Le polar de l’été, du 15 juillet au 22 août, 3 chapitres chaque vendredi et 3 chapitres chaque samedi, 30 chapitres au total.
Il s’agit d’un livre que j’ai publié sous le nom de Pier Bert, d’abord en trois tomes, ensuite en un seul volume, sous le titre Instruction civique en mars 2010.
2300 exemplaires vendus.
« Un polar exemplaire, passionnant de bout en bout », Le petit futé.
PIER BERT
Instruction civique
Au marché de Brive-la-Gaillarde
Au nom de saint Antoine
Aux âmes les citoyens
Polar
ÉCRITURES
© Écritures
ISBN n ° 978-2-35918-004-6
Dépôt légal : mars 2010
Vendredi 5 août 2022 : chapitres 19-20-21 sur 30
XIX – Retour à l’envoyeur
Les recherches du juge et du commissaire confirmèrent que chacune des victimes avait, dans un domaine particulier, eu des comportements répréhensibles, c’est-à-dire contraires à la loi et attentatoires à la liberté d’autrui. Mais elles ne permirent pas de trouver quel individu aurait pu les connaître toutes et subir leurs abus. Peut-être même le tueur n’avait-il pas côtoyé ses victimes avant de les supprimer. Il pouvait les avoir choisies comme représentant ou symbole d’un groupe dont il voulait condamner les agissements ; Daniel Porion était un chauffard parmi d’autres, Anthony Barlier n’était pas le seul conducteur de scooter égoïste et insupportable.
Ni les crimes, ni leur mobile ne suffisaient donc à désigner le coupable. Quant aux rares indices dont on disposait, ils permettaient de dire que le tueur habitait Brive ou à proximité, qu’il possédait une grande force physique et mentale, qu’il pouvait avoir l’apparence d’un Anglais, qu’il avait dérobé, ou fait dérober, des produits dans la réserve de l’hôpital, qu’il souffrait du relâchement des mœurs autour de lui, qu’il avait une certaine culture et une intelligence au-dessus de la moyenne.
La seule qui l’ait entendu, au téléphone, était Christine Broch, la secrétaire du docteur Silcq. Malheureusement, la jeune femme ne se souvenait pas de la voix du soi-disant visiteur médical quand il avait sollicité un rendez-vous. Il avait été un coup de fil parmi la cinquantaine de la journée. Et les techniciens de la police n’avaient pu retrouver le numéro de l’appelant à partir du poste téléphonique du cabinet.
L’homme courait toujours et il allait sans doute sévir de nouveau. À moins qu’il ne constate un changement radical dans le comportement des Brivistes. Mais comment cela serait-il possible ? Quand bien même il y aurait une évolution vers plus de civisme et de respect de l’autre, une acceptation de règles de types Doctrinaires et Ursulines, cela ne se verrait pas du jour au lendemain. Le commissaire Chautard distinguait là une limite à la stratégie du tueur, qui demandait quelque chose qu’il ne pouvait mesurer. Il était donc condamné à continuer. Condamner à agir.
– Ou à parler.
– Qu’est-ce que vous voulez dire par là, Commissaire ? s’enquit le préfet Villeneuve.
Lors d’une nouvelle réunion à la sous-préfecture, mardi 14 avril à 17 heures, le commissaire expliqua qu’on pouvait jouer sur le besoin de reconnaissance du tueur et ne pas hésiter à dialoguer avec lui, comme quand les forces spéciales, G.I.G.N. ou commandos de la B.R.I. par exemple, négociaient avec un forcené retranché dans une maison avec des otages pour l’amener à se rendre sans violence.
– Il faut lui montrer que l’on prend au sérieux ce qu’il dit.
– On ne peut quand même pas lui écrire qu’on comprend sa démarche et lui proposer un dîner pour en parler ! s’énerva le préfet qui souffrait dans son cartésianisme.
– C’est vrai, Commissaire, renchérit le procureur Chaffran, comment voulez-vous instaurer un dialogue avec un type qui a commis huit meurtres tous plus abominables les uns que les autres ?
L’atmosphère était pesante autour de la table ovale.
– Rrrggghhhh. Si on ne fait rien, nous aurons un nouveau crime dans les prochains jours. Si on tente quelque chose, par exemple si on lui envoie un message à notre tour, et que « ça l’énerve », nous ne risquons pas plus : un nouveau crime. Mais dans ce cas, le crime sera peut-être moins parfait que les autres, puisque l’homme sera déstabilisé. Il pourra commettre une erreur, laisser un indice, envoyer un message plus explicite…
Un silence de mouches accueillit ce propos. Au milieu des regards mornes, le commissaire Ramond, de Limoges, mit son grain de sel :
– Je comprends la logique de mon confrère, dit-il, et l’on peut en effet être tenté « d’aller chercher » celui qui nous nargue. Pourtant, je me demande si cela ne représenterait pas un risque, pas tant pour la psychologique du criminel, sans doute déjà bien entamée, ni même pour des victimes potentielles qui de toute façon conserveront ce statut, mais pour l’ordre public en général. À entrer ouvertement dans la logique d’un tueur en série, en s’adressant à lui par médias interposés et en attendant sa réponse, on risque de créer un dangereux précédent. Cela pourrait inciter des petits malins à passer à l’acte dans le but de jouer avec la police et de se faire mousser aux yeux de l’opinion.
Le faux frère ! pensa le sous-préfet Poisse. Comme il descend le Chautard ! On l’invite à la réunion et pan, vas-y que je te flingue ! Ah, le chien ! Faut dire qu’il vient de prendre du grade ; il veut qu’on sache qu’il est commissaire, maintenant, le Ramond. Il s’autorise, le Limougeaud !…
Michel Florent leva un doigt. Le préfet inclina la tête.
– Je suis d’accord avec Chaut… avec le commissaire. On ne peut pas se contenter de compter les morts. Ce type est fort, reconnaissons-le. Pas forcément plus fort que nous, mais comme c’est lui qui prend l’initiative…
– et qu’il s’accorde des libertés que nous n’avons pas, précisa le procureur.
– … nous ne parvenons pas à l’attraper. Il faut donc le bousculer, le provoquer, le pousser à la faute. Alors, le précédent, l’opinion… j’entends bien. Mais le cas est exceptionnel : huit morts et des messages pour le moins inquiétants. Il ne s’agit pas de généraliser l’instruction par voie de presse, mais de prendre des mesures exceptionnelles pour traiter une affaire exceptionnelle.
Eh, se dit Poisse, bien vu, juge ! C’est torché, ton truc. Mais tu sors un peu de ton rôle, non ? Moi ça me gêne pas, surtout que tu le fais bien. Mais fais gaffe au Chaffran, quand même, il a le poil rêche. En tout cas, t’es batte avec le Chautard. Vous vous entendez bien, ouais, j’avais repéré ça. Je sais pas comment t’as fait pour amadouer ce gros chat…
– Monsieur le Préfet, s’il vous plaît.
C’était Sylvain Virte, le juge limougeaud chargé d’assister Michel Florent, convié à cette réunion lui aussi, qui demandait la parole.
– Je pense qu’il faut faire attention. L’expérience m’a appris que, même quand la situation semble nous échapper, c’est en se concentrant sur les fondamentaux qu’on finit par trouver. Continuons l’instruction, reprenons ce que nous avons déjà vu, interrogeons encore. Mais ne jouons pas avec le feu. Nous n’aurions rien à gagner à la surenchère, qui ne ferait que brouiller les pistes.
Merde alors, lâcha le sous-préfet sans ouvrir la bouche. Y’a un match Limoges Brive, là ! Comme il vient d’égaliser, le Virte ! Deux deux. Passeront pas leurs vacances ensemble, les jugeux ! Déjà, dans les trous à rats du palais – tu parles d’un palais – ça doit être chaud… Bien du plaisir, les gars !
L’atmosphère était toujours aussi pesante. On entendait à peine les voitures sur le boulevard, comme si l’isolation de la sous-préfecture avait été renforcée pour cette réunion secrète. Le long des grilles de l’avenue Thiers et du boulevard Jules Ferry, les militaires patrouillaient en silence. Les chauffeurs et véhicules des personnalités avaient été cachés à l’arrière. Chautard et Florent étaient venus à pied, accompagnés chacun, à leur corps défendant, de deux agents armés. Deux huissiers se tenaient devant la porte de la salle, avec ordre de n’en pas bouger, pour dissuader toute écoute indiscrète, bien improbable, d’autant que les fonctionnaires avaient quitté le bâtiment pour la plupart et qu’aucun journaliste n’était à déplorer.
Allez, Poisse, se lança le sous-préfet à lui-même. Parle. C’est toi qui reçois, tout de même. Mais qu’est-ce tu veux que je dise ? Qu’est-ce que j’en sais, moi, ce qu’il faut faire avec ce malade ? Faut l’arrêter et le coffrer, c’est tout ! Ouais, mais puisqu’on n’y arrive pas ? Ouais…
– Écoutez… De toute façon, les médias sont omniprésents. Très vite, ils finissent par tout savoir et ils disent tout ce qu’ils savent. Si l’un manque ou cache quelque chose, un autre le révèle. Regardez comme nous sommes obligés de ruser pour pouvoir nous concerter en paix. Alors pourquoi ne pas les utiliser, en effet ? Reste à déterminer la manière. Quels mots, quelle forme, quel canal… C’est la manière dont on va s’y prendre qui importe.
J’ai joué Briviste, là, se dit Jacques Poisse. Trois à deux pour nous. Pas que je sois spécialement pro-Corrézien ; dans deux ans maxi je serai plus là. Mais bon. Pour l’instant, j’ai charge de l’arrondissement de Brive. Et puis faut bien essayer quelque chose.
À ce stade de la réunion, il revenait au préfet ou au procureur de trancher. Tout au moins de dire si l’on s’engageait sur cette voie d’un message au tueur ou si l’on s’arrêtait tout de suite. Le point sur les enquêtes avait été fait avant que le commissaire n’émette son idée ; il fallait maintenant définir une ligne de conduite. Les deux hommes le savaient, comme ils savaient qu’on leur demandait des comptes à la Place Beauvau aussi bien qu’à la Chancellerie. Mais ils semblaient indécis. En responsables avisés, ils essayaient de mesurer le rapport de forces entre les présents avant de prendre leur décision. Les Limougeauds n’avaient pas l’air de vouloir en rajouter, mais les Brivistes non plus. Chautard aurait pu, aurait dû, pensait le procureur, reprendre la parole et préciser sa pensée. Mais il parlait rarement sans qu’on le lui demande. Ce qu’il était difficile à manier…
C’est alors que le maire, qui avait bougonné dans son coin jusque-là, sentit que son moment était venu. Il était entouré de Christian Spocik, son directeur de cabinet, et de Cathy Purville, sa première adjointe, qu’il avait imposés en souvenir de la précédente réunion. Mais chacun des autres participants était cette fois venu seul, ce qui fait que ce surnombre le gênait. Il prit la parole sans l’avoir demandée et sans lever les yeux.
– Je suis surpris que l’on ne parle pas plus des victimes. On parle de celui qui nargue, pas de celui qui assassine, on parle de reprendre l’instruction, mais pas de prévenir, et encore moins de guérir…
Et pan sur les Limougeauds ! pensa Poisse, à qui la sortie de son ami Roland plaisait bien.
– Moi je pense que notre premier but doit être d’éviter les meurtres…
Ces politiques, ils ont l’art d’enfoncer les portes ouvertes et de s’approprier les évidences. Comme s’il n’y avait que toi ici, Roland, qui se souciait d’éviter les morts ! Mais vas-y, continue, fais-nous ton numéro. T’as le droit.
– Or, il se trouve que les meurtres concernent des Brivistes. Dont j’ai la charge…
Et nous, on est payés pour jouer à la belote ?
– Je voudrais donc que ce qui nous guide soit la sécurité des Brivistes. Et cette sécurité doit s’exercer dans trois directions : nous devons tout faire pour empêcher de nouveaux meurtres, nous devons tout faire pour éviter des paniques et des angoisses dans la population, nous devons tout faire pour secourir et réconforter les familles des victimes. Ces trois points sont indissociables. C’est-à-dire que quand nous envisageons une action contre le tueur, nous devons penser à son impact sur la population et sur les familles des victimes, et réciproquement. Être responsable, c’est cela : tenir compte de tous les aspects d’un problème, même si un de ces aspects nous gêne…
– Tenir compte de tous les aspects, bien sûr Monsieur le Maire, coupa Jean-Martin Villeneuve. Mais on est parfois obligé d’établir des priorités, parfois même de consentir à des sacrifices. C’est également ça, être responsable.
Pan ! Attrape ça, mon Roland ! Écoute, tu l’as cherché aussi. Tu nous prends pour des bleus ? T’es pas dans une réunion de ta majorité municipale, ici. Le préfet te le rappelle, il fait son job. Allez continue, fais-moi rire.
Le maire s’était interrompu à la remarque préfectorale, mais il n’y répondit pas et continua sur sa lancée sans relever la tête.
– À la lumière de ces éléments liés les uns aux autres, l’idée du commissaire peut s’examiner. Car les Brivistes se sentent interpellés. Ils sont en train de comprendre que les meurtres sont vus par celui qui les commet comme des punitions, mais aussi comme des avertissements. Ils n’acceptent pas ces châtiments, mais ils éprouvent le besoin de se justifier. Après les premiers crimes, la réaction était bien sûr de ne pas bouger, et de faire confiance à la police pour arrêter le criminel…
Fais gaffe, Roland… À quoi ça te sert de piquer le matou ?
– Mais comme la série continue, ils se sont dit qu’ils devaient agir, que leur destin est entre leurs mains. La manifestation après le meurtre de Chavignat a été le premier signe. Les crises, et les cris, après le décès du docteur Silcq, qui nous ont conduits à ouvrir le Bureau d’écoute et d’informations, ont été le second. Et cela n’a pas cessé depuis.
– Cathy, dit le maire en se tournant vers sa voisine, tu peux nous donner les chiffres à ce jour ?
La première adjointe chaussa des lunettes, prit une feuille dans la main droite et lut tout haut :
– Depuis son ouverture, le 20 mars, jusqu’à hier 13 avril, le Bureau a reçu 233 visites, 186 appels, 101 courriels et 27 courriers papier (dont les deux messages du criminel)…
– Nous n’avons pas identifié l’auteur de ces deux messages, précisa le procureur. Il y a toutes les chances qu’ils proviennent du tueur, mais nous n’en sommes pas sûrs à 100 %. Mais continuez, je vous en prie.
– Les consultations psychologiques du mardi et du jeudi après-midi, qui ont commencé le 24 mars, jour de l’assassinat de Martine Rochard et Gérard Bruleloux, ont permis d’accueillir huit personnes chaque après-midi, soit le maximum, à raison d’une demi-heure par demandeur. La psychologue affirme que les crimes culpabilisent nombre de Brivistes ; l’état de stress de la population l’a surpris. Elle a orienté plus des trois quarts des patients vers des médecins, généralistes ou psychiatres. À l’hôpital justement, la consultation du mercredi ne désemplit pas. Quant aux écoles, nous sommes en permanence obligés d’intervenir et d’assister les enseignants avec des éducateurs, des assistants sociaux et des psychothérapeutes. Le Conseil général nous aide beaucoup pour cela. Ces derniers jours, c’est sur Louis Pons que nous concentrons l’essentiel de nos moyens.
La première adjointe s’arrêta là. Ce n’était pas à elle de tirer les conclusions de ces statistiques.
– Vous voyez, reprit Roland Rigal, que le malaise est réel et que c’est toute la population qui est touchée. J’ajoute que depuis les messages le désarroi est plus grand encore…
Bon, alors, qu’est-ce tu vas en déduire ? se demandait Jacques Poisse. Maintenant que t’as montré que t’étais là, qu’est-ce que tu veux nous faire passer ? Rien, si ça se trouve.
– Alors l’idée d’envoyer un message ne me déplaît pas. Ça montrerait au tueur qu’on reconnaît son existence et à la population qu’on fait le maximum pour la sortir du cauchemar. Et, pour que les trois aspects dont je parlais soient bien pris en compte, il me semble que ce message pourrait être signé par les familles des victimes.
Oh ?… Signé par les familles des victimes ? Eh, pas bête, Roland ! Dis donc, regarde, ça nous en bouche un coin, ton truc ! T’avais réfléchi ou c’est sorti tout seul ?
Un silence s’installa, que personne ne semblait vouloir rompre. On entendait par-delà les fenêtres le bruit très atténué des voitures sur le boulevard, de quelques enfants qui sortaient de l’étude, et des cloches de Saint-Martin quand un nouveau quart d’heure s’annonçait. Les dix personnes autour de la table prenaient conscience de l’importance de la décision qu’elles envisageaient.
C’est le procureur qui sut trouver les mots et la hauteur pour cerner le problème puis amener à sa résolution.
– Il y a, Monsieur le Maire, une nécessité politique, pour ne pas dire psychologique, vous avez bien fait de nous la rappeler. Qu’on le veuille ou pas, une partie de cache-cache est en cours et elle implique la population de Brive. Face à cela, il y a notre impuissance à résoudre le problème qui nous est posé avec nos moyens habituels. Dès lors, une question se pose : est- ce que nous avons mal utilisé ces moyens, est-ce que nous avons failli quelque part, ou est-ce que nos moyens ne sont pas adaptés au problème qui nous est soumis ? Au vu du bilan des enquêtes en début de réunion et au su de ce qu’ont accompli tant la justice que la police depuis le début de l’année, je dirais sans ambages que nous n’avons pas failli. Et je le dis d’autant plus que, si nous avions failli, nous aurions été les uns et les autres remplacés depuis longtemps. Or, on s’alarme en haut lieu, on nous houspille, nous sommes moqués et insultés, mais personne n’a pu mettre le doigt sur des erreurs ou des incompétences de notre part…
Vous craignez pas de faire péter vos chevilles, cher proc, mais je comprends votre volonté de nous dédouaner tous. On en a besoin.
– En gros, la question se résume à ceci : est-ce qu’on sort de notre cadre, au risque d’une embardée avec dégâts collatéraux, ou est-ce qu’on continue nos procédures, même si elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant et que les crimes se sont multipliés ? J’ai bien entendu les arguments des uns et des autres, tous pertinents.
Avant de vous donner mon avis – qui, comme le vôtre apparemment, n’est pas tranché mais se construit au fil de nos échanges – je voudrais vous faire remarquer que le dilemme auquel nous sommes confrontés pose la question plus large de la transparence. Je crois que nous pensons tous ici qu’on ne peut mener une enquête, surtout aussi dramatique que celle qui nous occupe en ce moment, sans une certaine confidentialité. Aussi bien pour des questions de respect des personnes que d’efficacité dans l’action, on ne peut pas tout dire. Or, ceux qui font l’opinion, c’est-à-dire les médias, leurs animateurs et leurs invités, considèrent comme une évidence qu’il ne faut rien cacher et transforment n’importe quel fait en information, pour le dévoiler. Et ainsi nourrir la tragédie, la polémique, le spectacle… Le drame : les télés, les radios et les magazines ont besoin de drames. Ils n’hésitent pas à les nourrir, à les grossir, et même à les fabriquer.
J’avais eu avec vous, mon cher Chautard, vous vous en souvenez sans doute, un petit différend, au moment de la garde-à-vue du magasinier de l’hôpital, sur les répercussions qu’aurait cette garde-à-vue dans la presse, et donc l’utilisation de cette presse pour faire avancer notre affaire. Nous n’avions raison ni l’un ni l’autre, nous étions soumis à la même question qu’aujourd’hui.
Il est certain qu’on ne peut plus, en 2009, mener une enquête comme si internet, le portable et l’information en continu n’existaient pas. Même si nous verrouillons un maximum, nos déplacements se voient, nos mots s’entendent, et surtout nous sommes épiés. Un journaliste qui couvre une affaire judiciaire traque davantage le juge et le policier, parfaitement identifiables, que le criminel, qui se cache et qui est le plus souvent inconnu.
Ceci étant dit, et constatant notre impuissance depuis trois mois, je suis d’accord d’utiliser, à titre exceptionnel, la presse pour nous adresser à l’homme qui tue et qui justifie ses actes abominables par des considérations morales. Ce me semble une bonne idée d’y associer les familles des victimes, qui pourraient peut-être mieux que nous déclencher un choc émotif, aussi bien chez le tueur que dans l’opinion. Mais, Commissaire, est-ce à cela que vous pensiez ? Une lettre ouverte signée par les familles ?
Jean-Jacques Chautard leva les yeux, sans pour autant les tourner vers Lucien Chaffran. Il n’avait l’air ni plus ni moins éveillé que cinq secondes auparavant. Le commissaire semblait toujours entre deux eaux. C’était sans doute sa manière de capter ce qui se trouvait autour de lui sans pour autant perdre le fil de sa réflexion
– Rgghh… Je ne pensais à rien de précis. Je me posais tout haut la question de savoir si l’on pouvait prendre le criminel à son propre jeu, vu que nous n’arrivons pas à le prendre avec le nôtre.
Ah, le malin ! s’exclama Poisse intérieurement. On s’est tous positionnés autour d’une parole … qu’il n’a pas prononcée ! Très fort, Chauchau. Ça mérite bien un coup à boire. Je vais faire servir les rafraîchissements, ça va nous détendre.
Le message fut rédigé le lendemain 15 avril au soir par un groupe réuni autour du commissaire, qui comprenait les personnes suivantes : le directeur de cabinet du préfet Damien Boitillon, le directeur de cabinet du maire Christian Spocik, le sous-préfet Jacques Poisse, le juge d’instruction Michel Florent, l’inspecteur de police Germain Plante, l’agent Dominique Dru, Pierre Bélot père de l’agent immobilier Franck Bélot, Muriel Chavignat, fille de Jo Chavignat, et Danielle Barlier, mère d’Anthony Barlier (un membre de chaque famille avait été invité à participer à la rédaction, mais les Tébut, Porion, Silcq et Rochard-Bruleloux répondirent qu’ils préféraient se contenter de signer le texte, s’il leur convenait).
Il fallut plus de trois heures pour arriver à la « Lettre ouverte à celui qui assassine ceux que nous aimons » : « Monsieur (la force physique nécessaire à l’exécution des crimes disculpait le sexe féminin), vous avez tué ceux que nous aimons. À la lecture de vos messages, nous croyons comprendre pourquoi. Vous les avez jugés, condamnés, exécutés. Mais qui êtes-vous pour vous permettre de tels actes, sur tant de personnes ? Êtes-vous parfait, Monsieur ? Ne sommes-nous pas tous tributaires de nos manques ? Celui qui se comporte mal est-il responsable de sa situation ? Êtes- vous sûr que vous aviez tous les éléments en votre possession ? Avez-vous pensé aux conséquences de vos actes sur les mères, les pères, les épouses, les sœurs, les frères, les enfants, les amis que nous sommes ? N’êtes-vous pas vous-même un père, un mari, un fils ou un ami ?
Autant de questions auxquelles vous n’avez pas voulu répondre. Si ce n’est en tuant. Vous avez créé la mort, la souffrance et la désolation. Aujourd’hui, nous sommes malheureux. Et vous, êtes-vous heureux ? Permettez-nous d’en douter. Nous ne voulons pas discuter des valeurs qui sont les vôtres, nous les respectons. Nous respectons la personne humaine. Alors que vous ne la respectez pas.
Nous sommes prêts à reconnaître que les personnes à qui vous avez retiré la vie n’étaient pas irréprochables. Comme nous. Comme vous. Nous ne voulons pas dire que tous les comportements se valent ; mais que tous les comportements s’expliquent. Si vous n’aviez pas choisi de telles méthodes, nous aurions même pu en discuter. Mais maintenant, que faire ? Si vous souhaitiez une prise de conscience, vous l’avez sans doute obtenue. De la pire manière qui soit. De nouveaux crimes ne vous apporteront rien de plus. S’il vous reste un peu d’humanité, cessez là vos exactions. Nous vous le demandons humblement.
Nous souhaitons que vous soyez jugé et condamné pour les crimes que vous avez commis. Plutôt que d’attendre que la police ne vous trouve, nous vous suggérons de vous rendre. Vous pourrez parler et alléger votre conscience. Et vous pourrez vivre. Car malgré toutes vos horreurs, vous pourrez vivre. Vous bénéficierez de ce droit que vous avez supprimé à huit personnes.
Voilà ce que nous voulions vous dire en quelques mots. Et nous signons notre texte ».
Les quatre familles qui n’avaient pas participé à la rédaction donnèrent leur accord et leur signature (les enfants Rochard-Bruleloux furent remplacés par une tante parce qu’ils étaient mineurs). Et le procureur obtint l’aval de la Chancellerie.
Ce texte allait-il porter ? Chaque mot avait été pesé. Le commissaire Chautard avait indiqué que le but était que le tueur se découvre. Et que, pour l’atteindre, il fallait à la fois le piquer et le flatter dans son orgueil. Sans le vexer. C’est pour cela qu’une phrase comme « Vous êtes entré dans une logique dont vous ne pourrez pas sortir » avait été supprimée, de même que la mention « ce qui ne saurait tarder » après « plutôt que d’attendre que la police ne vous trouve ». Les familles avaient tenu à dire qu’elles souhaitaient que le tueur soit condamné, mais elles avaient compris l’intérêt de montrer que ses raisons avaient été comprises (il fallut les talents réunis du commissaire et du sous-préfet pour faire admettre à la jeune Muriel Chavignat la phrase « Nous sommes prêts à reconnaître que les personnes à qui vous avez retiré la vie n’étaient pas irréprochables »).
Dans le souci d’éviter le sensationnalisme, il fut décidé que ce texte serait transmis aux médias régionaux uniquement – « Bouyet va hurler, mais tant pis » –, même si l’on savait qu’il serait rapidement repris au niveau national (et même européen ; la Grande-Bretagne et l’Allemagne notamment se passionnaient pour le « French special killer », selon une expression du Sun anglais). C’est ainsi que le vendredi 17 avril à 14 heures, Denis Piloche pour La Montagne, Géraldine Sanloup pour France 3 et Thierry Blanche pour France Bleue furent convoqués au palais de justice pour être reçus par le procureur Chaffran et le juge Florent.
Le procureur expliqua la logique de cette démarche et demanda à la presse de ne pas oublier « le côté humain » de ce texte.
– Je vous laisse faire votre travail, mais j’attire votre attention sur le fait qu’il ne s’agit pas de roman ou de rugby. Il s’agit de démasquer un homme qui sème la mort et la terreur dans notre ville. Nous avons longuement réfléchi à cette action, qui n’est pas sans risque. Nous comptons sur votre professionnalisme autant que sur votre sens des responsabilités.
Le texte fut lu à 18 h 30 sur France Bleue et à 18 h 50 sur France 3, surmonté du chapeau suivant : « À Brive, les familles s’adressent au tueur. Une lettre nous a été remise cette après-midi par le juge d’instruction et le procureur de la République, sans que l’on sache exactement qui en a eu l’initiative (France Bleue ne mentionna pas cette incertitude quant à l’initiateur du texte). Voici son contenu… »
À 19 heures, la lettre était lue sur France Inter, à 20 heures sur TF1 et France 2. Là, les commentaires furent incontrôlables : « surprenante », « dangereuse », « inhabituelle », risquée », furent les adjectifs qui revinrent le plus souvent ici et là au sujet de la lettre. La Montagne la publia en première page le lendemain, encadrée par les photos des huit victimes. À midi, il ne restait plus un seul exemplaire du journal dans les kiosques et maisons de la presse du bassin de Brive.
Dans la ville, la lettre fut jugée favorablement. On trouvait que c’était « bien tourné », « courageux », « digne », et qu’il fallait « bien faire quelque chose ». Le samedi soir, les édiles respiraient un peu mieux. Restait à savoir comment allait réagir le destinataire.
XX – Pénalité
C’était un samedi comme Brive aurait dû les aimer. Un jour de loisirs pour les uns, de rentrée d’argent pour les autres, d’animation pour tous. On s’interpellait de nouveau, on avait de l’énergie, on découvrait les premiers bronzages. Le soleil avait fait son apparition dès la levée du jour ; les nuages étaient venus le couvrir peu à peu, mais la température n’avait cessé de monter. À 19 heures, ce 25 avril, quand débuta le match Brive-Montferrand, l’air était lourd et l’orage menaçait. Les projecteurs du stadium s’allumèrent alors que la nuit descendait sur la ville.
La lettre ouverte au tueur avait été envoyée une semaine plus tôt ; il n’avait pas réagi. Son deuxième message au Bureau des pleurs datait de deux semaines ; son dernier crime de trois semaines. Était-il calmé ? Touché ? Les mots des familles de victimes avaient-ils porté ? Le commissaire Chautard en doutait. Plus les jours passaient, plus il s’inquiétait. Il en venait à regretter d’avoir émis une idée hasardeuse, qui avait été reprise puis concrétisée.
Certes, il n’avait jamais pensé qu’une lettre ouverte suffirait à faire cesser les crimes d’un homme qui montrait de si grandes capacités en la matière. Il espérait une déstabilisation, qui pousserait à la faute, qui permettrait un indice, donc une identification, une localisation, puis une capture. Or, ce silence l’angoissait. « Quels nerfs il a, ce salaud… » Avec l’expérience, et avec l’amour de sa femme et de ses filles, le commissaire Chautard était pourtant parvenu à une sérénité proche de la sagesse. Mais là, l’épreuve était rude, très rude. Et il était seul pour l’affronter. Ni le procureur, ni le maire, ni le préfet, ni même son amitié avec le juge Florent, ne l’empêchaient de porter sur ses épaules le poids de l’écrasante responsabilité qui était la sienne.
Le C.A.B.C.L. (on ajoutait C.L. depuis que le département de la Corrèze et la région Limousin subventionnaient le club briviste) jouait contre le frère ennemi, Montferrand, autrement dit l’A.S.M. Clermont Auvergne. Les deux clubs étaient au plus haut niveau français depuis près d’un siècle, leur palmarès était comparable, mais aucun des deux n’avait jamais réussi à être champion de France. Finalistes en 2007 et 2008, les Clermontois, qui avaient perdu pas moins de neuf finales, brillaient plus que les Brivistes ces derniers temps. Mais l’écart était faible entre les équipes du Top 14, et tout pouvait changer très vite.
À la tête du C.A.B. se trouvait un célèbre enfant du pays, Patrick Boutot dit Sébastien, qui, déjà aux manettes en 1996 et 1997, alors avec le patron du groupe Havas Pierre Dauzier, avait permis à son club de remporter coup sur coup le challenge Yves du Manoir et la Coupe d’Europe (il s’en fallut de peu pour qu’un second titre européen s’ajoute au premier en 1998) ! Comme on brûle ce que l’on a adoré, les Brivistes avaient bien vite chassé celui qui avait conduit leur équipe au sommet. Mais le troubadour télévisuel, qui n’était pas un ingrat, était revenu aux commandes du club après quelques années de purgatoire. Désormais, avec le sponsor Derichebourg, il tenait le club par sa faconde, son enthousiasme et ses relations.
Comme chaque année pour une telle affiche, le stadium de Brive était plein : 15 000 personnes serrées. Les journalistes aussi s’étaient déplacés, alors qu’une fois de plus les deux équipes étaient au coude à coude en championnat. Il y avait les locaux, les spécialistes de Midi Olympique et de l’Équipe, ainsi que quelques nationaux, comme Europe 1, R.M.C. Info et R.T.L., et Alain Bouyet de l’Agence France-Presse.
Lui était venu là de son propre chef. Il venait déjà régulièrement avant le début des affaires (il savait que les matchs de rugby à Brive et de basket à Limoges étaient incontournables si l’on voulait se faire connaître dans la région). En permanence dans la cité gaillarde depuis trois mois sans pour autant être cantonné à la vie locale, chargé de faire remonter les informations à son agence qui les vendait ensuite à tous les médias, disposant d’une grande autonomie de mouvement et d’appréciation, Alain Bouyet se considérait comme le gourou des journalistes qui gravitaient dans le coin. Et il est vrai que grâce à son expérience, à sa rouerie et au prestige de son employeur, il avait acquis un statut d’oracle. On le consultait pour avoir un tuyau, pour vérifier une info, pour faciliter un contact. Avec des flics (le Limougeaud Ramond, l’inspecteur Ducamp notamment, ainsi que, plus officiellement, les agents Le Rouque et Gibraltar), des employés de mairie (il avait entre autres dans sa manche le directeur de cabinet et la fille du Bureau des pleurs), un inspecteur des Renseignements Généraux, Denis Piloche de la Montagne, le principal caméraman de France 3, sans parler des patrons de tous les bars de Brive, il avait monté un réseau aussi lâche qu’efficace pour obtenir des informations et des impressions. Plus ou moins consciemment, il utilisait aussi ce réseau dans l’autre sens : ses impressions et ses commentaires à lui étaient aussitôt répercutés dans toute la ville.
Il usait et abusait de son pouvoir auprès de ses confrères, dont il se plaisait à attiser les rivalités. Il promettait une exclusivité à untel, une confidence à un autre, il jouait de la concurrence entre eux et il les faisait patienter des heures et des jours avec l’espoir d’un scoop ou d’un éclairage original. Parfois, pour que l’on n’oublie pas qui était le maître, il les convoquait en groupe, dans un bistrot le plus souvent, et il prêchait à tous les paroles qu’il voulait voir reproduites ici et là.
Naturellement, Bouyet était de ceux qui pensent que la presse a tous les droits et qui voyait comme un progrès le fait que l’on puisse désormais se moquer de tout et de tous. Pour lui, le rire était le summum de la liberté. Il ne voyait pas combien les rieurs professionnels étaient totalitaires, s’efforçant d’humilier tous ceux qui n’étaient pas comme eux ou qui ne les vénéraient pas. Et comme eux, il ne supportait pas la moindre critique.
Si l’emplacement des journalistes était délimité dans le stade, cela ne valait pas pour Alain Bouyet, qui circulait partout à sa guise. Il aurait presque pu traverser le terrain en plein match sans que quiconque ose s’en plaindre. Il savait amadouer les flics et les agents de sécurité les plus revêches ; on disait même que, quand la carte de presse, la renommée ou l’intimidation ne suffisait pas, il savait utiliser les coupures qu’il avait dans sa poche pour les frais non déclarables…
Les cabines de presse n’étaient pas nominatives et leurs occupants variaient à chaque match, mais personne ne se serait avisé de s’installer dans celle que le correspondant de l’A.F.P. considérait comme la sienne, sauf s’il y avait convié un confrère qu’il voulait distinguer. Un an plus tôt, lors d’une rencontre Brive-Dax, un journaliste venu de Bordeaux pour le quotidien Sud-Ouest et France Bleue Gascogne, s’était approprié sans le savoir la cabine du boss. Un quart d’heure plus tard, la sécurité du stadium intervenait et sortait l’impétrant de l’espace presse ; on consentit à ce qu’il s’assît tout en haut dans un angle de la tribune d’en face, et, quand il voulut reprendre sa voiture après le match, il découvrit que les deux pneus avant étaient crevés. « De mauvais plaisants sans doute… »
Alain Bouyet, pourtant, ne restait jamais dans sa cabine. D’abord parce qu’il n’avait rien à y faire et que regarder le match était le dernier de ses soucis. Ensuite parce qu’il souhaitait profiter de la concentration de population pour se montrer, entretenir ses relations et affirmer son pouvoir. Cigare en main, il allait d’un siège à l’autre dans la tribune officielle, s’asseyait ici et là au gré des opportunités, glanait et distillait confidences et ragots aux hommes politiques, chefs d’entreprise et responsables d’administration, qui ne manquaient pas. Il descendait jusqu’au bord du terrain, se mêlait aux photographes, n’hésitait pas à interpeller arbitres et contrôleurs, et même à se glisser sur les bancs de touche, pour confesser joueurs et entraîneurs. Parfois, il s’écartait pour être mieux vu et restait cinq minutes sans bouger comme s’il était fasciné par l’action en cours. Il pouvait aussi pousser jusqu’à la « grande tribune » en face, parcourir les marches au milieu du peuple pour mieux le dominer de sa tête (car sur ces gradins-là jamais il ne se serait assis), glaner un bon mot, une rumeur, une impression, ou même contempler un moment la « tribune de l’Europe » d’où il venait pour mieux la cerner dans sa globalité.
Après trente-cinq minutes de jeu en ce samedi 25 avril, Montferrand menait six à trois et l’on attendait, avant la mi-temps si possible, l’essai qui relancerait Brive. À ce moment de la partie, et il faisait de même à chaque rencontre, Alain Bouyet se tenait en bord de pelouse, deux mètres avant « le tunnel » que les joueurs allaient emprunter pour regagner les vestiaires. Il avait instauré ce rite, qui était la meilleure manière de se faire voir des rugbymen sans avoir besoin de les côtoyer dans les vestiaires, seul lieu où il ne se sentait pas très à l’aise. Là, entre la pelouse et le tunnel, il apparaissait comme un fidèle en retrait et désintéressé, un homme qui ne cherchait ni à parler ni à se montrer, mais simplement à apercevoir des sportifs qu’il appréciait et respectait. Au fil des semaines, l’inconscient des joueurs, ainsi que bien entendu celui de tous les officiels juste au-dessus, imprimaient la présence rituelle d’Alain Bouyet.
Il y eut un essai avant la mi-temps, mais il fut Auvergnat. Au lieu de l’exclamation et de la libération attendues, un grondement et des sifflets envahirent le stade. Dans le brouhaha, et dans la confusion qui suivit ce mauvais coup, personne n’entendit le coup de feu qui partit du « pesage », autrement dit des places debout, en direction du terrain, près de l’entrée du tunnel. Et il fallut quelques secondes avant que l’arbitre de touche et les occupants du banc briviste s’étonnent de la position d’Alain Bouyet, couché par terre, le nez dans le gazon. C’est finalement un joueur de champ qui s’approcha et qui s’accroupit vers le journaliste. Le vaniteux aurait aimé cette inclinaison d’un professionnel au-dessus de lui, mais il ne put en profiter ; il était mort.
Troisième partie – Aux âmes les citoyens
XXI – L’âme d’un justicier
Quand est-ce qu’il avait décidé de passer à l’action ? Et avant, quand est-ce que l’idée lui en était venue ? Quand est-ce qu’il s’était dit qu’il n’y avait pas d’autre solution que de supprimer certains individus et qu’il pourrait s’en charger ? Oh, l’envie de tuer, il l’avait depuis longtemps, comme tout un chacun quand il est confronté aux bassesses de l’homme. Par cette envie, il n’était pas différent des autres. Non, la question était de savoir quand est-ce qu’il s’était dit qu’il allait le faire, lui, sans quoi personne ne le ferait.
Il lui semblait que le passage à l’acte avait été amené par la combinaison de deux phénomènes : la multiplication des incivismes d’une part, son vieillissement personnel d’autre part. S’il n’y avait eu que les incivismes croissants, il n’aurait rien entrepris ; jeune et en bonne santé, il les aurait supportés, peut-être même qu’il ne les aurait pas vus. Mais à la quarantaine, les bruits étaient devenus plus forts, les abus plus choquants, les privilèges plus exorbitants, les dangers plus grands. Qu’on le comprenne bien : objectivement, les bruits étaient plus forts en 2009 qu’en 1999, les abus plus choquants, les privilèges plus exorbitants, les dangers plus grands. Mais c’est son âge qui les avait rendus encore plus forts, encore plus choquants, encore plus exorbitants, encore plus grands.
Oui, il voulait bien admettre une part de subjectivité, une part seulement, dans son appréciation de la situation.
Le constat objectif selon lui était que les incivismes se multipliaient d’abord en raison d’une faillite de l’éducation (familiale et nationale), ensuite parce que ces incivismes étaient tolérés. « Ah, la tolérance… soupirait-il. Quelles souffrances elle aura engendrées ». Les Français toléraient le non-respect du code de la route, les nuisances sonores, la méchanceté des animateurs télé, les abus contre la Sécurité Sociale, les petits arrangements avec la loi, les exceptions, les tricheries… Ils toléraient d’autant plus qu’ils trichaient et abusaient dans bien des cas. Ils toléraient surtout parce qu’ils pensaient que ces écarts n’étaient pas si graves. Mais à force de tolérer des choses pas graves, des choses graves se produisaient et ils ne pouvaient plus les empêcher. « Qui accepte le vol d’un œuf suscite le vol d’un bœuf », disait-il.
C’était en 2004 qu’il avait commencé à s’agacer sérieusement des comportements irresponsables. Il avait alors 42 ans. Au début, il en parlait volontiers. Mais son indignation ne rencontrait guère d’échos : soit elle entraînait le rire, soit les qualificatifs de « réac » et bien sûr d’« intolérant ». Parfois même, quand il conversait avec des personnes de moins de 40 ans, on le regardait sans comprendre, comme s’il était fou.
Quand il en avait eu l’occasion, il s’était adressé aux auteurs des infractions. Il avait écrit à un voisin retraité qui faisait ronfler sa voiture tous les matins à 6 heures quand il la sortait du garage pour la mettre devant le garage ; en retour, il avait reçu une convocation au commissariat. Il avait interpellé un médecin qui garait toujours sa voiture à cheval sur le trottoir, lui demandant de réfléchir à ce qui se passerait si tout le monde procédait de la même manière ; le toubib outré lui avait répondu qu’en trente-cinq ans d’exercice de la médecine jamais on ne lui avait dit une chose pareille et qu’il ne se laisserait pas intimider. Il avait été voir une femme qui tapait à tout bout de champ sur son fils quand elle l’emmenait au square, tentant de la calmer et de lui dire avec douceur que sa violence le choquait ; la femme avait hurlé, lui reprochant de se mêler de ce qui ne le regardait pas et menaçant d’appeler son mari. À un couple de jeunes qui polluaient une rue entière en sortant des sacs-poubelles quand bon leur semblait, il avait rapporté leurs détritus. Les tourtereaux n’avaient rien dit sur le moment, mais le lendemain, alors qu’il passait devant leur immeuble, il avait reçu sur la tête le contenu d’un sac-poubelle, celui qu’il avait rapporté sans doute.
Ça aussi, il en avait parlé. Il avait cité ces exemples et ses tentatives. C’est un sourire condescendant qu’il avait reçu dans le meilleur des cas. Alors il s’était tu. Et c’est là que son projet avait commencé à mûrir. 2005, 2006, 2007. Le temps passait, mais le déclic avait eu lieu. Oui, le déclic, c’était peut-être ça : quand il avait réalisé que sa parole était vaine, que personne ne comprenait la gravité du problème. C’est à ce moment qu’il s’était dit qu’il allait passer aux actes.
L’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, en mai 2007, faillit le faire changer d’avis. Après vingt-cinq années de débauche et de léthargie au sommet de l’État, il pensa que le civisme et l’autorité pourraient être réhabilités. Les trois premiers mois furent désastreux ; le président, et plus encore celle qui était alors la première dame de France, semblaient de parfaites caricatures des Français qu’ils étaient censés représenter. La situation s’améliora après le départ de la pimbêche. De nombreuses réformes furent lancées, et à peu près menées à bout, qui allaient dans le sens d’une responsabilisation plus grande des Français dans bien des domaines.
Il temporisa, écouta et observa. Mais à l’automne 2008, il dut se rendre à l’évidence : il était trop tard. On ne pourrait plus revenir en arrière. Le mal était incurable. Les Français s’étaient comportés trop longtemps comme des enfants gâtés, on ne pourrait plus changer leurs comportements au quotidien. Ils râlaient, refusaient, s’opposaient, louvoyaient, moquaient. Dès qu’on relâchait la pression, ils ne respectaient plus rien. Par exemple, il suffisait d’enlever les radars sur le bord des routes pour que le carnage reprenne de plus belle.
Tuer. Il lui avait fallu un certain temps pour prononcer le mot. Il s’était dit que quand il arriverait à dire, pour lui-même, « je vais tuer ceux qui gâchent la vie des autres par leur comportement », il aurait fait un pas important vers la concrétisation. Il ne voulait pas se contenter de « supprimer » ou d’« éliminer ». Il fallait appeler un chat un chat. Par la suite pourtant, il n’avait pas aimé quand on avait commencé à le qualifier de « tueur ». Parce que ce seul mot ne montrait pas pourquoi il tuait et renvoyait plutôt à un vulgaire criminel qu’à un esprit éclairé.
Sans être vaniteux, il se sentait supérieur. Pas seulement différent. Au-dessus. Tout au moins par sa vision de la société et par les conséquences qu’il osait en tirer. C’est Dostoïevski qui mettait dans le cerveau de Raskolnikov la pensée selon laquelle l’homme extraordinaire, à la différence des hommes ordinaires, a le droit de franchir certaines limites dans la mesure où la réalisation de son idée l’exige. Or, il était extraordinaire, non pas au sens spectaculaire du terme (quoiqu’on ne tardât pas à lui reconnaître certaines capacités en matière de mise en scène), mais par sa clairvoyance et son courage d’agir en conséquence.
Son âge avait également joué quant à son évaluation des conséquences que pourraient entraîner ses actes. Car s’il décidait de tuer, il devait savoir qu’il risquait d’être tué lui aussi, ou tout au moins privé de liberté. Or, il y était prêt. À 46 ans, il avait compris qu’il ne serait jamais plus heureux que ce qu’il avait été, et il ne l’avait pas été beaucoup. Il s’aigrissait, son corps se raidissait, il commençait à avoir envie de pisser toutes les cinq minutes. Et puis il était divorcé et il y avait belle lurette que son fils de 22 ans ne venait plus le voir. Il s’était rendu à l’évidence : il n’était plus rien pour ce gosse, si ce n’est un repoussoir. Profitait-il de sa relative liberté ? Même pas : les femmes qui l’attiraient ne le voyaient pas, les pis-aller qu’il trouvait étaient décevantes et il ne savait comment s’y prendre pour trouver des filles d’un soir, malgré l’argent qu’il était prêt à dépenser pour elles.
Un épanouissement professionnel aurait pu le détourner de ses tentations justicières. Mais son travail était peut-être son échec le plus grand ; il n’avait pas été au bout de ses études de médecine et il avait épuisé les charmes du poste d’infirmier qu’il occupait à l’hôpital. Pendant quelques années, il avait progressé, il avait changé de service, il était même devenu plus ou moins responsable. Mais il s’était vite trouvé bloqué par les médecins qui étaient, à part quelques lumineuses exceptions, peut-être ce qu’il y avait de pire en termes d’égoïsme et d’incivisme. Les patients ne valaient guère mieux, et il en était arrivé à se dire que les humains ne méritaient pas d’être soignés. Il aurait dû tenter l’école vétérinaire.
Avec cet état de corps et d’esprit, à quoi bon se préserver ? Autant se jeter dans la bagarre et entreprendre quelque chose de marquant, même si le prix à payer était élevé. Il était prêt à donner sa vie. Il considérait qu’il n’avait plus rien à perdre. Au contraire, il allait enfin réaliser son grand-œuvre.
Une fois sa décision prise, il n’avait jamais envisagé d’agir ailleurs que sur son lieu d’habitation. Il ne voulait pas fuir. Il devait prendre ses responsabilités là où il constatait les infractions. Si d’autres agissaient de même dans leur secteur, on pourrait éviter le chaos, tout au moins le retarder. Chacun devait balayer devant sa porte. Lui, il habitait Brive, il balayait Brive. Il était un citoyen qui apportait sa contribution à la tranquillité de son quartier. Cette modestie convenait à son caractère et valorisait la mission qu’il s’était fixée. Certes, il savait qu’en opérant sur un seul et même lieu, il donnait plus de chances à la police de l’arrêter. Mais il compenserait ce risque par une préparation rigoureuse et une exécution sans faille.
Au fur et à mesure de sa réflexion, une autre raison était apparue, qui justifiait un tir groupé. Il s’était dit qu’une succession de meurtres dans un périmètre restreint frapperait davantage les esprits que des morts isolées ici ou là. L’onde de choc serait plus grande avec des coups redoublés en un seul point, comme des cercles concentriques qui sont d’autant plus larges et nombreux que le caillou est lourd et son impact précis.
Il vit dans cette volonté de frapper les esprits une contradiction dans son raisonnement. Ainsi, il ne souhaitait pas seulement éliminer des nuisibles ; il voulait aussi créer une prise de conscience. Comme quoi, il n’avait pas perdu tout espoir, il devait le reconnaître. Par la mort, peut-être, une vie meilleure serait possible. Comprendrait-on un jour qu’il avait agi pour le bien commun ? C’était un vrai programme de régénération qu’il entreprenait.
Restait à choisir les victimes. Comment choisir ? Il y en avait tant qui mettaient en péril le fragile équilibre de la société… Certaines s’imposèrent à son esprit : le chauffard de l’avenue de Bordeaux, qu’il avait croisé à plusieurs reprises et qu’il entendait de chez lui ; le syndicaliste, dont il lisait les méchants propos dans La Montagne, un homme qui aurait dû selon lui être coffré pour incitation à la haine ; les parents d’un garçon qu’il avait vu par deux fois arriver à l’hôpital salement amoché par ses géniteurs ; et puis un petit merdeux en scooter, il en croisait tous les jours, ils étaient au moins cent à mériter l’accident fatal.
Il hésita pour les médecins, il les aurait volontiers tous tués. Il mit en tête de liste un escroc de base, connu de tous ses collègues de travail et pour cause, qui dilapidait l’argent de la Sécu et ruinait les entreprises avec ses arrêts maladie bidon. Il en ajouta deux autres ; à l’hôpital, un chef de service arrogant qui opérait ce qu’il voulait et quand il voulait, pour qui la vie humaine avait bien moins de valeur que son chiffre d’affaires et ses humeurs dangereuses ; plus un urologue dans une clinique, qui pour 90 euros les dix minutes mettait un doigt dans le cul de ses patients sans même leur dire bonjour et prenait un malin plaisir à leur annoncer un merveilleux cancer de la prostate.
Chez les libéraux – pour lui les médecins n’étaient pas des libéraux, mais des fonctionnaires puisque le coût de leur consultation était remboursé par l’État – il voulait un avocat, un assureur et un agent immobilier, trois professionnels dont le métier était de mentir, de spéculer sur le malheur des gens, et de facturer très cher un travail qu’ils n’effectuaient pas. Il retint en priorité l’insupportable Franck Bélot, caricature du fils à papa comme il y en avait plein la ville, qu’on croisait partout dès qu’on habitait Brive, tellement il montrait sa gueule et ses voitures, tellement il parlait fort, même dans son téléphone portable.
Les journalistes ne valaient guère mieux que les médecins en termes d’arrogance et d’abus de pouvoir. Lequel moucher ? Il avait d’abord sélectionné un caméraman de France 3, qu’il avait vu à plusieurs reprises bousculer pompiers et familles de victimes pour « faire de l’image » après un accident saignant. Mais une fois que son programme avait été lancé, il avait changé son fusil d’épaule pour le braquer sur l’inénarrable correspondant de l’A.F.P., qui ricanait un peu moins maintenant, ce crétin.
Il lui fallait aussi un fonctionnaire, un vrai. Dans cette catégorie, tous n’étaient pas mauvais. Pourtant, la corruption, les trafics d’influence, les passe-droits, étaient légion ; il avait comme tout le monde mille exemples en tête. La S.N.C.F. avait trinqué avec le cégétiste Chavignat. Il avait pensé à E.D.F. et G.D.F. Mais pourquoi tuer tel électricien, ou tel gazier, plutôt que tel autre ? Tous bénéficiaient d’avantages exorbitants, se comportaient comme de parfaits égoïstes et se mettaient en grève à la première occasion.
Il avait alors pensé à la mairie. Là aussi, que d’arrangements avec la légalité… On trouvait certes des gens tout à fait méritants dans les collectivités locales, mais on trouvait autant de planches pourries, qui menaçaient l’ensemble. Parmi elles, le placier du marché lui semblait un modèle du genre. Voilà un homme qui, au su et au vu de tout le monde, menait son petit trafic en accommodant à sa manière ses obligations de service. Cela durait depuis des années, et personne ne disait rien. Cet homme était le symbole de pratiques révoltantes, il fallait le punir.
Il avait encore sur ses tablettes un enseignant pédophile, un joueur du C.A.B. (dopé, mauvais, malhonnête avec ses partenaires comme avec ses adversaires), le propriétaire d’un magasin de prêt-à-porter (qui exploitait sa femme et deux vendeuses après avoir touché 200 000 euros usurpés suite à un licenciement économique), un conseiller général (ah, les politiques…), et bien d’autres encore. Il savait de plus que sa liste n’était pas exhaustive, qu’il la complèterait aisément au fur et à mesure des incivismes et infractions qu’il découvrirait.
Il avait donc commencé. Le placier avait inauguré la série (le syndicaliste aurait dû être le premier, mais le travail d’approche avait été plus long que prévu). Puis cela s’était assez bien enchaîné. L’unité de temps complétait l’unité de lieu. Comme dans la tragédie grecque. Il respectait les règles, lui.
Il n’avait pas eu de mal à retrouver l’homme et la femme qui avaient frappé leur enfant à au moins deux reprises. Il avait relevé leurs coordonnées sur le tableau des entrées de l’hôpital. Il avait gardé ça précieusement jusqu’au jour J. Quand le moment était venu, il avait effectué quelques repérages près de la tour Vénus des Chapélies puis il était vite passé à l’action. Il avait attendu que la mère revienne de l’école et il était monté. Ce dont il était le plus fier sur ce coup-là : avoir menacé le type avec un pistolet en plastique, qu’il avait acheté 15 euros à Maxi Toys ! Avec ce bout de plastique, il avait obligé cette loque à se passer lui-même le nœud coulant autour du cou. Il n’avait eu qu’à tirer le fil de pêche ensuite. Dans un sursaut désespéré, Gérard Bruleloux avait tenté de se dégager avec ses doigts, qui étaient restés coincés dans une position grotesque. Au bruit de la chute de son compagnon, la femme était sortie de la salle de bains. Elle hurla, mais elle n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Il l’avait ficelée à la gorge et le fil était entré dans sa chair bouffie. Elle s’était écroulée sur la table basse, et les deux membres de ce couple maudit s’étaient retrouvés l’un sur l’autre, punis d’un même châtiment. Leurs enfants étaient débarrassés de ces adultes qui leur avaient fait trop de mal. Ils étaient encore jeunes, ils auraient le temps de se reconstruire dans des institutions ou des familles d’accueil qui ne pouvaient être pires pour eux que ces tortionnaires.
Pour le petit con en scooter, il aurait préféré agir dans sa rue, où un gosse de riches pourrissait la vie de tout le quartier. Mais il s’était dit que cela aurait été donner une indication trop grande aux flics, qui risquaient de l’empêcher de poursuivre son programme de régénération. Il s’était donc arrangé pour le suivre en voiture un jour, et c’est comme ça qu’il avait découvert le rassemblement du bout de l’avenue Louis Pons.
Il était venu marcher dans l’avenue plusieurs fins d’après-midi pour prendre connaissance du manège des scooters. Il remarqua tout de suite que le jeune Anthony Barlier, celui qui l’intéressait au premier chef, roulait souvent sans casque. La nuisance des « pétarous » avait été confirmée par un collègue de travail dont la mère habitait là et se plaignait des bruits permanents des moteurs, ainsi que par des parents d’élèves qu’il avait discrètement écoutés lors d’une sortie d’école. « On estime qu’un scooter trafiqué fait six fois plus de bruit qu’une voiture dont le chauffeur fait ronfler la troisième ! », avait-il lu quelque part sur internet.
Il avait repéré l’endroit où il pourrait tendre son fil. Là où des grilles de chaque côté de l’avenue permettaient de l’accrocher. Il en fixerait un bout à l’avance, et le second au dernier moment, quand il verrait arriver les scooters. Bien sûr, à cent mètres du garage d’où partaient les bolides pour remonter l’avenue en trombe, il ne pouvait voir qui était dessus. Il ne pouvait donc être sûr à l’avance de l’identité de sa victime. Mais il avait repéré qu’Anthony se trouvait souvent là-bas le dimanche, jour où il avait décidé d’agir en raison du calme dans l’avenue.
Il avait accroché son fil à la grille du 26 avenue Louis Pons le vendredi soir. Il l’avait enroulé et dissimulé dans la haie qui collait à la grille. Un type qui promenait son chien était passé à ce moment-là, il avait fait semblant d’être pris d’une envie pressante. Le jour J, dimanche 5 avril 2009, après avoir été constater de loin la présence des scooters devant le garage, à un moment où l’avenue était déserte il avait récupéré le fil et l’avait fait traverser la route. Il l’avait aussitôt lâché pour s’éclipser dans la perpendiculaire, rue d’Espagnac. Des voitures étaient passées, qui avaient roulé sur le fil. Il avait guetté le bruit des scooters. Quand il avait entendu les pétarades préalables au départ, il était vite remonté sur l’avenue et avait tendu son fil à un mètre du sol. Il s’était exercé chez lui sur un barreau de chaise pour pouvoir réaliser l’opération en dix secondes maximum.
Il avait aperçu un type qui fumait sur le balcon d’un petit immeuble près des écoles, peut-être le logement de fonction d’un instituteur. Il avait hésité, mais comme le fumeur n’avait pas l’air très attentif, il avait poursuivi. Il avait tendu, attaché et il était parti, par une autre perpendiculaire, la rue du général Delmas, plus proche du centre-ville. Il avait marché d’un bon pas et du coup n’avait rien entendu. Il s’était arrêté quelques secondes à l’angle de la rue Léopold Lachaud et du boulevard Brune. Toujours rien. Il avait remonté le boulevard Clémenceau. C’est au niveau du petit square de la Liberté qu’il avait entendu les pompiers qui arrivaient de l’Île du Roi. Puis il les avait vus. Deux véhicules de type ambulance. Il lui fallut attendre 22 h 30 pour avoir la confirmation que deux scooters avaient été touchés. La journaliste de Soir 3 parlait d’un blessé léger et d’un blessé grave. Il ne trouva rien de plus sur internet. Il avait remarqué aussi qu’un véhicule avec gyrophare allumé était passé dans sa rue, peut-être pour aller au domicile du jeune Barlier ; il n’habitait pas suffisamment prêt pour voir ce qui se passait là-bas. Il s’était couché, vaguement contrarié.
À 7 heures le lendemain, France Info l’avait rassuré : « … un des deux jeunes accidentés en scooter hier à Brive-la-Gaillarde a succombé à ses blessures dans la nuit au C.H.U. de Limoges où il avait été transporté par hélicoptère ». Et quand le journaliste ajouta « Les enquêteurs n’ont encore rien dit, mais on recherche bien entendu un lien entre ce décès et les meurtres qui ensanglantent la ville depuis plus de deux mois », il avait été soulagé. Il était parti au travail de bonne humeur.
Les jours suivants, que ce petit con qui n’avait eu que ce qu’il méritait devînt un héros national ne l’avait pas étonné, même si c’était agaçant.
Alain Bouyet. Oui, c’était lui qu’il fallait éliminer en premier parmi les journalistes, puisqu’il se prenait pour le caïd et que l’information passait par lui. « Tu te graisses sur mon dos, coco ? C’est moi qui agis et c’est toi qui récoltes ? Tu fais ta vie avec les morts ? Attends, tu vas voir. Tu vas récolter davantage ».
Il avait assez vite pensé au stadium. Après la halle Georges Brassens, ce serait un joli coup. Les deux lieux phares de la ville. Et au stadium, où il se rendait souvent car il était amateur de rugby, il savait très bien où se postait Alain Bouyet à la fin de la première mi-temps. Il allait regretter de s’être ainsi exhibé, le journaleux ! Oui, mais comment procéder ? Il lui fallait une arme pour agir à distance. Il ne possédait que le vieux fusil, qu’il ne pouvait pas utiliser au milieu de la foule. Non, il lui fallait un petit revolver, qui ne vienne pas de chez Maxi Toys. Mais où trouver cela sans se faire remarquer ? Le port d’armes était interdit, sauf autorisation exceptionnelle.
Il avait regardé sur internet. Il avait été surpris par le nombre assez considérable de vendeurs en ligne et du choix infini qu’ils proposaient, pour des prix très raisonnables. Certes, si l’on voulait acheter, il fallait fournir la photocopie recto-verso de sa carte d’identité et, pour les armes les plus puissantes, une autorisation préfectorale. Il ne pouvait pas demander et obtenir ce dernier document, en revanche il pouvait très bien fabriquer de fausses photocopies de carte d’identité. N’avait-il pas déjà procédé ainsi pour louer une voiture à Toulouse ?
Restait la question de l’adresse de livraison. Il pensa un moment à se faire livrer chez ses amis Corinne et Jean, mais il ne voyait pas comment il pourrait leur présenter la chose. Et puis il ne voulait pas risquer de les impliquer. Il pensa alors à une boîte postale, qu’il pourrait ouvrir en utilisant sa fausse identité. Oui, il se ferait livrer à la poste et il récupèrerait tranquillement son colis.
Il avait commandé un revolver de type Beretta, qui lui paraissait à la fois facile à manier et adapté à l’usage qu’il comptait en faire. L’idéal aurait été un pistolet avec silencieux, mais il n’en trouva aucun qui pût s’acquérir sans autorisation préfectorale. Le site sur lequel il avait repéré le Beretta exigeait une adresse de livraison correspondant à un domicile. Il n’eut pas de mal à trouver la même arme sur un site concurrent qui, lui, ne fit pas de difficulté pour livrer dans une boîte postale.
Il s’était entraîné au maniement du Beretta dans les mêmes bois que ceux où il s’était exercé avec le vieux fusil, préalable à l’élimination du chauffard Daniel Porion. Il avait d’ailleurs de nouveau emmené le fusil avec lui. On n’était pas en période de chasse, mais il valait mieux se faire surprendre avec un fusil qu’avec un revolver. Il s’était enfoncé loin sous les arbres et il n’avait pas été dérangé. Il avait punaisé sur un tronc la petite cible en papier qu’il avait fabriquée et il avait visé. Ça s’était révélé plus difficile que le fusil. La correspondance entre la vision de l’œil et la direction du canon n’était pas commode à établir. En plus, le bras tremblait et il n’y avait pas moyen de le contrôler.
Il s’était appliqué. Il était revenu à trois reprises, corrigeant sa position, sa distance, sa pression sur l’arme. Il avait trouvé, sur internet encore, de précieux conseils en la matière. Sa tâche était d’autant plus compliquée qu’il s’entraînait à viser sans tendre le bras et en plaçant le pistolet au niveau de la poitrine, car il savait qu’au stadium il ne pourrait procéder autrement. Il n’était pas arrivé à mettre la balle dans le cœur de cible à chaque tir, mais il s’était dit que ce n’était pas à quelques centimètres près. Il avait épuisé cent quatre-vingt-dix balles sur les deux cents qu’il avait achetées. Il était prêt.
Il avait passé le contrôle du stadium sans problèmes : personne n’avait palpé son bas-ventre, contre lequel était plaquée l’arme. La présence policière aux matchs était pourtant supérieure à la normale depuis le début de son action, mais apparemment elle n’apportait pas une grande plus-value. Dès le début de la rencontre, il avait suivi le manège d’Alain Bouyet. Un coq dans une basse-cour. Il s’était approché du « tunnel » où allaient passer les joueurs à la mi-temps pour rentrer aux vestiaires. Il était derrière la barrière, mais le coq sur le bord du terrain n’était pas loin de lui. Quinze mètres maximum.
Il était entouré de spectateurs, serrés les uns contre les autres. Un Brive-Montferrand attirait toujours beaucoup de monde, c’était parfait. Il passa une main dans son pantalon, récupéra l’arme et la mit dans le sac plastique qu’il tenait devant lui. Dans ce sac, il avait mis une bouteille d’eau et un sandwich, dont il croqua un morceau. Si jamais un de ses voisins s’intéressait à lui, il verrait un type les bras le long du corps, qui tenait son casse-croûte comme il pouvait.
Il fallait une clameur. Un essai serait l’idéal. Il voulait se débarrasser de son travail avant la mi-temps. « Allez, les gars, allez… » Les jaunes monopolisaient le ballon. Tant et si bien que les jaunes marquèrent. Il s’étonna de ne pas avoir prévu cette éventualité, mais il réagit aussitôt. Pendant qu’on sifflait et vociférait autour de lui, il plaça le canon du revolver, sans le sortir du sac plastique, sur la barrière qui lui arrivait au niveau du nombril. Bon sang, ce n’était pas commode de tirer dans cette position, plaqué contre son arme… Mais la cible était proche. Il respira, tira. Elle s’écroula, il s’en alla.
C’est dans sa voiture, récupérée devant la plaine des jeux des Boriottes et conduite jusqu’à un terre-plein au bord de la route de Sainte-Féréole, qu’il entendit la nouvelle de la mort d’Alain Bouyet. France Bleue, qui retransmettait le match en direct, ne laissait aucune place au doute : le journaliste avait été tué par balle, il s’agissait d’un crime. « Bien, bien, se dit-il, très bien. La chance sourit aux audacieux ». Comme la suspension s’éternisait et qu’on ne savait pas si le match allait reprendre, il décida de rentrer chez lui. Même si par hasard quelqu’un le remarquait et en déduisait quelque soupçon, il pourrait dire qu’il avait quitté le stade parce que l’interruption se prolongeait. Il entendit plus tard que le match avait repris au bout d’une heure. Comme si de rien n’était ou presque. Alain Bouyet n’aurait pas aimé ça.
Après ses premières actions, il avait guetté les réactions des habitants de Brive, espérant que l’on relèverait l’absence de moralité des victimes. Or, au contraire, les victimes étaient idéalisées ; elles étaient mortes, donc irréprochables et intouchables. Même dans les médias, pendant les premières semaines, ce problème de moralité n’était que très peu évoqué, jamais en tout cas comme cause possible du décès. Il avait lu quelques bribes sur les soupçons de corruption du placier, mais rien sur le chauffard, pas une ligne sur les magouilles de l’agent immobilier, rien sur la mauvaise foi et le comportement irresponsable du syndicaliste, rien sur les arrêts de travail délivrés à volonté par le toubib, et que des paroles de complaisance vis-à-vis des parents tortionnaires. Ça en disait long sur l’état de délabrement de la société. Et ça ne faisait que renforcer le bien-fondé de son combat. Il était urgent d’agir. Et il agissait.
Seul. Seul : la résonance de ce mot dans sa tête avait elle aussi évolué. Au début, sa solitude était source de fierté autant que de tranquillité. Comme tout homme investi d’une mission supérieure, il travaillait seul. Il repérait la cible, accomplissait son devoir et passait à la suivante. Et si personne ne comprenait ce qui se passait, c’est que ses crimes étaient parfaits. Une qualité de travail irréprochable.
Mais au fur et à mesure de l’avancement de ses travaux, il s’était aperçu que quelque chose lui manquait. La reconnaissance ? Il aurait aimé, c’est vrai, pouvoir revendiquer certaines actions ; il se souvenait de son retour de Toulouse, après le meurtre de Franck Bélot, et de son envie de crier à toute la ville du haut de l’esplanade de la gare : « C’est moi qui l’ai fait ». Pourtant, le besoin de reconnaissance n’était pas si important pour qu’il le conduisît à se découvrir.
Non, ce qui lui manquait le plus, c’était de pouvoir partager son combat avec d’autres. De pouvoir en parler, de pouvoir convaincre, de pouvoir mobiliser et rassembler. Quand il repensait à Dostoïevski, il se disait que si Raskolnikov avait échoué – s’il n’avait pas su mettre son crime à profit – c’était parce que son crime n’avait pas de but supérieur et que, par conséquent, il n’avait pu le revendiquer. Et quand le jeune personnage se référait à Napoléon pour montrer la possibilité de passer outre la vie d’un individu, il ne voyait pas que le général-empereur ne le pouvait que parce qu’il livrait bataille au nom d’une cause qui, si elle n’était appréciée par tous, pouvait se défendre haut et fort.
Lui, le justicier de Brive (il aurait préféré qu’on l’appelât ainsi, plutôt que « le tueur », quoique « le tueur » fût préférable au « tueur fou »), sa cause était noble : supprimer les incivilités, les égoïsmes et les irresponsabilités qui minaient les fondements de la civilisation. Cette cause était juste et des millions de gens auraient été d’accord avec elle, même ceux qui par moments commettaient ces méfaits ; mais pour qu’ils fussent d’accord avec cette cause, encore eut-il fallu qu’ils la connussent. Il fallait qu’ils sussent qu’un homme avait décidé de relever le défi, s’était levé et mis en marche pour lutter contre l’effondrement.
Comment faire ? Comment faire connaître son combat ? À quoi servait-il de tuer si cela n’entraînait pas d’évolution dans la population ? C’est alors, après le meurtre du couple des Chapélies, qu’il avait pensé à des messages. Si les imbéciles ne pigeaient pas, il allait les aider. Il voulait que l’on sût pourquoi certains mouraient. Autrement dit qu’ils fussent coupables non seulement à ses yeux mais aux yeux de tous.
Il avait rédigé un premier message, puis deux, en utilisant des enveloppes pré-timbrées et un papier courant. Il avait hésité à taper et imprimer à partir d’un ordinateur de l’hôpital, avant d’opter pour son matériel personnel. Dans ses phrases, il avait rappelé certaines références et invité au discernement, il avait joué à la fois sur l’histoire locale et sur les travers de l’individu du XXIe siècle. Il s’était appuyé sur des valeurs et des noms chrétiens, non pas parce qu’il était croyant – il ne l’était pas – mais parce qu’il lui semblait que les saints « parlaient » encore aux Français et parce qu’il trouvait que, vu la dégringolade morale générale, le catholicisme, qui avait fait ses preuves, était encore un outil valable pour éviter la chute, ou tout au moins la ralentir.
Le résultat avait été supérieur à ce qu’il escomptait. Cette fois, l’on s’interrogeait sur les comportements, et pas seulement à Brive, dans tout le pays. La presse s’était enflammée : débats, talk-shows, tribunes, polémiques. Il semblait que l’on commençât à comprendre.
Et puis on lui avait adressé une lettre. Bien vu, avait-il pensé. Il fallait être beau joueur et reconnaître quand l’adversaire marquait un point. Certes, les familles des victimes niaient, ou sous-estimaient, la gravité de la faute de leur parent, et ne se rendaient pas compte de l’urgence à agir. Mais elles comprenaient le problème. Elles lui opposaient une méconnaissance des personnes qu’il avait éliminées, ainsi que des circonstances atténuantes liées à la nature de l’homme, qui n’est que le produit de son éducation et de son environnement. Ces arguments étaient bons, et il les avait lui-même pesés avant de décider son programme d’action. Simplement, quand il avait tout mis dans la balance, il en avait déduit qu’il fallait frapper. C’est là qu’il était différent.
Cette lettre ouverte qu’on lui avait adressée remettait-elle en cause son programme ? Aucunement. Il pouvait au contraire profiter de cette perche qu’on lui tendait pour réagir et tenter de faire comprendre son combat. Oui, cette lettre était une aubaine. Certes, il ne devait pas trop se découvrir, sans quoi il serait arrêté et immobilisé. Les lois n’étaient plus adaptées à la problématique contemporaine, mais elles s’appliquaient encore ; il devait en tenir compte.
Mais oui, on adore. On est tenu en haleine, tout pantelant, désireux de dévorer la suite. Miam.
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Les pensées du tueur, énorme! Vraiment j’adore vivement demain la suite !
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