J’aurais dû

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(environ 8 minutes de lecture)

Je rentrais du centre-ville où j’avais été à la banque, à la bibliothèque et à la pharmacie. Je marchais sur l’avenue de Bordeaux quand une berline gris métal venant en sens inverse a ralenti. Une vitre à l’avant s’est baissée, et un type a demandé en anglais si je parlais anglais. Je n’ai pas osé dire non.

Le mec au volant, qui était à droite, s’est garé. Et j’ai traversé, regardant à peine les voitures qui risquaient de me renverser. Le conducteur est sorti et, quand je suis arrivé sur le trottoir à côté de sa bagnole, m’a tendu la main. C’était un homme blond roux, trapu, environ 35 ans. Je n’ai pas bien vu le passager à l’intérieur, mais il avait l’air plus jeune et plus grand.

Le type s’est mis à parler à toute vitesse, puis il s’est arrêté parce que sa gorge se nouait. Il a repris et j’ai compris qu’ils s’étaient fait voler leurs affaires, papiers, argent et téléphone, que le frère – le passager – était malade, « très nerveux », et qu’ils avaient besoin d’argent pour prendre le ferry à Calais et rentrer chez eux. Comme il ne précisait pas, j’ai fini par demander combien, il m’a répondu 160. Ah…

J’étais embarrassé. Je lui ai demandé s’il n’avait pas pu appeler chez lui. Je n’ai pas compris sa réponse, si ce n’est qu’il avait tout essayé mais qu’ils se trouvaient démunis. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas pensé à lui proposer d’utiliser mon iphone, ou de se rendre au commissariat, ou au consulat de son pays à Bordeaux. Au lieu de quoi nous avons remonté l’avenue tous les deux, pour aller jusqu’à la banque. Le frère est resté dans la voiture.

En marchant, l’Anglais me demanda quel était mon métier, si j’avais des enfants. Je baragouinai des réponses inaudibles. Quand il comprit que j’écrivais des livres, il me parla du poète Yeats – je dus le faire répéter, bien sûr – et je pigeai alors qu’il était Irlandais. Je l’interrogeai en retour sur ce qu’il faisait en France dans notre coin. Il me dit qu’il était ingénieur et cherchait des maisons dans le sud-ouest pour des clients (je n’ai pas saisi le lien entre ingénieur et les maisons du sud-ouest, mais je ne saisissais pas le quart de ses propos).

Nous sommes arrivés à la banque, où je me trouvais dix minutes plus tôt. Je me souviens avoir opté pour le distributeur à l’extérieur, de peur qu’on trouve bizarre que je revienne si vite, qui plus est avec un type qui me collait comme s’il tenait un revolver pointé sur moi sous sa veste. J’ai retiré 2 billets de 50. Je les lui ai donnés et j’ai pris dans mon portefeuille 60 € sur les 80 qu’il contenait. Il avait donc ses 160 €. Il se remit à parler et je compris gazoline. J’articulai quelque chose qui voulait signifier que je ne pouvais pas savoir s’il était honnête et si je pouvais lui faire confiance. Il certifia que si. Il faut croire que cela me suffît. Je lui donnai mon billet de 20. Il me regarda avec un air indéfinissable et j’eus le malheur de croiser son regard. Aussitôt, je remis ma carte dans le distributeur, retapai mon code, et retirai 50 € supplémentaires, que je lui donnai. 

Je me sentis alors perdu. Je ne contrôlais plus rien. Je faillis oublier ma carte dans le distributeur, oubliai le ticket pour de bon, et lui demandai de me montrer les billets que je lui avais donnés car je n’arrivais pas à calculer le total. 230 €. Ok. Il me demanda une carte de visite pour qu’il puisse me contacter une fois rentré en Irlande et me rembourser. Il me tendit un formulaire administratif sur lequel figuraient son nom et son adresse. Comme je ne réagissais pas, il fit signe de prendre une photo. Je sortis alors mon vieil iphone et m’exécutai, sans voir ce que je prenais. Ma raison ne fonctionnait plus. Je n’ai pas pensé une seconde à lui demander au moins son mail…

Il me remercia chaleureusement, me redit que « Saturday » j’aurais de ses nouvelles et termina par « God bless you ». Il partit. Je le suivis à une quinzaine de mètres. Il me semble avec le recul que j’étais hypnotisé. Il m’aurait demandé de braquer la banque, je l’aurais fait. Il marchait plus vite que moi, mais je vis sa voiture sortir de la place de stationnement, exécuter un demi-tour périlleux. Juste avant que la voiture se retrouve sur l’avenue en direction des autoroutes, un bras sortit de l’habitacle et se tendit vers le ciel. Je n’aurais su dire ce que signifiait ce signe.

Je marchai encore une douzaine de minutes pour rentrer à la maison, abasourdi, réalisant petit à petit ce qui venait de se passer. Je n’étais pas sûr de regretter mon geste, mais atterré d’avoir perdu tout discernement alors qu’un étranger m’avait abordé sans violence dans une rue de ma ville. Certes, je ne comprenais pas ce qu’il me disait, mais cela n’excusait rien. Je pensai au nombre de fois où j’avais refusé 1 € à un pauvre type… Là, je lâchai 230 € à un gars qui avait 9 chances sur 10 d’être un escroc.

Je cogitai tout l’après-midi, peinant à me concentrer sur mes travaux d’écriture. La première série de conclusions auxquelles je parvins fut que l’Irlandais m’avait appris, ou réappris : 

– que l’on pouvait obtenir beaucoup juste en demandant ;

– que tout dépend des circonstances ;

– que j’étais manipulable ;

– que j‘étais vulnérable ;

– que mon manque de pratique de l’anglais était une faute.

Dans un deuxième temps, mais assez vite quand même, moins de deux heures après l’événement, apparurent les « j’aurais dû » :

– j’aurais dû lui demander de me raconter lentement son histoire, pour que je la comprenne. J’aurais vu si elle était plausible ou pas ;

– j’aurais dû lui dire de me donner son numéro de téléphone pour que je l’appelle et que je voie qui répondait ou si c’était sa voix sur le répondeur ;

– j’aurais dû lui demander pourquoi il se dirigeait vers le centre-ville quand ils m’ont interpellé et pourquoi ils se sont adressés à moi ;

– j’aurais dû lui donner 50 € pour qu’il ait de quoi payer essence et péage jusqu’à Bordeaux, où il aurait trouvé secours auprès du consulat de la République d’Irlande. Ainsi j’aurais soulagé sa détresse s’il était en détresse, sans me laisser dépouiller si c’était, selon toute vraisemblance, un escroc.

Il était simple d’être courtois et attentif à autrui, sans pour autant se comporter en pigeon. Le plus déstabilisant était ce sentiment de perte de contrôle. Le type m’avait amené là où il voulait alors qu’il m’avait interpelé depuis sa bagnole. Incroyable.

Le soir, le lendemain et le surlendemain, j’espérais une bonne surprise, pas tant pour récupérer les 230 €, mais pour prouver ce que je disais souvent, qu’il fallait faire confiance. Certes on se faisait avoir quelquefois, mais globalement c’était payant. 

Je crus avoir cette bonne surprise le dimanche matin, Sunday, en découvrant le mail d’Anthony O’Shea. Il me disait qu’ils avaient réussi à rentrer, mais qu’ils avaient encore dû emprunter 30 € car le péage avait coûté plus cher que prévu et ils n’avaient pas assez pour monter sur le bateau. Enfin ils étaient arrivés. Il me remerciait vivement et me demandait mes coordonnées bancaires pour pouvoir effectuer un virement sur mon compte. Je les lui transmis en disant que j’étais heureux d’avoir pu les aider à rentrer chez eux malgré leur mésaventure en France. Il accusa réception de ma réponse et m’assura qu’il s’occupait du virement dès le lendemain, Monday.

Il s’en occupa en effet, mais pas dans le sens que j’escomptais. Je consultai mon compte en ligne le mardi soir et découvris qu’il était à… 1. 1 €. Alors qu’il y avait 1700 et quelques euros deux jours plus tôt. Je cliquai, vérifiai, recliquai : aucun doute, mon compte avait été vidé, en une seule fois. Il y avait des initiales et des chiffres vers le destinataire du virement, mais je ne pus rien en déduire. Les larmes me montèrent aux yeux et je me mis aussitôt à pleurer, désespéré à la fois par ma colossale bêtise, par la nature humaine et par les conséquences de ce vol, qui allait me mettre en difficultés.

Comment était-ce possible ? Comment avait-il fait ? Pour m’embobiner à ce point et pour me dépouiller ? Je réalisai alors qu’il avait dû me regarder taper mon code au distributeur, code que j’avais composé deux fois de suite. Mais pouvait-on vider un compte avec un code de carte bleue et des coordonnées bancaires ? Il faut croire que oui ; l‘Irlandais en tout cas y était arrivé. 

Une nouvelle série de « j’aurais dû » mitrailla ma pauvre tête :

– je n’aurais pas dû donner mes coordonnées bancaires ;

– j’aurais dû demander un mandat de type Western Union, en cash, qui ne nécessite pas de numéro de compte ;

– j’aurais dû m’arranger pour qu’il ne puisse pas lire mon numéro de code ;

– j’aurais dû comparer le nom sur son adresse mail et celui sur le papier qu’il m’avait tendu et que j’avais pris en photo. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, je n’y avais pas pensé au moment de la réception de son message. Je sortis mon iphone, trouvai la photo dans la galerie, la grossis. Le nom était Anthony Barcoe, avec une adresse à Kilkenny, ville irlandaise en effet. C’était Anthony, comme sur le mail, mais ce n’était pas O’Shea. Avait-il deux noms ? Étais-je plus con que la moyenne ? Oui, sans conteste.

Je passai une nuit épouvantable, désespéré comme jamais, pensant pour la première fois de ma vie à mettre fin à mes jours. À quoi bon continuer si j’étais si nul et si c’était si dégueulasse ?

Le mercredi matin, j’avertis la banque. Le conseiller ne put rien faire, si ce n’est me dire que les références du destinataire de mon argent correspondaient sans doute à un compte dans un établissement de Guernesey. Guernesey… Lieu de l’exil de Victor Hugo, mais plus encore paradis fiscal entre la France et les îles britanniques. Autant dire que je ne pourrais jamais obtenir la moindre information sur mon escroc.

Je vous passe la suite, les oppositions à mettre en place, le difficile renflouement du compte, les soucis, la honte, et la tristesse quant à ce que j’étais, quant à ce qui m’attendait. Je n’avais que 55 ans au moment de cette histoire. Si je vivais encore dans dix ou vingt ans, quelle proie serais-je pour des hommes devenant chaque jour davantage des loups ? 

Le jours suivants, je m’employai à identifier la tactique de l’adversaire, à répertorier toutes mes erreurs pour les avoir en tête et ne plus les commettre. Mais il était bien tard pour m’aguerrir. J’aurais dû commencer plus tôt.

6 commentaires

  1. Je voudrais, cher Pierre-Yves, que cette nouvelle ne soit que pure imagination !
    Que ta personne soit épargnée de cette affreuse mésaventure !
    La générosité, la gentillesse, l’entre-aide n’ont (guère) plus de place dans le monde où nous vivons.
    C’est ainsi que les escrocs et les voleurs excellent jusqu’à truander les personnes honnêtes et serviables.
    Pourtant, me semble-t-il, le système de sécurité (triplement) renforcée de la banque aurait dû empêcher la dernière transaction !
    Cette histoire, inventée ou avérée, me touche.
    Ma compassion va à la victime flouée, attristée, tiraillée par les « J’aurais dû ».
    Bises, Nicole.

    Aimé par 1 personne

  2. Il faut reconnaitre que l’aventure est très désagréable et certainement pénalisante mais tu me connais et je te dis lorsqu’il faudra rendre des comptes tu seras en meilleure position que lui .
    Et si tu n’avais pas eu ce geste généreux et que tu apprennes par la suite qu’à cause de ton manque d’aide une personne était …………..! A choisir je préfère la première version , moins culpabilisante.
    Bises

    Aimé par 1 personne

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