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Une chambre d’hôpital.
– Maman, c’est moi, Daniel.
– Daniel ?
– Daniel, ton fils. Ton fils aîné.
– J’ai un fils, moi ?
– Bien sûr que tu as un fils. Tu en as même deux.
– Deux fils ?… Mais… j’ai quel âge ?
– Tu as 85 ans, Maman.
– 85 ans… C’est pas possible. Mais… où est-ce que j’habite ?
– Tu habites Reims. Mais tu as grandi à Strasbourg.
– Strasbourg, oui, ça me dit quelque chose. Il n’y avait pas des Allemands ?
– On peut dire ça comme ça, oui.
– Je vois des Allemands.
– Et qu’est-ce qu’ils faisaient, les Allemands ?
– Ils mangeaient des gâteaux.
– Des gâteaux ?
– Oui, des gâteaux. Avec de la crème, ils s’empiffraient.
– Bon. Et de quoi te souviens-tu d’autre ?
– Je sais pas. Je dois me souvenir de quelque chose ?
– Généralement, oui, on se souvient de certaines choses. De Papa par exemple. Est-ce que tu te souviens de Papa ?
– Papa était sévère. Il naviguait sur le Rhin. Quand il rentrait, ça bardait.
– Non, Maman, ça c’est ton père à toi. Je te parle de Papa, ton mari. Le père de tes enfants.
Une infirmière entra, qui salua, regarda, la malade, les perfusions, le moniteur. Elle prit le pouls. Puis sortit.
– Qui c’est, celle-là ?
– C’est une infirmière. Elle est là pour te soigner.
– Mais je ne suis pas malade. J’ai une excellente santé. Sauf quand j’ai eu la coqueluche.
– Tu as eu la coqueluche ?
– Oui, quand j’avais 10 ans. J’ai failli mourir. Maman était très inquiète.
– Tu as donc eu une mère.
– Ben, bien sûr ! Tout le monde a une mère !
Elle riait presque, d’un air de dire : « Qu’il est bête, celui-là ! ».
– Parle-moi de ta mère.
– Maman était petite.
– Et quoi d’autre ?
– Je sais pas. Pas très grande.
– Tu avais des frères et sœurs ?
Elle fit une drôle de mimique avec sa bouche, en cul-de-poule, comme pour signifier la bêtise de la question.
– Tu ne sais plus ?
– Je sais pas.
Ses yeux fixaient le plafond. Elle avait du mal à regarder son fils, parce qu’elle semblait ne pas le voir. Comme elle ne répondait pas, il reprit :
– Tu as mal ?
– Mal ? Non. Pourquoi j’aurais mal ?
– Parce que tu as fait un malaise, Maman, plutôt sévère.
– Papa était sévère.
– Oui, ton père était sévère, d’accord. Quoi d’autre ? De quoi te souviens-tu ?
– Ah, mais j’en ai marre ! Je veux sortir !
– Sortir ? Mais tu ne peux pas. Il faut te soigner.
– Je veux me lever !
Elle s’agita, se mit à tourner la tête de droite et de gauche. Elle battait des pieds, qui faisaient comme des pistons sous le drap. Elle tenta de bouger les bras, peut-être pour se redresser, mais elle n’en avait pas la force.
– Calme-toi, je suis là. Donne-moi la main.
– Non !
– Maman, je suis là. Et Géraldine va arriver aussi. Didier sera là demain.
Des larmes apparurent sur les joues de la vieille dame tandis qu’il serrait ses poignets. Il se rendit compte qu’il la maintenait à plat dos, qu’il l’empêchait de bouger. Elle forçait, son visage se tordait affreusement. Il paniqua. Il lâcha un poignet une seconde pour appuyer sur la sonnette. Il avait besoin d’aide.
L’infirmière revint.
– Elle veut se lever. Elle veut partir !
L’infirmière ne dit rien. S’activa auprès d’une des perfusions. Ensuite, elle prit un cachet dans la table de nuit et le colla sous la langue de la malade, qui regimba.
– Elle ne va pas s’étrangler ?
– Impossible. Ça fond tout de suite.
– C’est un calmant ?
L’infirmière ne répondait pas, il l’aurait claquée. Elle prit un des pouls de la vieille dame, qui de fait se calmait, même si elle ne fermait pas les yeux et fixait toujours le plafond, ce qui était déstabilisant. L’infirmière s’en alla.
C’est alors que l’alitée réclama :
– J’ai soif.
Tiens oui, pensa-t-il, l’infirmière ne l’a même pas fait boire. Or, ses lèvres étaient sèches.
Il remplit un quart de verre avec la carafe. Il essaya de redresser la tête maternelle, afin que la déglutition fût possible. Mais ça ne marcha pas. L’eau coula dans le cou et le peu qui passa dans le gosier créa un étranglement.
Quand elle put parler, la vieille dame dit :
– Je préférerais du vin.
– Du vin ?
Il sourit tristement. C’est vrai que sa mère buvait son quart de vin à chaque repas.
– Bientôt, tu pourras de nouveau boire du vin, affirma-t-il sans y croire.
Elle semblait de pas avoir entendu. Elle regardait maintenant de biais, un angle entre fenêtre et plafond. C’est comme si sa crise d’angoisse et sa volonté de partir n’avaient jamais existé.
– Ça va mieux ? demanda-t-il doucement en esquissant une caresse sur le dos de la main de sa mère.
Elle paraissait vouloir agripper quelque chose. Il prit sa main, qu’elle serra. Mais alors qu’il s’attendait à une confession, ou une reconnaissance, elle dit :
– Excusez-moi, Monsieur, vous êtes bien aimable, mais… qui êtes-vous ?
Bonsoir Pierre-Yves,
Je ne te remercie jamais pour tes écrits, que je lis pourtant régulièrement, alors ce soir je veux te dire un grand merci pour tous ces récits que tu nous livres, chaque vendredi soir.
Cette histoire-là est particulièrement puissante.
D’autant qu’elle fait écho à une conversation que j’ai eue aujourd’hui avec un Monsieur d’un certain âge, à la pharmacie.
Je servais l’ordonnance qu’il avait apportée, et qui était destinée à sa soeur, d’un certain âge elle aussi et « qui perd un peu la tête »…
(Il est célibataire ; sa soeur célibataire ; il s’occupe beaucoup de sa soeur)
La soeur revenait d’une petite intervention chirurgicale au niveau de la tempe droite :
Exérèse d’une petite imperfection cutanée.
Greffe de peau (prélevée au niveau du cou).
Ordonnance de pansements, pour les deux endroits, et de soins infirmiers.
Je prends des nouvelles, je demande quelques précisions.
Comment va la soeur.
Comment vit-elle cette intervention.
Comprend-elle ce qu’on lui fait.
Pourquoi on le lui fait.
Il me répond que, malgré ses troubles cognitifs, elle se laisse faire.
Elle a confiance.
Elle n’a aucune agressivité.
Au moment de prendre congé, il me regarde, marque un temps d’arrêt, et me dit, résigné : « Et vous savez ce qu’elle m’a dit en sortant ? »
« Ah ? Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?? »
« Elle m’a dit, en touchant son pansement : « Bon, ben j’espère qu’elles m’iront bien, ces nouvelles lunettes » »
Il ne semblait ni dépité, ni ému, ni rageux.
Juste résigné.
Comme devenu un simple observateur extérieur de sa propre vie.
Je t’embrasse, Pierre-Yves,
Et te remercie encore pour l’immense palette d’émotions que m’inspirent tes récits.
Anne L.
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Merci, chère Anne, pour ce qui est plus qu’un commentaire. Tu ajoutes une histoire à l’histoire, c’est encore mieux. Ton patient de la pharmacie et sa pauvre sœur sont des personnages émouvants, tu as su les voir et les dire.
Les histoires, il faut les écrire, les lire, et les vivre.
Je t’embrasse,
Py.
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J’aime beaucoup cette phrase : « Les histoires, il faut les écrire, les lire, et les vivre. »
Elle est en parfaite adéquation avec ce que tu es, et avec ce que tu fais.
D’autres également peuvent s’y reconnaître…
Je t’embrasse aussi,
Anne L.
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Nos vies qui s’égarent dans le passé, pour oublier celles du présent…
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Comme Pom ; « tellement triste, tellement vrai »
Joëlle
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Tendre, un peu drôle et dramatique. Mes parents ont eu la gentillesse de disparaître assez tôt. Aurai-je le courage de me suicider avant d’en arriver au stade de cette vieille dame ?
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Que ce doit être dur à vivre !
Je remercie de ne pas connaître cela !
Bises
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Tellement triste… tellement vrai…
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tendresse 😉
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