre du romantisme. Rachel, mon Dieu… J’aurais bien prolongé, pour une fois, mais elle m’avait dit « It’s now and never », que j’avais traduit par « Ce qui est à Cannes reste à Cannes ». Nous ne nous sommes jamais revus, elle tourne avec les plus grands réalisateurs. Et elle a deux enfants.
Cannes devait rester ce moment unique et je poussai donc jusqu’à Nice. Là, je ne connaissais que trois noms : Negresco, baie des anges, promenade des Anglais. Je visai donc le Negresco où j’arrivai à 20 heures. N’était-ce pas pour le coup au-dessus de mes moyens ? Quand je consultai sur leur site le prix d’une chambre standard et du moindre plat, je conclus que si, mais je me dis tant pis. Je n’avais pas beaucoup d’argent, mais j’avais des amis, ou des relations, qui en avaient. Ils me renfloueraient en échange de quelques articles ou introductions auprès de confrères et sœurs des médias. Chacun monnaye ce qu’il peut. Nous sommes tous des putes.
Je m’installai donc dans une chambre, standard mais avec vue sur la mer ; quel intérêt, sinon ? Je m’allongeai un quart d’heure pour me reposer. Puis je pris une douche fraîche, me changeai et descendis. À la réception, je demandai 300 € en espèces, à mettre sur ma note, conscient que je n’irais pas loin avec une telle somme en ce lieu hors de prix. Mais il me fallait un peu d’argent de poche.
Il était 20 h 45. Je sortis, traversai les voies de circulation automobile et me retrouvai sur la fameuse promenade, qui devait son nom à la communauté britannique présente à Nice dès le début du XIXe siècle (plus de 100 familles en 1820) qui en finança la construction. Le soleil déclinait sur la Baie des anges et la lumière était enfin moins aveuglante. Les rayons orangers arasaient la mer, la plage et la promenade. Je me sentis bien là, en phase avec mon environnement, et cette unité me parut comme une récompense à mon voyage non réfléchi.
C’est la densité de la foule qui me fit réaliser qu’on était le 14 juillet. Eh oui, la fête nationale française, « le prise de la Bastille », je l’avais oubliée. Les Français si fiers de leur révolution, de leurs sanguinaires sans-culottes, de leur hymne atroce… Alors que la nôtre, les nôtres, la Grande Rébellion et la Glorieuse révolution, avaient déjà plus d’un siècle. Sorry, les froggys, mais la démocratie libérale, c’est nous qui l’avons inventée puis mise en œuvre. Cependant, nos deux nations ont un point commun, désormais : une sorte d’inaptitude au XXIe siècle, cocktail de conservatisme et d’excentricité pour les Anglais, qui fait que nous ne trouvons jamais le bon équilibre, mélange d’arrogance et de paresse pour les Français, ce qui en fait l’autre peuple le plus désagréable au monde avec nous.
J’hésitai entre suivre la Promenade à l’est vers la vieille ville ou la remonter à l’ouest vers l’aéroport. Finalement, je pris à l’ouest pour profiter du soleil couchant avec mes lunettes noires, du moins pendant un quart d’heure. C’est là que me vint une idée, simple mais qui m’enthousiasma : j’allais ramener un reportage sur celles et ceux qui, en 2016, fréquentaient la promenade des Anglais. On ne m’avait rien demandé, mais je suis sûr que Martin, mon rédac-chef, apprécierait ce sujet pour la 3e ou 4e semaine d’août, quand l’actu était encore un peu creuse avant la rentrée de fin août début septembre. D’autant que j’allais tâcher de lui décrocher des personnages bankables en termes éditoriaux.
Pour l’heure, j’avais faim. J’aurais pu dîner au restaurant de l’hôtel, mais, après tous les kilomètres que j’avais parcourus, j’avais envie de me dégourdir les pattes avant de m’attabler. Je longeai les plages, regardant tantôt à ma gauche la mer et les galets en contrebas, tantôt à droite les majestueuses façades des immeubles. La foule était grosse, ce qui gâchait un peu mon plaisir. Je découvris sur des affiches que la mairie avait jumelé à la fête nationale une « Prom party » afin d’attirer sur la promenade non seulement des Anglais, mais des touristes du monde entier. De fait, si la langue de Molière dominait, j’en entendais beaucoup d’autres, preuve que les touristes internationaux étaient au rendez-vous.
À un carrefour, je quittai le bord de mer pour retraverser les voies de circulation et prendre une petite rue perpendiculaire qui partait vers l’intérieur de la ville, la rue Honoré Sauvan, qui croisait ensuite la rue de France, mais que je continuai tout droit sur le boulevard François Grosso jusqu’à tomber sur un établissement appelé « L’ardoise », dont les tables et chaises roses en terrasse m’attirèrent. Je me posai là et m’en trouvai fort aise. Le vin blanc glacé que je sirotai en attendant ma commande était divin. J’étais bien dans ce poste d’observation, qui me permettait de voir un Nice plus authentique, où les autochtones avaient encore droit de cité.
La nuit tombait quand on me servit un dos de julienne à l’aneth et des gnocchis maison à la tomate. Je matai quelques jolies femmes, mais bizarrement je ne me sentais pas seul : sans doute mes acquis londoniens me préservaient-ils du manque, même si les années folles étaient finies, tant en raison de mon âge que de l’époque ; en ces années 2000 et 2010, le terrorisme islamique avait réussi à casser une certaine insouciance dans les pays de la liberté : attentats de New York en 2001, Madrid en 2004, Londres en 2005, Boston en 2013, Paris en 2015, Bruxelles en ce début d’année 2016… Jusqu’à quand la litanie allait-elle continuer ?
Je ne pris pas de dessert, ne voulant pas gâcher les saveurs méditerranéennes qui enchantaient mes papilles par des excès de sucre. Je réglai avec un des trois billets que j’avais changés au Negresco et repartis en allumant une cigarette. Je m’arrêtai un temps avant de traverser les voies pour rejoindre le bord de mer, fasciné par la courbe de la corniche éclairée par des milliers de lumières. Un avion allait atterrir sur l’aéroport tout proche, les voyageurs devaient bénéficier d’une vue époustouflante. L’air était d’une douceur idéale, caractéristique d’une belle soirée d’été.
Je rejoignis la Promenade. La foule s’était encore densifiée, elle occupait non seulement le très large trottoir mais aussi les voies de circulation, interdites aux voitures sur deux kilomètres ce soir-là. Mais les gens bougeaient moins. Je ne tardai pas à comprendre : une première fusée explosa dans le ciel, marquant le début du feu d’artifice. En retrait, près d’un palmier qui fut un bon compagnon, je regardai la féérie lumineuse du début à la fin. Depuis combien de temps n’avais-je pas fait cela : vingt-cinq ans ? Trente ans ? Mieux valait que je ne pense pas à mon père et à ma mère, je risquais de pleurer. À ce moment peut-être, tenir une compagne contre moi ne m’aurait pas déplu. L’année prochaine, pensai-je ; il était temps que je me stabilise.
Il y eut de longs applaudissements après le bouquet final et, comme un imbécile, j’applaudis aussi. La musique prit le relais de la pyrotechnie. Mais à peine la foule avait-elle repris ses mouvements déambulatoires qu’une sorte de rumeur sembla venir du côté ouest ; à ce moment, il n’y avait pas de bruits particuliers, mais on eut l’impression que des micros venaient d’être posés en surplomb, qui amplifiaient les voix et les pas des dizaines de milliers de personnes qui flânaient là. Une première angoisse me saisit, et je ne sais pourquoi, je scrutai l’horizon en direction de la pleine mer. C’est en effet à un tsunami que je pensai, même si je ne le réalisai qu’a posteriori.
Ce n’était pas un tsunami. C’était un camion. Un camion blanc de 20 tonnes, du type de ceux utilisés par les sociétés de livraison de colis ou par les particuliers quand ils déménagent avec des amis, un camion plus gros qu’une camionnette mais que l’on peut conduire avec un permis de base. Le conducteur de celui-là conduisait mal, et trop vite, phares non allumés. Il était le seul véhicule à cet endroit, ce qui signifiait qu’il avait été autorisé à passer ou qu’il avait forcé le barrage placé au niveau du boulevard Gambetta, constitué d’une voiture de police, de barrières métalliques et de séparateurs de voies. Mais ?… Serait-il possible que ?… Mon Dieu…
J’entendis les premiers hurlements au moment où je vis les premiers corps tomber. Les corps tombaient mais le camion ne s’arrêtait pas. Il ne pouvait aller tout droit cependant, en raison de ceux qu’ils avaient renversés, sur lesquels il roulait. Il se mit alors à zigzaguer, des petits coups de volant à gauche et à droite, serrés d’abord, puis plus amples, puisqu’il quitta la Promenade en elle-même pour s’engager sur les voies de circulation sans voitures mais pleines d’humains, avant de revenir sur le trottoir, retourner sur les voies, revenir sur le trottoir. Les gens couraient ou s’agglutinaient, mais le camion les touchait, les tapait, les écrasait…
Tandis que les hurlements s’intensifiaient et que le moteur vrombissait, je vis des hommes et des femmes enjamber le parapet et se jeter sur la plage plusieurs mètres en contrebas, j’en vis sur les terre-pleins tenter de grimper aux palmiers comme l’auraient fait des singes, j’en vis d’autres plonger en avant comme un gardien de but, même s’il n’y avait ni ballon ni pelouse, mais du goudron et un monstrueux moteur entouré d’acier juste derrière eux. Je vis aussi des visages et des corps particuliers qui me hanteront à jamais : une vieille femme regardant vers le ciel sans bouger une seconde avant d’être percutée, un couple et deux enfants recroquevillés par terre mains sur la tête comme pour parer aux coups, trois jeunes bousculant tout sur leur passage et marchant sur celles et ceux qu’ils faisaient tomber, une tête passant sous une roue, qui aujourd’hui encore me réveillent la nuit et assombrissent mes journées. Je suis journaliste, et même si j’étais en vacances, j’aurais pu avoir le réflexe de prendre mon téléphone pour filmer ou photographier. Mais la soudaineté, l’horreur et l’incongruité de ce que je voyais m’en ont empêché ; je ne le regrette pas.
Je parvins à réagir alors que la camion allait passer devant moi. J’étais côté ville, et j’eus la chance à ce moment qu’il parte plutôt de l’autre côté, causant une affreuse débandade, encore des sauts, des chutes, des chocs. Je ne sais ce qui me prit, mais, alors qu’il continuait vers l’Est, j’accélérai le pas, courus même et le suivis autant que faire se pouvait dans le chaos ambiant.
C’est alors que j’aperçus un homme, qui lui savait ce qu’il allait faire. Il courait beaucoup plus vite que moi, à tel point qu’il rattrapa le camion. Et aussi invraisemblable que cela paraisse, il réussit à attraper la poignée et à monter sur le marchepied. Qu’allait faire cet inconscient, ce héros ? Je n’eus pas la réponse car dès que sa tête se trouva à hauteur de la cabine, il relâcha la poignée et tomba. Le conducteur l’avait-il menacé avec une arme ? Il se releva, même s’il avait l’air sonné. Le camion continua et fonça même sur un groupe de quatre personnes qui toutes disparurent de mon champ de vision. Cet obus puissance 1000 continuait son œuvre de terreur et de mort.
Apparut alors un scooter. Comme il était à côté du camion, je crus une seconde qu’ils étaient de mèche. Mais je le vis essayer de doubler le camion, d’abord par la droite, ensuite par la gauche, et je compris qu’il tentait de l’arrêter. Le scootman risquait sa vie à chaque seconde. Il fit alors quelque chose d’incroyable : alors qu’il était au niveau du camion, il se pencha sur la gauche et chuta en envoyant le scooter sous les roues du camion. Les deux roues de devant étaient déjà passées, mais les roues arrière heurtèrent le scooter, qui firent cahoter la camion et le ralentirent bel et bien. Le motard lui se releva et… se mit à courir après le camion.
Il rattrapa le véhicule et je crus halluciner quand je vis ce fou monter sur le marchepied de la cabine, s’accrocher d’une main et jeter un poing à l’intérieur par la vitre, qui visiblement avait été ouverte, ou cassée lorsque le premier citoyen était grimpé sur le marchepied. Le camion reprit ses zigzags, non plus pour causer le maximum de dégâts mais pour tenter de se débarrasser de l’assaillant. Sans succès. J’entendis un coup de feu, et je m’attendais à voir l’homme tomber du marchepied. En fait, il semblait se battre ! Soudain, il prit un coup de crosse sur la tête et lâcha prise. Il se retrouva sur la chaussée mais reprit aussitôt son assaut et réussit à remonter sur le marchepied ! Il le put car, tout à son combat contre l’assaillant, le chauffeur avançait plus lentement.
Des voitures de police vinrent à la rencontre du camion. Des coups de feu partirent. Je tremblai pour l’homme sur le marchepied. Il était impossible que ce héros meure sous les tirs des policiers alors qu’il avait le même objectif qu’eux. Le conducteur sembla répondre par d’autres coups de feu. D’autres policiers le prirent en chasse, le camion ralentit enfin puis s’arrêta, au niveau du Palais de la Méditerranée. Des policiers l’encerclèrent et tirèrent dans la cabine par devant et par les côtés.
Je ne voyais plus l’homme qui avait jeté son scooter pour ralentir le camion : où était-il ? Mon Dieu, faites qu’il ne soit pas mort, je vous en prie. Ma première prière depuis des décennies… Je ne voulais pas qu’il meure. Il y avait déjà assez de morts, pas lui, non pas lui, s’il vous plait.
Il n’était pas mort. Les flics avaient gardé leur sang-froid et lui aussi : quand la fusillade avait commencé une fois le camion arrêté, il s’était laissé glisser sous le camion pour se protéger. Les policiers l’avaient vu et le sortirent de là. Sans ménagement, car ils n’avaient pas assisté au début de la scène et craignaient à ce moment qu’il soit un complice du terroriste.
Tremblant de tout mon être, je m’avançai à pas lents en direction de la mer. Ce que je voyais dépassait l’entendement : il y avait des dizaines et des dizaines de corps par terre, et sans doute beaucoup plus si l’on remontait au début de la course folle du camion. Certains de ces corps étaient immobiles, d’autres bougeaient, certains étaient seuls, d’autres entourés de personnes accroupies ou assises. Quant aux sons qui montaient de cette foule disloquée, les gémissements dominaient, même si parfois des hurlements déchiraient la nuit. Provenaient-ils des blessés, des proches des blessés, des proches des morts ? Et puis il y avait les pleurs. Tout le monde pleurait. Je n’avais jamais vu autant de personnes pleurer en même temps. Quelques personnes, hommes et femmes, me semblèrent devenus fous, vociférant des propos incohérents, maudissant qui le ciel, qui les terroristes, qui la police…
J’avançai malgré tout. Peut-être que mon métier de journaliste me guidait à ce moment-là, il faut bien trouver un moyen d’assimiler l’insoutenable. Les pompiers arrivèrent, des ambulances, la police. Les gyrophares et les sirènes deux-tons prenaient le relai des minutes d’épouvante, qu’avait précédées le feu d’artifice. Le High club, une discothèque sur la Promenade, ainsi que l’hôtel Negresco, où j’aurais dû couler une nuit paisible, furent transformés en hôpitaux de fortune, ou plutôt en centres de tri. Tant de morts, tant de blessés, tant de souffrances… Comment faire ? Quelles décisions prendre ?
Je ressentis une tristesse inconnue, générale, existentielle. Une chose cependant, une horreur par-dessus les horreurs, me tira de mon abattement. Quand j’aperçus deux jeunes hommes faire les poches de deux autres hommes morts ou agonisants, je me mis à hurler et je bondis sur eux. J’étais tellement révolté que je leur fis peur et qu’ils détalèrent, alors qu’ils m’auraient mis au tapis sans problème si l’on s’était battus. Il y avait donc des personnes qui cinq minutes après un attentat détroussaient les morts et les blessés ? Non, non, je refusais ! Non ! L’humanité ne pouvait pas être devenue si moche, je ne voulais pas ! Je tournai sur moi-même en grognant et en montrant les poings. On dut me prendre pour un de ces malheureux devenus fous. Je gueulai deux minutes puis, vacillant, je m’assis en tombant entre ces deux cadavres que j’avais défendus, et je me mis à sangloter, si fort que je crus que j’allais mourir et me désintégrer, triste à crever, écœuré, épouvanté…
Je fus emmené par deux pompiers au Centre universitaire Méditerranée, qui fut lui, je l’appris par la suite, dévolu aux personnes choquées ou traumatisées.
Ce carnage était dû à un seul homme. 458 blessés, 86 morts, en à peine 4 minutes, sur 1,7 kilomètre, avec un outil qui n’était même pas une arme. Quel sens cela avait-il ? Aucun, bien sûr. L’État islamique revendiqua l’opération le lendemain, par pure opportunité : jamais le monstrueux conducteur de Nice n’avait été missionné, il avait agi de son plein gré. Même si Al-Qaïda puis Daech avaient commencé à inciter chaque partisan du djihad à utiliser tout ce qui pouvait servir d’arme pour terroriser les mécréants et détruire leur mode de vie.
Je commençai mes reportages dès le lendemain, qui furent aussitôt publiés dans le Guardian au Royaume-Uni et repris dans plusieurs médias. J’interrogeai les deux héros que j’avais vus de mes yeux, une femme qui avait perdu son mari et son fils, un homme qui avait perdu sa femme, un patron de restaurant de la Promenade, un pompier, un couple de touristes, le chef de la police… Dans ma galerie, il manquait le terroriste, mais était-ce un manque ?
Je rentrai à Londres au bout de ma semaine de vacances françaises, qui ne s’était pas déroulée tout à fait comme prévu. J’étais sonné, et je savais que ce serait durable, que je ne serais plus jamais le même. Cela devait se voir, car mon rédacteur en chef refusa que je reprenne le travail et m’envoya me reposer, « n’importe où sauf à Nice », afin de reprendre un minimum de forces. Parmi toutes les invitations que l’on m’avait gentiment adressées, je répondis à celle d’amis chers, calmes et discrets, qui furent de parfaits psys pendant huit jours et m’aidèrent à ne pas sombrer. Je pensai beaucoup, trop, à tous ces gens que j’avais vus souffrir et mourir, ainsi qu’aux deux héros qui avaient ralenti le camion et donc sauvé de nombreuses vies : eux, qu’allaient-ils devenir ?
Précisions : Franck Terrier, qui jeta son scooter pour ralentir le camion et se battit avec le chauffeur, a été décoré de la Légion d’honneur par le Président de la République le 14 juillet 2017 sur les Champs Elysées. On peut le voir dans le clip de la magnifique chanson de Patrick Fiori, écrite par Goldman, Les gens qu’on aime (c’est le fleuriste). Alexandre N, le premier homme monté sur le camion pour tenter de l’arrêter, qui est tombé quand le chauffeur a braqué son pistolet sur lui, est volontairement resté anonyme. Ces deux hommes sont des héros, des vrais, c’est-à-dire qu’ils ne l’ont pas cherché, et qu’ils n’en tirent aucune gloire ; ils refusent de s’attribuer le moindre héroïsme et sont au contraire envahis par la culpabilité de ne pas avoir fait plus. Ils souffrent et ont vécu de douloureux moments depuis le 14 juillet 2016. Nous leur devons le plus grand respect.
Du bonheur à l’horreur en 22 minutes…c’est très fort!
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Si seulement il pouvait s’agir d’une fiction… 😢
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Exceptionnel ! On le voit pas du tout venir. Et soudain l’horreur, comme si on y était. Chapeau l’écrivain.
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Un récit avec un rythme qui accélère (comme le camion ?).
Difficile d’arrêter la lecture quand on a commencé.
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