Le polar de l’été, du 15 juillet au 22 août, 3 chapitres chaque vendredi et 3 chapitres chaque samedi, 30 chapitres au total.
Il s’agit d’un livre que j’ai publié sous le nom de Pier Bert, d’abord en trois tomes, ensuite en un seul volume, sous le titre Instruction civique en mars 2010.
2300 exemplaires vendus.
« Un polar exemplaire, passionnant de bout en bout », Le petit futé.
PIER BERT
Instruction civique
Au marché de Brive-la-Gaillarde
Au nom de saint Antoine
Aux âmes les citoyens
Polar
ÉCRITURES
© Écritures
ISBN n ° 978-2-35918-004-6
Dépôt légal : mars 2010
Samedi 13 août 2022 : chapitres 28, 29, 30 sur 30
XXVIII – Et la lumière fut
À 14 heures, ils étaient tous de retour dans la grande salle, déjà bien encombrée par des équipes de patrouilles en repos ou en attente d’instructions. Les C.R.S. bordelais prenaient une place assez considérable. Ils débordaient dans les couloirs et sur le perron. Ce n’était plus une ruche mais bel et bien un poulailler, pour ne pas dire une basse-cour, pleine de poules, de poulets, de coqs et de dindons.
– Là, je peux plus… soupirait Leroux qui suait à grosses gouttes. Je peux plus…
Annie Farme faisait le maximum pour recevoir les quelques citoyens qui se risquaient en ce lieu surchauffé. Car les affaires courantes continuaient, bien sûr. Même si la baisse du nombre de délits était assez spectaculaire depuis le début des prouesses du sieur Rambert, certaines personnes avaient toujours besoin de se rendre au commissariat à la suite d’un accident, d’une contravention, pour une vieille affaire, pour un renseignement, pour un papier. « Vaudrait mieux fermer, se disait Annie qui était pourtant de bonne composition. On peut plus travailler. Regardez-moi ce bazar ! Les gens doivent avoir une drôle d’impression… »
Annie était très soucieuse de l’image de son commissariat. Elle le voulait aussi efficace qu’accueillant. Or, elle se rendait compte qu’elle ne pouvait répondre à ces exigences en l’état.
Le commissaire arrivait juste de Rivet. Un premier examen de la voiture n’avait rien apporté de déterminant, si ce n’était quelques sources olfactives qui, avec les vêtements trouvés au domicile, serviraient aux chiens que Ramond annonçait pour le milieu d’ après-midi. Chacun s’ installa ou se positionna comme il put autour d’un vague rectangle de tables bousculées. La future lieutenant Dru avait rejoint le groupe et c’est à elle que le boss donna la parole en premier.
– Notre collègue a rassemblé quelques éléments sur notre homme. Nous allons l’écouter pour le connaître un peu mieux, après quoi nous passerons à la préparation du nouveau quadrillage de la ville. Dru, c’est à vous.
Dodo la grande avait pu s’asseoir et elle était plus l’aise sur une chaise que debout.
– D’abord, est-ce que vous voulez le voir ?
– Ouaaaaiiiiiiis ! lui répondit-on de manière unanime.
Alors elle fit circuler un portrait au format A4 – « c’est l’agrandissement de sa photo dans le dossier de l’hôpital » – qui montrait un homme aux cheveux châtains et bouclés, avec un visage rond mais sans relief, comme s’il avait été comprimé. Néanmoins, les traits n’étaient pas désagréables et la figure qui s’en dégageait n’était pas antipathique. L’homme ne souriait pas, mais il n’avait pas l’air mécontent de vivre.
– Attention, la photo a au moins dix ans, selon le directeur de l’hôpital, précisa Dru.
– Pas mal, dit un homme.
– Alors c’est une gueule de tueur, ça ? dit un autre.
La photo circula, jusqu’à ce qu’elle revienne au commissaire qui, après avoir maudit le directeur de l’hôpital qui n’avait pas été fichu de lui donner cette photo en début de matinée, invita Duduche à dire ce qu’elle savait.
– Voilà. J’ai pas encore pu faire la synthèse complète des infos qu’on a recueillies, mais j’ai déjà quelques grandes lignes, qui proviennent des témoignages de son fils, étudiant en école de commerce à Paris, de sa sœur, infirmière près de Lyon, de ses amis Corinne Vialle et Jean Frilon, qui sont Brivistes, et de son dossier à l’hôpital, qui nous a permis de démarrer. Le juge Florent est en train de poursuivre les investigations et nous aurons sûrement des précisions d’ici peu.
Il y avait un contraste entre les nombreux mouvements et déplacements dans la grande salle, qui créaient des grincements, des chocs, des cliquetis, et un silence relatif dû au mutisme général et temporaire, comme si chacun vaquait à ses occupations tout en écoutant l’exposé de la Duduche, par respect pour la collègue mais aussi pour découvrir enfin qui était l’homme qui les narguait depuis plus de trois mois.
– Pascal Rambert est né à Lons-le-Saunier, Jura, le 21 avril 1962. Il a donc 47 ans. Ses parents arrivaient juste d’Algérie, qu’ils ont dû quitter en raison de la guerre, ou plutôt de la fin de la guerre. Le père était technicien hydraulique, il travaillait là-bas pour ce qui était un embryon de service des Eaux, mi-public mi-privé si j’ai bien compris. La mère était femme au foyer, mais elle a une formation d’institutrice, métier qu’elle a exercé en métropole par la suite. Pascal Rambert a une sœur, Martine, de deux ans son aînée, qui est infirmière à Lyon.
Quand Pascal a 14 ans, ses parents sont tués par un chauffard qui les percute de plein fouet à la sortie d’un virage. C’est une tante qui s’est occupée de lui, mais on n’a pas pu la joindre. Le garçon est envoyé en pension à Lyon, dans un établissement religieux, où il restera jusqu’au bac. Il débute ensuite des études de médecine, qu’il ne termine pas. D’après ses amis, c’était pour des questions d’argent, d’après sa sœur parce qu’il avait échoué à deux reprises en fin de troisième année. Quoi qu’il en soit, il se rabat sur le métier d’infirmier et commence à travailler dans les hôpitaux lyonnais, après avoir fait son service militaire dans les chasseurs alpins. Il devient à cette occasion un adepte du biathlon, ski et tir au fusil.
Il rencontre à Lyon Nathalie Baluc, originaire de Périgueux. Elle est secrétaire médicale. Ils décident de se marier et obtiennent assez vite tous les deux une mutation pour l’hôpital de Brive, Corrèze (je précise le département pour ceux qui ne sauraient pas où la ville se trouve)…
Ce trait d’humour de la Duduche fut à peine relevé, tant on s’intéressait à la personnalité du tueur qui se révélait. Elle continua :
– Sans doute sa femme voulait-elle se rapprocher du Périgord. Elle vit aujourd’hui à Perpignan, le juge l’a convoquée pour la fin d’après-midi. Apparemment, le couple n’avait plus aucun contact.
Un fils, Stéphane, naît à Brive, le 16 juillet 1986. Le couple divorce en 1995. La mère part à Périgueux, avec son fils, Pascal reste à Brive. À l’hôpital, Rambert est bien noté, il semble même qu’on lui reproche de faire du zèle. Là encore, ce sera à confirmer avec d’autres témoignages. Mais ses proches s’accordent tous à reconnaître qu’il était assez déçu par son travail et surtout par la mentalité à l’hôpital. Il semble avoir une dent particulière contre les médecins. On ne sait pas grand-chose de sa vie privée. C’est un homme discret, assez solitaire quoique de bonne compagnie. Pas une seule des personnes interrogées ne le décrit comme quelqu’un de violent, au contraire. Même aux matchs de rugby, qu’il suit régulièrement, il reste calme. C’est un passionné froid, un supporter non exubérant.
Voilà en quelques mots. Ah, une dernière chose : il collectionnait les articles de presse sur les faits divers. Son fils nous a dit ça et on a retrouvé deux classeurs chez lui.
– Et les articles le concernant, lui ? demanda Mathieu.
– Un classeur à part.
– C’est une preuve de plus, dit Flandin.
– On trouvera sûrement autre chose, ajouta la Duduche, dans son ordinateur notamment. La fouille de son domicile est en cours.
La future lieutenant avait fini son topo.
– Merci, lieutenant, lâcha le commissaire, et ce lapsus entraîna des sourires et des signes d’encouragement à Dodo, des jalousies peut-être mais on ne les vit pas. Quelqu’un a-t-il des remarques à faire ?
Il y eut des haussements de sourcils, des soupirs, des airs incrédules, comme si tous ces habitués du mal et du malheur autour de la table se demandaient comment un type si ordinaire en apparence pouvait en arriver à commettre dix meurtres de sang-froid en quelques semaines.
– On a beau être dégrisé sur la nature humaine, là faut reconnaître qu’on a un cas ! lâcha Le Rouque.
– Il y a quand même des traumatismes, dit l’inspecteur Ducamp. La mort des parents, les études ratées. Le divorce, peut-être. Et puis aussi le départ d’Algérie. Il n’était pas encore né, mais il existait déjà.
– Il s’est peut-être passé des choses au pensionnat… releva Dru.
– Attention à pas faire trop de psychologie non plus ! pesta La Teigne. Sinon, on va justifier tous les crimes et délits.
– Il s’agit pas de justifier, mais de comprendre, reprit Ducamp.
– Ben, excusez-moi Inspecteur, mais à force de compréhension, on finit par excuser. Et donc à laisser faire. Du moins dans notre beau pays des droits de l’homme !
– Dis donc, rigola Patrick Darmon, tu lui plairais toi, au Rambert, avec des propos pareils ! T’es bon pour rejoindre le Mouvement des Catholiques Combattants !
Un éclat de rire détendit l’atmosphère un peu lourde.
– On avait saint Pascal, on a maintenant saint Patrick ! renchérit le Rouque.
– On a deux saints, lâcha la Duduche qui déclencha une nouvelle hilarité.
Ces saints produisirent une réaction inattendue dans l’esprit du commissaire. « Nom de D… blasphéma-t-il en pensée. Je sais où il est ! Du moins je crois ». Il leva son avant-bras et le silence revint. On le regardait. On savait qu’il ne fallait rien lui dire quand il semblait avoir une idée, comme quand il tournait tout seul dans la grande salle. Il ne regardait rien, ses yeux étaient posés entre la table et le buste du flic en face de lui.
– Rrrrggghhh… J’ai une intuition.
Pas un mot, pas un sourire. On respectait le boss.
– Les saints. Il se réfère aux saints. Il s’est mis sous leur protection.
On essayait de comprendre où le commissaire voulait en venir. Quelques secondes de silence encore, puis Dru dit :
– Vous voulez dire qu’il s’est réfugié dans une église ?
Le commissaire n’avait pas bougé ses yeux, qui de toute façon étaient tournés vers l’intérieur. « Et pourtant il voit ! » pensait La Teigne.
– Il n’aurait pas pu accéder à l’église Saint-Martin et à la chapelle Saint-Libéral sans se faire repérer.
– Saint-Antoine ? tenta Mathieu.
– Oui. Saint-Antoine. Rappelez-vous son message : « Martin, Libéral, Antoine, priez pour les âmes perdues des Brivistes…
– … qui confondent la liberté avec l’égoïsme, et le bonheur avec la consommation ».
– Poursuivi, dans l’impossibilité de se rendre à son domicile et à son travail, sans voiture, s’il n’a pas pu quitter la ville, il a forcément pensé à ces lieux sacrés.
– On a un moyen de vérifier sans le faire fuir ? interrogea Ducamp.
– Je crois, répondit Chautard. J’ai longuement parlé avec un des franciscains le soir du rassemblement de Pâques. Je vais l’appeler. Je reviens.
Et Chautard souleva sa carcasse pour aller jusqu’à son bureau. Il préférait passer ce coup de fil seul.
– Qu’est-ce qu’on fait pour le quadrillage ? lui lança-t-on alors qu’il était déjà debout et tourné.
– Attendez.
Dans son antre, le commissaire attrapa l’annuaire et composa le numéro du monastère. Une voix féminine se fit entendre.
– Le père Baldy est-il là ?
– Oui, qui le demande s’il vous plaît ?
– Le commissaire Chautard. Dites-lui que c’est urgent, s’il vous plaît.
– Ne quittez pas.
Au bout de deux minutes, une voix masculine s’éleva :
– Allô ?
– Père Baldy ?
– Moi-même. Vous êtes le commissaire Chautard ?
– Oui. Mon père, nous sommes à la recherche d’un homme que nous suspectons. Nous supposons qu’il a pu se réfugier chez vous…
– Il s’agirait du tueur de Brive ?
– C’est possible. Je sais que vous accueillez pour un temps des personnes qui le souhaitent et qui ont besoin d’un réconfort spirituel. Quelqu’un s’est-il présenté chez vous ce matin ?
– …
Il y eut un blanc, qui contraria le commissaire.
– Père Baldy. Nous recherchons un homme qui a tué dix personnes. Quelle que soit l’idée que vous vous faites de la charité chrétienne, vous devez coopérer avec nous. Rappelez-vous de plus que, depuis notre conversation sous la statue le soir de Pâques, vous êtes associé au juge Florent et à moi-même. Je vous repose la question. Hébergez-vous quelqu’un de nouveau dans vos murs depuis ce matin ?
– Oui.
– Où est-il ?
– Il s’est reposé un moment dans la chambre que nous avons mise à sa disposition, il a déjeuné avec nous, il est remonté un moment. Je pense qu’il est maintenant dans l’église.
– Est-ce qu’il a les cheveux bouclés ?
– Je ne suis pas sûr…
– Bien. Nous allons venir tout de suite. Le plus discrètement possible. Je vous demande de ne rien lui dire, mais de ne pas le perdre de vue. Si jamais il bougeait avant que nous arrivions, prévenez-moi immédiatement.
– …
– Père Baldy ?
– Oui ?
– Vous avez conscience de l’importance qu’il y a à arrêter cet homme ? Qui aura toute latitude pour être entendu et faire valoir son innocence si tel était le cas. Vous comprenez, mon Père ?
– Je comprends.
Le commissaire retourna dans la grande salle. Le brouhaha cessa aussitôt, à l’exception des couinements de chaises et de tables, qui augmentèrent au contraire.
– Il y a bien un homme qui est arrivé là-bas ce matin. Il a les cheveux bouclés. Il est dans l’église. Nous allons y aller, tous. Aucune voiture n’entrera dans le sanctuaire. Par contre, on l’encercle par toutes les rues. Attention en haut du calvaire, près de la croix, on peut facilement sortir par là. On va prendre cinq minutes pour regarder sur une carte de Brive. S’il reste calme, j’entrerai dans l’église, pour lui parler et le ramener.
– N’y allez pas seul, Commissaire, lança Mathieu.
– Non. Je vais passer prendre le juge Florent. Il saura lui poser les bonnes questions.
« Et il a bien mérité de participer à ce dénouement, pensa le commissaire sans le dire. Pour peu que cela soit le dénouement… » En tout cas, Chautard était réconforté. De l’échange qu’il avait provoqué avec ses hommes, avait jailli la lumière.
XXIX – Sanctuaire
Dans l’église de Saint-Antoine, la lumière venait de plusieurs sources : du ciel, via la porte d’entrée en verre, les vitraux des fenêtres ogivales et les rosaces qui surplombaient l’autel des deux côtés ; des quelques spots placés dans des angles aux endroits les plus sombres ; des flammes des bougies sur leur support de fer le long du bas-côté droit. Il n’empêche que l’on y voyait mal et que le commissaire et le juge durent cligner des yeux pour s’habituer à la pénombre. Le juge avait porté la main droite à son front, à son ventre et à ses épaules après avoir trempé trois bouts de doigts dans le bénitier, le commissaire avait omis cette formalité. Le flic remonta par l’allée centrale, tandis que le magistrat prit le côté gauche de la nef ; il remarqua les inscriptions gravées sur les piliers et les voûtes. Des noms de donateurs, de personnes reconnaissantes.
Un homme était assis sur un des sièges qui formaient le premier rang, très différents des bancs de bois qui suivaient, avec une assise et un dossier couverts de velours rouge et une forme presque design, étonnante en ce lieu. Quoique pas tant que ça, se dit le juge, il y avait quelque chose de très épuré dans l’architecture et la décoration de l’édifice.
Le commissaire s’assit à la droite de l’homme, le juge à sa gauche.
– Pascal Rambert ?
– C’est moi.
– Enchanté. Jean-Jacques Chautard, commissaire principal. Et Michel Florent, juge d’instruction.
Le sieur Rambert n’avait pas tourné la tête. Il regardait devant lui vers le fond du chœur, qui était loin derrière l’autel. Ses poignets étaient posés sur le haut de ses cuisses et ses mains étaient croisées devant son sexe. On ne l’entendait pas respirer. Tant d’impassibilité frappa les deux arrivants, qui eux au contraire soupiraient et cherchaient une position dans cette situation insolite.
– Monsieur Rambert, nous sommes venus vous chercher pour vous emmener. Nous vous soupçonnons d’être l’auteur des meurtres commis à Brive ces derniers mois.
– Êtes-vous sûrs de ma culpabilité ?
– Nous avons des preuves.
– Il y a des hommes à vous tout autour de Saint-Antoine et je n’ai aucune chance de vous échapper ?
– On peut dire ça comme ça.
– Qu’est-ce qui vous a mis sur ma voie, Commissaire ? Où est ma faute ?
La voix était calme, assez claire. Chautard se racla la gorge.
– Rrrggghhhh…
Le commissaire n’avait pas eu le temps de se préparer à l’interrogatoire. Il n’avait pas imaginé qu’il aurait lieu dans une église. Et il n’avait pas pensé que le tueur poserait les premières questions ! Pourtant, depuis le temps qu’il espérait ce contact, depuis le temps qu’il s’efforçait d’entrer dans la personnalité de l’homme qu’il traquait, il avait listé un certain nombre de questions et anticipé un certain nombre de réponses.
– Vous n’avez pas commis beaucoup de fautes. Mais plus vous agissiez, plus vous preniez le risque d’en commettre.
– Vous ne voulez pas répondre à ma question ?
– Rrrgghhh… C’est comme souvent… le rapprochement de faits apparemment sans intérêt. D’où l’importance de ne rien négliger dans une enquête de police. La déperdition est énorme, bien sûr. Là, avec dix, enfin neuf, crimes sans indices, nous avons battu des records de temps, de moyens et d’énergie perdus… Mais il n’y a pas le choix. Du moins quand on a affaire à quelqu’un de… rrghh… compétent.
Le compliment n’émut pas Rambert, qui gardait les pieds repliés sous sa chaise, les poignets sur ses cuisses, ses mains croisées et son regard droit devant.
– Vous ne voulez pas me dire ?
– Si. À Turenne, avant que vous n’alliez défenestrer Franck Bélot du haut du château de Coutinard, le curé a aperçu devant l’église une voiture immatriculée 60. Et à l’intérieur un homme qui semblait se recoiffer, ou peut-être ajuster une perruque. Nous avons donc recherché cette voiture. Ça n’a rien donné dans un premier temps, car vous n’êtes pas passé par un des loueurs habituels…
Le commissaire jeta un œil vers son interlocuteur. Il ne cillait pas. Le juge à côté avait sorti un carnet et prenait des notes, comme il pouvait car il voyait mal.
– On a fini par trouver le garage. Mais là encore, vous étiez Jackson, fausse identité, fausse adresse. Vous êtes très fort pour les faux papiers. Si vous avez un peu de temps dans les prochaines années, vous pourriez venir dispenser une formation au commissariat…
Rambert accepta ce trait d’humour et esquissa un sourire. Chautard continua, pensant : « Incroyable, c’est moi qui parle. Mais sans doute faut-il en passer par là ».
– C’est alors qu’un de nos agents s’est posé la question de votre retour à Brive et des horaires de train. Il n’y en avait plus le soir-même, et comme nous savions que vous étiez solitaire et prudent – on commençait à cerner votre personnalité, il y avait eu plusieurs crimes et les messages – il a eu l’idée de regarder la liste des clients des hôtels près de la gare de Toulouse ce soir-là. Il n’a pas trouvé de Jackson, mais cinq noms de Brivistes masculins ayant passé la nuit à Toulouse…
– J’ai compris, coupa Rambert. Elle est là, mon erreur. Quelle erreur… Je m’étais dit qu’il valait mieux ne pas réutiliser le nom de Jackson. Pour casser le fil. Et plutôt que d’en inventer un autre, j’ai mis le mien. Je me souviens : je me suis dit, là je suis tranquille, à deux cents kilomètres de Brive, perdu dans cet hôtel, je ne risque rien. Ce relâchement m’a été fatal…
– Vous avez raison. Mais si cela n’avait pas été à ce moment-là, ça aurait été à un autre… Encore une fois, on ne peut pas être parfait tout le temps. Vous avez mis la barre très haut, très très haut… Et vous avez été… remarquable.
– Merci. Mais ça ne suffit pas, la preuve.
Chautard regarda le tueur et il lui sembla qu’une lueur de tristesse passait sur son visage.
– Voyez-vous, Commissaire, mon combat, c’est cela : redonner le goût de la perfection, du sans-faute. Si on commence à baisser l’exigence, alors tout dégringole.
– N’oubliez pas, dit le commissaire, que vous avez aussi eu de la chance. Ce matin, nous sommes venus vous arrêter après avoir vérifié vos horaires de travail. Or, vous aviez exceptionnellement pris une heure pour aller chez le coiffeur. Pareil devant chez vous, ça s’est joué à quelques secondes.
– Ça n’a pas suffi.
– Ça vous a donné un sursis.
– Que je n’ai pas pu exploiter. J’imagine que vous aviez bloqué la gare et les routes ? J’ai hésité en me disant que je pourrais peut-être passer avant. Mais finalement j’ai renoncé. Surtout que je ne voulais pas fuir. Je ne veux pas me cacher. J’agis pour le bien commun.
Le chat regarda encore cette souris exceptionnelle, qui n’avait pas peur alors qu’elle était prise, et dont le reflet des bougies cuivrait le profil. Ce n’était pas une conversation classique entre un criminel et le flic qui le démasquait. On était entre personnes intelligentes, à un niveau supérieur.
Le chat reprit :
– Pourquoi mettiez-vous des gants ? Ce n’était pas utile, puisque vos empreintes ne figurent dans aucun fichier ?
– Par acquit de conscience. Si vous trouviez mes empreintes sur une scène de crime et sur une autre, vous auriez su qu’il n’y avait qu’un auteur…
Le commissaire sourit de manière invisible à ce terme d’auteur.
– Or, au début, reprit l’auteur, je ne voulais pas que vous fassiez le lien entre les crimes.
– Vous ne vouliez pas donner la solution trop vite ?
– En quelque sorte. Je pensais que les chocs seraient plus forts, et donc la réflexion plus grande de l’opinion, si les meurtres apparaissaient mystérieux.
– Ensuite, au contraire, vous avez tenu à ce que l’on sache qu’il y avait un homme derrière tout ça. Vous.
– Oui, une fois que les certitudes vacillaient, que quelques éléments de prise de conscience étaient fournis, il était possible à mon sens de revendiquer un combat et d’inviter à une remise en cause des comportements. Mais c’était peut-être présomptueux…
– C’est pour ça que vous avez inventé le M.C.C. ?
– Peut-être, oui.
Le commissaire, qui n’oubliait pas le but de ce dialogue, voulut placer là qu’il avait la preuve de la culpabilité de celui qui n’était encore qu’un suspect, malgré ses aveux :
– Ce qui vous protège vous trahit, dit Chautard. On a retrouvé une fibre d’un de vos gants sur le grillage à l’endroit d’où vous avez tué Semala.
– Encore une erreur, lâcha Rambert.
– Encore une fois, vous pouviez difficilement faire moins d’erreurs.
Rambert ne répondit pas. Il bougea sur sa chaise, leva ses bras et les tira en arrière. Il s’étirait. Le juge Florent l’observait, non sans une certaine inquiétude. Le tueur finit par se recaler contre le dossier, en allongeant ses jambes. Le commissaire ne voulait pas interrompre cette confession étonnante et relança la discussion :
– Pourquoi avez-vous réutilisé le fusil pour le dernier meurtre ?
– J’aurais bien aimé me renouveler encore. Mais je n’avais plus de possibilité. Je pensais scier le câble de frein du type, mais le résultat n’était pas garanti. Et je ne sais pas fabriquer une bombe. J’aurais pu tenter un cocktail Molotov, mais j’avais peur que cela ne suffise pas, que Semala ait le temps de sortir de sa voiture. J’aurais pu l’empoisonner pendant un repas, mais je n’ai pas trouvé les poisons indétectables à glisser dans un verre.
– Chaque fois, cela a dû être de sacrées préparations ? ne put s’empêcher de dire le juge, qui semblait fasciné.
– Il est vrai que le côté organisationnel m’a pris du temps, répondit Rambert imperturbable, comme s’il participait à une conférence débat. Je voulais que les choses soient bien faites. Mais je me suis dit aussi que réutiliser la même arme montrait que le cycle recommençait, que ce n’était pas des coups isolés.
– Vous aviez d’autres… actions en prévision ? interrogea le juge qui se prenait au jeu.
– Beaucoup.
– Les prochaines, c’était qui ?
– Un enseignant pédophile.
– Et puis ? tenta le commissaire.
– Un joueur du C.A.B. Le propriétaire d’un magasin de prêt-à-porter…
– Et dans votre milieu ? Le milieu médical ? Il y a eu le docteur Silcq. Aviez-vous d’autres objectifs ?
– Au moins deux : un cardiologue à l’hôpital, un urologue en clinique. Et bien d’autres encore. Ma liste était longue, mais pas exhaustive.
– Elle est où, votre liste ? s’enquit le commissaire.
– Sur un fichier informatique. J’ai un système de sauvegarde externe. Mais j’imagine que vous allez essayer de faire parler mon ordinateur. La liste, de toute façon, je la complétais au fur et à mesure des incivismes et des infractions que je découvrais. Il faut sévir, Commissaire, Monsieur le Juge ! C’est l’autorité qui entraîne les comportements vertueux. Regardez sur la route : si on enlève les radars, ils se remettent à rouler comme des malades !
Il s’était redressé sur son siège et s’était animé. Il avait même tourné son regard vers ses deux interrogateurs, comme s’il voulait les convaincre.
– Vous auriez peut-être été plus efficace, dit le juge, si vous n’aviez que blessé vos cibles. Un avertissement, montrant qu’ils étaient à la merci de la mort, mais que vous leur laissiez une chance de s’amender…
– Ça aurait été faire les choses à moitié. Je suis pour la responsabilité des actes. Ils doivent assumer.
– Vous auriez encouru une peine moindre.
– Ce n’est pas mon but. Moi aussi, je veux assumer mes responsabilités.
Le commissaire aurait bien voulu pouvoir recueillir des éléments grâce auxquels les jurés pourraient trouver des circonstances atténuantes à l’accusé. Mais Rambert ne le permettait pas.
– Si ça ne tenait qu’à moi, dit Chautard, je vous condamnerais, sous surveillance, à faire de l’instruction civique jusqu’à la fin de vos jours. Je suis sûr que vous seriez un bon pédagogue.
– Les lois de la République sont ce qu’elles sont, je le savais. On les applique, pour surtout ne pas réfléchir à l’avenir et se remettre en cause.
– Votre vie n’est pas finie. Je pense que vous êtes capable d’arriver en prison à une certaine paix intérieure.
– Disons que je vais avoir le temps de travailler mon esprit.
– Je vous envie.
Le commissaire se leva :
– On y va ?
Rambert regarda encore le fond du chœur, puis pencha la tête en arrière, souffla un bon coup et se mit debout à son tour. Le juge fit de même. Les trois hommes remontèrent l’allée centrale. Au moment où ils allaient franchir la porte, Rambert dit :
– Attendez. Une minute s’il vous plaît.
Il se dirigea vers le fond de l’église à droite et avisa sur une tablette une corbeille d’osier et des petits rectangles de papier. Rambert en saisit un.
– Vous me prêteriez votre stylo, Monsieur le Juge ?
Michel Florent tendit son Pilot. Pascal Rambert s’appuya, écrivit quelques mots et redonna le stylo à son propriétaire. Alors qu’il pliait le papier en quatre, le commissaire demanda :
– Vous nous diriez ce que vous avez écrit ?
Rambert ne dit rien, mais tendit le papier, sur lequel ses deux accompagnateurs purent lire : « Seigneur, donne du sens à ma souffrance ».
Après que Pascal Rambert fût monté dans un des véhicules de police qui attendait sur l’avenue à l’entrée du sanctuaire, Chautard se tourna vers le juge et lui demanda :
– Dites, Florent, on est en milieu d’après-midi, mais… rrghhh… est-ce qu’il vous reste un peu de whisky ?
Un sourire apparut sur le visage du magistrat, qui répondit :
– J’ai racheté une bouteille.
XXX – Pas d’autre solution ?
Chautard ne voulait pas expliquer à la presse comment il avait fini par démasquer le tueur. Les gens ne comprendraient pas, ils ne trouveraient pas ça assez linéaire. « Va t’en leur expliquer la différence entre déductions et corrélations… », et la primauté qu’il accordait à ces dernières. Et puis il n’éprouvait pas le besoin de se justifier. Passer pour un con ne lui déplaisait pas, ça avait des avantages. « Passer pour un con aux yeux d’un con, c’est presque un devoir, pensait-il. Ça m’embêterait qu’un imbécile m’apprécie ».
Pourtant, il n’était pas aussi satisfait qu’il aurait dû. D’abord parce que Pascal Rambert avait eu le temps de tuer dix personnes avant qu’on ne l’arrête, ensuite parce que lui, commissaire, avait tellement peiné avant de trouver la solution qu’il avait brûlé même l’énergie qu’il lui fallait pour se réjouir.
Et puis ces crimes posaient un problème de fond quant à l’avenir. N’avait-on le choix qu’entre le chaos résultant d’une démocratie poussée à l’extrême et le retour à la fiction du dieu régulateur ? N’y avait-il pas une troisième voix, celle d’une société débarrassée de ses chimères bimillénaires, mais capable de faire respecter des règles indispensables ? C’est ce qu’avait essayé le tueur de Brive, du moins jusqu’à ce qu’il en appelle aux ordres religieux, puis aux saints et à l’artifice du M.C.C. Ces références étaient-elles déjà l’aveu d’un échec : il ne pouvait aboutir sans en appeler aux vieilles lunes chrétiennes ?
C’était dommage et le commissaire regretta l’insuccès de celui dont il avait interrompu l’action. Quelqu’un reprendrait-il le flambeau ? Ce tueur civique allait peut-être faire école. Il serait condamné à perpétuité, mais qui sait si d’autres individus ne prendraient pas le relai ? Le M.C.C. verrait peut-être le jour. À moins que l’on trouve des moyens moins radicaux pour conscientiser des peuples décervelés par cinquante ans de télévision et de consommation. « Il n’y a pas d’autre solution », avait écrit Rambert. On ne pouvait quand même pas tuer tous les égoïstes et tous les malhonnêtes ! C’était plus d’un individu sur deux…
Le commissaire était troublé. Il éprouvait souvent de l’affection pour les criminels qu’il arrêtait, mais à ce point c’était rare. Il n’en aurait pas fallu beaucoup pour qu’il laisse partir Pascal Rambert à la sortie de Saint-Antoine. Mais il avait un surmoi, lui. Ce surmoi qui disparaissait, dont l’absence conduisait à la fois aux incivismes et aux meurtres. Et ce n’était qu’un début. Qu’est-ce que ce serait quand on arriverait à la deuxième ou troisième génération sans surmoi ? La vie allait devenir un enfer.
Il repensa à sa théorie sur le rôle du criminel dans la société et la fonction préventive du crime. Il devait écrire ce livre qui mûrissait en lui. Le moment était venu. Il sentit qu’il aurait ce soir une discussion intéressante avec Sylviane.
Après le break chez le juge, le commissaire était revenu au commissariat. Tous ses hommes étaient là, plus beaucoup d’autres, et il avait tenu à partager avec eux ce succès. Il avait eu droit à un ban – « Pour notre patron, hip hip hip ? » – qui l’avait ému aux larmes. La fatigue y était pour quelque chose. Le whisky aussi, peut-être. La presse était venue bien sûr, puis le maire, le sous-préfet, le procureur… Il avait même reçu un coup de fil de l’Élysée.
À 20 h 30 ce jeudi 7 mai 2009, il avait franchi la Corrèze et il rentrait chez lui via le boulevard Gontran Royer, sans gardes du corps. Il aimait quand il pouvait aller à pied de son bureau à son domicile, même si c’était un peu long. Il allait traverser après le square de la Libération pour prendre l’avenue Paul Doumer quand une BMW passa en trombe à dix centimètres de lui, alors que le feu pour les voitures était rouge depuis longtemps. Il eut un sursaut et manqua tomber en arrière. Il porta une main à son cœur, tourna son regard vers le bolide qui disparaissait, et alors il pensa : peut-être bien en effet qu’il n’y a pas d’autre solution.
Table des matières
Première partie :
Au marché de Brive-la-Gaillarde
I – Sous la halle Georges Brassens …………………… 7
II – L’avenue de Bordeaux …………………………….. 17
III – Le boom de l’immobilier ……………………….. 28
IV – Réunion à la sous-préfecture …………………… 39
V – Le bourdon ……………………………………………. 52
VI – La lutte finale ……………………………………….. 60
VII – Quand la ville a peur …………………………….. 75
VIII – Le juge et le commissaire …………………….. 95
IX – Le cabinet du docteur …………………………… 112
X – La panique …………………………………………… 127
Deuxième partie :
Au nom de saint Antoine
XI – Un homme sans histoires ……………………… 141
XII – Aux salons ………………………………………… 159
XIII – Chats et souris ………………………………….. 172
XIV – Aux Chapélies ………………………………….. 185
XV – La nuit des Doctrinaires ……………………… 197
XVI – Le scooter d’Anthony ……………………….. 216
XVII – Assa-saints ……………………………………… 227
XVIII – Les auspices d’Antoine …………………… 238
XIX – Retour à l’envoyeur …………………………… 247
XX – Pénalité …………………………………………….. 264
Troisième partie :
Aux âmes les citoyens
XXI – L’ âme d’ un justicier ………………………….. 273
XXII – M.C.C. …………………………………………… 293
XXIII – Corrélations …………………………………… 307
XXIV – Le conseiller général ………………………. 321
XV – Veillée d’armes ………………………………….. 337
XXVI – Même les tueurs vont chez le coiffeur . 350
XXVII – Marcher dans la ville …………………….. 368
XXVIII – Et la lumière fut …………………………… 388
XXIX – Sanctuaire ……………………………………… 398
XXX – Pas d’autre solution ? ………………………. 407
© Écritures
8 rue La Bruyère, 19100 BRIVE
Tél-Fax : 05 55 17 95 59
Composition Atome (19)
Imprimerie Copy-Media (33)
ISBN n ° 978-2-35918-004-6
Dépôt légal : mars 2010
Enorme la confession du tueur ! Et du commissaire. Je rejoint les deux autres commentaires : super polar vraiment. Merci commissaire !
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Merci Seb, de votre enthousiasme. Les écrivains ont autant besoin de soutien que les commissaires. À bientôt.
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Ben alors, Monsieur Roubert, on nous promet du polar jusqu’au 22 août… et pourtant si je compte bien, on n’est que le 14, et me voilà orpheline de mon feuilleton de l’été… Exit CHautard et sa clique qui ont serré Rambert et résolu l’énigme.
Il nous faut rester avec les cons, les décérébrés et les sans surmoi…
Proposez-vous un service après-vente ?
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Chère Wokiste (cette signature humoristique au second degré me permet de vous identifier). Vous avez raison, j’ai mal calculé les dates ; j’ai toujours eu des soucis avec les chiffres. Excusez-moi.
Les décérébrés et les sans surmoi, vous avez compris le problème, qui n’est pas mince. Rrrgggghhhh… Le service après-vente sera les nouvelles qui reprendront vendredi prochain, et peut-être une deuxième enquête du commissaire Chautard l’été prochain. Portez-vous bien d’ici là et merci pour votre fidélité, Tardchau.
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Et bien j’ai tout lu ! Sur une tablette, sur un téléphone je ne peux pas c’est trop petit.
Un peu sceptique au début j’avoue, mais au bout de trois chapitres, quel régal ! C’est beaucoup mieux qu’un polar, ou plus. Vous montrez bien quelques maux de la société qui se sont aggravés depuis 12 ans. Mais il y a une belle humanité aussi, de l’espoir. Bravo commissaire !
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Chère Jeanne. Heureux que vous ayez été récompensée de votre effort. C’est vrai que le côté social est assez développé, je dis souvent que le pourquoi m’intéresse davantage que le comment. C’est peut-être ça la différence entre un polar et un thriller. Avec la bise du commissaire.
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