Instruction civique (polar) – Chap. 22, 23, 24 sur 30

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Le polar de l’été, du 15 juillet au 22 août, 3 chapitres chaque vendredi et 3 chapitres chaque samedi, 30 chapitres au total.

Il s’agit d’un livre que j’ai publié sous le nom de Pier Bert, d’abord en trois tomes, ensuite en un seul volume, sous le titre Instruction civique en mars 2010. 

2300 exemplaires vendus.

« Un polar exemplaire, passionnant de bout en bout », Le petit futé.

PIER BERT 

Instruction civique 

Au marché de Brive-la-Gaillarde 

Au nom de saint Antoine 

Aux âmes les citoyens 

Polar 

ÉCRITURES 

© Écritures
ISBN n ° 978-2-35918-004-6 

Dépôt légal : mars 2010 

Samedi 6 août 2022 : chapitres 22, 23, 24 sur 30

XXII – M.C.C. 

« Mesdames et Messieurs, nous avons lu vos propos et entendu vos réactions. Croyez bien que nous sommes désolés d’en être arrivés là. Mais il n’y a pas d’autre solution. Une société ne peut pas vivre sans attribuer à un individu la responsabilité de ses actes, même si cet individu est en effet la somme de déterminismes qu’il ne maîtrise pas. Rejoignez notre combat et alors nous vaincrons. Nous pourrons continuer à vivre ensemble. M.C.C. » 

Ce texte était arrivé au Bureau des pleurs quatre jours après le meurtre d’Alain Bouyet (enterré ce même mercredi 29 avril 2009 à Caen, ville d’où il était originaire). L’enveloppe, longue, à fenêtre et pré-timbrée, portait cette fois le cachet du bureau de poste Brive Pierre Sémard. 

– Il teste l’efficacité des bureaux, ou quoi ? s’énerva le maire en découvrant le tampon. 

Le commissaire Chautard s’intéressa davantage à la teneur du message. Il le lut et le relut maintes fois. Mais avant de consigner ce qu’il en déduisait dans les fichiers de son ordinateur, il appela à ses côtés la future lieutenant Dominique Dru. Avec elle, il n’était pas trop mal à l’aise. Il lui avait déjà confié les précédents messages et il l’aimait bien, cette bringue. Et puis c’était une femme : elle verrait forcément des choses qu’il n’avait pas vues. 

Il lui avait confié le message et lui avait dit de revenir une heure plus tard. 

– Alors, Dru, vos impressions ? 

– On retrouve le côté moralisateur, mais c’est plus complet que les autres fois… Ça montre que vous aviez raison de vous adresser à lui, via les familles. Il ne refuse pas le dialogue. Au contraire, il précise sa pensée. 

– Sa pensée. Quelle est-elle ? 

– Il considère que chaque personne est responsable de ses actes. Il tue pour punir, sous-entendu – « il n’y a pas d’autre solution » – on ne punit pas assez, ou pas assez fort, donc je m’en charge. Et puis il veut convaincre, gagner les gens à sa cause. Il parle de victoire, de vivre ensemble. C’est assez… extraordinaire. Inquiétant… 

– Et le « nous » ? Pourquoi est-ce qu’il utilise la première personne du pluriel ? 

– C’est surprenant. Jusque-là, on avait toujours imaginé un homme seul. Peut-être qu’il bluffe. En même temps, si l’objectif est de restaurer un ordre, si c’est un but politique, on comprend qu’il ne soit pas seul. 

– Rrrgghh… Dans ce cas, pourquoi concentrer les actions sur une seule ville ? 

– Le leader, ou les fondateurs, sont sans doute de Brive. Et puis peut-être qu’ils se sont dit qu’ils marqueraient davantage les esprits en frappant toujours au même endroit. 

La future lieutenant Dru s’était autorisée à s’appuyer au mur, puisque le commissaire avait oublié de la faire asseoir. 

– Et M.C.C., qui est-ce d’après vous ?

– Si c’est une personne, Monsieur Charles Coltus, ou Michel Couffre-Caron, ou Marie-Christine Ceccaldi… Si c’est une organisation, le Mouvement des Consommateurs Citoyens ?… 

– Chrétiens.
– Comment ?
– Les consommateurs chrétiens. Pensez aux références de ses premiers messages.
– C’est vrai, vous avez raison. D’ailleurs, j’ai cherché sur internet, et j’ai trouvé un Mouvement Chrétien des Cadres. 

La future lieutenant Dru regarda sa feuille : 

– Et puis l’église M.C.C. de Montpellier, spécialisée, si on peut dire, dans les gays et les lesbiennes ! Mais il y a aussi Motor Control Center, Marketing Communication Culture, Modèle Conceptuel de la Communication, agence M.C.C., la plate-forme M.C.C. (Matière Condensée de Cristallographie), Medical Care Continuity, Millenium Challenge Corporation, etc. Il y a une tripotée de M.C.C. 

Le commissaire Chautard resta un moment silencieux, semblant ne regarder nulle part. Ça sidérait Ramond, ça, son collègue limougeaud : « Comment ce mec fait-il pour voir tant de choses alors qu’on a l’impression qu’il plane à quinze mille et qu’il a les paupières mi-closes ? » Dru avait replacé les mains derrière son dos, son coccyx ainsi protégé pouvait se coller au mur sans dommage, et elle ne s’affolait pas. Elle attendait que le chat se réveille. 

– Rrrggghh… Le « nous », j’ai du mal à y croire. Je me demande si ce n’est pas pour rétablir l’équilibre après la lettre ouverte, signée de toutes les familles. Une manière de nous dire : voyez, moi non plus, je ne suis pas seul. Moi aussi, je peux avancer des arguments et mobiliser. 

– Dans un courrier, il arrive aussi qu’on utilise le nous à la place du je. 

– Exact. Ce nous de majesté correspondrait bien à notre personnage, sans doute. Alors, pourquoi M.C.C. ? À mon avis, on le saura dans le prochain message, du moins si nous ne le contrarions pas et qu’il continue à se dévoiler. Par acquit de conscience, vérifiez tous les individus aux initiales M.C.C. dans la région. Et donnez le message à Ramond, pour les analyses du papier. 

– Tout de suite, Commissaire. 

La grande Duduche allait quitter le bureau de son patron, mais celui-ci l’interpella. 

– Attendez. Vous n’avez pas vu autre chose dans ce texte ? 

– Euh… On retrouve ce qu’on sait déjà : son intelligence, son calme, sa détermination. 

– Regardez le temps des verbes.
Dominique Dru relut le message.
– Il y a des futurs.
– Exact. Des passés et des futurs. Et des présents. Vous pouvez relire les trois premières phrases, s’il vous plaît ? 

La jeune femme se pencha sur le message : 

– « Mesdames et messieurs, nous avons lu vos propos et entendu vos réactions. Croyez bien que nous sommes désolés d’en être arrivés là. Mais il n’y a pas d’autre solution. » 

– Il n’y a rien qui vous gêne ?
Dru relut de nouveau, sans parler cette fois. 

– Je vois pas, non… 

– Il y a un problème de concordance de temps. Il aurait dû écrire « Il n’y avait pas d’autre solution », à l’imparfait, puisqu’il s’agit des crimes qui ont eu lieu et qu’il évoque au passé dans la phrase qui précède. Or, il a employé un présent. Je suis sûr que c’est volontaire, qu’il avait conscience de sa petite entorse à la syntaxe. Il a pensé que ce présent était plus adapté. 

– Pourquoi ? 

– Parce que ce présent – « Il n’y a pas d’autre solution » – signifie une permanence, quelque chose de définitif, qui s’impose quelles que soient les circonstances. 

– Il n’a pas l’intention de s’arrêter… 

– Le meurtre d’Alain Bouyet, commis après la lettre que nous lui avons envoyée, en est la preuve. 

Dru regarda encore le papier et ajouta : 

– Et puis il invite les gens à le rejoindre. C’est gonflé, non ? Ceci dit, il ne dit pas comment le contacter… 

– Il est sûr de son bon droit. Il montre qu’il n’a pas peur et que l’on peut partager son objectif. Peut-être apportera-t-il des précisions dans un prochain message… 

– C’est fou. Ce mec est seul dans son monde, et il veut que le monde rejoigne ce monde… 

L’enquête sur la mort du journaliste n’avait rien donné. Pas de traces, pas de menaces. Le crime, quoique plus classique que les autres, était toujours aussi parfait. Sur le terrain, les fonctionnaires de l’identité judiciaire avaient fait leur travail, puis le corps avait été évacué. Du coup, le commissaire avait autorisé la reprise du match, alors que la foule grondait, on ne savait dans quel sens. 

– Ne les privez pas de ballon s’ils aiment ça, avait-il dit au préfet qui lui demandait son avis. À quoi ça servirait ? Notre type a quitté le stade depuis longtemps. 

À ces mots, Roland Rigal et Jacques Poisse l’avaient regardé avec des yeux ronds, et il n’aurait su dire si le maire et le sous-préfet étaient soulagés ou angoissés par sa décision. 

Après le marché, toucher le C.A.B. c’était atteindre la ville dans ce qu’elle avait de vital. Ne manquait plus qu’un meurtre pendant la Foire du livre de novembre et tous les piliers de la ville seraient atteints. La presse, et du coup les langues, s’étaient déchaînées : comment était-ce possible ? À quoi servaient les centaines de policiers et de militaires dans la ville s’ils n’étaient pas capables d’empêcher ça ? Combien faudrait-il de morts pour que l’on pensât à remplacer ceux qui n’arrivaient à rien ? Le fait que ce fût un journaliste qui cette fois était la victime semblait décupler la hargne des médias. Peut-être aussi que la disparition du gourou, qui tant qu’il était là canalisait les ardeurs et régulait l’information, laissait le champ libre à une concurrence exacerbée et donc à toutes les outrances. 

Les têtes du commissaire Chautard, du procureur Chaffran, du juge d’instruction Florent, du préfet Villeneuve et du sous-préfet Poisse furent ouvertement demandées. Les lettres de démission des deux derniers arrivèrent rapidement place Beauvau. La ministre de l’Intérieur n’osa pas agir sans l’Élysée. Le président coupa la poire en deux. Il voulait montrer qu’il entendait le mécontentement et que l’État reconnaissait sa part de responsabilité dans ces échecs, sans pour autant désorganiser une équipe sur place qui, si elle avait failli, ne pouvait être remplacée sans risques supplémentaires. La démission de Jean-Martin Villeneuve, le plus « lointain » des protagonistes car basé à Tulle et pas à Brive, fut donc acceptée, tandis que celle de Jacques Poisse fut refusée. 

Le maire, qui était un élu, ne pouvait être démis. Il aurait néanmoins pu se démettre. Il y pensa car il n’échappa pas à la vindicte. Son anxiété était telle qu’il inquiétait ses proches. 

– Je vais craquer, répétait-il, je vais craquer ! Pour moi, il aura pas besoin d’une balle ou d’un fil de pêche… Il suffit qu’il continue comme ça. Encore un ou deux meurtres et je suis mort… 

Il fallut tout le cœur et le doigté de son épouse Sophie pour éviter la crise grave et la dépression de Roland. 

Il est vrai que la ville se trouvait dans un état indescriptible. C’était comme si chacun se préparait à une insurrection qui allait débuter d’un moment à l’autre. On ne savait pas pourquoi, on ne savait pas contre qui, mais on se préparait. C’est-à-dire qu’on se protégeait, on se surveillait, on s’entraînait. Il avait fallu se rendre à l’évidence : des sortes de milices patrouillaient dans plusieurs quartiers de la ville. 

Un premier groupe dit d’auto-surveillance avait été constitué aux Chapélies, après le meurtre du couple Rochard-Bruleloux. Il avait suffi qu’un type un peu violent émette cette idée, qu’il invite quelques copains et voisins un soir à l’apéro, et c’était parti. Tous les soirs, entre 18 et 24 heures, quatre hommes tournaient dans le quartier et alentour. Il y avait en fait deux équipes qui se relayaient, chacune assurant trois heures de permanence. Des hommes ordinaires : jean-baskets-pull, tout cuir avec santiag, bleu avec grosses godasses et casquette, pantalon toilé avec chemise ouverte et blouson. Aucune arme n’était visible, mais chacun des patrouilleurs avait pris quelque chose qui pouvait faire office de. Poing américain, grenade lacrymogène, couteau, bâton, chaîne de vélo, pierre, et même cendrier en verre. Rien qui ne soit répréhensible en tant que tel. 

Quand il avait remarqué le manège des gaillards, Abdel Teflika, président de l’association de quartier, s’était aussitôt porté à leur rencontre. 

– Eh, les gars, qu’est-ce que vous fabriquez ? 

– On se défend ! Tu crois quand même pas qu’on va se laisser trucider un à un ? Maintenant, ça commence à suffire ! 

– Mais vous protégez qui, là ? 

– Le quartier. Si le malade s’amène par ici, on le verra. 

– Qu’est-ce que vous racontez ? N’importe qui peut entrer dans ce quartier sans que vous le voyiez, encore heureux. 

– Non, si tout le monde se mobilise, si chacun est un peu attentif, alors tout comportement suspect sera repéré. 

– Mais vous avez pas lu le profil du tueur ? Vous avez pas vu comment il a fonctionné ? C’est un mec pas bête du tout, vous ne pouvez pas le repérer ! Il est capable de liquider quelqu’un au marché ou au stadium en pleine foule… 

– Si personne fait rien, c’est sûr que ça va continuer. Nous, on a assez attendu ! 

– Mais y’a des flics dans toute la ville ! 

– Ben vu les résultats, un petit coup de main leur fera pas de mal ! 

– C’est pas la bonne solution. Ça va créer des peurs. 

– Écoute, si on gêne un peu les loulous du quartier, ce sera tout bénef ! 

– Vous allez tout mélanger. 

Thierry Valeil, directeur du centre socioculturel Raoul Dautry, accompagné de Cathy Purville, première adjointe au maire, et de Yann Mouton, directeur des services sociaux, tentèrent eux aussi de raisonner les patrouilleurs, sans succès. 

Ce qui devait arriver arriva : un localier eut vent de ces quatuors déambulant avec des airs de bouledogues, il vint claquer une photo, choper une interview express, et le lendemain La Montagne annonçait en manchette : « Aux Chapélies, quelques habitants se regroupent et patrouillent tous les soirs ». 

– Rrrrrggggghhhhhhhhh… fulmina le commissaire qui devait se rendre sur place le jour-même. Quelle plaie, ces mecs… 

Il ne parlait pas des patrouilleurs. 

Dans les 48 heures, ce que l’on appela très vite des milices se constituèrent à Tujac (pour le coup divisé en deux secteurs), à Rivet, dans le quartier de la Poste et dans celui de la Roseraie. Les journaux, papier, radio et télé, avaient tous déploré l’apparition de ces groupes, tout en rappelant avec insistance qu’il était impossible d’interdire à quelques personnes de marcher dans le calme si elles n’étaient pas armées. 

– Et allez ! avait pesté le sous-préfet quand il avait vu ça. Mettez de l’huile sur le feu, faites monter la sauce, ça pète pas encore assez ! 

Et il en vint à regretter ce voyou d’Alain Bouyet, qui était le vice incarné, mais qui au moins tenait ses troupes. 

Quand fut connu le message du tueur après le meurtre du correspondant de l’Agence France-Presse, un journaliste de France 2 qui, comme tous les autres, exploitait à fond les réflexes sécuritaires, eut cette remarque vipérine : « On ne sait pas ce qu’est le M.C.C., mais on sait désormais qu’existent des Milices Contre les Crimes ». Évidemment, la formule fit florès. 

Sur les cinquante mille habitants de Brive, les miliciens n’étaient pas plus de cinquante. Pourtant, si peu de gens se groupaient et s’affichaient, tous ou presque étaient devenus méfiants et suspicieux. Les nerfs étaient à fleur de peau. Des disputes éclataient en pleine rue et les bagarres dans les bars se multipliaient. Une scène tragi-comique se déroula au lycée d’Arsonval, quand une opposition entre deux binômes adolescents évolua en rixe générale et qu’il fallut l’intervention de la police pour arrêter la bataille, puis celle des pompiers pour évacuer les blessés. Il semblait qu’on ne pouvait pas « en » parler sans que cela dégénère, et que pourtant l’on ne pouvait pas s’empêcher d’en parler. 

Quelques esprits indépendants se réjouissaient de tout ça, soit qu’ils vissent dans cette angoisse généralisée un antidote à leur propre angoisse, soit qu’ils se félicitassent que le meurtrier ait le courage d’accomplir ce qu’eux n’osaient pas. Ces derniers étaient les premiers ralliés au combat de l’invisible M.C.C., dont les mots, appelant à une victoire commune et au « vivre ensemble », ne paraissaient plus si invraisemblables. 

Les meurtres d’abord, les messages ensuite, modifiaient-ils les mentalités ? Retrouvait-on un certain sens des responsabilités ? Si les discussions dégénéraient souvent, quelques statistiques étonnantes laissèrent penser qu’il se passait quelque chose. C’est l’inspecteur Ducamp, en quelque sorte le directeur administratif du commissariat (Plante étant plutôt le directeur commercial), qui releva quelques chiffres significatifs : depuis le 15 février (c’est-à-dire après trois meurtres), plus aucun vol n’avait été commis dans la ville, alors qu’on en déplorait avant une demi-douzaine chaque mois en moyenne ! Les excès de vitesse avaient eux chuté de moitié dans tout l’arrondissement de Brive ! Et aucune plainte pour violence familiale ou conjugale n’avait été déposée depuis le meurtre du couple Rochard-Bruleloux, le 24 mars, soit quarante jours avant que l’inspecteur Plante se fût posé la question ! 

– C’est incroyable ! lâcha le juge Florent quand le commissaire Chautard lui apprit la nouvelle. Ça signifierait que, consciemment ou pas, les gens se corrigent, de peur d’être frappés à leur tour ? 

– La peur y est sans doute pour beaucoup oui, mais je pense qu’il y a aussi une sorte de respect… On a tendance à baisser la voix quand on passe près d’un cimetière, à ralentir et à se taire près d’un accident. Qu’est-ce qui domine ici ? Difficile à dire. 

– Est-ce qu’il n’y aurait pas aussi la peur du gendarme ? Vu le nombre d’uniformes déployés dans la ville… 

– Vous avez raison. C’est sans doute un élément à prendre en compte. 

– Quoi qu’il en soit, c’est un phénomène tout à fait remarquable. Je ne sais pas ce qu’il faut en déduire pour notre tueur et pour ses crimes… 

– Rrrgghh… La sagesse, au moins professionnelle, recommanderait sans doute de ne pas trop y réfléchir. 

– Il me semble, Commissaire, maintenant que je vous connais un peu, que votre sagesse vous pousserait plutôt à analyser ces conséquences étonnantes. Je suis plus jeune, donc moins sage, mais je ne vous donne pas tort… 

– Dites… Il vous reste un peu de whisky ? 

La baisse des « affaires courantes » relevée par l’inspecteur Plante n’empêchait pas la grande salle du commissariat de bourdonner comme jamais. Il faut dire qu’avec neuf enquêtes pour meurtres, une équipe scientifique logée dans les murs, cent cinquante hommes qui considéraient ce lieu comme leur Q.G., les mouvements étaient nombreux et permanents. Le commissaire avait d’ailleurs demandé au maire s’il ne pouvait pas, temporairement, délocaliser le Service Information Jeunesse pour placer en ses murs le point de ralliement de toutes les patrouilles de la ville, policiers et militaires réunis. Car le lieu, à l’angle de la rue des Prêcheurs et de la place Jean-Marie Dauzier, avait le triple avantage d’être un rez-de-chaussée, de jouxter le Bureau des pleurs et d’être situé à vingt mètres de l’Hôtel de police. Mais le maire, qui voulait ne pas perdre toute autorité dans sa ville et qui ne savait plus à quel saint se vouer, refusa par ces mots : 

– Si on fout les jeunes à la porte pour les remplacer par des flics, j’aurai cinquante associations sur le dos et des manifs jusqu’à l’été. Sans compter les lettres d’insulte. Merde à la fin ! On n’est plus chez soi ! 

Le bourdon bourdonnait donc un maximum. Le brigadier-chef Leroux assurait l’intendance et il avait fort à faire : l’approvisionnement en café, papier (cul et imprimante), piles (pour les radios et les lampes), clés, plans et vêtements lui prenait la moitié de ses journées ; le stationnement, les départs et les arrivées des véhicules l’autre moitié. Il serait resté au commissariat 24 heures sur 24 qu’il aurait été occupé 24 heures sur 24. Il transpirait beaucoup, mais il ne maigrissait pas. 

Ceux qui essayaient de se concentrer, pour rédiger un rapport, pour comprendre un enchaînement de faits, pour relier des indices, pour planifier une action, comme ceux qui souhaitaient souffler après des heures difficiles dans les rues, avaient du mal à trouver le calme et l’espace nécessaires. Même les bureaux étaient saturés, et Leroux avait dû emprunter des chaises à la mairie (« Vingt, pas une de plus ! », avait concédé le maire à son directeur de cabinet). 

Alors, dans le tohu-bohu, parfois certains craquaient et une beuglante s’élevait, si forte qu’elle prenait le dessus sur les autres voix, qui du coup toutes s’interrompaient : 

– C’est pas un peu fini, ce bordel ? Ooooohhhh !… 

– Aaaaahhhh… Je vais devenir fou ! Ça suffit maintenant ! 

– Je sors, il faut que je sorte ! Tiens, garde mon arme sinon je vais en tuer un ! 

Ça pouvait venir de n’importe qui. D’un colérique préalablement identifié ou d’un généralement pacifique dont les nerfs lâchaient soudain. La crise ne changeait rien : on calmait le type en l’entourant un quart d’heure et le bazar reprenait. Le problème de fond restait le même : neuf crimes en trois mois, c’était beaucoup trop pour une ville de cinquante mille habitants. 

Dans cette ruche, l’inspecteur principal Germain Plante, du type mâle dominant, avait pris le dessus. Comme Chautard semblait planer au-delà des contingences terrestres, et que Ramond n’avait pas la légitimité puisqu’il était Limougeaud, Plante avait pu s’affirmer. Il utilisait des armes ancestrales, qui marchaient toujours dans les lieux à forte connotation masculine : la voix, le torse et la volonté de puissance. Il était reconnu comme le chef parce qu’il l’avait voulu et qu’il en fallait un. C’est à lui qu’on s’adressait pour régler les litiges relatifs à la constitution des équipes, aux ordres de mission, aux sorties sur le terrain, etc. Il savait gratifier et humilier, rassembler et diviser, raconter et rire. Il appréciait les blagues bien grasses. 

Là, de temps en temps, le commissaire Chautard passait, traînant ses pas dans un costume froissé, il ne disait rien et on savait qu’il ne fallait rien lui dire. Il traversait, tournait, s’arrêtait, quittait la salle pour enfiler un couloir, ou monter un étage, revenait, repartait. Comme toujours, il ne regardait pas. 

– Il est comme les chauves-souris, disait Le Rouque, il marche au radar. 

Ce à quoi rétorquait La Teigne : 

– Ce mec, on lui crèverait les yeux, ça changerait pas sa vie d’un iota. 

Pourtant, il voyait. Et il voyait bien. 

XXIII – Corrélations 

Quand il cherche une logique, l’homme a tendance à privilégier l’examen des enchaînements linéaires, le long d’un axe qu’il veut vertical. Il néglige les faits de même niveau, situés sur un plan horizontal, qu’il ne voit pas car il n’a pas pris assez de hauteur et qu’il omet de tourner son regard de droite et de gauche. Jean-Jacques Chautard savait cela et il essayait de corriger le tir. C’est ce qui lui permettait de suivre neuf enquêtes à la fois et d’associer tous les éléments qui pouvaient l’être. 

Aussi, le mercredi 6 mai 2009, après de vaines semaines de déveine, il sut rapprocher plusieurs résultats de recherches qui lui parvinrent ce jour-là. 

C’est d’abord Mathieu qui frappa à la porte du bureau, entrouverte : 

– Je peux vous importuner ?
– …trez.
– Voilà. C’est au sujet du meurtre de l’agent immobilier, par le faux visiteur anglais. Vous vous souvenez que le curé de Turenne avait aperçu un homme semblant mettre une perruque sur le parking de l’église et que cette voiture était immatriculée 60 ? Jusque-là, on n’avait pas retrouvé la voiture de location de M. Jackson, nom utilisé par le tueur qui s’était fait passer pour un acheteur anglais. Eh bien, ça y est. L’inspecteur Plante m’avait mis sur le coup. Le soi-disant Jackson – c’est bien à ce nom qu’il l’avait louée – était passé par un garage indépendant de Toulouse, le garage de la Libération, qui a une activité complémentaire de location de véhicules. 

Le commissaire se souvenait que c’était sur le conseil du juge Florent qu’il avait fait reprendre la recherche du véhicule, après avoir épuisé tous les spécialistes du type Avis, Hertz, Europcar, etc. Parce que la sœur du juge avait utilisé une fois les services d’un indépendant. Corrélation. 

Mathieu poursuivit : 

– Il s’agit d’une Laguna bleu marine, immatriculée dans l’Oise. Le curé de Turenne ne s’était pas trompé. 

– Bon. Et qu’est-ce que ça nous donne ? 

Qu’est-ce que ça nous donne, c’était une question que le commissaire aimait bien poser, et se poser. C’était moins restrictif que : qu’est-ce qu’on peut en déduire ? Ça laissait place à l’horizontal, aux corrélations. 

– Malheureusement pas grand-chose. J’ai récupéré le numéro du permis et l’adresse du justificatif de domicile laissés sur le registre, mais ce sont des faux. J’ai vérifié en Angleterre. Enfin, c’est le commissaire Ramond qui a téléphoné, il parle anglais. J’ai demandé au garagiste si « l’Anglais » n’avait pas laissé une empreinte de carte bleue comme caution. Mais non. Ça devait être un chèque. Ou du liquide. « C’est rare, mais ça arrive », m’a dit le type. Il a eu l’air un peu gêné, j’en ai déduit du black, mais je ne me suis pas attardé sur cette question. J’ai demandé à voir la voiture, mais elle a été nettoyée et réutilisée souvent depuis et je n’ai rien trouvé. Et le type ne se souvient pas du visage, ou d’un comportement particulier. 

Mathieu marqua une pause, comme s’il attendait un encouragement du commissaire, qui fut bon prince : 

– Autre chose ? 

– Oui. J’ai un peu outrepassé ma mission, commissaire, excusez-moi… 

– Rrrgghhh… 

– Voilà. Je me suis posé la question de savoir comment Jackson, l’assassin en fait, était revenu à Brive. On sait que le meurtre a eu lieu vers 14 h 30 à Turenne. Il faut vingt minutes pour aller à pied de Coutinard au parking de l’église, ça fait 14 h 50, et au moins 2 heures et demie pour aller de Turenne au garage de la Libération de Toulouse, qui est au sud de la ville, donc du mauvais côté quand on vient de Brive. Ça fait 17 h 20. Le temps de rendre le véhicule, ça fait au moins 17 h 40. Et le temps d’aller en taxi à la gare de Matabiau, ça fait au moins 18 h 05. Or, du lundi au jeudi, le dernier train pour Brive au départ de Toulouse est à 17 h 50. 

Mathieu souffla, mais cette fois le commissaire ne dit rien. Il savait d’ expérience que  le fil d’un raisonnement se rompt facilement, qu’un simple mot peut bloquer celui qui parle. 

– Je me suis dit qu’il avait dû coucher à l’hôtel, et peut-être près de la gare, pour reprendre un train tôt le lendemain matin. Je me suis donc tapé les registres de onze hôtels en face ou à proximité de la gare. En ne relevant que les noms des individus de sexe masculin, inscrits pour une seule nuit, celle du 12 février 2009. Il y en avait 93. Pas de Jackson. 

Le commissaire releva les yeux sur l’agent Mathieu debout devant son bureau. « Bonne tête ». Et au léger sourire qui éclairait son visage, on pouvait deviner que le « Pas de Jackson » n’indiquait pas la fin de l’histoire. Par crainte de rompre le fil toujours, le commissaire se contenta d’un coup de menton pour inviter son jeune collaborateur à poursuivre. Il crut comprendre où il allait en venir : 

– Vu la connaissance qu’il a des habitudes de ses victimes et vu la localisation des crimes, nous sommes à peu près sûrs que le tueur habite Brive. Alors j’ai regardé dans l’annuaire : il y a 5 noms répertoriés à Brive sur les 93 relevés dans les hôtels de Toulouse pour la nuit du 12 au 13 février 2009. Je les sais par cœur maintenant : Bloxe, Janin, Poulnard, Rambert, Vonvon. Bien sûr, ça peut être des homonymes. Sur les registres des hôtels, les adresses ne sont pas notées. Et les prénoms non plus (sauf un, Pascal Rambert). Voilà ce que je voulais vous dire, patron. Je sais pas si ça peut mener quelque part. Euh… s’il vous plaît, j’en ai pas encore parlé à l’inspecteur Plante. J’ai peur que… Enfin, si vous pouvez arrondir les angles… 

– Rrrggghhh. Bien vu, Mathieu. 

L’agent fit un salut discret et rejoignit la salle. Le commissaire restait bras ballants sur son fauteuil, négligeant son ordinateur devant lui. Il était scié. Ils piétinaient depuis trois mois, un bleu s’était tout seul posé les bonnes questions et il ramenait cinq noms crédibles avec adresse et téléphone ! Mince alors. Le gros chat en avait les larmes aux yeux. Corrélations. Oh, que c’était bon quand l’intelligence éclairait les choses ! Quelle bonne tête, ce Mathieu ! Le commissaire, pour qui la jalousie était un sentiment disparu, la susceptibilité une maladie dont il ne souffrait pas, dut faire un effort pour comprendre ce que Mathieu redoutait de Plante. Mais il y parvint et se leva pour aller voir son adjoint. 

Un peu plus tard dans la journée, le commissaire hésitait encore quant à l’utilisation des cinq noms donnés par Mathieu, qu’il avait, entre midi et deux, consignés dans ses fichiers informatiques. Dans celui enregistré sous Questions et pistes, il nota : « Faut-il contacter ces hommes et leur expliquer que le tueur de Brive a sans doute couché à Toulouse la nuit où ils y étaient ? Peut-être dans le même hôtel qu’eux ? Peut-être d’ailleurs qu’ils étaient le tueur ? Une arrestation surprise était possible et permettrait sans doute, en les cuisinant, de voir assez vite si leur culpabilité était possible ou pas. Oui, mais si le tueur n’était pas un des cinq ? S’il avait couché chez des amis, ou dans un autre hôtel ? Ce n’était pas un problème d’interroger des innocents, à partir du moment où ils n’étaient pas gardés à vue. Non, le risque, en admettant toujours que le coupable ne soit pas l’un des cinq, c’était d’alerter le tueur, qui aurait vent de l’affaire bien sûr, et de le faire fuir ». 

Le commissaire pensa que si l’homme fuyait et cessait de nuire, c’était déjà un résultat, mais il savait que c’était insuffisant, et il ne retranscrivit pas cette pensée. D’autant que la maîtrise dont l’homme avait fait preuve jusque-là laissait penser qu’il n’était pas du genre à fuir. Oui, mais alors, dans ce cas, pourquoi ne pas interroger très vite les Brivistes identifiés par Mathieu ? 

Il était 14 h 30. Il arrêta là ses réflexions, car il avait rendez-vous au cabinet de feu le docteur Silcq, avec Christine Broch, la secrétaire, qu’il voulait revoir. 

Il se dit qu’il prendrait sa décision quant aux cinq noms, en rentrant, vers 15 h 30 ou 16 heures. La diversion l’aiderait à y voir clair. 

Il allait traverser le centre-ville à pied, pour se rendre plus haut sur les boulevards. Oh, qu’il aimait marcher ! Il avait l’impression que plus il avançait en âge, plus il avait besoin de mettre un pied devant l’autre. Était-ce pour braver le sort et retarder le moment où ses pieds ne pourraient plus bouger ? Ou pour s’affranchir des conversations humaines ? 

Marcher dans cette ville en état de siège, gangrenée par la méfiance et la suspicion, n’était pourtant pas une partie de plaisir. Et dans la concentration du centre-ville, comment éviter les visages fermés et les regards mauvais ? Mais tant pis, il ne voulait pas se laisser impressionner. Il appréciait le blond de la pierre et le gris des toits, il ne verrait que cela. Il demanda qu’on lui apporte le cahier de rendez-vous du médecin et il sortit. 

Il se fit accompagner de Simon, un homme discret, qui savait écouter sans parler, et qui n’effraierait pas la secrétaire. Il lui fallut supporter les deux agents gardes du corps, ils ne savaient pas leur nom à eux, ils venaient des renforts de Limoges. Deux gardes du corps pour traverser le centre de Brive-la-Gaillarde : il y avait quand même « quelque chose de pourri au royaume du… ». C’était d’autant plus surréaliste que les statistiques de Ducamp montraient que les délits étaient en chute libre. Et que des milices patrouillaient en divers coins de la ville. « Décidément, tout est paradoxe… » Shakespeare devait avoir écrit quelques belles phrases sur le sujet, mais il ne les connaissait pas. 

– Vous avez vu, Simon, la beauté du bâtiment des Archives municipales ? C’est l’ancien musée Ernest Rupin. 

Simon leva la tête.
– Oui, Commissaire.
Ils remontaient le boulevard. Finalement, le commissaire avait préféré ça aux petites rues. Il aimait les murets et les bâtiments de cette partie de la ceinture : Archives, École de musique, Musée, hôtels en pierre côté intérieur, école Jules Ferry, chapelle, foyer de La Providence, sous-préfecture côté extérieur. Il imagina ce lieu en 1900, lorsque les dames en crinoline d’un côté, les messieurs en frac de l’autre, descendaient en devisant vers La Guierle et le canal, à pied le dimanche, en voiture à cheval les jours de semaine. Là, il croisa des militaires qui allaient et venaient le long des bâtiments officiels ; autre temps, autre charme.

– Vous voyez, Simon, ce panneau indicateur de température ? C’est le plus fiable de la ville. 

– Oui, Commissaire.
Ils arrivèrent au cabinet du docteur Silcq. La porte de la grille donnant sur le boulevard était ouverte, mais les volets des deux portes-fenêtres étaient fermés. La secrétaire attendait sur le gravier, de même qu’une femme, qui semblait être sa mère. 

– Mesdames, bonjour.
– Bonjour, Monsieur le Commissaire.
Christine Broch, qui devait avoir 25 – 30 ans, semblait terrorisée. Le commissaire comprit tout de suite le problème : 

– Rrrgghh… Vous avez peur de retourner dans le cabinet ? 

Elle inclina la tête et retint ses larmes. La mère intervint : 

– C’est pour ça que je suis là, Monsieur le Commissaire, si ça ne vous dérange pas. 

– Bien sûr… Enfin bien sûr que non. Je veux dire… ça me dérange pas. C’est tout à fait… compréhensible. Les faits sont encore récents. Ce lieu était… le lieu de travail de votre fille, bras droit du docteur Silcq… Et il n’y a plus de docteur Silcq. Du jour au lendemain. C’est une sensation difficile à supporter. Et puis, vous imaginez ce qui a pu se passer, vous le voyez presque. C’est très douloureux. 

Oralement, le commissaire était long au démarrage. Mais une fois lancé, il n’était pas mauvais. 

– Mademoiselle, si vous voulez bien, l’agent Simon va ouvrir et nous nous installerons dans la salle d’attente… J’aurai besoin de revoir le bureau du docteur, mais vous ne serez pas obligée d’y entrer. J’ai surtout besoin de revoir avec vous le cahier de rendez-vous, que j’ai apporté. 

La secrétaire réprima un sanglot, et sa mère mit les mains sur ses épaules. Quand une des portes-fenêtres fut ouverte, le commissaire invita les femmes à le suivre : 

– Je vous précède. 

La fille tremblait et sa mère devait la pousser. Dans la salle d’attente, elle regarda les lieux comme si elle ne les connaissait pas, évitant la double-porte qui donnait sur le bureau du docteur. Elle risqua un œil sur la petite pièce qui avait été son domaine, mais elle ne se risqua pas à y entrer. 

Les chaises de la salle d’attente avaient été empilées avec maladresse, après avoir été passées au peigne fin pour les besoins de l’enquête. On y avait trouvé des fibres, des poils et des cheveux. L’ un d’eux appartenait-il au meurtrier ? S’était-il assis en attendant son tour ? Les types de la scientifique avaient prélevé ce qu’ils avaient pu ; cela pourrait servir d’élément de comparaison si l’on arrêtait un suspect. Y aurait-il une corrélation possible ? Le commissaire attrapa une chaise, qu’il proposa à la jeune femme. Simon en tendit une à la mère, et les quatre s’assirent en carré. 

– Rrrggghhh… Apparemment, le docteur ne connaissait pas le meurtrier, mais nous n’en sommes pas sûrs. D’ autant qu’il est très fort pour les déguisements. Je voudrais savoir, Mademoiselle, si certains patients évoquent pour vous de la violence, du vice, du mystère… Et si certains avaient eu un comportement anormal quelques jours avant le crime. Pouvez-vous, à l’aide de ce cahier de rendez-vous, me dire ce que vous inspirent les noms des dernières semaines ? 

Le commissaire approcha sa chaise, la mère attrapa un bout du cahier, et Christine Broch prononça ses premiers mots, en suivant le doigt du commissaire qui parcourait les lignes. 

– Mme Brigout… elle venait pour des varices… M. Jacquot, il a un cancer… M. Lamy, je crois que c’est de l’hypertension…M. Marchet, il a… je sais pas… 

C’est alors que la secrétaire commençait à égrener les noms, en y associant une pathologie plus qu’une personnalité, que le commissaire pensa aux cinq noms de Brivistes relevés par Mathieu dans les hôtels de Toulouse. Si jamais un des cinq figurait dans le cahier de rendez-vous, cela permettrait d’établir une corrélation intéressante. Eh oui ! Mais il ne pouvait pas chercher maintenant, il était là pour écouter la secrétaire. Il fit un effort pour rester concentré sur la litanie en cours, tout en observant le visage de la jeune fille, qui aurait pu trahir une émotion à la lecture d’un patronyme. 

Quand ils aperçurent « François Mouton, laboratoire Talma », autrement dit le meurtrier, Christine Broch éclata en sanglots. Elle se réfugia contre le sein de sa mère et les deux hommes restèrent plusieurs minutes sans rien dire devant cette scène désolante. Le commissaire nota en lui-même que Mouton était aussi le nom du chef du service des affaires sociales de la mairie, qu’il avait rencontré après le double meurtre des Chapélies, mais pensa que pour le coup il ne pouvait rien en déduire de significatif. La corrélation était un phénomène à appréhender avec discernement (qualité qui manquait souvent aux psychologues, se dit-il, qui veulent à tout prix établir des liens entre les faits). 

Christine Broch se calma d’elle-même et revint au cahier de rendez-vous. 

Le passage en revue ne donna pas grand-chose, si ce n’est que le commissaire apprit la signification d’un mot quand Christine répéta, à plusieurs reprises : 

– Celui-là, c’est une ronce.
– Une ronce ?
Un semblant de sourire se glissa sur le visage de l’ex-secrétaire.
– Une ronce, c’est quelqu’un qui vient là pour passer le temps, ou pour parler. C’est un malade imaginaire. 

– Des ronces… Qui s’agrippent aux fauteuils ?
– Oui. Il y en a beaucoup. Ils ne sont pas tous marqués sur le cahier de rendez-vous, parce qu’ils viennent souvent sans prévenir. Et le docteur était trop gentil, il les prenait. 

Gentil, ou appâté par le gain, pensa le commissaire, qui n’oubliait pas que le médecin était au moment de sa mort dans le collimateur de la Sécu pour le nombre anormalement élevé d’arrêts de travail délivrés. Il avait déjà interrogé la secrétaire là-dessus, cela n’avait rien donné. 

– Ces ronces, elles viennent d’où ? Elles ont un âge ou une catégorie sociale bien défini(e) ? 

– Non. Des femmes, des hommes, vieux, jeunes… 

– Mais ils venaient pendant leurs heures de travail ? 

– Oui, ils régularisaient en envoyant l’arrêt à leur employeur. Mais ils venaient aussi le soir, même le matin quand le docteur était pas là. 

– Eh bien… Les chefs d’entreprise devaient apprécier… 

– Oh, ils se doutaient bien. Mais dans les grosses boîtes, c’est une habitude. Le docteur avait beaucoup de clients qui travaillaient à l’hôpital. 

Cette dernière phrase, ce dernier mot même, éveillèrent quelque chose chez le commissaire. « à l’hôpital ». Il pouvait être surpris que des gens travaillant à l’hôpital fissent appel à la médecine de ville, mais ce n’était pas ça qui le gênait. Non, l’hôpital, c’était là où avait été dérobé le poison. Il avait à peine rapproché ces deux éléments qu’un troisième lui vint en tête. L’odeur ! Une odeur de type pharmaceutique relevée par les Limougeauds sur la scène du crime Chavignat à la Maison des syndicats. Il n’avait pas prêté une attention particulière à cela, il n’avait même pas mis cette information en gras dans ses fichiers. Mais il s’en souvenait à présent. Est-ce que ça aussi le dirigeait vers l’hôpital ? Était-ce une double corrélation ? Il était resté sans parler trente bonnes secondes et aucun des trois autres interlocuteurs n’était de nature à rompre le silence. 

– Rrrrgghhh. Je vais vous laisser repartir, Mademoiselle, en vous remerciant beaucoup. Je vais reprendre le cahier si vous voulez bien, mais je pourrai vous le donner par la suite. Je pense que l’épouse du docteur sera d’accord. Vous êtes en contact avec elle ? 

– Oui, elle est très gentille avec nous, répondit la mère de Christine. Elle doit avoir plus de chagrin que nous, mais c’est elle qui nous réconforte. Elle veut même recommander ma fille à un autre médecin, mais Christine préfère attendre un peu, hein ma chérie ? 

Le commissaire s’émut et il sentit ses épaules s’affaisser. Il pensa à ses filles. 

– Rrrgghh… Vous êtes courageuse, Mademoiselle. Vous allez reprendre le dessus. Dites-vous que vous n’êtes pour rien dans ce drame, personne n’aurait pu l’éviter.

Ils se levèrent et se saluèrent. Alors que sa fille était déjà dans l’allée de gravier, Madame Broch, encore sur le seuil, osa une question qui lui brûlait les lèvres, deux en fait : 

– Dites, commissaire, il va y avoir d’autres crimes ? Ça veut dire quoi sa dernière lettre ? Son combat, c’est quoi ? 

– Tant que nous ne l’aurons pas arrêté, au moins identifié, il tentera d’agir. Son combat, c’est punir ceux qui commettent des infractions pour qu’on en commette moins. Nous commençons à le connaître, ça va nous aider. Vos témoignages aussi nous aident. 

Les femmes franchirent la grille, saluèrent les deux agents gardes du corps qui attendaient là puis s’engagèrent sur le boulevard. Le commissaire rentra dans la salle d’attente. Il décida de consulter sans plus attendre le cahier de rendez-vous à la recherche des noms brivistes trouvés par Mathieu à Toulouse. Il les avait mémorisés d’instinct : Bloxe, Janin, Poulnard, Rambert, Vonvon. 

– Vous avez le cahier, Simon ?
– Oui, commissaire.
– Asseyez-vous à côté de moi.
Les deux hommes se penchèrent sur le cahier tenu par chacun d’eux.
– Elle écrit encore plus mal que son patron ! 

Chautard marmonnait les noms, tandis que Simon essayait de se concentrer.
– Non, dit le commissaire, en se levant péniblement, aucun des individus susceptibles d’avoir couché à Toulouse après avoir rapporté une voiture louée pour assassiner l’agent immobilier Franck Bélot n’est venu en consultation chez le docteur Silcq, du moins après le 1er septembre 2008. Il nous reste la piste, ou plutôt, l’intuition de l’hôpital. Le docteur Silcq avait beaucoup de clients travaillant à l’hôpital. Et le poison qui l’a tué venait de l’hôpital. Et l’odeur de produit pharmaceutique relevée au-dessus du corps de Jo Chavignat à la Maison des Syndicats pourrait venir d’un homme, l’agresseur en l’occurrence, travaillant dans un lieu imprégné de ces produits. C’est bien ça, Simon ? 

– Oui, Commissaire. 

– Allez, on rentre. On viendra revoir la scène de crime demain. Vous pouvez fermer. 

Le commissaire voulait que l’on demande une liste du personnel de l’hôpital. On y chercherait les cinq noms relevés à Toulouse. Et si on en trouvait un, on l’interpellerait. Pas avant. Corrélation, corrélation… 

Il aurait pu utiliser son téléphone portable, mander Simon ou quelqu’un d’autre pour obtenir cette liste. Or, il accomplissait lui-même certaines tâches tout à fait subalternes. Et il ne les accomplissait que depuis son bureau. Il était conscient de cette bizarrerie. « Je suis de la vieille école », se disait-il. Souvent il pouffait et il ajoutait : « T’es surtout con, Tardchau ! ». 

Ils rentrèrent par le centre-ville : rue Farro, collégiale, mairie (le maire verra que je suis « sur le terrain », ça le calmera), place Jean-Marie Dauzier… Ils sentaient les regards, on se retournait sur leur passage. « C’est le commissaire »… Sur un immeuble de la petite rue des Prêcheurs, dix mètres avant le commissariat, ce sont des mots tagués qui arrêtèrent le commissaire : « M.C.C. : Monsieur le Commissaire Chautard ». « Bien trouvé » pensa-t-il, et ce fut sa première réaction. 

Il s’était arrêté, ainsi que ceux qui l’accompagnaient, qui voyaient donc l’inscription eux aussi. 

– Vous avez vu ça, Simon ? 

– Oui, Commissaire. C’est ridicule. Ne vous attachez pas à ça. 

Cette première remarque de son si discret collaborateur toucha le commissaire, qui du coup prit ces mots à la plaisanterie. Il mit une main légère sur l’épaule de Simon et il poursuivit jusqu’au bourdon, en se disant qu’il y avait de l’humanité là où ne la voyait pas. 

XXIV – Le conseiller général 

Élu du canton de Brive Sud-Est, Jean-François Semala, 42 ans, était conseiller général de la Corrèze et siégeait à Tulle au sein de l’instance représentative du département. 

Il était ingénieur chez Blédina, une des entreprises de la ville qui embauchait le plus de cadres. Jean-François Semala y était arrivé dix ans plus tôt, en provenance des Yvelines. Une fin d’études à Paris, un stage d’un an aux États-Unis, un premier job à La Défense, un second dans un siège social ultramoderne à Saint-Quentin, ensuite l’aventure provinciale. 

Mais ce qui aurait dû n’être qu’une expérience de deux ou trois ans avant un nouveau départ s’était transformé en emploi de longue durée. Plusieurs raisons à cela. D’abord, sa femme et leurs trois enfants étaient emballés par Brive et sa région ; ils y avaient trouvé amis, activités, paysages. Ensuite, cette vie proche de la nature correspondait à l’air du temps, et Jean-François Semala ne dédaignait pas être en phase avec les tendances du moment. Enfin et surtout, le poste de directeur du site s’était libéré chez Blédina et on le lui avait proposé. Ils en avaient parlé en famille, et, lors d’un repas très gai, ils étaient tous tombés d’accord pour dire qu’ils ne pouvaient être mieux qu’en basse Corrèze. La famille d’origine de Madame était de Lyon, celle de Monsieur de Nantes, Brive se trouvait à peu près à égale distance des deux villes, c’était parfait. 

Le poste de directeur du site Blédina impliquait de rester au moins cinq ans à Brive. C’était la condition pour décrocher le job, et il l’avait acceptée. C’est à ce moment-là qu’il avait pris une carte au Parti Socialiste. Il avait envie de s’engager, d’élargir son horizon, de ne pas se laisser manger par son travail. Et puis son père n’avait-il pas été adjoint au maire de Carquefou ? 

– Je peux bien consacrer moi aussi un peu de temps au service des autres. 

Il disait ça sans rire. Tout juste s’il ne se prenait pas pour mère Térésa. 

Bien sûr, le goût du pouvoir avait très vite pris l’avantage sur le service des autres. En fait, il n’y avait jamais eu que ça. Il s’était très vite introduit dans le socialisme local et il s’était habilement faufilé entre les courants qui emportaient le P.S. 

– Il faut savoir ménager chèvre et chou, composer avec les sensibilités de chacun, mais ça n’empêche pas d’avoir des convictions. 

Bien sûr. Résultat, il avait réussi à se faire introniser candidat lors du renouvellement de 2005 et il avait été élu. La politique, ça commençait comme ça : prendre la bonne carte au bon endroit au bon moment. Il avait su. Du coup, il avait accepté de rempiler pour cinq ans de plus chez Blédina. Sa femme n’avait pas fait de problèmes. 

Il avait alors multiplié les réunions, les représentations, et les réceptions. Il n’avait rien changé à sa façon d’être, si ce n’est qu’il laissait le 4X4 à son épouse, qui avait vendu sa Golf, et il avait acheté un Scénic. 

– Français, tu comprends, c’est mieux. 

Elle comprenait. Mais elle comprit encore mieux quand, au printemps 2008, à la suite d’une vague rose qui atteignit même la Corrèze, la majorité départementale bascula à gauche. Le cher et tendre se retrouva vice-président du Conseil Général : 

– Tu te rends compte ? Je suis même pas Corrézien, et hop ! 

– C’est merveilleux. 

– Et attends, un vice-président, c’est 1500 euros nets par mois ! Ça fera toujours ça de plus. Déjà, on va acheter une Laguna. Faut ça, maintenant. Et si un jour je suis président, la Laguna, j’aurai même pas à l’acheter… 

– Chéri, tu es formidable ! Je t’aime. 

Bien sûr, il dut consacrer un peu plus de temps à son mandat électif. Mais il pouvait se le permettre. Grâce au travail effectué les premières années, il maîtrisait parfaitement le site de Blédina. Parmi ses occupations – il appelait ça des « responsabilités » –, il aimait plus que tout les inaugurations. Et les vernissages. Là, quand on lançait un événement ou qu’on ouvrait un bâtiment, il pouvait donner sa pleine mesure. Quand le département avait participé au financement, le vice- président du Conseil général prenait la parole et il aimait ça. Même quand il ne prononçait pas de discours, il adorait parler avec tout le monde, serrer des mains, montrer qu’il était là, attentif, prêt à servir. 

Le mercredi 6 mai 2009 à 18 heures, on inaugurait à Brive le théâtre rénové. Le département avait apporté sa contribution, le président était empêché, il l’avait donc délégué pour le représenter. Il devrait parler, après le directeur de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles du Ministère de la Culture, et avant le député-maire. En raison des meurtres et du climat dans la ville, les forces de sécurité seraient presque aussi nombreuses que les invités. 

– Il faut bien continuer à vivre, disait le maire, il faut bien ! On ne peut pas tout arrêter… 

Le commissaire Chautard était fébrile. Ce 6 mai, grâce à quelques corrélations, il avait découvert une piste intéressante. Il avait appelé l’hôpital dès son retour au commissariat, mais Claude Morillon, le directeur, avait été incapable de lui transmettre la liste du personnel de son établissement : 

– Excusez-moi… Les secrétaires sont parties… Et je ne sais pas me servir de leur ordinateur. Je les appelle chez elles, si vous voulez. 

– Rrrggghhh… Si j’ai la liste demain à 9 heures, ça ira. Il se dit que ce délai était un signe pour lui permettre de prolonger sa réflexion et de ne pas aller trop vite en besogne. Il nota dans ses fichiers ce que la journée lui avait appris, informa Mathieu de sa décision d’attendre la liste de l’hôpital avant toute interpellation, puis gagna la grande salle afin de revoir avec son équipe le dispositif prévu pour l’inauguration du théâtre.

Ramond et les inspecteurs l’attendaient. Leroux était en sueur ; il courait partout et fournissait en bouteilles d’eau. 

Le commissaire ne s’assit pas et prit la parole sans plus de cérémonie :

– Nous aurons un dispositif à trois niveaux : un périmètre assez large autour du théâtre, un périmètre plus restreint autour de la place de La Guierle, et le théâtre en lui-même. Le périmètre large implique des piquets à l’angle de l’avenue de Paris et du boulevard, à l’autre bout de l’avenue au Pont Cardinal, à l’intersection des quatre perpendiculaires qui donnent avenue de Paris, au bas du boulevard du Salan, quasiment devant chez nous, et au bout du quai Tourny. Consignes simples : à partir de 18 heures, on ne laisse passer aucune voiture dont le conducteur ne présente pas une invitation à l’inauguration. Le périmètre restreint implique un cordon (des barrières ont été prêtées par la mairie) avec blocage des piétons (sauf là aussi ceux qui possèdent une invitation) tout autour de la place de La Guierle. Attention notamment au jardin le long de la Corrèze. Pour le théâtre, Plante, si vous voulez bien nous montrer le plan… 

L’inspecteur Plante déplia un plan sur des tables en carré au milieu de la grande salle. 

– Place, place… 

Chacun se repositionna puis se pencha sur le document. 

– Il y aura trois temps et deux lieux à surveiller, annonça Plante : l’accueil dans le hall, ensuite les discours et une représentation d’un quart d’heure dans la salle de spectacle, le buffet enfin, de nouveau dans le hall. Le principe est que chacun gardera sa place pendant toute la durée de la cérémonie. Nous serons 26. Deux en bas des marches, deux en haut des marches, quatre dans la première partie du hall, deux dans la seconde partie, deux près des vestiaires à droite, six dans la salle, deux au balcon, deux près de l’entrée de service qui donne sur la petite place derrière – c’est par là qu’arriveront le traiteur et ses employés – deux dans l’escalier rond pour empêcher l’accès à la salle Meyrignac, deux près de la sortie des coulisses qui donne sur l’avenue de Paris ; c’est là qu’arriveront et partiront les comédiens. Nous avons le nom de chacun d’eux, nous les pointerons. 

Tout en s’expliquant, l’inspecteur Plante ajoutait du feutre aux croix déjà tracées sur le plan. 

– En plus, reprit-il, six collègues limougeauds, moins connus que les Brivistes, circuleront en civil parmi la foule. Eux seront libres de leurs mouvements. Ils n’auront pas de talkie-walkie mais une oreillette et un micro discrets. 

– Je serai moi-même plus ou moins incognito dans la foule, lâcha le commissaire Ramond qui s’était rengorgé à l’évocation du rôle de ses hommes. 

– Quant au parking, reprit Chautard, en surface uniquement, ce sont les gars de la municipale qui s’en occuperont. Par contre, attention, c’est nous qui contrôlons les accès grâce aux deux périmètres. 

– Dire que tout ce bazar va servir à que dalle, lâcha Le Rouque, pas aussi doucement qu’il aurait dû. 

Autour de la vingtaine d’hommes debout autour des tables en carré, le bourdon habituel régnait dans la grande salle. Tant et si bien que certains agents prenaient place derrière les cadres et ouvraient leurs oreilles, qu’ils fussent compris dans le dispositif ou pas. Ça ne gênait pas Chautard, qui reprit la parole : 

– Nous savons qu’il ne craint pas d’agir au milieu de la foule. Et qu’il a un revolver. Donc attention. Mais il est vrai que notre présence est surtout… rrrgghhh… politique. On veut nous voir. Nous devons rassurer les gens. Le maire a invité 400 personnes, il en viendra… 250… 300. Des personnes qui se considèrent comme des personnalités, et des pique-assiettes. Mais je rappelle qu’à l’entrée dans le théâtre, en haut des marches, on demandera les cartes d’identité. Pas seulement les invitations. À tout le monde. Je dis bien : à tout le monde. 

– Préfet y compris ? demanda Plante. 

– Préfet y compris. Et s’il refuse de la montrer, rrgghh… vous le laissez passer. 

La remarque déclencha un rire général, qui détendit l’atmosphère. Chautard était lancé : 

– Je voudrais dire que je m’inquiète un peu du maire. Parce que notre homme, je veux parler du tueur, ne s’en est encore jamais pris à un politique. Et en matière de comportements déviants, les politiques… 

Il y eut encore quelques gloussements. 

– Je ne juge pas notre député-maire et je ne crois pas qu’il ait fait quelque chose de répréhensible, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais le tueur pourrait vouloir faire un exemple. 

– Heureusement, la Ministre de la Culture ne vient pas, glissa Ramond. 

– C’est un directeur du Ministère qui la représente. 

– Qui prendra la parole ?
Le commissaire fit un signe à Plante, qui savait ça : 

– D’après ce que m’a dit Spocik, le directeur de cabinet, il y aura donc dans l’ordre ce type du ministère, le vice-président du Conseil général, un certain Semala… 

– C’est le directeur de l’usine Blédina. Les petits pots… 

– Oui. Il parlera donc aussi. Après, ce sera le député-maire. Puis des comédiens joueront une courte pièce. Ensuite le buffet sera servi dans le hall. 

Il y eut des questions, des réponses, on régla les derniers détails. Puis l’on se dispersa. Chaque commandant rejoignit ses hommes, certains étaient déjà sur place. 

Le commissaire se rendit au théâtre à pied, avec ses gardes bien sûr, et avec ses collaborateurs Dru et Le Rouque, qui devisaient ainsi : 

À quoi ça sert un conseiller général ? 

– Rrrrggghhh… Ne blasphémez pas contre la République, Rouquette (le commissaire n’utilisait pas les surnoms). 

La future lieutenant Dru intervint : 

– Le conseil général, c’est le gouvernement du département. 

– Merci Duduche, ça je crois que je savais. Mais encore ? 

– Depuis les lois de décentralisation de 1982 et 1983, l’État a transféré des compétences aux collectivités : régions, départements, communes. Le département s’occupe entre autres de l’aide sociale, des routes, des collèges. Mais il intervient aussi dans la culture, le sport, l’économie. 

– Si tu le dis… En fait, ce que je me demandais, c’est si y’avait pas des doublons, entre la région, le département, les communes… Surtout que y’a du personnel pour tout ça ? 

– T’es mûr pour venir faire le devoir du concours de lieutenant avec moi. Mais attention, faudra argumenter ! 

Le Rouque préférait l’intuition, et plus encore l’action, à l’argumentation. 

– Bon, donc ton conseiller général, il est élu pour faire tout ça. Et s’il est de gauche et que le conseil général a une majorité de droite ? Ou l’inverse ? 

– Il est dans l’opposition.

– Donc, il fait doublement que dalle ! 

– Tu m’as pas l’air d’avoir beaucoup de respect pour les politiques… 

– Bof. J’ai toujours pensé que les politiques étaient plus des parasites que des serviteurs. À part exception. 

– Vu comme ça, on pourrait considérer qu’on est tous des parasites. Faut bien se nourrir de quelque chose…
Le commissaire suivait mine de rien cet échange. Il trouvait les propos de ses agents cohérents avec leur personnalité. 

– Un homme politique, c’est quelqu’un qui ne sait même pas acheter son pain tout seul, lâcha Le Rouque en guise de conclusion. 

Quand ils arrivèrent devant le théâtre, la place de La Guierle, interdite de stationnement toute la journée, commençait à se remplir de véhicules. Les policiers étaient omniprésents et les périmètres jouaient leur rôle. Un regroupement s’était déjà formé au bas des marches. Les habits étaient beaux. Les voix peut-être moins fortes et moins enjouées qu’elles auraient dû l’être en la circonstance. Neuf crimes coup sur coup, ça calmait une ville. Et après ceux du marché et du stadium, tout rassemblement de foule suscitait l’inquiétude. C’est pourquoi le maire ne ferait pas carton plein, ce soir. Sans doute de nombreux invités avaient-ils choisi de rester chez eux. 

Chautard admira la façade éclairée du théâtre, prit une respiration et gravit les marches, entouré de sa protection. « Un commissaire entouré de gardes du corps… pensa-t-il. On aura tout vu… » 

– Commissaire !
– Ah, Commissaire ! 

– C’est le commissaire !

– On compte sur vous, hein ? Débarrassez-nous de ce cauchemar. 

Ce n’était pas hostile. Ces gens avaient au moins une éducation. Il serra quelques mains, mais n’ouvrit pas la bouche. 

À 18 h 35, Jean-François Semala sortit de son bureau en même temps que sa secrétaire particulière, à qui il venait de donner les réponses qu’elle attendait depuis le début de la journée. 

– Allez, j’y vais, Béatrice. Je compte sur vous pour faire patienter Tracot s’il arrive avant moi demain. Et pour la visite des Belges à 11 heures, on fera le point à 10 h 30. Dites à Niry et Genteux de venir. 

– C’est noté. Bonne soirée, Monsieur le Directeur. 

Le directeur enfila le couloir au pas de course, répondant au salut des cadres encore présents dont les portes étaient ouvertes. 

– Eh, J.F. ! lança un ingénieur de qui il était assez proche. Si tu vois le maire, n’oublie pas de lui reparler de la route d’accès à l’usine. S’il ne fait rien, on va lui envoyer nos factures d’amortisseurs ! 

– Il a d’autres chats à fouetter, le pauvre vieux ! Je tâcherai de voir le directeur des services techniques. Je pense qu’il ne refusera pas une petite faveur à un vice- président du Conseil général… 

La Laguna était garée sur l’emplacement réservé. Il débloqua la serrure, s’assit et mit le contact. 18 h 32. Parfait. Il serait au théâtre à 18 heures 50. Vingt minutes de retard, c’était ce qu’il fallait. Le gardien leva la barrière sans qu’il ait besoin de s’arrêter ; il le salua d’un signe de la main. 

Il sortit du site Blédina et s’engagea sur la petite route qui rejoignait l’avenue du Teinchurier, baptisée rue Frédéric Sauvage. Il ne trouvait pas les nids-de-poule si nombreux. Pourtant, juste après le virage, il perdit et connaissance et le contrôle de la voiture. Il n’eut même pas le temps de se rendre compte que le pare-brise explosait. Une balle de fusil venait de l’atteindre en plein front. Ce n’était pas si difficile de mourir. 

Le téléphone du commissaire sonna à 18 h 43. 

– Agent Pascaud, Commissaire. Patrouille numéro trois, Brive-Ouest zones d’activités. Le standard de la maison m’a donné votre numéro. 

– Un problème, Pascaud ?
– Oui, commissaire. Gros. Gros problème.
– Rrgghh… Je vous écoute.
– Un mort, commissaire. Encore un coup de fusil contre une voiture.
– On a l’identité du conducteur ?
– Affirmatif. La victime est le directeur de l’usine Blédina.
Le conseiller général ! Qui devait prendre la parole au théâtre… Le commissaire sentit un filet de sueur surgir derrière son oreille droite et descendre le long de son cou. Il réalisa tout de suite que son problème le plus immédiat allait être la diffusion de cette information. La cérémonie devait commencer dans quelques minutes. La plupart des invités étaient arrivés. Après quelques bavardages dans le hall, poussés par le député-maire qui les accueillait et retrouvait une raison d’être, ils avaient pris place dans les fauteuils de la salle de spectacles, qui brillait de tous ses feux. Le préfet était là, ainsi que le représentant de la ministre, qu’il convoyait. Il ne manquait plus que… Jean-François Semala. 

– Pascaud, reprit Chautard, avant de couper la communication, je vais vous charger d’une mission importante. Appelez de ma part le juge Florent. Vous avez de quoi noter ? 

L’agent nota le numéro personnel du juge. 

– Dites-lui que je suis bloqué ici, et que je lui demande de se rendre sur place. Dès maintenant. Bien entendu, je vous envoie aussi une équipe, sans doute Ramond et les techniciens. Vous avez prévenu les secours ? 

– Ils sont arrivés en même temps que nous.
– Le capitaine Larinat est là ?
– Il va venir.
– Bien. Merci Pascaud. Je viens dès que possible. Qu’on ne touche à rien, surtout. Fermez le périmètre. 

– Qu’est-ce qu’on fait pour ceux qui veulent sortir de l’usine ? Ou y aller ?
– Vous interdisez qu’on y aille. Vous laissez sortir en prenant les identités.
– Bien Commissaire, comptez sur moi.
Le commissaire se tenait à l’entrée de la grande salle, dans un coin peu éclairé. Que devait-il faire ? Il n’avait que quelques secondes pour prendre sa décision. « Semala, en tant que vice-président du conseil général, aurait dû prononcer un discours. Le maire va donc se demander pourquoi il n’est pas là et chercher à le joindre. Je dois donc le prévenir, au moins lui. Ensuite, faut-il annuler la cérémonie ? On peut considérer qu’il n’y a plus de risque, puisque l’acte a eu lieu. Mais si l’on apprend, et l’on apprendra, que nous avions connaissance du meurtre et que nous n’avons rien changé, ne nous le reprochera-t-on pas ? Au stadium, j’avais laissé continuer le match, car il y avait foule. Mais là ?… Allez Tardchau, va voir le Rigal ». 

Le commissaire revint dans le hall, où le maire entouré d’une cour accueillait les derniers invités. Il embrassait tout ce qui bougeait. 

– Rrgghhh… 

Là, le maire avait emprisonné un type dont les épaules dûment costumées disparaissaient sous le long bras de l’édile. Il lui parlait à l’oreille, et l’autre, à la fois ravi et gêné, acquiesçait à n’en plus pouvoir. Ça devait être un truc des politiques : montrer à tout le monde qu’on mettait quelqu’un dans le secret. Pour attiser les envies et conforter le pouvoir du pyromane. 

– Rrrrgggghhh… 

Roland Rigal tourna la tête, mais sans lâcher sa proie, qui dut se tourner et qui se retrouva elle aussi face à Chautard. 

– Ah, Chautard ! Tenez, je vous présente Pierre Albi, d’Agen. Ah ah ah ! Le meilleur producteur de foie gras de tout le Sud-Ouest ! Et ce n’est pas faire injure à nos Corréziens que de dire ça. Hein, Pierrot ! 

– Si tu le dis… Enchanté, Commissaire. 

Merde, se dit Chautard, tendant la main et marmonnant. Si ce type perçoit le moindre problème, tout le monde sera au courant dans les dix secondes. 

– En tout cas, bravo Chautard ! reprit le maire, qui, en même temps, donnait trois bises et serrait une louche. Votre présence n’est pas discrète, certes, et vous avez dû vexer quelques personnes avec vos contrôles ! Mais vu les circonstances, tout le monde comprend. 

– … Tant mieux. Je pourrai vous demander une chose en particulier ? Juste une seconde. 

Le commissaire s’était efforcé de parler avec un grand sourire. Cela sembla suffire, car le maire dit à ses invités : 

– Allez, allez vous installer, on va commencer. Demandez qu’on vous place bien. Allez-y, j’arrive !
Et il poussait, enroulait, embrassait.
Le commissaire sortit du hall et se retrouva sur le perron. Il invita le maire à le suivre.
– Eh, vous allez où ?
Le commissaire se décala pour s’éloigner de l’entrée et ne pas être gêné par les retardataires. Les deux policiers de faction ne demandèrent rien. Alors qu’il sortait, le maire aperçut un couple qui montait, puis un individu isolé qui arrivait en courant. Il descendit quelques marches pour les accueillir tous les trois, et vas-y que je t’enroule et que je te bisouille… 

– Juliette, tu es superbe ! Viens à côté de moi tout à l’heure. Toi, Charles, tu iras cultiver ton relationnel. Ah ah ah ! Allez, montez vite, je vous rejoins…. Ah, mon Jeannot, comment tu vas ? Ça fait plaisir de te voir. Vraiment. Allez, va vite ! 

Quand, enfin, le maire fut devant lui, trépignant mais pas tout à fait sourd, le commissaire annonça : 

– Nous avons un problème.
– Comment un problème ? Mais non ! Tout va… 

Roland Rigal s’interrompit d’un coup. Et se transforma du tout au tout en quelques secondes. Le commissaire se souviendrait n’avoir jamais vu quelqu’un passer de l’euphorie au désespoir en si peu de temps, avec toutes les phases intermédiaires, comme si le visage était modelé par ordinateur dans un fondu enchaîné impeccable. 

La dernière image de la séquence était un homme tremblant qui, les épaules affaissées, les yeux vitreux, le visage livide, tendit un bras pour s’appuyer contre le mur qui encadrait les baies vitrées du théâtre. Chautard s’approcha, car il crut que Roland Rigal allait s’écrouler. 

– Oh non… gémit celui-ci dans un souffle… Oh non… Pas maintenant… 

– La première décision que nous devons prendre, Monsieur le Maire, concerne la cérémonie : est-ce qu’on la maintient ou pas ? 

– Je pourrai pas… murmura le maire, qui était à présent accroupi et tourné contre le mur. Je pourrai pas… 

– Nous savions que ça risquait de recommencer… 

– Oui mais pas ce soir. Pas ce soir !…
De précieuses secondes s’écoulaient. Et Chautard n’avait toujours pas indiqué l’identité de la victime. Qu’est-ce que ça allait être… C’est le maire qui demanda : 

– Qui c’est ? 

– Rrrgggghhh… C’est… le directeur de l’usine Blédina. Le vice-président du conseil général, M. Semala. 

Alors que le commissaire s’attendait au pire, hurlement ou évanouissement, le maire se statufia cinq secondes puis se redressa soudain et, sans même s’appuyer au mur, lança au commissaire : 

– On ne dit rien pour l’instant ! Je l’excuserai en disant qu’il a eu un empêchement. Il faut garder l’info encore une heure. Surtout pas un mot à la presse ! 

– Même si Alain Bouyet n’est plus là, ça va vite se savoir… 

– Je vais commencer tout de suite. Ne laissez plus entrer personne. Allez ! 

Et le maire pénétra dans le hall, qu’il traversa au pas de charge pour rejoindre la grande salle. Chautard était sidéré. Il finit par sourire et dut reconnaître que le maire avait répondu à sa question principale et qu’il avait sans doute fait le bon choix. Il envoya un agent chercher Plante et Ramond, qu’il mit dans la confidence, et partit avec le second pour la zone du Teinchurier. 

La mort de Jean-François Semala fut connue à la sortie de la grande salle, au début du cocktail, quand les brouilleurs cessèrent d’agir et que les téléphones portables se rallumèrent. Le buffet fut très animé. Lorsqu’on sut que le maire savait avant son speech et sa montée sur scène, on trouva qu’il avait été très fort. 

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