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Le polar de l’été, du 15 juillet au 22 août, 3 chapitres chaque vendredi et 3 chapitres chaque samedi, 30 chapitres au total.
Il s’agit d’un livre que j’ai publié sous le nom de Pier Bert, d’abord en trois tomes, ensuite en un seul volume, sous le titre Instruction civique en mars 2010.
2300 exemplaires vendus.
« Un polar exemplaire, passionnant de bout en bout », Le petit futé.
PIER BERT
Instruction civique
Au marché de Brive-la-Gaillarde
Au nom de saint Antoine
Aux âmes les citoyens
Polar
ÉCRITURES
© Écritures
ISBN n ° 978-2-35918-004-6
Dépôt légal : mars 2010
Samedi 30 juillet 2022 : chapitres 16,17,18 sur 30
XVI – Le scooter d’Anthony
Le jeune Anthony Barlier, 16 ans, était en classe de seconde au lycée d’Arsonval. Les études ne l’intéressaient guère, il était bête et paresseux. Il avait déjà redoublé une fois et il était bien parti pour recommencer. Quand ses professeurs essayaient de le raisonner, il répondait en ricanant. Qu’est-ce qu’ils avaient à le bassiner avec son avenir ? De quoi ils se mêlaient ? Il était le fils d’un entrepreneur en maçonnerie et d’une fonctionnaire municipale ; il avait une sœur de 13 ans.
Anthony partageait son temps libre, c’est-à-dire toutes les heures où il n’était pas obligé d’aller au lycée, entre le Café de Bordeaux, au début de l’avenue du même nom, le Xénon, sur la place Jean-Paul Lartigue, et le Sweet, avenue de Paris. Le week-end, il complétait par une séance au Méga C.G.R., route de Tulle, et une sortie aux Écuries du Roy, la boîte à la mode pour les jeunes de son âge, à Noailles au sud de Brive. Il fumait un demi-paquet de cigarettes par jour et il ne crachait pas sur le Red Bull ; il croyait même avoir pris quelques cachets d’ecstasy lors de soirées technos.
Avec ses cinquante euros par semaine d’argent de poche, et le complément qu’il allait demander une fois par mois à Mamie – « à quoi ça lui servirait son fric, si elle me le donnait pas ? Franchement ? » –, il pouvait se permettre ce train de vie. « Quoi, c’est normal, non ? Ils gagnent bien leur vie, mes vieux ! Et est-ce que je les embête ? Non, alors ! ». L’électronique et les nouvelles technologies étaient offertes en plus : l’ordinateur, le téléphone portable (il en changeait chaque année pour être toujours à la pointe), et bien sûr le scooter.
Ah, le scooter… Objet de liberté entre tous. Et plus encore de pouvoir. Il avait eu son premier dès 14 ans. Un 50 centimètres cubes qu’il avait pu chevaucher dès le passage de son Brevet de Sécurité Routière, une formalité. Celui qu’il montait depuis Noël 2008 était un petit bijou. Un 125 centimètres cubes, qu’il pouvait conduire depuis son seizième anniversaire, début décembre. En allant l’acheter avec lui, sa mère avait dit : « Ça te fera aussi pour Noël ». En fait, les parents avaient glissé une enveloppe marquée Anthony avec un billet de 100 sous le sapin. Il n’avait donc pas perdu grand-chose.
Et il avait un scoot d’enfer ! Gris métal, jantes en alu, siège super cuir, profilé sport, une vraie bête de combat ! Il l’avait embelli en plus, en le customisant à mort : un véritable objet vintage ! Il voyait bien comment les copains le regardaient avec envie. Il les semait à chaque course dans les rues de Brive. Même pas débridé, il leur mettait vingt mètres ! Quant à son prestige auprès des filles, il avait augmenté de manière significative. Il sortait avec la belle Estelle, qui n’avait cédé que lorsqu’il avait eu son nouveau scoot.
Au bout de deux semaines d’utilisation, il avait ajouté la seule chose qui manquait à sa machine : le bruit. Il fallait tout de même que la puissance s’entende ! Alors, dans le garage de son ami Sylvain, au bout de l’avenue Louis Pons, il avait percé en trois endroits le pot d’échappement. « Fais voir ! Fais voir ! » Il avait été l’essayer aussitôt. Waouh ! « Le bruit d’une Ferrari », dit-il à Sylvain en extase. Et il ajouta : « J’ai l’impression que ça augmente la vitesse. Sérieux ! » Même à l’arrêt, le bruit était stupéfiant, et Anthony, planté sur sa béquille, ne se lassait pas d’accélérer à fond. Les démarrages étaient top : quand un groupe de scoots décidait de partir, on comptait pas moins de trois minutes de pétarades tonitruantes avant que les bolides ne s’élancent.
Le garage de Sylvain était depuis le début de l’année de seconde le lieu de rendez-vous des potes de sa classe et de quelques autres. Pourquoi là ? Difficile à dire. Peut-être que les parents de Sylvain étaient encore plus cools que les autres. Peut-être aussi que le garage et le trottoir devant le garage étaient bien configurés, bien placés. Toujours est-il que les scooters ne cessaient de partir et de revenir entre 16 et 19 heures, et dans des plages horaires plus larges encore le samedi et le dimanche. En ce mois d’avril 2009, comme les lycéens, au premier rang desquels Anthony, étaient une nouvelle fois en grève histoire de rigoler un peu, les scooters se déchaînaient tout au long de la journée.
Bien sûr, les voisins étaient gênés par les vrombissements de ces moteurs trafiqués. Les bébés ne pouvaient pas s’endormir, les personnes âgées étaient sur les nerfs, les enfants étaient perturbés dans leur travail scolaire, et les adultes ne trouvaient plus chez eux le répit qu’ils attendaient après leur journée de travail. Certains parents d’élèves des écoles Louis Pons – la maternelle côté pair, les plus grandes classes du primaire côté impair – s’étaient eux aussi émus, non seulement du bruit, mais aussi de la vitesse des engins et de l’imprudence des conducteurs, qui slalomaient entre les grappes d’élèves à 16 h 30, quand ils ne fonçaient pas tout droit sur les piétons qui n’avaient qu’à se pousser.
En plus du bruit et du danger, il fallait supporter, dans les parages du garage de Sylvain, les cris – comment qualifier ces « Putains ! Euh ! Ta mère ! Culé ! » – les crachats – depuis quelques années, les adolescents de sexe masculin crachaient comme ils respiraient – les canettes – de bière, de Red Bull, de Coca, de cocktails à base de vodka Absolut – les papiers – de barres chocolatées, de quiches et de sandwichs pour l’essentiel.
Tout le monde maudissait les nuisances, mais personne n’agissait. Un vieux avait bien appelé la police une fois ; elle était venue et elle était repartie. Une voisine de la famille de Sylvain avait eu des mots avec le père de celui-ci, sans que cela fît évoluer la situation. Une mère d’élève avait alerté la directrice de l’école Louis Pons, qui avait répondu que ce qui se passait en dehors de l’établissement n’était pas de son ressort. Quand ils se croisaient, les riverains ne parlaient « que de ça », mais aucune démarche collective n’en avait découlé, ni auprès des forces de l’ordre ni auprès des familles des petits cons.
La lâcheté face aux jeunes était telle que la situation aurait pu se prolonger longtemps, si quelqu’un n’avait entrepris une action radicale. Le dimanche 5 avril après-midi, les scoots n’avaient cessé de passer et de repasser dans l’avenue Louis Pons. L’heure d’été, réintroduite la semaine précédente, incitait les jeunes à faire du bruit en heures supplémentaires, d’autant qu’il ne pleuvait pas. En plus, le dimanche, les voitures étaient moins nombreuses et les écoliers absents ; les jeunes motorisés se sentaient propriétaires des lieux ; le monde leur appartenait.
Sauf que, à 18 h 51, les deux garçons qui venaient de quitter le garage de Sylvain en direction de l’avenue Léon Blum tombèrent en même temps de leur scooter lancé à fond, juste avant les écoles. Le type qui fumait une cigarette à sa fenêtre, au premier étage d’un petit immeuble dix mètres en aval, au numéro 15 de l’avenue Louis Pons, n’en crut pas ses yeux : si les scooters se couchèrent et filèrent dans des gerbes d’étincelles jusqu’à ce qu’ils heurtent le trottoir, chacun d’un côté, les conducteurs restèrent sur place, après une sorte de saut périlleux arrière, et s’écrasèrent lamentablement sur le macadam.
– Oh put… Oh merde… Eh ! Eh !
Quand, après avoir ameuté toute sa famille et les voisins par ses interjections, le type se pointa dans l’avenue, un des deux jeunes ne bougeait plus. Et ne parlait plus. L’autre pleurnichait et gigotait :
– Ma jambe… Ma jambe… J’ai mal.
Celui-là était casqué. L’autre en revanche n’avait rien sur la tête, qui saignait en abondance. L’homme se pencha, bras écartés, mais n’alla pas plus loin, comme s’il avait peur de plonger. Rapidement, une dizaine de personnes se retrouvèrent au milieu de l’avenue. Les premières voitures s’arrêtèrent. Et d’autres scooters arrivèrent, bien moins vite qu’à l’habitude. Il y eut des cris, des bousculades, des pleurs, des vomissements. Une jeunette s’évanouit sans qu’on pût la retenir ; un troisième corps reposait au milieu de l’avenue. Tout cela était d’autant plus impressionnant que personne ne parlait : on savait que ces jeunes étaient ceux qui gâchaient la vie du quartier ; de là à souhaiter pareil châtiment…
Deux camionnettes de pompiers arrivèrent, bientôt rejointes par deux voitures de police. Les hommes en noir se penchèrent. Ils comprirent vite que le jeune sans casque était le plus atteint :
– Le pouls bat encore. Défibrillation, vite.
– Mais qu’est-ce que c’est que ce sang, putain ?
– Regarde. Ça vient du cou.
– Du cou ? Comment on peut s’ouvrir le cou en tombant de scooter ?
C’est l’agent Mathieu qui apporta la réponse. Il tenait quelque chose d’invisible dans sa main :
– C’est du fil de pêche. Y’en a un bout accroché à la grille du numéro 26 de l’avenue. Et un autre bout au 15 ter, en face…
– Du fil de pêche… Accroché de chaque côté ? Mais alors ?… Alors c’est…
– Oui.
– Nom de D…
– Encore un.
Encore un meurtre, oui, puisque Anthony Barlier décéda quelques heures après son transfert à l’hôpital. Ce n’est pas la blessure au cou qui causa le décès, mais la rupture des vertèbres et l’éclatement du canal rachidien, autrement dit le coup du lapin.
Considérable fut l’émotion à partir du lundi 6 avril. La semaine commençait avec un nouveau meurtre (le conducteur du deuxième scooter s’en tira avec une double fracture à la jambe, quelques hématomes, et un mutisme inquiétant). Sur un mineur, l’assassinat eut un impact particulier. Dès le lundi, des centaines de lycéens vinrent déposer des fleurs sur le lieu du drame, le long du mur avec grilles de la propriété juste avant l’entrée de l’école, côté impair. Vu le nombre de piétons, l’avenue Louis Pons fut interdite aux voitures à 13 heures. La fermeture des écoles Louis Pons fut envisagée, mais on se contenta de renforcer la présence psychologique et policière sur place.
Le mardi soir, tout ce que le pays de Brive comptait de deux-roues entreprit un tour de boulevards, puis une remontée des avenues Édouard Herriot, Léon Blum, et Louis Pons, pour une fois en silence ou presque, à une vitesse n’excédant pas 20 km/h. On compta mille deux cents scooters ce soir-là, auxquels il fallait ajouter les motos des C.R.S. et de la police nationale. Ce cortège sur deux-roues fut un contrepoint réussi de la manifestation qui avait été organisée après la mort de Jo Chavignat.
Le mercredi à 15 heures, au moment où débutaient les obsèques d’Anthony Barlier en la collégiale Saint-Martin de Brive, auxquelles assistèrent le Premier ministre ainsi que les ministres de l’Intérieur et de la Justice qui étaient déjà venues à Brive après la mort de Jo Chavignat, une minute de silence demandée par le président Sarkozy fut marquée dans tout le pays. Jamais on n’avait vu un tel recueillement pour un drame local. C’était parce qu’il était le huitième assassiné en trois mois dans la même ville, et parce qu’il était un mineur, que l’émotion gagna tout le peuple de France. Des sites spéciaux se constituèrent et les blogs lycéens furent pendant quelques jours envahis par le nom et la photo de l’ado corrézien.
Dans la ville de Brive, les sourires disparurent tout à fait jusqu’à la fin de la semaine. De même que les cris et les interpellations d’un trottoir à l’autre. Au milieu des armes et des uniformes verts et bleus, la population marchait en silence et tête basse. On achetait son pain ou ses cigarettes avec discrétion, comme si c’était inconvenant. La Montagne avait augmenté ses tirages de 50 % depuis le début de l’année, mais on s’abstenait désormais de commenter les titres. On posait la pièce sur le comptoir et on s’en allait.
L’enquête, menée avec célérité, permit d’établir d’une part que le fil de pêche utilisé pour renverser les conducteurs de scooter était le même que celui qui avait étranglé Gérard Bruleloux et Martine Rochard dans la tour Vénus des Chapélies, d’autre part que ce fil avait dû être accroché à l’avance à la grille du jardin du 26 avenue Louis Pons, peut-être la nuit précédant le crime, et que ce n’est qu’au tout dernier moment qu’il avait été tendu et accroché à la grille du numéro 15 ter. On retrouva même des traces de pneus sur le fil, ce qui laissait penser que des voitures étaient passées dans l’avenue alors que le criminel avait déjà fait traverser l’avenue à son fil, qu’il avait baissé pour qu’il ne soit rompu que par le ou les scooters qu’il visait.
Le fumeur qui avait vu en direct la chute des scooters fut interrogé longuement. Il avait en effet remarqué un homme seul dans l’avenue juste avant le drame.
– Oui, il était près de là où les scooters allaient tomber. Il marchait lentement et, à un moment, il s’est arrêté, j’en suis sûr. J’ai cru qu’il promenait un chien. Mais j’ai pas vu de chien. Il s’est éloigné, et puis il est revenu, je me souviens, je suis sûr qu’il est revenu.
– Il a fait des mouvements, vers la grille ? Est-ce qu’il a traversé ? demanda l’inspecteur Plante qui avait du mal à contenir ses nerfs.
– Non, il a pas traversé. Et je l’ai pas vu attacher le fil à la grille.
– Est-ce qu’il a sorti quelque chose de sa poche ? Est-ce qu’il avait des gants ?
– Des gants, oui, maintenant que vous le dîtes. Mais des gants en cuir. Marron. Et puis une sorte de casquette écossaise, avec des rabats sur ses oreilles. Et un manteau. Long.
– Vert ?
– Euh, oui, vert foncé. Comment vous le savez ?
L’inspecteur Plante le savait parce que ses habits avaient tout l’air d’être les mêmes que ceux de Mr Jackson, le faux Anglais que l’agent immobilier Frank Bélot avait emmené visiter le château de Coutinard. C’était une information intéressante, même si le fait que les crimes soient dus au même criminel ne faisait plus guère de doute.
Le fumeur de l’avenue Louis Pons ne put fournir d’autres détails. Il était sans doute sorti trop tard, alors que le tueur partait après avoir tendu son fil parce que les scooters arrivaient. Il ne put même pas donner un signalement du visage :
– Il était couvert. Et puis la nuit tombait…
Les occupants des 15 ter et 26 avenue Louis Pons furent bien sûr interrogés, mais ils n’avaient rien vu. Les premiers étaient chez eux devant la télé, les autres étaient absents au moment du drame. Quant aux enquêtes de voisinage, sur les lieux du crime, autour du garage de Sylvain et près du domicile de la famille Barlier, elles ne firent apparaître aucune menace sur le jeune Anthony et aucune trace du forfait qui fut perpétré contre lui. Elles montrèrent simplement à la police et à la justice, déjà convaincues du problème, l’ampleur des nuisances causées par quelques jeunes égoïstes motorisés, qui gâchaient à eux seuls la vie des habitants de tout un quartier.
Un homme en revanche, qui se présenta de lui-même au commissariat le surlendemain du crime, apporta un témoignage plus intéressant.
– J’habite rue d’Espagnac, une perpendiculaire à l’avenue Louis Pons. Tous les soirs, je sors mon chien, quelquefois assez tard. Le vendredi soir, vers 23 heures, quand je suis arrivé sur l’avenue, j’ai vu un homme qui avait le dos tourné, contre le muret du 26. Je sais que c’est le 26, à force je connais bien le coin. Je comprenais pas ce qu’il faisait. Soudain, il s’est retourné vers moi. Mais il a pas bougé. J’ai continué et j’ai entendu un petit bruit. J’ai regardé et j’ai vu qu’il pissait. Je me suis dit que c’était un poivrot et j’ai continué mon chemin.
– C’est un malin, dit Plante. Comme vous l’avez surpris, il a dû se dire qu’il valait mieux qu’il passe pour un malpropre plutôt que de se faire prendre à fixer son fil de pêche.
– C’était donc ça…
– Sûrement. Vous avez vu son visage ?
– Pas bien. Il faisait nuit. Je dirais une peau plutôt claire. Il avait un grand manteau. Et une casquette d’hiver. Et puis des gants.
– Même pour pisser ! Qu’est-ce que je disais ! renchérit le lieutenant Flandin qui s’était invité à la déposition.
Le scénario de ce huitième crime était à peu près établi. C’est du moins ce qui figurait dans le fichier Scooter Anthony du commissaire, qui conclut par cette phrase : « Il n’a pas voulu tuer Anthony Barlier en particulier, mais un ou des jeunes trop bruyants en scooter. C’est donc bien aux comportements qu’il s’attaque ». Et sans l’écrire il pensa : « Nous avons vu juste, mon cher Florent ».
XVII – Assa-saints
Le message qu’attendait le commissaire arriva le lendemain des obsèques d’Anthony au Bureau des pleurs. Il s’agissait comme la première fois d’une enveloppe pré-timbrée à fenêtre – ce simple fait indiquait déjà, selon le policier, un homme d’un certain niveau, sans doute avec une bonne organisation administrative chez lui ou autour de lui – qui ne portait plus le tampon du bureau de poste Brive Principal, mais celui de Brive Anatole France.
On apporta l’enveloppe au maire, qui la regarda comme un colis piégé. Il se sentit obligé d’extraire la lettre et de la lire, mais il n’en avait pas envie. Il resta deux longues minutes devant les mots, comme s’il ne les comprenait pas. Puis il replia la feuille, la remit dans l’enveloppe et dit à son directeur de cabinet à côté de lui :
– Appelle Claude (c’était le chauffeur), on va au commissariat.
Mais le commissaire n’était pas à son bureau.
– Où il est, enfin ? s’agaça Roland Rigal dans la grande salle de l’hôtel de police.
– Il enquête, Monsieur le Maire. Sur les lieux où le jeune Anthony avait ses habitudes, répondit l’agent Annie Farme avec douceur.
– Au bistrot ?
– Pas seulement. Vous n’avez pas son numéro de portable ?
– Il répond pas. Il est chiant ! Je retourne à la mairie. Dites-lui de passer me voir d’urgence dès son retour. D’urgence.
– Bien, Monsieur le Maire.
Pour se calmer, Roland Rigal appela le sous-préfet.
– Ah, Jacques ! Tu sais pas ? Ce salaud joue encore avec nos nerfs ! Attends, je te lis. Putain, j’ose pas toucher ce truc ! Mais enfin faut bien la lire, cette lettre. Ouais, il a écrit, l’autre saligaud. Attends, écoute. Christian, tais-toi j’entends rien ! Jacques, t’es là ? Écoute. Écoute bien : « Martin, Libéral, Antoine, priez pour les âmes perdues des Brivistes, qui confondent la liberté avec l’égoïsme, et le bonheur avec la consommation ». T’as entendu ? T’as ?… Attends, je te relis : « Martin, Libéral, Antoine, priez pour les âmes perdues des Brivistes, qui confondent la liberté avec l’égoïsme, et le bonheur avec la consommation ». Non mais tu te rends compte ?
– Grammaticalement, il me semble qu’il aurait mieux valu écrire confondre la liberté et l’égoïsme, le bonheur et la consommation, mais enfin. Ce message est un progrès, répondit Jacques Poisse.
– Un progrès ?! Tu te fous de moi ?
– Réfléchis, Roland. Maintenant, il se manifeste. Il nous parle. Il dit des choses. Si nous nous y prenons bien, il finira par passer aux aveux.
– Tu rêves ! Pourquoi il se mettrait à table tout d’un coup ?…
– Pas tout d’un coup, non. Progressivement.
– Ça peut durer longtemps ! Et puis je te rappelle que le but n’est pas qu’il avoue ses crimes, mais plutôt qu’il ne les commette pas.
– Dis donc, t’as remarqué, Roland ? Il invoque des saints alors qu’on est en pleine semaine sainte. C’est peut-être pas un hasard.
– Mais qu’est-ce que tu veux que ça me foute ! Il peut bien invoquer Allah si ça lui chante, je veux qu’il arrête de dégommer tout ce qui bouge !
Quand le commissaire prit connaissance du message, il appela la grande Dodo et le binôme Flandin Darmon. À la première, il demanda un topo sur le contenu du texte, aux seconds une analyse du contenant, en lien avec les scientifiques de Limoges, qui étaient quasiment à demeure à Brive et avaient installé leur matériel dans un bureau libéré pour eux.
Darmon et Flandin revinrent les premiers au rapport :
– Rien, dit l’inspecteur Darmon. Pas une trace. Pas d’empreintes identifiables. Même pas celles d’un facteur, ni de l’employée du Bureau de pleurs, ni du maire. L’impression, la typographie et le papier utilisés sont les mêmes que pour le premier message. Pas de fibre, pas de cheveu.
– Il laissera pas un poil de bite ! s’énervait Flandin, qui était porté sur la chose.
– Écoutez, Flandin…
– Pardon, patron. M’enfin c’est crispant quand même ! Jamais un indice ! C’est un robot, ce mec !
– C’est un homme. Et comme tous les hommes il a besoin d’être reconnu. Son orgueil le travaille.
Dominique Dru, parfois aussi appelée « Duduche », fut devant le commissaire deux heures plus tard, avec trois feuilles dans les mains.
– Martin, Libéral et Antoine, ce sont les saints de la ville. Martin était un Espagnol qui, au début du Ve siècle, après avoir parcouru l’Espagne et l’Italie, serait venu jusqu’à Brive pour empêcher les habitants de commettre leurs « sacrifices abominables » et leur faire adorer le Dieu chrétien. Mal lui en prit d’ailleurs, puisque les bouchers de la ville lui tranchèrent la tête. Mais le culte demeura et même s’amplifia, ce qui valut la construction d’un édifice sur sa tombe, là où se trouve la collégiale aujourd’hui.
Libéral était un évêque. Il officiait à Embrun (je ne sais pas où c’est), mais il dut s’ enfuir à cause des musulmans qui avaient envahi son diocèse. Peut-être parce qu’il était de Brive, il se réfugia ici, vers 930, au lieu-dit « Le civoire ». Civoire, c’était un cimetière, une nécropole.
– Savoir ce qu’on trouverait si on creusait sous la place du même nom, interrompit l’inspecteur Plante qui accompagnait Duduche.
L’œil droit relevé du commissaire ne l’incita pas à poursuivre. Dodo Duduche reprit :
– Vous connaissez la jolie chapelle qui porte son nom, Saint-Libéral. Elle a longtemps appartenu à la famille Lalande. Puis elle est devenue propriété de la ville, qui s’en sert aujourd’hui de salle d’expositions.
Duduche regarda le commissaire. Mais celui-ci l’écoutait, tout en regardant l’écran de son ordinateur, sur lequel ne défilaient que les spirales de son économiseur.
– Antoine, c’est Antoine de Padoue, bien sûr (il est mort à Padoue, mais il est né à Lisbonne). Il est arrivé à Brive en 1226. Il prit l’habitude de se rendre dans des grottes au sud de la ville. Bientôt cet endroit devint lieu de culte, puis de pèlerinage. À partir de là, le saint et l’ermitage allaient prendre une place importante dans la vie des Brivistes. Même quand les grottes et les chapelles furent confisquées puis vendues comme bien national à la Révolution, les fidèles continuèrent à venir prier sur place. En 1947, on a même érigé une statue du saint près du calvaire, pour le remercier de sa protection pendant la guerre et de son rôle pour la libération de Brive. Aujourd’hui encore, le monastère de Saint-Antoine est un lieu important pour les Brivistes de plus de quarante ans. Ils s’y rendent avant un événement, pour conjurer une maladie, etc. Les pères franciscains qui logent sur place accueillent aussi des groupes et des gens de passage. Et on y organise des fêtes, comme la Fête des oignons le dernier dimanche d’août.
Une dernière chose peut-être, les Brivistes, pendant un siècle ou deux, au moment des grandes épidémies, ont vénéré un autre Antoine, dit le Grand, chef d’une petite commanderie au lieu-dit Les Plantades, aujourd’hui sur l’ancienne route de Paris au nord de Brive, sur la commune d’Ussac.
Voilà, Commissaire.
Le commissaire saisit la lettre sur son bureau et la relut tout haut : « Martin, Libéral, Antoine, priez pour les âmes perdues des Brivistes, qui confondent la liberté avec l’égoïsme, et le bonheur avec la consommation ». Vous en pensez quoi, Dru, à part le fait qu’on est jeudi saint ?
Dru, qui ne pouvait plus s’aider de ses feuilles, se sentit désarçonnée. Elle passa d’un pied sur l’autre pendant quelques secondes sans parvenir à se stabiliser sur les deux. Elle essaya :
– C’est un illuminé, non ? Peut-être un membre d’une secte ?
Chautard prit le temps d’analyser ce qu’il avait entendu, comme s’il y attachait la plus haute importance. Puis :
– Ah oui ? Vous le voyez membre d’une secte ?
– Non, je sais pas ! C’est une réaction à chaud.
– C’est peut-être pas faux. Je garde ça dans un coin de ma tête. Au fait… Rrrgghhhh… Vous avez trouvé quelque chose de plus concernant les Doctrinaires et les Ursulines ?
– Je suis pas sûre. Enfin peut-être. C’est sur internet. Y’aurait eu, dans certaines communautés des Pères de la doctrine chrétienne, mais on parle pas de Brive en particulier, des châtiments excessifs, des pénitences ayant entraîné la mort.
– Ce serait pas pour déplaire à notre homme… Les Ursulines ?
– Là, c’est l’inverse. Elles ont souvent été martyrisées en raison de leurs convictions. À la Révolution notamment. Et beaucoup plus récemment, au XXe siècle, dans les pays de l’Est où elles exerçaient encore.
Le commissaire avait réactivé son écran et tapait sur son clavier. Dodo sembla hésiter. Puis elle lâcha :
– C’est quand même bizarre un mec qui tue et qui demande de prier.
À cette phrase, Jean-Jacques Chautard marqua un temps d’arrêt, puis il la consigna telle quelle dans son fichier Psychologie tueur.
Ainsi, les mots étaient revenus à Brive sous la plume du tueur. Comme s’il sentait qu’il fallait relancer une population et une police assommées par ses actes. Le commissaire, le juge et le procureur décidèrent d’attendre le lendemain de l’arrivée du nouveau message pour le révéler, afin de mieux anticiper les réactions de la population. On briffa la jeune Anne Tandé, ainsi que ses collègues du Bureau de pleurs, pour qu’ils tiennent leur langue pendant quelques heures. Le seul qui vendit la mèche avant l’heure fut le maire, qui lâcha l’info à son ami et conseiller Jacky Filinger – « Y’a qu’à toi que je dis ça, hein, surtout tu la fermes ! » –, qui s’empressa de la transmettre à un de ses amis – « Top secret, hein, absolument top secret ! ».
Quelques personnes furent donc informées avant l’heure, si bien que la rumeur gonfla pendant la journée du vendredi 10 avril. « Le tueur a envoyé un nouveau message ». « Il paraît qu’il se prend pour saint Antoine de Padoue ! ». « Les flics veulent pas le dire parce qu’ils ont peur des réactions ». « Y’a des tas de messages de fous qui arrivent au Bureau des pleurs ». Le commissaire Chautard fut harcelé et la présence militaire dut être renforcée devant le palais de justice. Roland Rigal resta enfermé en ses murs. Il tournait comme un lion en cage dans la mairie, dont il se mit à « visiter » tous les services, bureau par bureau, ce qu’il n’avait jamais fait depuis… ce qu’il n’avait jamais fait. « Faut que je me calme, putain, faut que je me calme ! ». Annie Brulard, la secrétaire particulière, Christian Spocik le directeur de cabinet, Jacky Filinger le conseiller, Nicole Bordes, la présidente du Centre communal d’action sociale, ainsi que plusieurs adjoints qui se relayèrent, ne furent pas de trop pour contenir le maire et sa nervosité.
Face à la pression, on dût lâcher la nouvelle le vendredi à 17 heures, par l’intermédiaire d’un communiqué du procureur de la République, transmis en mains propres à Denis Piloche de La Montagne et Alain Bouyet de l’A.F.P. « On ne peut pas convoquer toutes les télés pour une phrase qui ne nous mène à rien », avait fait valoir le proc au préfet qui évoquait une conférence de presse. Les deux relais choisis suffirent pour que l’info soit sur LCI, France Inter, Europe 1 à 19 heures, et même un peu avant sur internet, sur TF1 et France 2 à 20 heures, le samedi matin dans tous les journaux. Les médias se ruaient sur les mots, qui furent décortiqués, séparés, rassemblés, comparés, analysés…
« Martin, Libéral, Antoine, priez pour les âmes perdues des Brivistes, qui confondent la liberté avec l’égoïsme, et le bonheur avec la consommation ». À Brive, on répéta la phrase pendant toute la durée du marché. Certains l’avaient notée sur un bout de papier et la sortaient devant des connaissances ou des marchands de légumes. « Vous avez vu ? Martin, Libéral, Antoine, priez pour les âmes perdues des Brivistes… Nos âmes sont perdues ? C’est grave, ça ».
Dans les salons de coiffure aussi, les saints de Brive firent une entrée fracassante.
– C’est dingue ! lança Margot Breuil en entrant chez Karine. Le fou se prend pour Dieu !
– Si encore il critiquait pas la consommation ! ajouta Karine. On a déjà du mal à joindre les deux bouts…
– Il nous traite d’égoïstes, en plus ! s’indigna Élodie.
Des questions importantes surgissaient dans les consciences. Chacun se sentit visé. Tant et si bien que le meurtre d’Anthony Barlier, qui avait tétanisé la ville pendant toute la semaine, passa au second plan le week-end. Et une certaine énergie revint après l’apathie des jours précédents.
À l’appui des interrogations existentielles, des émissions spéciales furent organisées sur les chaînes de radio et de télé. TF1, M6, RMC et RTL insistaient sur la logique du tueur.
– Ce qu’il nous dit, c’est : si les énigmes sont résolues, le mobile du crime sera connu. Peut-être alors me trouverez-vous ? Je vous donne une chance.
– Je ne crois pas, rétorqua un autre psycho-expert. Il ne s’agit pas d’énigmes à résoudre, mais d’ordres à respecter. Un ordre moral, qu’il voudrait voir instauré, ou plutôt rétabli.
– Mais, osa un journaliste de TF1, si l’on est tous d’accord pour dire que la méthode pour y parvenir est inacceptable, est-ce que ce qu’il demande est irrecevable ?
La question provoqua l’indignation. Le journaliste fut traité de dangereux réactionnaire et on lui fit comprendre quelques jours plus tard que son émission ne serait pas renouvelée en septembre. Personne ne s’aventura à répondre à une interrogation aussi déplacée. Néanmoins, lors d’un talk-show de France 2 consacré aux crimes de Brive et à leurs conséquences, un « psychanalyste des foules » tenta une « concrétisation du non-dit ».
– Qu’est-ce qu’il demande au juste ? Si l’on s’en réfère à ses références – excusez la tautologie –, des ordres religieux sévères, des saints irréprochables – excusez cette fois le pléonasme –, l’égoïsme et la bêtise des masses aujourd’hui, alors on peut en déduire qu’il souhaite une éducation plus stricte et un plus grand respect de l’autre.
– Ça s’appelle le civisme, asséna un « sociologue du quotidien ».
– Mais alors, demanda l’animateur horrifié, il veut l’interdiction de sortir le soir, des contrôles de police partout, nous empêcher de faire ce qu’on veut ? C’est l’horreur !
Arte, France Inter et France Culture tâchèrent de montrer le contraste entre le trop-plein matériel et le vide spirituel des sociétés occidentales, qui poussaient les individus d’une part à une surconsommation de moins en moins satisfaisante, d’autre part à des croyances infondées et mal maîtrisées.
– On est dans l’excès pour tout, asséna Jean-François Kahn qui ne doutait de rien. La nuance n’existe plus.
– On ne sait plus à quel saint se vouer, ajouta Christophe Barbier, de l’Express. Cette formule est ici parfaitement illustrée. Sans repères spirituels, toutes les dérives sont possibles.
On ne sut pas s’il visait par ses propos le comportement du tueur ou celui des victimes.
Il ne fallut pas une semaine pour qu’une musique et un clip soient enregistrés par un groupe créé pour l’occasion, et diffusés dans tout le pays en quelques jours grâce aux sites Dailymotion, Youtube et Myspace. Extrait : « Fais gaffe, Français, les pères docs et les tantes Ursule te surveillent. Tu n’es pas sain, Français, prend exemple sur Martin, Antoine et Libéral. À Brive, les flics de choc et les militaires veillent, si tu consommes en égoïste tu vas prendre une balle… ». Point n’est besoin d’avoir du talent pour faire du profit.
Cette inconscience macabre rappelait les mauvaises plaisanteries des imbéciles médiatiques qui, planqués dans leurs studios sécurisés, avaient joué, dès la mi-septembre 2001, avec Ben Laden et sa popularité.
Incapables de s’en apercevoir, les auteurs de la chanson Assa-saints illustraient parfaitement ce que dénonçait le tueur.
XVIII – Les auspices d’Antoine
Le dimanche 12 avril 2009, dernier jour d’une semaine éprouvante, une foule particulière se rendit au sanctuaire de Saint-Antoine, au sud de la cité gaillarde, au bord de l’ancienne route de Toulouse (de son vrai nom avenue Edmond Michelet, après le pont du chemin de fer). Pas tant parce qu’il s’agissait du dimanche de Pâques, mais surtout parce que le saint, que de nombreux Brivistes considéraient d’une manière plus ou moins consciente comme leur protecteur, avait été évoqué par le tueur. Était-ce une allégeance ou un défi à l’assassin ? Difficile à dire. On y allait à l’instinct. Et on ressentait toujours ce besoin de se rassembler pour faire face à l’épreuve. On avait peur de la solitude.
Une peur de la solitude accrue depuis le dernier message, qui conduisait chacun à s’interroger sur son comportement. Interrogation forcément individuelle, qui entraînait des réponses bien peu rassurantes. On ne l’avouait pas, on se persuadait du contraire, mais au fond de soi on le savait : on était mauvais citoyen. Et encore plus mauvais chrétien. Les mots « égoïsme » et « consommation » résonnaient mal dans les têtes confuses.
Alors, par ce pèlerinage à Saint-Antoine, on allait essayer de se racheter une conduite. Au moins une conscience. Tout le monde ne put entrer dans l’église à la messe du matin. Heureusement, un des franciscains de la communauté qui résidait à Saint-Antoine sonorisa en quelques minutes le replat qui longeait l’édifice et la célébration se déroula ainsi en semi plein-air.
En fin de matinée, l’on se rua vers les grottes, devant lesquelles s’étaient agenouillées des centaines de fidèles. Certains prièrent devant l’archange Michel, saint François d’Assise ou l’ange Raphaël, pensant qu’il s’agissait d’Antoine, mais ces confusions ne gênaient personne. Des milliers de bougies furent allumées. On ouvrit tous les cartons de la ciergerie, mais à midi et demie toutes les réserves de cire étaient épuisées. Les moines de Brive téléphonèrent alors à l’intendance du site de Rocamadour, qui consentit à leur apporter en urgence 1000 cierges et lampions. Ils arrivèrent à 14 heures ; à 16 heures ils étaient tous allumés et en partie consumés.
À midi, les familles pique-niquèrent autour du monument en face des grottes et dans le pré plus loin en contrebas à droite. L’herbe était un peu fraîche, mais les circonstances méritaient qu’on se mouillât les fesses. En après-midi, on entreprit la courte ascension de la bute sur laquelle était le chemin de croix. On s’arrêtait, ou pas, devant les quatorze croix blanches, avant d’accomplir le tour du calvaire – un tumulus surmonté d’un christ en croix de 18 mètres – et de la statue d’Antoine qui bénissait sur la ville. Peu de mots, peu de sourires, le recueillement était inhabituel. Quand on était redescendu, on gardait la même réserve ; l’heure était grave : pas de parties de ballon dans le pré, pas de longs bavardages sur le parking, pas de chants. Certains repassèrent par l’église, et se recueillirent de nouveau devant les grottes. « Saint Antoine, délivrez-nous de ce diable. Et aidez-nous à nous améliorer ». On espérait pouvoir bientôt revenir devant le mur des ex-voto et, sous une plaque nouvellement accrochée, remercier le saint d’avoir bien voulu faire cesser les horreurs de l’an de grâce 2009.
Vers 19 h 30, alors que la nuit tombait et que la foule avait disparu, deux hommes, à quelques minutes d’intervalle, passèrent le portail toujours ouvert et s’engagèrent dans l’allée de platanes. L’un arrivait à pied, l’autre en voiture. Tous les deux remarquèrent les innombrables flammes qui brûlaient dans les grottes à leur gauche. « Eh bien, on est venu avouer sa détresse, cette après-midi », se dit le piéton. « Magie du feu qui brûle sans consumer », pensa l’autre, qui gara son véhicule, immatriculé dans le Puy-de-Dôme, sur le parking face au flan droit de l’église.
Après quelques minutes de contemplation, chacun prit le chemin de croix qui enlaçait la bute. Il faisait noir, et c’est bien ce que souhaitaient l’un et l’autre. La faible lueur d’une lune voilée par les nuages leur convenait ; il suffisait de faire attention où l’on posait les pieds et de marcher lentement. Pendant la montée, chacun eut l’impression qu’il était seul. Le premier ne pensait à rien, mais il avait encore en tête des images de la promenade à cheval qu’il avait effectuée avec deux de ses filles l’après-midi même. Le second était venu là sur une impulsion ; après 24 heures chez ses parents et avant de regagner son appartement de la rue Paul Bert, il avait senti le besoin de connaître ce lieu, afin, peut-être, de comprendre ce qu’il représentait pour ceux qui l’évoquaient depuis vendredi et qui, apparemment, s’y étaient rendus en masse ce dimanche.
Le premier, qui était lourd, grimpait moins vite que le second, plus jeune et plus léger ; mais comme il avait de l’avance, il arriva en tête entre le calvaire et la statue de Saint-Antoine, distants d’une vingtaine de mètres. Il prit le temps de souffler avant de diriger ses yeux vers les lumières de la ville, au Nord. Il s’avança jusqu’à la haie qui délimitait le parc et la rue de l’ingénieur Brassaud qui le bordait. Un trou avait été fait dans la haie, dans la direction indiquée par le saint. « Encore des flammes, se dit l’homme. C’est pas vilain ». Il se retourna et leva les yeux vers la statue : « Alors, Antoine, qu’est-ce que c’est que ce merdier ? Qui c’est qui te remet dans le circuit et qui nous fait tourner en bourriques ? Y’a eu mort d’hommes, tu sais. Et de femme. Et d’enfant. Réagis, vieux, réagis ».
L’homme en était là de sa harangue silencieuse quand il entendit un bruit de pas qui venait de derrière le calvaire. Il allait mettre la main à la hanche – il s’en voulait toujours par la suite quand il constatait qu’il avait eu ce réflexe – mais il réalisa qu’il n’avait pas pris son arme. Il resta immobile. Une silhouette avançait vers lui, fine, grande, avec un bâton, sans doute guidée par la main du saint également. La silhouette ne le vit pas, car la tête regardait les pieds. Elle fonçait droit sur lui. Que faire ?
– Rrrrrggggghhhh !
– Ha !
– Bonsoir Florent.
– Oh !… Commissaire ! Vous m’avez fait une de ses peurs !
– Quand on se promène la nuit dans un endroit non éclairé mais proche d’une ville, il faut s’attendre à quelques frayeurs…
– Vous avez raison. Mais c’est que… Enfin je sais pas, peu importe.
Le juge Florent mit une main sur son cœur pour vérifier son rythme, puis appuya les deux bras tendus sur son bâton posé devant lui. Il regarda le commissaire et sourit. Chautard restait les bras ballants, planté dans son imperméable sur son costume sans cravate.
C’est le magistrat qui reprit la parole :
– Vous… Vous êtes là pour une raison précise ? Si c’est pas indiscret…
– Si c’était indiscret, votre indiscrétion serait légitime… Permettez-moi de vous répondre par une question. Vous croyez, Florent ?
– Vous voulez dire… en Dieu ?
– Peut-être que vous l’appelez autrement.
– Oh… En tout cas, j’y crois, oui.
– Pour vous, c’est le grand ordonnateur ? La main invisible ? Le barbu ?
– Non, c’est…
– Excusez. C’est moi qui suis indiscret. Et là mon indiscrétion n’est pas légitime.
– Elle est honnête, et amicale. Je dois donc vous répondre avec franchise. Quand je m’adresse à lui, soit pour le remercier, soit pour l’implorer, je dis… Seigneur. Ne vous moquez pas.
– Pas du tout.
– Et vous ?
– Rrrgghhh… Je ne suis pas croyant. Je me demande si un flic peut croire… J’ai tendance à me dire que s’il y avait un Dieu, il ne permettrait pas certaines horreurs.
– Bien sûr. Cet argument est imparable.
– Oh, beaucoup de chrétiens le contestent. La liberté, le mystère, le péché… Mais laissons ça. Si je vous ai posé cette question, c’est pour savoir pourquoi vous, vous êtes là. Parce que moi, pour tout vous dire… je n’en sais rien. J’ai eu mon comptant de grand air aujourd’hui. Pourtant je sentais qu’il fallait venir. Pour l’enquête.
– Ça alors ! J’ai eu la même intuition que vous ! Même si je crois en Dieu, je ne suis pas venu prier. Alors que j’allais rentrer chez moi – j’arrive de Clermont –, j’ai bifurqué avenue Léon Blum. Je me suis dit qu’il fallait voir ce lieu, sentir le truc. Ça peut nous aider. Et, bien sûr, c’est possible parce qu’il fait nuit et que l’on peut passer incognito.
– En plein jour, au milieu de la foule, nous aurions provoqué une émeute…
– On nous aurait lapidés et crucifiés, là. Les larrons à côté du christ…
– Rrrggh.
Les deux hommes s’avancèrent jusqu’à la percée dans la haie et se tournèrent du côté de la ville. Les lumières brillaient de tout leur feu. Le juge inspira :
– Belle vue. Ces toits, c’est… Tiens, on voit bien les deux églises du centre-ville. Et ça, cette tour là-devant, c’est quoi ? La Chambre de Commerce ?
– Exact. Et, encore plus moche, au fond, l’ hôpital.
Le juge marqua un temps d’arrêt, comme pour évaluer ce qu’il voyait.
– Peut-être que nous sommes venus là pour avoir une vue d’ensemble. La nuit, on distingue mieux les lumières.
– Laquelle est la bonne ? dit le commissaire sans attendre de réponse.
– En tout cas, nous sommes maintenant sûrs du pourquoi. Le second message confirme nos déductions.
– Vous voulez essayer de dire ce qui a motivé chaque crime ?
Michel Florent laissa passer quelques secondes, remit les deux mains sur son bâton et annonça face à la ville : « Jean-Pierre Tébut, placier au marché de Brive-la-Gaillarde, a été tué parce qu’il était corrompu ; Daniel Porion, chauffeur-livreur, a été tué parce qu’il roulait trop vite et qu’il était un danger public ; Franck Bélot, agent immobilier, a été tué parce qu’il mentait sur la qualité des biens qu’il vendait ; Jo Chavignat, c’est moins net, mais il pourrait avoir été tué parce que l’assassin a estimé que sa surenchère syndicale mettait en péril la responsabilité individuelle ou le sens de l’effort, quelque chose comme ça ; le docteur Gaétan Silcq a lui été tué parce qu’il délivrait des arrêts de travail abusifs et des ordonnances à la demande, sans justification médicale ; Martine Rochard et Gérard Bruleloux ont été tués parce qu’ils maltraitaient leurs enfants ; enfin Anthony Barlier a été tué parce qu’il gâchait la vie d’un quartier entier avec ses incessants va-et-vient sur son scooter.
Le juge marqua une pause. Un vent plutôt froid se levait, mais les deux hommes qui surplombaient la ville ne semblaient pas le sentir.
– Ça vous est déjà arrivé de trouver le mobile alors que vous n’aviez aucun indice ?
– Ça arrive. Rrrghhh… Quand on n’a pas d’indices matériels et rien sur l’assassin, il faut entrer dans la vie des victimes. C’est en reconstituant leur parcours qu’on peut trouver le motif de leur mort. Ce que nous avons fait, sans beaucoup de succès.
– Nous n’avions pas vu que le point commun entre les victimes était une moralité douteuse. Il a fallu que l’assassin nous envoie ses messages.
– Oui. C’est une deuxième possibilité, quand on n’a pas d’indices : entrer dans la tête de l’assassin supposé, pour comprendre les raisons de ses actes.
– Là, vous aviez bien senti le coup, Commissaire, avant l’arrivée des messages : le surmoi qui lâche, le passage à l’acte, le lien entre les crimes. Vous aviez aussi prévu que le tueur allait se manifester.
– Je sais d’expérience qu’il se passe toujours des choses après et autour d’un crime. La police ne peut pas se contenter d’attendre, bien sûr, mais il faut savoir attendre. Enfin en principe. Quand le meurtrier enchaîne les assassinats, c’est autre chose…
Le juge secoua ses jambes qui s’engourdissaient.
– Il faudrait lister tous les comportements déviants et voir lesquels n’ont pas encore été concernés par les meurtres pour prévoir les prochains…
– Rggghh… J’ai peur que nous nous perdions dans l’infini… D’autant qu’il tue à la fois pour punir et pour alerter. Il espère une rédemption. C’est assez chrétien, d’une certaine manière…
– D’une certaine manière… C’est pas simple.
– Il faut beaucoup de temps pour parvenir à la simplicité. Ça peut prendre une vie…
Les deux hommes restèrent encore une minute à contempler les lumières, puis décidèrent de redescendre. Ils contournaient la statue pour reprendre le chemin, quand ils aperçurent une ombre qui surgissait d’un contrefort du calvaire.
– Eh ! Qui est là ? lança le juge en serrant son bâton.
Personne ne répondit, mais ils entendirent des frottements et des mouvements de feuilles. Ils restaient en arrêt, redoutant un chien ou un sanglier, quand ils aperçurent une capuche et une robe.
– Excusez, dit ce qui ne pouvait était qu’un père franciscain. Rassurez-vous, je ne dirai rien. Je respecte le secret des confessions.
Les serviteurs de la justice et de la police étaient interloqués. Le plus âgé des deux réagit le premier.
– Cela veut-il dire, mon père, que vous avez écouté ce que nous disions ?
– Écouté, peut-être pas. Entendu, peut-être…
– Vous auriez pu vous manifester.
– C’est vrai. Mais je viens chaque soir me recueillir ici un quart d’heure. Je suis membre de la communauté en dessous. Je ne voulais ni vous déranger ni manquer à ma prière.
– Nous pourrions vous arrêter, dit Chautard goguenard.
– Que Dieu vous éclaire.
Le commissaire se dit qu’il fallait saisir l’occasion pour renforcer l’intérêt de sa visite à Saint-Antoine.
– Mon père, auriez-vous du whisky dans votre réfectoire ?
– Du… ? Je… Pour les invités, sans doute.
– Est-ce que vous nous inviteriez une vingtaine de minutes ?
– Vous me suspectez ?
– Je ne vous suspecte pas. Je vous associe. Du moins si Monsieur le juge d’instruction est d’accord.
– Tout à fait.
– Descendons. Nous allons prendre froid.
À suivre…