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Anna, la femme de mon copain Patrice, était d’une insoutenable beauté. Julia Roberts à côté ? Insipide. À 40 ans, Anna damait le pion à la plupart des filles de 20 ans. Quant aux trentenaires branchées, elles étaient incapables de rivaliser.
Comment cet enfoiré de Patrice, ni plus ni moins moche qu’aucun d’entre nous, avait-il pu décrocher une timbale pareille ? Personne n’aurait su le dire. C’était une nouvelle preuve des mystères de l’amour. Je décelais quand même chez lui deux traits de caractère utiles pour séduire les filles : l’humour – genre lourd, pour Patrice – et l’arrogance – « je ne sais rien mais je le dis quand même ». C’est une vérité : l’absence de sérieux et l’affirmation assumée de n’importe quoi sont pour un mec des atouts efficaces dans la quête d’une partenaire.
Patrice travaillait dans une fabrique de produits de nettoyage industriel, avec un penchant prononcé pour la fainéantise. Anna, après quelques tâtonnements, avait trouvé de quoi donner des cours dans un lycée technique. Je lui avais demandé plusieurs fois en quelle matière, sans avoir jamais pu retenir sa réponse.
J’imaginais trop bien en revanche le supplice qu’elle infligeait à ses élèves, ados mâles mal dégrossis, obligés de regarder une bombe sexuelle comme s’ils avaient affaire à un vieux barbon en blouse grise. Avec leurs yeux à hauteur de ses cuisses, qu’elles fussent nues sous des bas ou entourées dans un fuseau, galbées par des talons de diverses sortes, les pauvres gars devaient non seulement avoir toutes les peines du monde à se concentrer sur la compta, le droit, ou l’environnement, mais en plus souffrir le martyre en contemplant un corps et un visage magnifiques, que tout leur interdisait et qu’ils n’auraient jamais.
Sauf que deux d’entre eux finirent par craquer. À la fin d’un cours, ils se planquèrent dans un recoin du couloir et attendirent que leur prof quitte la salle. Ils lui laissèrent prendre quelques mètres d’avance, puis la suivirent. Ils savaient où elle allait et ils connaissaient l’établissement. Ils fondirent sur elle. Au moment voulu, l’un d’eux ouvrit une porte tandis que l’autre la poussait dans une salle de cours, vide.
Là, ils bâillonnèrent Anna et commencèrent à la peloter. Elle se débattit, mais à deux ils étaient plus forts. Ils l’embrassèrent, dans le cou, et sur le ventre. Terrorisée au début, elle reprit quelque contenance quand elle réalisa qu’ils ne voulaient pas la violer. Ils s’étaient arrêtés sur son entrejambe et sur ses seins, ils s’étaient aventurés sous son chemisier, mais ils ne l’avaient pas déshabillée. Ils n’avaient même pas passé la main sous son soutien-gorge et sa culotte.
– Tu sais quoi ? me dit-elle quand elle me confia cette histoire. Ils découvraient ! Ils voulaient découvrir ! Savoir comment j’étais faite, peut-être ce que je ressentais. Mais ils osaient à peine ! Ils avaient osé me coincer, me toucher, mais pas plus !
Le plus incroyable fut les propos du plus capable des deux, qui, après une dizaine de minutes d’exploration, eut ces paroles :
– Madame, excusez, on vous a forcée un chouilla, mais vous auriez jamais dit oui. Et on n’aura jamais une femme comme vous dans la vie. En plus, vous nous avez un peu cherchés, quand même !
Ces paroles eurent un effet magique. Malgré son état, ce sont elles qui envahirent l’esprit d’Anna. C’était une si bonne âme, une femme si honnête malgré sa beauté stupéfiante, qu’elle ne put que reconnaître leur bien-fondé.
– Ils avaient raison, me dit-elle. Tu comprends ? Ils avaient raison ! J’étais là à les provoquer, à parader avec mes jolies tenues et ma mine de quarantenaire épanouie, et ces pauvres mecs, frustrés à mort par le tour que prend leur religion en bien des endroits, étaient obligés de me mater à longueur de journée.
– Mais enfin, Anna, quand même, ils t’ont…
– Réfléchis. Si j’avais eu Brad Pitt devant moi deux fois par semaine en pleine adolescence, alors que ma famille et ma vie m’empêchaient tout contact avec les garçons, j’aurais été très tentée de me jeter sur lui. Aujourd’hui encore, y’a pas mal de filles qui se jettent sur les mecs.
Elle n’avait pas porté plainte et n’en avait parlé à personne, sauf à moi.
– Si j’en parle à Patrice, il va devenir fou, tout démolir. Et personne au lycée, dans ma famille ou dans mes amis, comprendrait que je ne porte pas plainte. Ils risquent de dévoiler l’affaire et ça va faire un pataquès pas possible. Il n’y a que toi qui sais, Philippe.
Elle avait fait encore mieux. Elle était retournée en cours comme si de rien n’était ! Simplement, elle veillait à ses tenues et mettait plus de distance entre les tables de devant et elle au tableau.
Elle revit la classe de ses deux agresseurs trois jours après ce qu’elle n’appelait que « l’incident ». Elle flotta pendant deux ou trois minutes. Puis, constatant que l’ambiance n’était pas différente d’avant, elle exerça son métier comme d’habitude. À la fin du cours, elle interpella :
– Samir et Amin, venez me voir s’il vous plait.
Les garçons s’approchèrent quand les autres élèves furent sortis. L’un semblait gêné, l’autre prenait un air bravache. Elle leur tint ce discours :
– Comme vous le voyez, vous n’avez pas été arrêtés par la police. Je n’ai pas porté plainte. Ce que vous avez fait est pourtant grave. On ne peut pas l’approuver, ni même l’accepter. Mais je vous comprends. Je veux bien croire que ce n’est pas facile de résister à la tentation dans votre situation. Je ne vous ai jamais provoqués, mais je ferai encore plus attention. En échange de votre compréhension, je vous demande de me respecter.
Elle se tut un moment. Les garçons ne la regardaient pas dans les yeux, mais ne baissaient pas la tête.
– D’accord ? reprit Anna.
– D’accord, répondit l’un.
– N’empêche, Madame, vous êtes trop belle ! dit l’autre.
– Mais vous aussi, vous êtes beaux ! s’exclama Anna spontanément. Vous avez tout l’avenir devant vous. Et vous en séduirez des filles, soyez-en sûrs !
– Pas des belles comme vous.
– Bien sûr que si. Prenez votre temps, apprenez à écouter les filles, essayez de les comprendre, vous verrez…
– Faut de l’argent, des belles voitures, tout ça…
– Qu’est-ce que vous racontez ? Vous croyez que mon mari est riche ? C’est un ouvrier. On a fini par acheter une petite maison, mais on n’a même pas terminé de la payer. Et ma voiture a plus de dix ans. La télé vous fait du mal, comme tous ces objets qu’on vous pousse à acheter, je sais bien. Vous savez quelle sera votre plus grande chance, pour les filles, comme pour tout le reste ?
Ils ne dirent rien, mais ils la regardèrent dans les yeux, fixement, pour la première fois ; ils étaient avides de ses paroles.
– L’éducation, la culture. Apprenez ! Travaillez en français, en anglais et en sciences. Et lisez. Les livres vous ouvrent sur la vie, vous montrent tout ce que vous pouvez vivre. Si vous travaillez, si vous cherchez chaque jour à apprendre, à être un peu meilleur que la veille, je vous le garantis, des jolies filles vous en rencontrerez.
Ils souriaient et ils s’en furent, reconnaissants et confiants.
– Tu vas pas me croire ? me dit-elle. Ils sont devenus charmants, et ils travaillent d’arrache-pied. Je donnerai tout pour que ces deux-là deviennent de brillants ingénieurs. Ils le méritent tellement.
Stupéfiante. Absolument stupéfiante.
Un cas d’école de la vie au sein de la vie de l’école … Renversant !
Nicole M.
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Si seulement!….
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Merci cher Pierre Yves,
Comme quoi avec de l’intelligence, le pardon et de l’ouverture à la culture et une dose de bienveillance on peut faire des merveilles !
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