Le bonjour qui ressuscite

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C’était un samedi peu après 13 heures, je venais de fermer la boutique et je rentrais chez moi pour déjeuner. La matinée n’avait pas été mauvaise, pourtant je ne me sentais pas bien. Depuis deux ou trois ans, je vivais dans une sorte d’apathie dont je n’arrivais pas à sortir. Ça tenait à plusieurs facteurs :

– la dureté des rapports humains. L’égoïsme s’affirmait haut et fort, partout. Comme tout le monde, j’en souffrais. J’avais l’impression que les gens autour de moi se foutaient de ce que je faisais, qu’on ne me voyait même pas. Même les clients ne me regardaient plus, je n’étais que le distributeur du produit qu’ils convoitaient. J’étais comme la machine qui me remplacerait bientôt ;

– l’absence de compagne. Depuis le départ de ma bonne Jenny, je n’arrivais pas à retrouver une femme qui m’aimât suffisamment pour vouloir partager ma vie, même une partie. Ça me pesait, et je savais qu’il serait chaque jour plus difficile de remédier à ce problème. J’allais vieillir et crever seul ;

– une certaine lassitude peut-être, un manque d’énergie ou de courage pour tenter de nouvelles choses, trouver de nouvelles motivations et repartir d’un meilleur pied. Peut-être qu’à 60 ans on n’avait plus le jus pour ça ? Je crois en fait que ce sont les innombrables tentatives infructueuses qui avaient fini par me décourager. Après des années d’efforts, je m’étais résigné, même si j’étais incapable d’accepter sereinement cette résignation. 

Je n’étais donc pas au mieux, quand, à l’angle de la rue Franchet et du boulevard de la Tourelle, j’entendis un mot banal, prononcé d’une manière exceptionnelle :

– Bonjour ! 

Il n’y avait personne sur le trottoir, la circulation était fluide, et les arbres encore feuillus donnaient au lieu et à l’instant un caractère paisible, appréciable après le rush commercial du samedi matin. Ce cadre favorable influa-t-il sur la qualité du bonjour qui me fut donné et sur la manière dont je le ressentis ? Toujours est-il qu’il me sortit de mon état.

Ce n’était ni un bonjour contraint ni un bonjour minimum. C’était un bonjour clair, ascendant, généreux, qui impliquait inspiration, expiration, ouverture du corps et de l’esprit. C’était un bonjour qui se voulait un don, un partage. C’était un bonjour qui n’avait pas peur, qui se tenait prêt à accueillir la réaction quelle qu’elle fût. C’était un bonjour étonnant, unique, magnifique.

J’avais entendu avant de voir. C’est-à-dire que la personne m’avait lancé son bonjour alors que nos regards ne s’étaient pas croisés, alors que je ne l’avais même pas remarquée : elle n’était donc pas obligée de le faire. Il était assez rare de saluer quelqu’un qu’on ne connaissait pas et qui ne vous avait pas vu. Pourtant elle l’avait fait ; elle, parce que c’était une voix féminine.

Je levai les yeux. J’aperçus une silhouette qui semblait contourner une voiture garée dans une contre-allée, pour en ouvrir la porte. À cause du soleil derrière, le contrejour était fort et je ne vis pas le visage. Je distinguai des cheveux longs, châtain, qui – je ne sais pas pourquoi je remarquai ce détail alors que je voyais si mal – venaient d’être lavés et n’étaient pas encore secs. Je captai encore des dents, des lèvres, des épaules recouvertes par une robe d’été (on était en septembre).

J’avais très vite répondu au bonjour par un bonjour que je voulais du même niveau que celui qui m’avait été offert. Ce faisant, je ne m’étais pas arrêté de marcher. J’avais donc vite dépassé ma bienfaitrice, qui avait disparu de mon champ de vision, d’audition, et allait disparaître de ma vie. Combien de temps cela avait-il duré ? 2, 3, 4 secondes tout au plus.

Pourtant, il y avait eu rencontre. Pourtant cette femme m’avait touché. Je cheminai en pensant à ce mystère, et j’y pensai encore en avalant mon frichti. Je regrettai de ne pas m’être arrêté, de ne pas avoir au moins engagé la conversation sur quelques banalités. L’idéal, bien sûr, si j’avais davantage d’aisance relationnelle, aurait été de dire en toute franchise à cette femme que son bonjour était splendide et qu’il me faisait du bien. Pourquoi, mais pourquoi donc, n’étais-je jamais capable de dire spontanément ce que je ressentais, quand bien même cela aurait fait plaisir à mon interlocuteur, ou trice, de l’entendre ? Pourquoi savons-nous si mal partager nos émotions ? Pourquoi nous cachons-nous la plupart du temps ?

Je réagissais trop tard. Je comprenais ce qu’il fallait faire au moment où je ne pouvais plus le faire, comme toujours. C’était pénible, douloureux. Après avoir ressassé mon incompétence, je me mis à penser à celle qui avait si bien parlé. Qui avait pu formuler un tel bonjour ? Et pourquoi ? Cette femme était-elle dans un état d’euphorie qui l’avait poussée à exprimer sa joie auprès du premier venu ? Ou alors n’avait-elle eu d’autre but que de faire du bien au destinataire de son bonjour ? Mais dans ce cas, était-ce parce que je me trouvais là ou parce que c’était moi ? Me connaissait-elle ? Ou étais-je un inconnu à l’air si triste que je l’avais poussée à la compassion ?

En terminant de peler ma pomme, je réalisai une chose : je passais au moins quatre fois par jour à cet endroit. J’allais donc la revoir, c’était inévitable ! La reconnaîtrais-je ? En dehors d’une jolie silhouette et de cheveux longs, je n’avais guère d’indice. Et la voiture ? Mince alors : je ne me souvenais ni de la marque ni de la couleur ! J’avais été victime d’un éblouissement. Il me restait mon oreille : si elle me disait bonjour, je la reconnaitrais à coup sûr.

Hélas, trois fois hélas, je ne la revis jamais. Je scrutai chaque personne que je croisai là où j’avais été touché par la grâce. Au croisement béni, je disais bonjour à toutes les femmes qui passaient, quelles que soient leur taille et leur longueur de cheveux, dans l’espoir insensé d’entendre de nouveau le son magique. Il ne se passa rien. J’en conclus qu’elle s’était garée là une seule fois parce qu’elle avait à faire dans le coin, mais qu’elle habitait ailleurs, loin de moi.

Je dois quand même beaucoup à cet ange de passage sur la terre : elle me rendit le goût de la vie, c’est-à-dire qu’elle sauva ma vie. Grâce à son mot si bien prononcé, grâce à ce cadeau qu’elle m’avait destiné, elle m’avait montré que la douceur et la beauté n’étaient pas mortes, et, mieux encore, que les miracles restaient possibles. Je me rouvris aux autres et je pris conscience de ma chance. J’avais une vie paisible, mon métier de commerçant m’apportait du rythme et des contacts, j’aimais ma ville et ma région. L’âge qui avançait ne m’apparut plus comme une source de tristesse mais comme une occasion de sagesse et de légèreté.

Ce changement d’état d’esprit se manifesta encore dans un autre domaine : ma manière de dire bonjour. Je pris l’habitude de vouloir réussir mes bonjours, en leur donnant le maximum de chaleur et de générosité. Les conséquences sur ma relation à autrui furent spectaculaires. Par exemple : moins de six mois après avoir entendu le mot magique à un carrefour de la ville, je rencontrai Florence, avec qui je vis aujourd’hui ; elle n’est pas un ange, juste une femme aimable et aimante, mais c’est à un ange que je dois ma résurrection et mon bonheur. 

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