Le sable disparu de Saint-Louis

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(environ 18 minutes de lecture)

Ils s’étaient donné rendez-vous au restaurant de l’hôtel Cap-Saint-Louis, un des établissements de cette langue de terre d’une vingtaine de kilomètres sur à peine 800 mètres de large, qui canalise le fleuve Sénégal avant que celui-ci aille se jeter dans l’Océan Atlantique. Ils avaient grandi non loin de là, à Guet Ndar, quartier de pêcheurs où des milliers de pirogues s’alignaient chaque jour le long de la plage, par laquelle transitaient 30 000 tonnes de poissons chaque année.  

– Tu te souviens ?… furent les premiers mots que prononça Souleymane après qu’ils se furent étreints.

Oui, ils ne s’étaient pas vus depuis 15 ans, ils étaient mariés, pères de famille, plus proches des 40 ans que des 30, mais ils se souvenaient de leur enfance, des courses infinies dans les ruelles entre les animaux maigres, les calèches brinquebalantes, les voitures mal conduites et les bus tonitruants. Ils se souvenaient de l’odeur de poisson si prégnante qu’on ne la sentait même plus, des filets qui jonchaient la plage et les devantures des maisons, filets dans lesquels ils se prenaient les pieds, suscitant l’ire des adultes et le rire des enfants. Ils se souvenaient de la mer calme et apprivoisée, qu’on différenciait à peine de la terre, tant elles étaient unies et représentaient les deux faces d’une même médaille. Les enfants comme les adultes passaient de l’une à l’autre sans y penser. L’océan élargissait le terrain de jeux des plus jeunes, offrait un lieu de travail aux plus grands. Et entre la mer et la terre, il y avait le sable.

Souleymane était resté dans le poisson (on disait « le djehn »). Grâce aux quelques études qu’il avait pu faire – il gardait une vénération pour son maître d’école qui n’avait cessé de l’encourager, jusqu’à s’opposer à ses parents –, il avait acquis, d’abord au lycée Peytavin ensuite à l’université de Dakar, de solides notions de commerce et de gestion. Après avoir travaillé chez un distributeur de fruits et légumes, il était revenu à Saint-Louis et avait monté une petite affaire de pêche, en achetant à crédit un premier chalutier, puis un deuxième, puis un troisième. Investir était une chose, gérer les hommes en était une autre ; c’est là qu’il avait été fort, les échecs et les complications n’avaient pas manqué, mais il avait fini par s’imposer jusqu’à devenir un pêcheur-mareyeur respectable et respecté. Ce choix lui avait permis de réaliser la synthèse entre les origines familiales – il restait dans la pêche, ne trahissait pas son père – et l’aspiration au développement – il ne se contentait pas de sorties journalières en pirogue, mais visait plus loin, plus grand. Il allait au large de la Mauritanie au nord, de la Gambie au sud, d’autant que les eaux sénégalaises, surexploitées, étaient désormais pauvres en ressources maritimes. Et il envoyait loin ses chaluts dans l’immensité bleue, au-delà du Cap Vert. 

Malick, lui, avait pris une autre voie, non moins méritante. Enfant de pêcheur lui aussi, aîné d’une fratrie de 6, il avait dès l’âge de 16 ans travaillé chez un maçon comme apprenti. Les chantiers auxquels il participait étaient assez médiocres – cabanes transformées en maison avec une partie en dur, mur de soutènement pour éviter l’affaissement d’un terrain dans la mer, petits aménagements de quartiers plus ou moins officiels… Mais il avait appris pendant 3 ans les bases du métier. Il était adroit non seulement de ses mains mais aussi de sa tête. Il savait voir et il voulait apprendre.

À 19 ans, il fut donc recruté par une entreprise de maçonnerie nettement plus importante. Là, il travailla à la construction d’immeubles pour des organismes HLM, à la réalisation du « village artisanal » de Saint-Louis, à la transformation de la nationale 2 en corniche du front de mer. En plus du bâtiment, il découvrit ainsi les travaux publics et compléta sa palette de savoir-faire. Astucieux et ambitieux, il n’hésitait pas à prendre des responsabilités, à faire davantage que ce qu’on lui demandait. Il croyait au travail comme moyen d’épanouissement et ne comptait pas ses heures. De fait, il était heureux, d’aider sa famille, et surtout de se sentir progresser, intellectuellement et socialement. « Il vaut mieux vivre un jour comme un lion que 100 ans comme un mouton » était un des proverbes de la sagesse africaine qu’il se répétait… chaque jour.

Il resta 6 ans à la Saint-Louisienne du B.T.P., jusqu’à ce que son directeur lui-même l’encourage à passer du statut d’employé à celui de concurrent.

– Je t’ai observé, Malick. Tu as la force du buffle et l’intelligence du singe. Tu es fait pour prendre des initiatives, et même diriger. D’autant que tu sais obéir. Et « celui qui refuse d’obéir ne peut commander ». Ce qui ne veut pas dire que tous ceux qui obéissent peuvent commander, bien sûr. Crée ta société, je te sous-traiterai des chantiers au début, pour t’aider à démarrer. Je te demanderai une seule chose : c’est de nous renvoyer la balle quand tu le pourras.

– Mais pourquoi ce cadeau, « Borom » ?

– « Si tu veux aller vite, marche seul. Si tu veux aller loin, marchons ensemble ». Tu iras plus vite sans nous, Malick. Et tu iras plus loin avec nous.

C’est ainsi que Malick monta sa propre entreprise de B.T.P., à 25 ans, et qu’il était désormais, 9 ans plus tard, un partenaire privilégié des promoteurs d’une part, des pouvoirs publics d’autre part, pour l’aménagement des infrastructures de la région de Saint-Louis, mais aussi de tout le Sénégal. Il avait à son actif le Musée des civilisations noires de Dakar, la construction du stade Léopold Sédar-Senghor, ou, à Saint-Louis, le Centre Hospitalier Régional. Et de nombreux programmes immobiliers de différentes games.

Les deux anciens amis s’étaient mariés tous les deux, le premier avait pour l’instant 2 fils, le second avait à ce jour 2 filles. 

– Ta femme aura-t-elle autant d’enfants que ta mère ? demanda Malick en riant.

– Nos femmes ne sont pas moins fécondes, mais peut-être plus éduquées, plus urbaines. Du coup, le taux de fécondité chute, de 7 dans les années 80 à 4 aujourd’hui.

– Je sais. Nous verrons. Cela dépendra un peu de nous, aussi… La petite graine…

Ils s’installèrent à la table qu’on leur avait réservée le long des baies, en bonne partie ouvertes. La température devait encore avoisiner les 25 ou 26 degrés. Le bas de l’île était désormais un lieu touristique, dont les palmiers, les hôtels et les promenades ressemblaient aux standards en la matière. Mais juste au-dessus se trouvait Guet Ndar où ils avaient grandi, avec toujours ses pirogues, ses filets et ses cabanes qui servaient de maisons.   

– Es-tu repassé voir le quartier ?

– J’avoue que j’ai fait un crochet.

– Moi je me suis arrêté à la quincaillerie, rue Réyé Fall. J’ai aussi revu Babacar D, le salon de coiffure Dardu, et le vieux Moktar… Que de souvenirs…

– Ça a beaucoup changé, non ?

– Je ne sais pas.

Ils commandèrent un apéritif, alcoolisé.

– Tu n’as pas viré musulman ?

– Dieu m’en garde !

Ils rirent.

– Ce n’est pas toi qui as construit la Grande Mosquée ?

– Non.

Le soir tombait et le soleil orangeait l’atmosphère. Il n’y avait pas de vent, pourtant un léger souffle venait de l’océan dont on entendait la rumeur. Même dans ce coin policé de Saint-Louis, on sentait la puissance de l’eau, renforcée par les milliards de formes de vie qui s’agitaient dans ses profondeurs. Des deux-roues maniés par des jeunes roulaient trop vite sur l’avenue, des automobiles avançaient lentement, soit qu’elles fussent anciennes et conduites par des adultes autochtones, soit qu’elles fussent des véhicules de luxe occupés par des touristes fortunés.

– Tu sais pourquoi je t’ai proposé ce dîner ? demanda Souleymane.

– Frère, je me doute un peu qu’il n’y a pas que le plaisir de se revoir.

– Tu n’as pas tort, « Amdidiam », excuse-moi de ne pas t’avoir prévenu avant.

– De quoi veux-tu me parler ?

– Du sable. 

Malick regarda son ami, étonné. Il le laissa continuer. 

– Tu n’as pas remarqué que la plupart des cabanes près de la côte avaient été détruites ? Ou sont en ruines ?

– Je le sais.

– Et la plage ? Du moins ce qu’il en reste. Tout le long de Guet Ndar, elle a rétréci d’une trentaine de mètres depuis notre enfance. 30 mètres ! Et le rythme s’accélère ! Les Wade, tu te rappelles ? Un jour de gros temps, l’eau a commencé à entrer dans leur maison. 1 mètre, 2 mètres. Ils ont juste eu le temps de prendre quelques affaires et de fuir avant qu’elle ne s’effondre. 

– Nous avons des statistiques là-dessus, à la fédération : la mer avance de 1 à 5 mètres par an sur le littoral de l’Afrique de l’Ouest, c’est énorme.

– Et vous ne faites rien ?

– Que veux-tu que l’on fasse, à part construire des digues ? Nous ne pouvons rien contre la montée du niveau de la mer.

– Tu sais bien que l’érosion est accentuée par l’extraction de sable à grande échelle réalisée par l’industrie du bâtiment.

– Je le sais, Frère. Mais comment fait-on quand des dizaines de milliers de campagnards se ruent dans les villes côtières dans l’espoir d’une vie meilleure ? Ces gens ont droit à un logement, comme toi et moi. Nous avons besoin de sable. Et le sable du désert ne convient pas ; il est trop rond à cause de l’érosion éolienne.

– Le gouvernement ne fait pas assez pour maintenir les habitants chez eux, pour doter toutes les contrées du pays des services nécessaires.

– Peut-être. Mais en attendant, il y a urgence et nous devons construire.

Une serveuse vint prendre leur commande, un sommelier leur proposa de choisir un vin.

– Amdidiam, je ne t’accuse pas, au contraire. Si je t’ai demandé de venir, c’est précisément parce que je sais que, outre mon ami, tu es un entrepreneur responsable. Vois-tu, je me demande si ce n’est pas le serpent qui se mord la queue. Car quand on prend du sable pour construire les logements des malheureux qui arrivent en ville, on détruit l’écosystème de la pêche et des pêcheurs, et ce faisant on crée à moyen terme d’autres sans abris.

Malick regarda son ami. Souleymane était posé. Il n’avait rien d’agressif. Sans doute craignait-il pour ses bateaux de pêche et pour l’économie autour du « djehn », vitale pour des milliers de famille.

– Même des hôteliers mettent la clé sous la porte, reprit Souleymane, car la plage devant leur hôtel se réduit à deux ou trois mètres, accessibles seulement par temps calme. Bientôt, ce sont les établissements eux-mêmes qui seront engloutis. À ce rythme, si nous revenons là dans 10 ans, nous dînerons sous l’eau. 

– N’exagère pas.

– Je ne crois pas que j’exagère. L’évolution est là. La « terenga » de notre pauvre pays ne sera bientôt plus qu’une illusion passée… Et notre lien si fort avec la mer, qui dépend du sable, c’est lui le lien, sera détruit. 

– Je sais tout cela, Frère. Mais je n’ai pas la solution ; c’est un problème qui nous dépasse.

Les poissons furent servis, avec leurs nombreux assortiments : un thiéboudienne pour Souleymane, un caldou pour Malick. Les saveurs épicées se mélangeaient au-dessus de la table dans un savoureux fumet, qui effaça un moment l’humidité charriée par les embruns de l’océan. 

Le sommelier avait apporté un vin blanc marocain qui se mariait avec les chairs fumées et les légumes braisés.   

– Sur la Langue de Barbarie, le trait de côte recule encore plus vite. Et plus vite encore sur la Petite Côte, au sud de Dakar. Là-bas, deux écoles ont été englouties. Des écoles… Partout, les autorités marquent les maisons d’un coup de peinture rouge…

– Qui signifie qu’elles devront être évacuées dans les 3 ans au plus tard. Je sais, Frère.

– Le but est de laisser une bande d’au moins 20 mètres derrière le point de marée le plus haut. Cela signifie le déplacements de centaines de milliers de personnes !…

– As-tu vu les rocs de basalte que nous apportons et relions entre eux ? C’est un gros projet, financé par l’État et l’Agence française de développement.

– Tu sais comme moi que cela ne suffira pas.

– Cela nous donne un peu de temps. Plus bas, à Saly, des confrères placent des brise-lames pour limiter la houle et des épis perpendiculaires au rivage pour retenir les sédiments. Mais on ne peut pas le faire à Saint-Louis, le courant est trop fort. Des millions de mètres cubes de sable dérivent chaque année.

– Nous, pêcheurs, sommes confrontés à au moins quatre problèmes : la disparition des rivages et des bords de mer, qui avalent nos plages et nos maisons, la raréfaction du poisson trop exploité, les pilleurs qui sévissent un peu partout entre le Maroc et le Bénin, la corruption des fonctionnaires qui régulent à leur manière, et à leur profit, les quotas et les transactions, de poissons comme de sable. C’est trop pour des artisans, trop pour un petit pays… « Le poisson pleure aussi, mais on ne voit pas ses larmes ».

– Nous avons de la corruption, nous aussi, dans le bâtiment. Ce sable dont tu parles, plus de la moitié serait prélevé illégalement et exporté par des mafias dans toute l’Afrique, avec le concours de politiciens et de douaniers corrompus. Nous ne pourrons pas nous en sortir tant que la corruption existera. Elle encourage le pillage des ressources et détourne les richesses.

Le diner avait pris un tour assez grave, mais la situation l’était. 

– Beaucoup ne voient pas l’urgence, enchaîna Souleymane, car les vagues ne sont pas très hautes et avancent lentement. Un tsunami, quand on est sur la plage et qu’il arrive, on sait qu’on a quelques secondes, que c’est déjà trop tard. Mais la mer qui monte d’un centimètre par an ou qui fait son travail de mer, elle ne déclenche pas de panique, mais elle avance autant. Et elle détruit davantage la terre, car elle ne se retire pas au bout de quelques jours. Et parce que les hommes pillent le sable qui faisait le tampon. Elle a gagné.

– « Le chameau ne voit pas sa bosse »… 

– Nous devons agir, Amdidiam. 

– Tu veux dire nous deux ?

– Oui. On ne peut pas tout attendre des programmes de l’ONU et de la Banque mondiale. Ni même de la Plateforme sénégalaise pour la réappropriation du littoral. 

– Mais que peut-on faire ? Tu es pêcheur, je suis maçon. « Le chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut emprunter deux chemins à la fois »…

– Nous pouvons changer de chemin, ou essayer d’en tracer de nouveaux. 

– Qu’est-ce que tu proposes ?

– Que tu arrêtes le béton qui consomme trop de sable et génère beaucoup de gaz à effet de serre, et que tu construises en terre crue, le matériau traditionnel du Sénégal, une ressource inépuisable, dont la porosité permet de réguler chaleur et humidité. Une ressource que chaque être humain a sous ses pieds… Solide, en plus. Il y a, en Irak et au Yémen, des bâtiments en terre qui ont plus de mille ans. Plus près, chez nous, en Casamance, de magnifiques maisons de terre sont trois fois centenaires… 

Malick regarda son ami dans les yeux :

– Dans les campagnes par chez nous, les habitants veulent du ciment et de la tôle. Dans les villes, ils veulent du verre, du béton, de l’acier. Je suis dépendant des volontés de mes clients.

– Jusqu’à un certain point. L’économie de l’offre, ça existe. 

– Tu la pratiques, toi ? Tu as un exemple ?

– À mon petit niveau, j’ai renoncé à envoyer mes bateaux dans certaines zones, pour laisser à la ressource le temps de se renouveler. D’autres exploitants risquent d’y aller, bien sûr, je ne suis pas aveugle. Mais il faut prendre ses responsabilités. De même, je ne cherche plus de thon, de flétan, de mérou, car ces espèces sont menacées par la surpêche. Je propose à mes clients d’autres variétés à la place. 

– C’est plus facile de répondre à la demande.

– Plus facile, Amdidiam, mais nous ne pouvons plus nous permettre cette facilité. Il y va de l’avenir de nos enfants. Et des enfants de toute l’Afrique…

– Mais notre pouvoir est dérisoire ! Nous n’allons pas changer le monde à nous deux !

– À nous deux, non. Mais si nous entraînons nos employés, nous serons trois ou quatre fois plus que deux. Si nous entrainons nos clients, nous serons encore un peu plus. Si des confrères constatent que nous avons su créer un marché, que de nombreux consommateurs sont maintenant sensibles à la préservation de la planète, alors nous serons encore un peu plus. Je crois même que nous sommes déjà un nombre significatif si l’on compte d’autres amis comme nous qui dans d’autres endroits du monde cherchent à changer de chemin, à faire mieux que ce qu’ils faisaient avant, dans leur domaine respectif. Certains ont déjà commencé. Il y a des milliers d’initiatives encourageantes, partout sur la planète. « La rivière est remplie de petits ruisseaux »…

Malick s’était arrêté de manger, il avait pris son verre de vin blanc, qu’il sirotait en regardant vers l’océan. Ce que disait son ami l’agaçait : parce que cela remettait en cause sa trajectoire, qui fonctionnait bien, et parce que cela perturbait sa conscience. Il n’avait pas besoin de réfléchir pour savoir que Souleymane avait raison : chacun devait prendre sa part à la lutte pour le maintien de la vie sur terre, chacun devait changer un peu son comportement. « Qui s’instruit sans agir laboure sans semer »…

Il se repositionna et posa son verre :

– Tu m’énerves…

– Je sais, Amdidian. Moi aussi ça m’embête. Mais nous devons faire plus, mieux, autrement. Non seulement nous le pouvons, mais nous le devons. Nous le devons parce que nous le pouvons.

– Et si nous faisons faillite ?

– Dans nos entreprises, allons-y progressivement. Par exemple, tu peux dire : à partir de maintenant, toutes les maisons individuelles, je ne les construis qu’en terre crue, sous forme d’adobe, de pisé, de brique, c’est toi qui sais. Et puis pour les bâtiments plus importants, tu incites tes commanditaires à aller dans cette voie, sans renoncer tout de suite au béton. 

– Ça ne marchera pas…

– Pour enclencher le mouvement, je te propose un projet phare, qui non seulement est indispensable mais en plus pourrait frapper les consciences. Un projet dont nous serions tous les deux les principaux promoteurs, même si je suis sûr que nous allons trouver d’autres partenaires publics et privés… « Un grillon tient dans le creux de la main, mais on l’entend dans toute la prairie ».

– Je crois que je te vois venir : consolider le rivage de Guet Ndar ?

– Consolider le rivage oui, réensabler la plage avec du sable du Sahara, mais aussi reconstruire en terre toutes les maisons détruites ou à moitié détruites…

– Ça fait au moins 300 maisons…

– Plutôt 3000.

– Tu es fou !

– Les habitants de notre ancien quartier ont besoin de ces 3000 maisons, d’un quartier assaini, protégé, en phase avec les contraintes de l’époque. Et si nous réussissons cette opération, si nous montrons que l’on peut associer respect des ressources, diminution des rejets et confort, nous ferons tâche d’huile. Car l’intérieur du Sénégal doit être aménagé lui aussi, nous devons éviter l’entassement dans les villes. Si l’on offre aux habitants de l’intérieur des conditions saines et un habitat de qualité, ils seront heureux de vivre et travailler au pays. 

– Là, je te suis.

– Mettons-nous en rapport avec la municipalité, l’organisme de l’habitat, la région. Et, qu’ils nous suivent ou pas, impliquons les citoyens. Si nous mobilisons les personnes concernées pour une cause juste et altruiste, alors nous serons, elles seront, invincibles. Nous trouverons des financements, nationaux ou internationaux, je ne suis pas inquiet. C’est un peu comme dans le domaine des start up ; ce n’est pas l’argent qui manque, mais les projets solides. « Le vieil éléphant sait où trouver de l’eau ».

– Mon ami, mon ami… 

– Malick, mon frère, nous allons le faire ! dit Soulmeynane en tendant son verre pour qu’ils trinquent. Oui, nous allons sortir de notre confort immédiat. Mais pour une cause fondamentale. Ce sera exaltant ! Nous allons apporter notre pierre. Plutôt notre terre… Ose me dire que la terre n’est pas un matériau de qualité !

– Il est vrai que la terre permet de nombreuses utilisations : mortier, enduits, en briques, moulée, compactée, empilée… Et l’utilisation de la terre est compatible avec d’autres techniques : ossature bois, chanvre, préfabriqués, pierre de taille…

– Tu vois !? 

– Nous n’en verrons pas la fin…

– Tant mieux, cela signifiera que nous avons vu juste et que notre œuvre continuera après nous. Les bâtisseurs de cathédrale qui commençaient l’édifice ne le voyaient jamais achevé. Mais on continue à les utiliser et à les admirer depuis des siècles… « On peut creuser un puits avec une aiguille »… 

Il fallut encore un peu de vin et de palabre pour convaincre Malik, mais Souleymane y parvint. « Quand on est passionné, le sommet d’une montagne devient un terrain plat ».

C’est ainsi que, dans un restaurant de Saint-Louis du Sénégal, naquit l’opération « Du sable et de la terre pour Guet Ndar », qui trouva en effet plus de financements qu’il n’en fallait tant elle était porteuse de sens. On trouva dans le même panier des investisseurs aussi différents que la fondation Bill et Mélinda Gates et la tontine des « amis de Saint-Louis ». 

Par leur enthousiasme, la justesse de leur analyse et l’évidence de leur solution, Souleymane et Malick surent entrainer professionnels et particuliers à leur suite. Malick n’oublia pas la Saint-Louisienne de BTP, et son patron qui l’avait encouragé à créer sa société, une décennie plus tôt. Celui-ci lui fut reconnaissant de ce retour.

– « Qui va loin revient près »…

Non seulement la consolidation du rivage, le réensablement de la plage et la reconstruction du quartier de Guet Ndar ont commencé, mais de plus plusieurs collectifs se sont formés avec des objectifs similaires. On peut citer Worofila, composé d’architectes et d’ingénieurs spécialisés dans la construction en terre, Élémenterre, entreprise de construction dédiée, Craterre, organisme devenu référence mondiale dans le domaine de l’habitat en terre, ou encore La voûte nubienne, association contribuant à la promotion d’un habitat adapté en Afrique.

La lutte contre les trafiquants de sable s’est intensifiée, au Sénégal, mais aussi au Nigéria, en Jamaïque, en Inde, en Indonésie. Et les constructions en bord de mer sont de plus en plus réglementées et limitées. 

La partie est loin, très loin, d’être gagnée. Il n’est pas sûr du tout que la terre sera encore habitable en 2050. Des chefs d’État, des scientifiques, des militants, se rassemblent chaque année lors de grands sommets internationaux (48 000 personnes à Charm-el-Cheikh en novembre 2022 pour la COP 27), c’est important. Mais plus encore, les Souleymane et les Malick sont ceux qui peuvent améliorer les conditions de vie de leurs semblables et nous aider à croire qu’au final l’humanité se fera plus de bien que de mal. 

« Le soleil n’ignore pas un village parce qu’il est petit ».

9 commentaires

  1. Bravo PY,
    je suis rentrée dans ton histoire de pure fiction, dis tu, si bien documentée, les quartiers, les proverbes. J’etais avec ces deux amis dans ce petit coin d’Afrique que je ne connais pas. Et l’espoir qu’en retroussant ses manches, tout est possible.
    Quand à la coop 27, elle a accouché d’une souris, hélas.
    Je retrouve le style de tes nouvelles que j’aime lire et relire.
    Merci. Bises. Nicole

    Aimé par 1 personne

    1. Séverine, Anne, Isa, Pom, Joëlle et Jeanne, merci de vos commentaires, qui valorisent cette nouvelle, 100 % imaginaire, qui ne fut pas simple à concevoir et à écrire. Quelle belle récompense que vous soyez si bien entrées dedans. C’est aussi une récompense pour Souleymane et Malick qui existent certainement et un encouragement pour nous tous, à faire là où nous sommes ce que nous pouvons pour que notre planète reste habitable. De tout cœur, Py.

      J’aime

  2. Pierre-Yves,
    MERCI pour ce conte moderne
    Les proverbes africains, sertis dans le récit avec la précision d’un orfèvre, ont tellement régalé mes yeux gourmands
    Et si on pouvait tous repousser un petit peu la fin du monde, ce serait bien
    GRAND MERCI

    Aimé par 1 personne

  3. Que c’est beau! J’ai noté tous les proverbes, ils sonnent tellement vrai! Bravo Plum, tu es un peu le Malik de nos esprits, je suis impressionnée par tous ces petits détails qui rendent ton récit captivant!

    Aimé par 1 personne

  4. Je ne connais pas le Sénégal mais j’ai l’impression de le connaître un peu à présent. Votre texte est vivant, bien documenté et plein d’espoir. Comme vous, j’aimerais croire en l’humanité et… en son avenir. Profitons de cette belle matinée ensoleillée. Amicalement.
    Joëlle

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