Le dîner arrangé (le mufle et la vipère)

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Elle : C’est vrai qu’il est bien, un peu fort peut-être, mais bon. Ça valait le coup d’organiser ce dîner. Sophie mon amie, je te revaudrai ça. Attention, faut pas que je montre que je suis intéressée. On connaît la règle. Bon sang, je suis affamée pourtant, pas que de ces délicieux feuilletés. 

Lui : C’était donc ça, le traquenard… Sacrée Sophie ! Elle voulait me faire rencontrer cette Albine. Mince, c’est pas très flatteur pour ma pomme. Ou alors elle cherche en moi le samaritain, le pompier, le grand cœur pas regardant sur la marchandise. Un peu je veux bien, mais là… Elle y a pas été de main morte sur le décolleté, la chérie, mais ça n’empêche pas les seins de tomber. Et surtout, ça change pas la figure.

Elle : Honnêtement, je suis la mieux des quatre, de loin. Y’a pas de concurrence, c’est déjà ça. Faut quand même que je me méfie de Sophie ; il a l’air de bien l’aimer et c’est elle qui invite. Heureusement qu’elle a 10 ans de plus que moi, sinon c’était la guerre. Je parle pas de Virginie et de Cécile, elles sont gentilles, mais bon, elles jouent pas dans la même catégorie. Et puis le mari de Cécile est là.

Lui : Elle croit quand même pas que j’en suis réduit à ça ? À elle ? Écoute chérie, t’es peut-être la plus jeune des quatre – la moins âgée serait plus juste –, mais les autres sont quasi des mamies. 

Elle : Bon, à toi de jouer, Binette. Sois forte. T’as plus 20 ans, mais t’as de beaux restes et tu sais y faire.

Elle : Ah, il vient de me parler 5 minutes, à moi seule ! J’ai bien vu dans son regard que je le laissais pas insensible. Il doit être un peu timide avec les femmes, il faut que je l’aide à s’ouvrir, à laisser parler son cœur. J’aime bien les hommes comme ça, avec de la prestance, mais pas trop sûrs d’eux, un peu réservés.

Lui : Putain, elle me lâche pas ! Et ces questions complètement déplacées… Elle se croit dans un rendez-vous galant alors qu’on est six autour de la table. Quelle impolitesse… Et comment peut-elle s’imaginer un tête-à-tête ? Ce serait un désastre. 

Elle : Albine, sois franche : qu’est-ce que tu attends de lui ? D’abord est-ce que tu coucherais avec lui ? Pff, quelle question… Tss, tss, pas de faux fuyants. Oui. Oui, bien sûr. Mais y’a pas que ça. Un homme, c’est aussi de la tendresse, des sorties, une présence. Je pense qu’il peut m’apporter tout ça. Il est drôle, costaud, plutôt calme.

Lui : Qu’est-ce qu’on ferait ensemble, ma pauvre fille ? T’es une angoissée, une cérébrale, même au lit ce serait pitoyable. Et après ? Oh, je sais bien ce que tu veux : des dîners où on s’exhiberait, des week-ends à l’océan, un voyage de temps en temps pour avoir des trucs à raconter. Mais c’est impensable ! Tu nous vois en décapotable à Arcachon ? Au ski à Méribel ou aux Antilles en février ? Je suis pas fait pour ça, crois-moi. Je n’ai ni les moyens ni l’envie.

Elle : Eh, ça fait dix minutes que Virginie le monopolise sans le lâcher des yeux ! Elle va pas essayer de me le piquer, quand même ? Non seulement elle n’a aucune chance, mais en plus ce serait d’une goujaterie infâme. Et elle se dit mon amie ! J’en parlerai à Sophie. Mince alors… 

Lui : Elle est sympa, cette Virginie. Simple, modeste. Elle ne transforme pas le moindre sujet en colère ou en indignation. Comme l’hystérique en face de moi. J’aime bien Cécile aussi, elle est drôle, elle capte tout de suite la pensée de son interlocuteur et elle s’adapte. Philippe, le mari, va bien avec elle. Ils sont pince-sans-rire tous les deux, ils forment un duo efficace. Quant à Sophie, elle est pleine d’énergie, de cœur, de gaieté. Un phénomène. Je connais un peu sa réputation, et ça ne m’étonne pas qu’elle ait fait tourner la tête des hommes il y a vingt ans. Non, si l’on fait abstraction de l’aigreur et des lourdeurs de l’Albine, on passe une bonne soirée. 

Elle : Quelle futilité, ces conversations… Elles ne voient pas qu’elles l’ennuient ? Qu’il ne peut pas s’intéresser à leurs bêtises de nanas, ou à leurs avis insipides sur tel film ou tel bouquin ? Comme il est poli, il ne montre rien du peu de cas qu’il fait de leurs propos, mais c’est tellement évident… J’aimerais avoir une heure, une heure seule avec lui, pour toucher l’essentiel et aller au fond des choses. Je suis sûre qu’au bout d’une heure on aurait créé une relation intéressante. Très intéressante.

Lui : Elles sont marrantes, ces trois-là. Je mets à part la névrosée… Plus les gens sont simples, plus ils sont intéressants. Ça ne parait pas compliqué, pourtant ça semble l’être dans ce milieu.

Elle : Je pourrais passer le revoir à l’atelier où il bosse avec Sophie. Je ferais semblant d’aller voir Sophie, et hop ! Le cadre sera tout sauf romantique, mais si je m’y prends bien il me proposera un rendez-vous plus tard ailleurs ou il me laissera son 06. Et alors là, j’en fais mon affaire. Une heure, je vous dis, laissez-moi une heure et il est à genoux.  

Lui : Pourvu qu’elle se pointe pas demain à la boîte. Je sens qu’elle va le faire, qu’elle y pense déjà. C’est le genre de nana qui vient chercher la baffe et l’humiliation, pour s’en plaindre ensuite et dire que les gens sont dégueulasses. Bon, allez, le dessert et je m’arrache. Je me lève à 5 heures, je peux prétexter le besoin de dormir. 

Elle : J’aurais dû venir à pied. J’aurais pu lui demander de me raccompagner. Faut pas hésiter à montrer ses intentions avec ce genre d’hommes. Mais y’a les filles… Le cirque qu’elles m’auraient fait… C’est pas sympa d’ailleurs : c’est pas parce qu’elles sont hors course qu’il faut gêner les copines qui doivent encore exprimer leur potentiel.

Elle : Est-ce qu’il est super bon pour cacher son jeu ? J’ai quand même du mal à croire à la sincérité de ce quart d’heure de répliques et de rires. Elles en pouvaient plus les chéries, j’ai même trouvé limite leurs éclats ; à leur âge quand même, on a un peu de tenue. Même Philippe, grotesque, son chic anglais en a pris un coup. Lui, il semblait apprécier et n’était pas le dernier à en remettre une couche. J’ai joué le jeu bien sûr, mais en gardant de la distance, de la réserve. Faut qu’il voie ma différence, que je la joue pas si facile. C’est vieux comme le monde : les hommes sont attirés par ce qui leur résiste. Aimer, pour eux, c’est combattre.

Lui : Et il a fallu qu’elle se pince les lèvres pour se distinguer de ses copines ! « Non, moi on me fait pas rigoler comme ça, j’en ai vu d’autres ». Pathétique. La vraie fausse bourge. Je la plains, après tout.

Elle : Mince, il s’en va. De toute façon, il pouvait rien se passer ce soir. Il fallait un premier contact, c’est tout. Demain je prends les choses en mains.

Lui : Elle est petite, en plus. Limite boulotte. Mais quand on a ce physique, chérie, on est une marrante, une légère !…Tu te pourris la vie, sinon, c’est pas jouable. Allez, je t’embrasse, je suis poli. On est amis, ok. Voilà, voilà…

Elle : Hum… il sent bon. Et il est doux. Tiens, je pourrais lui apporter un cadeau, demain. Un cadeau ? Demain ? Une bouteille de parfum au milieu des bleus de travail ? Tu déraisonnes, ma pauvre fille ! Mon Dieu, Albine, ressaisis-toi… C’est le vin. Ou alors je suis en train de tomber amoureuse. Alors là, il est mort ! Car ce que femme veut, Dieu le veut… Eh oui ! 

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