Un cadeau pour la vie

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– Je ne sais pas comment te remercier.

– Tu n’es pas obligé, répondit-elle. 

– J’y tiens.

– Alors il y a une possibilité.

– Super ! Dis-moi. Je tiens à te remercier. Ces travaux que tu me confies me donnent une visibilité sur un an, voire deux. Quelle que soit ton idée de cadeau, elle est acceptée !

– Puisqu’on dîne ensemble, je t’en parlerai tout à l’heure.

– Ça marche. Je passe à l’hôtel, j’envoie quelques mails, et on se retrouve à 20 heures. Sur la place ?

– Comme d’hab.

– C’est moi qui invite, ça va de soi.

  Audrey était la directrice générale adjointe d’une grosse collectivité territoriale pour qui j’intervenais depuis 6 ans. C’est son prédécesseur qui avait commencé à faire appel aux services de ma petite entreprise. Mais depuis son arrivée 3 ans plus tôt, elle avait augmenté les commandes, jusqu’à ce jour où elle m’avait confié pas moins de 5 chantiers, qui se succéderaient tout au long de l’année, dans le cadre du marché public auquel j’avais postulé. C’était beaucoup. À elle seule, elle assurerait pendant 1 an ou 1 an et demi le quart de mes rentrées d’argent et la garantie d’emploi de mes 12 salariés. 

Nous nous étions tout de suite bien entendus, Audrey et moi. Il faut dire qu’elle avait une personnalité qui détonnait dans un univers assez conformiste. Pour être concret, ses jeans serrés et délavés, ses chemisiers blancs qui ressemblaient à des chemises de grand-père, ses écharpes parfumées, ses cheveux blonds mal coiffés, lui donnaient l’air d’une de mes petites amies du début des années 1980, alors qu’à l’époque elle naissait juste. Elle était légère et insouciante, en raison d’une vie facile qui l’avait mise à l’abri du besoin. Il n’en fallait pas plus pour agacer ses collègues, plus expérimentées, mais plus sombres et moins charmantes. 

Je ne sais plus qui de nous deux lança l’initiative – en bons pros de la com, nous avions dû faire comme si elle était commune –, toujours est-il que nous avons dîné ensemble, ce qui ne se faisait pas entre donneurs d’ordres et prestataires dans notre petit milieu. Le déjeuner oui, c’était compatible avec des relations professionnelles, le dîner non, ça sortait du cadre, c’était hors limites.

Ce premier dîner fut une réussite : humour, séduction, fluidité. Du coup, il y en eut d’autres, une fois tous les trois mois environ, quand mes affaires m’amenaient à rester le soir dans cette grande ville. En mâle basique, je me posai vite la question : a-t-elle une attirance pour moi ? Serait-il envisageable qu’après la soirée nous passions la nuit ensemble ? Pour situer les choses, je précise qu’elle avait alors 38 ans tandis que j’en avais 52, qu’elle était plutôt jolie mais peu soignée, que j’étais mal foutu mais que je m’habillais pour essayer de cacher la misère. Je la voyais comme une jeunette qui croyait travailler, elle me considérait comme un homme du passé, intéressant trois heures par trimestre grâce à son expérience et à sa bonne humeur.

Elle commença à lever l’ambiguïté au deuxième dîner, évoquant « mon compagnon ». Le compagnon d’ailleurs appela, elle décrocha, dit qu’elle était « avec Patrick » et qu’elle rappellerait plus tard. Elle eut ensuite un petit sourire que je ne sus interpréter. Ce n’est qu’au troisième dîner qu’elle dévoila l’identité du compagnon.

– Tu le connais. 

Je réfléchis : il ne pouvait s’agir que d’un autre entrepreneur. À moins que…

– L’ancien directeur général ?

Sourire, yeux pétillants, approbation.

– Ça alors ! m’exclamai-je.

J’étais surpris en effet. Le type, père de trois enfants, avait 10 ans de plus qu’elle, portait des costumes et des souliers vernis, n’avait rien de l’ado attardé qui aurait pu être le pendant masculin d’Audrey. Il ne semblait pas désagréable, mais je n’aurais pas imaginé qu’elle pût être attirée par lui. Bref, c’était une fois de plus un désir insoupçonnable, un de ces mystères de l’amour, où la chimie, invisible, tient sans doute le rôle principal.

Je la félicitais pour ce « joli coup », qui les rehaussait et l’un et l’autre. Elle glosa sur les réactions au sein de la boîte quand la nouvelle de leur relation se répandit, une fois que le type avait été muté dans une autre région à 350 km de là. Ils se voyaient un week-end sur deux. De mon côté, je n’avais que des relations épisodiques avec de belles éphémères, et vivais le plus souvent seul depuis mon divorce quinze ans plus tôt.

La révélation du compagnon d’Audrey fut une excellente chose. Dès lors, il fut évident que nous ne nous attirions pas assez pour entrevoir une relation autre que professionalo-amicale. Mais nous avions plaisir à ces conversations trimestrielles dans un joli restaurant qu’elle choisissait toujours avec soin, où nous mélangions allègrement le boulot, nos histoires sentimentales, nos considérations sur tel ou tel sujet. Nous nous disions beaucoup de choses. Par moments, elle me faisait promettre de ne pas répéter ce qu’elle allait me confier, tant elle livrait des souvenirs intimes.

Nous en étions là de nos rapports quand arriva la soirée où, lors d’un de nos dîners habituels, elle allait me suggérer quelque chose en guise du remerciement que je tenais à effectuer. 

Elle avait sélectionné un restaurant dont elle avait entendu parler. Elle s’était changée, remaquillée, lavé les cheveux. J’avais fait à peu près la même chose, nous étions synchrones. Pour l’occasion, nous avons commandé deux coupes de champagne.

– À toi ! dis-je en levant mon verre. Avec toute ma reconnaissance !

– À notre collaboration, répondit-elle. Efficace !

Je lui sus gré de ce mot « efficace », plus neutre et professionnel que fructueuse, qui aurait souligné surtout les conséquences financières de notre accord. Le champagne était bon, comme tous les champagnes quand on veut qu’ils soient bons. Elle m’a parlé de sa fin de journée, le bureau, le passage chez sa mère, son nouvel appartement. Il me semblait par moments qu’elle se faisait des montagnes avec pas grand-chose – privilège de la jeunesse pour elle, conséquence de la vieillesse pour moi –, mais je l’accompagnais dans ses émotions et indignations, je faisais la claque, j’arrivais à entrer dans son univers. Sans hypocrisie, avec plaisir. N’agissais-je pas ainsi en permanence ou presque ? N’était-ce pas la base des relations humaines ? Mon expérience était déjà longue en la matière, il me semble que je savais faire. Et je savais d’autant mieux que le cadre était agréable, le temps limité, Audrey intéressante et sympathique.  

C’est après que nous eûmes passé commande du dîner que je repensai au cadeau, oublié depuis que j’avais quitté le bureau d’Audrey. Elle avait une idée à me soumettre si j’y tenais, mais c’était à moi de la lui demander. Je remis donc le sujet sur la table.

– Alors, dis-moi ce cadeau que je vais t’offrir pour te remercier de ta confiance dans mon travail.  

L’impératif et l’indicatif de ma phrase ne laissaient aucune ambiguïté sur ma volonté.

Son sourire se modifia et elle devint plus grave. Elle commença par esquiver.

– Non, écoute, tu n’as aucun cadeau à me faire. Ces repas que nous partageons de temps en temps, l’amitié dont tu m’honores, ce sont des remerciements suffisants. D’autant que je ne fais que mon travail et toi le tien. J’ai besoin d’entreprises pour les travaux que je programme, tu es un bon entrepreneur, voilà.

Je rétorquai aussitôt :

– Tu ne t’en tireras pas comme ça, chère Audrey. Tu sais comme moi que tu m’as confié plus de chantiers qu’à la plupart des autres. Je pense proposer des prestations de qualité – à mon âge je peux me permettre de le dire – mais le travail et la compétence ne suffisent pas pour que l’on soit récompensé. Surtout en France. Tu as eu l’intelligence et la gentillesse de valoriser ce travail et cette compétence, je tiens à t’en remercier à hauteur.

Elle me fixa. Je l’ai trouvée belle soudain, les lèvres plus gonflées, les yeux plus intenses, le front et les joues d’un joli teint, bien mis en valeur par ses cheveux d’un blond plus franc que d’habitude.

En apportant les entrées, la serveuse créa une diversion. Je commençai aussitôt mon assiette, goûtai la demi-bouteille de vin blanc que nous avions commandée. Audrey prenait le temps de terminer sa coupe, qui était une flute.

– Allez, repris-je gaiement, donne-moi ton idée de cadeau pour que je puisse te remercier.

Elle posa sa flute et mit ses deux mains sur la table, comme si elle se concentrait.

– Tu connais ma situation, commença-t-elle. Personnelle, je veux dire. Sociale, familiale, sentimentale…   

C’était vrai, je connaissais la proximité qu’elle conservait avec ses parents et grands-parents, sa relation avec sa sœur, son parcours professionnel avant qu’elle soit recrutée à son poste actuel trois ans plus tôt, les grandes lignes et les riches heures de sa vie amoureuse.

– … Je m’en sors, mais ça a été plutôt chaotique. J’ai l’impression de ne pas avoir maîtrisé grand-chose…

– On en est tous là, coupai-je, étonné cependant qu’elle avoue cette évidence, elle qui, comme toutes les trentenaires, tentait de se persuader qu’elle contrôlait sa vie. Mais elle ne serait plus trentenaire dans quelques mois et devenait peut-être plus lucide.

– Les règles, ou les absences de règles, sont les mêmes pour tout le monde, reprit-elle, mais on n’en est pas tous au même point. Si je suis honnête, je dois dresser le constat suivant : je vais avoir 40 ans, je ne suis pas mariée, je n’ai pas d’enfant. Ce dernier point pose un problème.

J’écarquillai les yeux, plus dans mon objectif d’empathie que sous le coup d’un étonnement, d’une part parce qu’elle avait raison, d’autre part parce que peu de propos m’étonnaient dans la bouche des êtres humains de 2020.

– Audrey, renchéris-je, toi l’originale, toi la non-conformiste, toi l’adulte qui restes ado dans le bon sens du terme, d’où te vient ce soudain besoin d’entrer dans le moule ? La liberté te pèse ?

Elle me jeta un coup d’œil pour savoir si j’étais hypocrite ou sincère.
– Ce n’est pas un besoin soudain. Et ce n’est pas un besoin d’entrer dans le moule. On en a déjà parlé, tu le sais. C’est une envie. Une envie de m’accomplir.

– Qu’est-ce que s’accomplir ? Il me semble que tu accomplis pas mal de choses. 

– Oui, mais il y a un accomplissement, essentiel pour une femme, et peut-être encore plus essentiel aux yeux des parents et de la société, que je n’ai pas réalisé. Certes, les raisons étaient bonnes : il s’agissait d’accomplir d’autres choses plus intéressantes ; et puis les hasards de la vie, cette absence de maîtrise que nous évoquions, ne m’ont pas amenée dans cette direction jusque-là.

Elle m’avait parlé parfois de son absence d’enfant, et des questions que cela soulevait dans son entourage, sans montrer de regrets pour autant. Peut-être cette légère distorsion par rapport à ce qui restait la norme était-elle appréciable tant qu’elle pouvait encore y mettre fin, mais plus difficile à supporter au fur et à mesure que le temps passait et que la possibilité d’y remédier disparaissait ?

La serveuse se rapprocha et constata l’assiette intacte d’Audrey.

– Madame, ça ne vous plait pas ?

– Si. Enfin sûrement. Mais ce dont on parle m’empêche d’avoir faim. Vous pouvez la remporter, je passerai directement au plat.

La serveuse s’exécuta, contrariée. Ma partenaire avait changé de registre : l’heure n’était plus à la légèreté. 

– Je comprends, repris-je. Tu as maintenant envie d’un enfant et ça manquerait à ta vie si tu ne l’avais pas.  

– C’est ça. Tu résumes bien les choses.

– Et Damien ?

– Il habite à 400 kilomètres et il en a déjà trois…

– C’est pas forcément rédhibitoire : vous en avez parlé ?

– Il m’a fait comprendre qu’il n’en voulait pas d’autre.

– Et… ça pourrait t’amener à le quitter ? 

– Ça pourrait.

Ok. Elle n’était pas au mieux. Ce qui n’était pas illogique : une femme pouvait-elle être heureuse, s’accomplir comme disait mon interlocutrice, sans enfanter ? Le débat était vieux comme l’humanité.

J’allais porter un verre de blanc à mes lèvres quand je m’arrêtai net. Bon sang ! Le cadeau ! Elle avait amené ce sujet alors que je l’invitais à me faire part de sa suggestion. Et donc… Et donc… Non ?! Elle n’allait pas me demander ça ?! Je posai mon verre, le repris aussitôt et terminai ce qu’il y avait au fond.

Je me redressai. Elle me fixait avec une intensité inédite. Elle avait vu mon trouble, constaté l’interruption de la conversation. Il fallait que je parle. Mais pour dire quoi. Je parvins à sourire :

– Audrey… Est-ce que ce dont nous parlons… a à voir… avec le cadeau que je pourrais t’offrir ?

Elle se détendit d’un coup et un grand sourire lui redonna son visage.

– Oui ! Tu me vois venir ?

– Ben… C’est tellement énorme que je ne suis pas sûr.

– Ah, c’est toi qui m’as tendu la perche !

– Certes…

Il me semblait sentir neurones et synapses s’affoler sous mon crâne, testant en accéléré quelques milliards de milliards de combinaisons et connexions, afin de trouver la bonne attitude et les bons mots. La première déduction de ce mouvement fut une nécessité logique :

– Pour être sûr que je comprenne bien, peux-tu formuler la question ? Ou me préciser le cadeau auquel tu penses.

Elle ne se démonta pas :

– Eh bien j’ai pensé que tu pourrais être le père de mon enfant.

– C’est donc ça…

Elle sourit et se recula un peu. Elle n’avait plus qu’une main sur la table, elle avait retrouvé sa coolitude.

– S’il y a une personne à qui je peux demander ça, c’est toi. Tu me comprends, tu es posé, expérimenté, tu feras un très bon père. 

« Tu feras » ? Ce futur ne me rassura pas. Un conditionnel aurait été préférable. 

– Enfin, Audrey, on n’offre pas un enfant comme un bouquet de fleurs ! Un enfant n’est pas un « remerciement » ! 

– C’est beaucoup plus, en effet. Il est évident ici que le remerciement dépasserait en valeur, de très loin, ce qui l’a entraîné. J’en ai conscience.

Cette fois, c’est moi qui la fixai et me crispai. Elle reprit :

– Je précise que tu serais libre, une fois l’enfant né, de le voir ou pas. Je ne te demande pas de vivre avec moi. De même, je ne te demanderai pas un sou, aucune pension ou quoi que ce soit de ce genre. Si tu le reconnais j’en serais ravie, mais ce n’est pas une obligation non plus.

Un fou rire me prit, plus nerveux que joyeux.

– C’est dingue… Je te savais moins conformiste que la moyenne, mais là tu m’épates !

– Je te signale que j’applique tes préceptes. Combien de fois m’as-tu dit qu’il fallait oser, vivre les trucs à fond, inventer ?… Nous y sommes.

– Nous y sommes, oui… Enfin non, je n’ai pas encore dit oui. 

À peine l’avais-je prononcé que je réalisai l’erreur de mon « encore ». La preuve m’en fut donnée par le visage rayonnant d’Audrey.

– Je n’ai pas dit oui, rectifiai-je. Je ne peux…

– Réfléchis une semaine, me coupa-t-elle. Et n’oublie pas ce que tu m’as dit un jour : tu aimerais beaucoup avoir un troisième enfant.

La maline, elle avait bien manigancé son coup. C’était vrai, je pensais qu’un troisième enfant m’aurait bien plu. Était-il encore temps ? Avec Audrey ? Une femme de 40 ans ? Plutôt agréable certes, mais que jamais je n’avais vue comme la mère de mon enfant ? 

La serveuse apporta les plats et Audrey mangea avec appétit. Moi un peu moins. Je me rattrapai sur la bouteille. 

– Tu sais, continua-t-elle, ce n’est pas nouveau, cette idée. Dès notre premier dîner, je me suis dit que je te verrais bien en père de mon enfant. En plus, il me semble que s’il a un peu de ta classe et quelques-uns de mes, disons charmes, il ne sera pas vilain. D’ailleurs, il y avait une petite ambiguïté entre nous au début…

– Ah ! Je n’avais pas rêvé. Tu l’avais remarquée, toi aussi ?

– Évidemment. J’ai réfléchi depuis. Mon envie d’enfant a muri. Et j’ai fini par la dissocier d’une relation amoureuse. Ce qui va devenir très banal, avec les progrès de la PMA et de la GPA.  

Ça se tenait.

– Et si je ne t’avais pas demandé une idée de cadeau ? questionnai-je. En aurais-tu parlé à un autre homme ?

– J’aurais pris les devants. Pas avec un autre homme. Avec toi. Comme je t’ai dit, tu es le seul homme qu’il me plairait d’avoir comme coparent.

Coparent… Serait-ce mon nouveau statut ? Parlait-on ainsi de nos jours ?

– Et Damien ? Tu lui as parlé de ton projet fou ?

– Non. Je le lui dirai en temps voulu. Maintenant c’est clair dans ma tête : l’enfant avant tout. Peu importe le prix à payer.

La suite du dîner se passa en plans sur la comète : comment s’organiserait-elle pour le faire garder ? Quel type d’éducation voulait-elle lui donner ? Où habiteraient-ils ?…

Au fur et à mesure que se manifestait son enthousiasme, je me sentais adhérer à cette idée. N’était-ce pas exactement ce qu’il me fallait ? Une paternité sans quotidien, puisqu’à mon âge je risquais de n’avoir ni l’énergie – physique – ni les codes – technologiques – pour m’occuper d’un petit ? Quelle fierté, quand même, de pouvoir tenir par la main une petite fille ou un petit garçon et proclamer à qui voulait l’entendre : « C’est ma fille, c’est mon fils » ! Et si la mère était avec nous, je crois que je pourrais être fier là encore de donner le bras à une femme comme Audrey.

– C’est délirant, cette conversation !… lâchai-je en faisant tourner le verre dans mes doigts.

  Elle posa alors une main sur la mienne – ce qu’elle n’avait jamais fait jusque-là – et s’approcha de moi en murmurant :

– C’est beau. C’est magique. C’est la vie.

Nous rîmes, émus. Nous avons laissé un peu de silence s’installer là, et c’était un bon silence, pour savourer ce que nous avions dit.

– Tu me donnes ta réponse dans une semaine ? reprit-elle.

– Je vais te la donner tout de suite. Une connerie aussi énorme, ça se fait sans réfléchir.

– Ça veut dire que tu acceptes ?! 

Cette fois, elle m’agrippait des deux mains et m’arrachait le bras.

– Je vais dire oui, mais j’ai une condition.

– Tout ce que tu veux !

– On a oublié un truc. Comment on va le faire, cet enfant ? Tu as parlé de GPA, de PMA. Je ne connais pas grand-chose à ces trucs-là, mais je n’ai pas envie de m’y mettre. Je veux dire : j’irai pas me masturber dans un labo pour fabriquer des paillettes. 

– Mais non… Je te propose qu’on fasse ça à l’ancienne. 

– On est d’accord. Ce n’est qu’une partie de ma condition. Je voudrais certes qu’on le fasse à l’ancienne, mais pas qu’une fois. 

Elle me regarda, les yeux brillants. Elle devait avoir la fièvre.

– Tu veux dire après que l’enfant aura été fait ?

– Après que tu auras accouché. Je veux que tu sois ma maîtresse et je veux être ton amant.

– Mais si on a quelqu’un ?

– Eh bien à part quand on sera en pleine passion amoureuse, je veux pouvoir refaire l’amour avec toi quand j’en aurai envie. À condition que tu en aies envie aussi, bien sûr. À raison, disons, d’une fois tous les deux mois.

– T’es bien un mec… dit-elle en riant.

– Je suis un mec de plus de 50 ans. Qui doit préparer ses vieux jours. 

– Une fois tous les quatre mois.

– Deux mois.

– Tous les trois mois.

Nous nous fixâmes comme si nous nous tenions par la barbichette en essayant de ne pas rire. Je craquai le premier :

– Ok ! Tous les trois mois.

La serveuse demanda si nous voulions dessert, café, infusion. Nous avons décliné, mais avons redemandé deux flutes.

– Nous avons quelque chose à fêter.

Et quand nous avons quitté le restaurant ce soir-là, Audrey ne m’a pas ramené à mon hôtel, mais chez elle. Nous avions du travail. Et envie de travailler. 

Voilà comment une cliente devint une amie, puis la mère de mon 3e enfant, puis ma maitresse. Le petit va bien et il s’appelle Alexandre. Il vit avec sa mère, je fais souvent la nounou, et nous passons régulièrement des week-ends tous les trois. Je suis un vieux con heureux. J’écris quelques histoires sentimentales, Audrey est toujours avec Damien, qui a étonnamment bien accepté le projet de sa compagne ; je le vois de temps en temps, et nous nous organisons en bonne intelligence.

Audrey me voue une reconnaissance éternelle. De même, je lui suis infiniment reconnaissant de sa folle proposition, qui fut un des plus gros cadeaux de ma petite vie.

7 commentaires

  1. « Une vie qui pourrait être tienne »
    Malgré son caractère invraisemblable, voilà une histoire qui apparait plus criante de vérité que d’habitude
    D’autant que le monsieur, il commence chef d’une entreprise de 12 salariés, et il finit en écrivant « quelques histoires sentimentales »…
    Ce « détail » me turlupine bien !
    Anne L.

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