Le polar de l’été, du 15 juillet au 22 août, 3 chapitres chaque vendredi et 3 chapitres chaque samedi, 30 chapitres au total.
Il s’agit d’un livre que j’ai publié sous le nom de Pier Bert, d’abord en trois tomes, ensuite en un seul volume, sous le titre Instruction civique en mars 2010.
2300 exemplaires vendus.
« Un polar exemplaire, passionnant de bout en bout », Le petit futé.
PIER BERT
Instruction civique
Au marché de Brive-la-Gaillarde
Au nom de saint Antoine
Aux âmes les citoyens
Polar
ÉCRITURES
© Écritures
ISBN n ° 978-2-35918-004-6
Dépôt légal : mars 2010
Vendredi 29 juillet 2022 : chapitres 13-14-15 sur 30
XIII – Chats et souris
« Concentrons-nous sur les morts. Rien que les morts. Oublions un temps les vivants. Les gens… Et la presse. Foutue presse… Je suis chargé de récolter des indices, de suivre des pistes et de remonter jusqu’au meurtrier. Je dois m’en tenir à cette ligne. Agir en scientifique. Même si mon travail consiste à découvrir une psychologie. Celle d’un homme. Habile. Très habile. Au sang parfaitement froid. Je dois le démasquer. Afin qu’il puisse être jugé pour les crimes qu’il a commis. Mais aussi pour l’empêcher de nuire davantage. Oui. On attend de moi que j’arrête un meurtrier pour qu’il ne commette pas d’autres meurtres. On en revient aux vivants. Aux gens. Foutus gens… Les moyens par lesquels j’arriverai à cette arrestation importent peu. Le jugement qui suivra aussi. De toute façon, avec cinq meurtres prémédités, la messe est dite pour lui ».
Ce mardi 24 mars en fin de matinée, le commissaire Chautard passait en revue les fichiers Word de son dossier intitulé « Série Brive ». Ils étaient au nombre de sept : Tébut marché, Porion av.Bordeaux, Bélot Turenne, Chavignat syndic, Dr Silcq, Questions et Pistes, Psychologie Tueur. Plus un dossier à part, constitué d’images au format jpeg, intitulé Photos meurtres Brive. Chaque jour, il consultait ces fichiers et, souvent, les modifiait. Il ne voulait pas faire d’erreurs. Ou en faire le moins et le plus tard possible. Il en avait déjà commis une, qui lui avait été imposée, une semaine plus tôt. Comme il avait trouvé d’où venait le curare qui avait causé la mort du docteur Silcq, il avait interrogé le magasinier de l’hôpital, Denis Roux. Malgré l’incohérence des propos du fonctionnaire et son passé peu exemplaire, Chautard ne croyait pas à sa culpabilité dans le vol du poison. Un coup de fil du procureur l’avait interrompu en plein interrogatoire.
– Alors ?
– Rrrggghhhh…
– Il a un alibi ?
– Il était le seul habilité à ouvrir la réserve, mais…
– Vous avez les preuves de son innocence ?
– Formellement non, mais…
– Mettez-le en garde-à-vue !
– Mais on ne peut…
– Écoutez Chautard, ça ne lui fera pas de mal, ça n’engage à rien et ça calmera la population ! C’est que nous avons charge d’âmes, comprenez-vous ? Ce dingue a créé une psychose de tous les diables ! Nous devons rassurer la population. Il n’y a pas trente-six moyens.
– Ce n’est pas ce magasinier qui a créé la psychose. Il nous faudra le relâcher dans 48 heures…
– Tant pis. On nous traitera de tous les noms, mais au moins on verra que nous travaillons et que nous sommes fermes.
– Rrrgggh… Je ne suis pas sûr que…
– Chautard ! C’est un ordre ! Pour le bien public ! C’est compris ?
– Rrgg… Je vous ai entendu, Monsieur le Procureur.
– Bien. J’en informe le juge Florent tout de suite. À bientôt, Commissaire. Tenez-moi au courant de tout.
Le chef du parquet avait raccroché. Le commissaire avait passé les doigts dans sa barbe, pesant le pour et le contre : obéir ? Désobéir ? Il se rendait bien compte que cinq crimes dans la même ville en quelques semaines était un événement exceptionnel, que l’absence d’indices et de pistes pouvait faire douter de la compétence policière, et qu’en effet le risque d’émeutes et d’actes désespérés dans la population était réel. Les uniformes déployés dans les rues, le Bureau d’écoute et d’informations, les consultations psychologiques, ne suffisaient pas à calmer les peurs. Parfois, pour prévenir, il fallait réprimer.
Mais livrer un innocent à la vindicte ? « Allez Tardchau, s’était-il dit, courage ! Il ne s’agit pas d’envoyer un homme en prison. Juste de le retenir deux fois 24 heures et de prononcer le mot que la presse relaierait ».
Pas convaincu, il avait quitté son bureau et était retourné dans la petite pièce où Plante et La Teigne cuisinaient le magasinier de l’hôpital. Il avait fait un signe de tête en entrant et ses deux collaborateurs s’étaient écartés. Il s’était adressé au magasinier :
– Monsieur Roux, je… vous notifie votre garde-à-vue à compter de ce jour et de cette heure.
Plante et La Teigne n’en avaient pas cru pas leurs oreilles. L’interrogé non plus :
– Mais pourquoi ? Je n’ai rien fait !
– Je veux bien vous croire, avait avoué le commissaire. Mais on se trouve parfois au mauvais endroit au mauvais moment. Dans ce cas, il faut un peu de temps pour être reconnu innocent.
– De quoi vous m’accusez ? Je n’ai rien fait !
– Je ne vous accuse pas. Je veux vérifier que vous n’êtes pas complice de vol de produit dangereux ayant entraîné la mort. Nous reprendrons l’interrogatoire un peu plus tard. Pour l’instant, vous pouvez téléphoner à une personne de votre choix et contacter un avocat. Nous allons aussi vous apporter à boire et à manger.
– Dites à Leroux de s’occuper de lui, et venez avec moi, avait conclu le commissaire en s’adressant à ses deux collaborateurs.
Il leur avait expliqué la situation, l’injonction du procureur et ce qu’il faudrait dire à la presse.
– Que Le Rouque ou Gibraltar préparent ce qu’ils diront à la Sangsue (c’est Alain Bouyet, le correspondant de l’A.F.P., que le commissaire avait baptisé de ce nom), et à Filoche, de La Montagne, et à tous les journalistes qui appelleront. Mais qu’on ne les appelle pas nous-mêmes ! Rrrgghh ! Le procureur s’en chargera s’il le souhaite. Nous n’avons pas, nous, à utiliser la presse comme courroie de transmission.
– Pourtant, avait osé La Teigne, vous savez bien, Commissaire…
– Je sais, je suis peut-être ringard, mais je ne veux pas de ce jeu-là ! Être en permanence surveillé et amplifié par les médias, c’est déjà pénible, alors n’en rajoutons pas. Surtout quand il s’agit de livrer le nom d’un pauvre type qui n’est pas plus criminel que vous et moi.
– Qu’est-ce qu’on dit alors, si on nous interroge ?
– Qu’on a mis le magasinier de l’hôpital en garde-à-vue, car nous n’avons pas la certitude, pour l’instant, dites bien pour l’instant, qu’il n’est pas complice du vol de la bouteille de curare. Ça ne l’accuse pas. Au contraire, ça le protège. Dites-le. Ajoutez qu’il y a d’autres pistes, sur lesquelles nous travaillons.
– On en parle, de ces autres pistes ?
– Non. Rrrggghhh… La police et la presse, ce sont deux choses incompatibles. Mais comme les journalistes sont tout-puissants et inconscients, ils font croire le contraire et hurlent au fascisme dès qu’on les empêche de satisfaire leur voyeurisme ! Font chier…
L’inspecteur Plante avait écarquillé les yeux, La Teigne avait souri. Il était rare que le patron s’emporte. Bien entendu, la garde-à-vue du magasinier de l’hôpital n’avait mené à rien – on n’avait pu déterminer comment et par qui avait été dérobé le poison – et on avait relâché l’homme au bout de quarante-huit heures inutiles. Les commentaires ironiques n’avaient pas manqué, aussi bien dans la presse – « Faute de coupables, la police s’acharne sur les témoins » – que sur les murs de la ville – « 5 morts et pas une trace. Les flics s’encrassent ! » – et aux comptoirs des bistrots « Pour les rendez-vous chez l’ophtalmo, les flics devraient avoir priorité ! ».
Alors ce mardi 24 mars, quatre jours après la malheureuse garde-à-vue, le commissaire revenait à l’essentiel. Les fichiers sur son ordinateur. Les informations, donc la solution, étaient là.
Il rouvrit le fichier Questions et Pistes. Il avait regroupé ici la fin de ses notes sur chaque crime pour mener et suivre ses enquêtes. Il fallait à la fois travailler sur chaque affaire et chercher les corrélations entre toutes. Il soulignait ce qui était passé sans avoir abouti et il mettait en gras ce qui était en cours ou à faire. Par exemple, il avait souligné la phrase suivante : « Examen de la balle avenue de Bordeaux (cal. 12, balle Brenneke, gros gibier) : ne permet pas de retrouver le fusil et encore moins son propriétaire ».
Les lignes en gras étaient moins nombreuses que les lignes soulignées, ce qui pouvait être aussi rassurant – on avait de quoi avancer – qu’inquiétant – beaucoup de choses demeuraient sans réponses –, mais il en restait beaucoup tout de même :
« Tébut marché : Rien à tirer de l’arme du crime (la corde), si ce n’est la force du tueur, rien de l’entourage de la victime, si ce n’est la corruption du fonctionnaire, qui semble ne pas suffire à fournir le mobile. Plus que les autres crimes, celui-ci a été commis dans un lieu très fréquenté et par un moyen qui faisait courir au meurtrier un risque important de se faire repérer. Est-ce parce que c’était le premier de la série et que le tueur voulait frapper les esprits ? Était-ce en raison de la victime ? Était-ce le lieu qui était visé plus que la personne ? Et si ce crime avait été commis pour détourner l’attention, un vol par exemple ? »
Le commissaire supprima le gras de cette dernière phrase, la souligna et la déplaça plus haut dans son chapitre Tébut marché. Car non, ni ce crime ni les autres n’avaient été commis dans le but de détourner l’attention ; mais pour l’attirer au contraire. Il n’avait plus aucune piste pour le marché, simplement quelques questions sans réponses. Il passa au chapitre suivant. Beaucoup de phrases soulignées là encore. En gras, il restait :
« Porion avenue de Bordeaux : là aussi, aspect spectaculaire et public, qui peut laisser penser que c’est plus le lieu, ou la voiture en ce lieu, que le conducteur qui était visé. Pourquoi ? Était-ce lié à la vitesse du véhicule, notée par des témoins et habituelle selon un riverain ? Pourrait-il s’agir d’un riverain exaspéré ? Les interrogatoires n’ont rien donné. Indice : l’empreinte dans la crotte de chien, malheureusement très partielle, car la crotte de chien se colle à la semelle plutôt que de rester sur le sol. A quand même permis de prouver formellement le lien entre deux crimes (voir chapitre Docteur Silcq). Personne n’a revu l’homme avec l’étui à guitare aperçu la veille du crime près du garage Hyundaï ».
Là encore, aucune piste n’avait pu être ouverte. L’enquête familiale et professionnelle n’avait conduit à rien. La victime était un type d’une grande banalité, français moyen, 36 ans, beauf, vivant chez maman.
Tout en déroulant et cliquant, le commissaire entendait le brouhaha de la grande salle, les voix dans la pièce d’à côté, les conversations des agents qui passaient dans le couloir. C’est que, dans son souci de bonne communication interne, même quand il s’isolait dans son bureau, il ne fermait pas complètement la porte. Il tenait à ces quelques centimètres d’ouverture qui le laissaient réceptif et accessible à l’ensemble du commissariat. Les agents le savaient d’ailleurs et lui en étaient reconnaissants. Aucun ne voyait ça comme une surveillance, ou alors elle était considérée comme normale et acceptée. Ce matin-là, le commissaire entendit « Mimi » demander à « Dodo » où elle en était de ses révisions pour son concours, puis les prénommés Simon et Gérard parler d’un groupe de musique soi-disant culte qui allait se produire à Bordeaux et qu’ils avaient l’intention d’aller voir.
Venant de la salle, il reconnut les voix de Catherine, Annie, Franck, Mathieu… Quand il s’adressait aux agents, il les appelait plutôt par leur patronyme, une tradition dans la police, mais quand il pensait à eux, c’était leurs prénoms qui s’imposaient. Il était un peu leur père. Il n’y a qu’avec les officiers, comme les inspecteurs principaux Plante et Ducamp, l’inspecteur Darmon et le lieutenant Flandin par exemple, et même le brigadier-chef Leroux, qu’il utilisait systématiquement le nom de famille, même en pensée. Quant à l’alter ego de Limoges qu’on lui avait imposé, le commissaire Ramond, jamais il ne lui serait venu à l’esprit de l’appeler Thierry.
Bizarrement, il pouvait même appeler par son nom quelqu’un pour qui il éprouvait de l’amitié, comme le juge Florent. Il ne mettait pas dans Florent et Ramond la même charge sentimentale, pourtant Michel lui paraissait tout aussi impossible que Thierry. « T’es déformé, Tardchau, se dit-il. Tu sais plus appeler quelqu’un par son prénom. La maison poulaga t’a pas fait que du bien ».
Il reprit ses consultations de fichiers. Il devait décider des axes à suivre, donner de nouvelles instructions… « Bélot Turenne ». En gras, il avait ajouté : « Selon les agents immobiliers de Brive, Franck Bélot prenait des libertés avec la déontologie de la profession : état réel des biens maquillé, frais et commissions surévaluées, gestion douteuse… Personne ne bronchait à cause de l’autorité du père, mais ce comportement était notoire. Nouvel espoir de retrouver la voiture de location du faux Anglais ? Florent m’a dit que sa sœur, qui avait voulu louer une voiture à Montpellier, avait constaté sur internet qu’il n’y avait pas que les chaînes type Hertz et Avis, notamment dans les grandes villes. Contacter tous les loueurs sans exception à Bordeaux, Toulouse, Clermont et Limoges. Mettre Plante sur le coup. Pour l’ordinateur ayant servi à envoyer et recevoir les courriels, revoir le juge limougeaud, Virte. Élargir les recherches ».
Le commissaire était peu au fait du fonctionnement et des ramifications de la toile, il savait que c’était une faiblesse. Ses filles l’avaient dégrossi en la matière, mais il était loin de pouvoir naviguer seul entre les identifiants, les smtp et autres serveurs pop. Ça ne l’intéressait pas vraiment, ses filles non plus, à vrai dire. Peut-être qu’un fils aurait été féru en informatique et capable de seconder son père ? Rrrrgggggh ! Qu’est- ce qu’il racontait ? Ses filles étaient le plus grand bonheur de sa vie. Allez !
« Chavignat syndic : pas d’empreinte sur le pavé – le tueur semble toujours avoir des gants – et la fibre de tissu qu’on y a retrouvée provient de la veste de la victime. Le pavé a peut-être « dérapé » après avoir enfoncé le crâne. Revoir ce point. Chavignat avait des ennemis politiques et un contentieux familial : il ne parlait plus à son frère depuis dix ans, ce dernier ne pardonnant pas à Jo ses propos anti-chefs d’entreprise, selon lui attentatoires à la mémoire de leur père, qui était mort à l’âge de 45 ans après avoir trimé 20 ans à la tête de son affaire de maçonnerie. Revoir le frère ».
C’était maigre, très maigre. Les types de la scientifique avaient examiné le corps et la scène de crime sous tous les angles, allant même jusqu’à aspirer le sol avec un appareil capable de détecter le moindre relief et, mieux encore, de capter les odeurs (à part une légère odeur de type pharmaceutique, et en dehors des senteurs issues des corps humains, ils n’avaient rien pu identifier). Le voisinage avait été passé au peigne fin par Plante et Flandin, Florent et lui avaient reçu tous ceux qui pouvaient connaître le syndicaliste de près ou de loin, mais cela n’avait rien donné. Le tueur était entré, avait frappé et était reparti. « Pourquoi Chavignat a-t-il été assommé dans le couloir ? Le tueur l’a-t-il attiré ? Comment ? Retourner sur place, essayer de mimer la scène ».
Lui qui voulait agir en scientifique se trouvait démuni. Pour faire des ensembles, il fallait des éléments ; et pour résoudre des équations, il fallait en connaître les termes.
À la fin du cinquième chapitre de son fichier Questions et Pistes, les lignes suivantes étaient en gras : « Docteur Silcq : l’inspecteur Darmon a découvert à la C.P.A.M. que le docteur Gaëtan Silcq était signalé pour délivrer un nombre anormalement important d’arrêts de travail et qu’il était dans le collimateur de la Sécu (deux personnes à la C.P.A.M. passent leurs journées à vérifier le bien-fondé des arrêts de travail, du moins d’une partie, car il y en a trop et leurs moyens d’action sont limités). Voir si l’on peut examiner les arrêts de travail accordés par le médecin au cours des derniers mois. Peut-être des noms apparaîtront-ils, ou des points communs, ou une caractéristique. Revoir encore, avec Florent, la petite secrétaire. La questionner sur ce point : les arrêts de complaisance, la moralité des patients, et du médecin ».
Oui, il fallait revoir cette Christine ; elle savait sans doute des choses dont elle ignorait l’importance.
Il y avait encore, dans le fichier Questions et Pistes, un chapitre qu’il avait intitulé « Corrélations avec autres séries de meurtres non élucidés à ce jour ». Un seul signe figurait sous ce titre : « ? ». Ce n’était pas satisfaisant. Il devait chercher. C’est lui-même qui s’était chargé de fouiller dans les fichiers centraux de la police, ainsi que sur des sites consacrés aux tueurs en série. Il avait même passé un coup de fil à Vincent Galin, un vieux complice du Quai des Orfèvres, pour lui expliquer sa recherche.
– Eh, Jean-Jacques ! avait répondu le commissaire parisien avec chaleur. Alors ?… Dis donc… Brive… Qu’est-ce qui se passe chez toi ? C’est fou…
– Arrrrggghhh… Pas facile. Justement… Je n’arrive pas à déterminer le profil. Je voudrais le ranger dans une catégorie. Savoir qui il est… Comment le trouver, l’appâter peut-être.
– D’après ce que j’ai lu, tu n’as pas les mobiles des crimes ?
– Rrrgghh… J’ai repris les affaires des meurtres non résolus de Saône-et-Loire, des disparues de l’Yonne, Émile Louis, de Pierre Chanal à Mourmelon, du jeune Paulin à Paris, de Guy George, le tueur de l’Est parisien, de Patrice Alègre à Toulouse. Dans tous ces cas, le tueur s’attaque à des victimes qui se ressemblent : jeunes femmes pour les uns, handicapées pour l’autre, militaires pour Chanal, vieilles dames pour Paulin, milieu de la prostitution à Toulouse…
– Et toi à Brive, tes victimes sont toutes différentes les unes des autres…
– Oui. Le cas le plus ressemblant semble être celui de Francis Heaulme, qui a tué des personnes de tous âges et de tous milieux, sans raison précise. Mais Heaulme a sévi un peu partout en France, pendant plusieurs années…
– Tandis que chez toi, il y a unité de temps et de lieu.
– En effet. Et les crimes ne sont pas commis au hasard. Ils sont préparés, avec beaucoup de précision. Ce n’est pas une pulsion, ou le moment paroxystique d’une crise.
– Il faut que tu trouves pourquoi il tue. Rappelle-toi : quels sont les ressorts d’un homme ? Qu’est-ce qui le pousse à agir ?
– L’argent, l’amour, la douleur…
– L’orgueil (ou l’honneur), la folie, la conscience. Ces mots ne pouvaient remplir le chapitre « Corrélations avec autres séries de meurtres », en revanche ils pouvaient nourrir le fichier Psychologie Tueur, qui ne comportait jusque-là que cinq mots alignés les uns en dessous des autres : détermination, force, sang-froid, originalité, intelligence. Jean-Jacques Chautard avait posé le combiné, était passé en mode mains libres, était entré dans le fichier et avait tapé sur son clavier : « Motivations possibles : l’argent, l’amour, la douleur, l’orgueil, la folie, la conscience ».
Il avait questionné encore son collègue parisien :
– Comment on classe les tueurs en série ? Est-ce qu’il y a des distinguos ? Des catégories ?
– Disons qu’on distingue entre le mass murderer, qui tue plusieurs personnes de suite au même endroit (pense par exemple au type qui fait un massacre dans un collège des États-Unis), le spree killer, qui tue dans des lieux différents pendant un laps de temps assez court, et le serial killer, qui tue à intervalles plus ou moins longs pendant des années. À ce stade, il paraît difficile de savoir si ton type est un spree killer ou un serial killer.
– Et pourquoi il tue ces personnes et pas d’autres…
– C’est bien ce qu’il faut que tu trouves, en effet. Dis-toi que, à la différence des deux premiers, qui sont en crise, le serial killer est apparemment sain d’esprit, ce qui est le cas de ton gars. Il n’est pas psychotique – il n’y a pas altération de ses facultés – même s’il est souvent psychopathe, c’est-à-dire asocial.
– Asocial, tu veux dire… Rgghh… Est-ce qu’il faut que je recherche des marginaux ?
– Pas forcément. Ton type peut très bien travailler dans une grosse boîte et être père de famille. Il est sans doute assez solitaire, réservé, peut-être même timide, mais il est probable que la plupart des gens qui l’entourent ne remarquent rien de particulier dans son comportement.
Chautard remercia son confrère du Quai des Orfèvres, qui lui avait permis d’enrichir son fichier sur la psychologie du tueur. Ne restait plus qu’à le trouver.
– Commissaire Chautard ?
– J’écoute.
– Laurinat, pompier.
– Bonjour Capitaine.
XIV – Aux Chapélies
– Vous êtes assis, Commissaire ?
– Rrgghh… Un meurtre ?
– Deux.
Le silence se fit. Ni souffle ni raclement de gorge. Même le bourdon de la ruche sembla disparaître. Le commissaire repoussa son ordinateur pour poser les coudes sur son bureau. Deux meurtres…
– Deux meurtres ?
– Un couple. Dans une tour des Chapélies, la grande blanche, à l’angle de l’avenue Raoul Dautry et de la rue Le Corbusier.
– Comment ?
– Étranglement.
– … Comment vous a-t-on prévenus ?
– La fille aînée revenait de l’école et a découvert la scène. Ses cris ont alerté les voisins.
– OK. On arrive.
Le nombre des personnes assassinées à Brive depuis le 31 janvier, moins de deux mois plus tôt, venait de passer à sept. Avant de se lever, le commissaire prit sa souris, qu’il dirigea sur la barre de menu. Il appuya et relâcha lorsqu’il se trouva sur « Nouveau document ». Une feuille blanche apparut. Il écrivit : « 12 h 10, mardi 24 mars 2009, appel du capitaine des pompiers. Nous annonce qu’un homme et une femme ont été étranglés dans une tour des Chapélies ». Il s’arrêta là et enregistra le fichier sous le titre Double Chapélies.
Le juge Michel Florent accueillait les meurtres comme un commercial qui reçoit chaque semaine les objectifs à atteindre de la part de son responsable régional, en l’occurrence le procureur Lucien Chaffran. On croulait sous les commandes en ce moment, mais il ne fallait pas s’affoler pour autant. Se lever le matin et accomplir son travail. S’il était viré parce qu’il n’avait pas fait son chiffre, il aurait la conscience tranquille et il pourrait continuer ailleurs.
Pour garder cette tranquillité d’esprit, il ne laissait pas dériver ses pensées. Il restait le nez dans le guidon. Sortir du cadre des affaires juridiques, alors que la pression médiatique était si forte autour de lui, c’était la grosse tête et le déboulonnage assurés. Même seul le soir dans son appartement de la rue Paul Bert, lorsqu’il mangeait ses pâtes, il ne réfléchissait pas à sa carrière et au sens de sa vie. S’il n’étudiait pas un dossier qu’il avait apporté du palais, il regardait quelque chose à la télévision. Et quand, le week-end, il retournait prendre son bol d’air en Auvergne, sortant avec des amis le samedi soir ou transpirant sur un V.T.T. le dimanche, il ne se posait pas de questions susceptibles de le déstabiliser.
Son bureau du palais était petit et pisseux, mais il n’en avait cure. Les dossiers qui se trouvaient à l’intérieur étaient suffisamment explosifs pour qu’on oublie le cadre dans lequel ils étaient placés. Le juge avait une secrétaire, on disait une greffière, plus rêche que la justice, mais il avait réussi à l’apprivoiser et elle lui était dévouée corps et âme. Il arrivait même à la faire sourire de temps en temps.
Les relations étaient plus difficiles avec Sylvain Virte, le collègue de Limoges qu’on lui avait imposé, dans un autre bureau que le sien heureusement, car il avait des aigreurs existentielles pénibles à supporter. En plus, la division du travail n’était pas simple à mettre en pratique : pour trouver le lien entre les crimes – seule manière de chercher le meurtrier en l’absence d’indices – le juge Florent devait connaître l’ensemble des éléments. Or, la concertation permanente entre les deux magistrats n’était pas facile ; le Limougeaud avait du mal à accepter la prééminence du Briviste.
Le procureur Chaffran ne semblait pas un mauvais homme aux yeux du juge Florent. Il avait la mansuétude de ceux qui connaissent la nature humaine et savent qu’elle est très imparfaite. Il poursuivait et il faisait condamner, il était plutôt ferme dans ses réquisitoires, mais il savait que ses « clients » avaient des excuses et toutes les raisons du monde d’en être arrivés là. Faute de pouvoir accuser une éducation défaillante ou des conditions de vie désastreuses, il désignait des responsables et leur infligeait une peine. C’était à moitié juste, mais on n’avait pas trouvé mieux à ce jour pour permettre à la majorité des gens de vivre en paix. Le procureur appréciait la force de travail de son juge d’instruction, qui n’était pas un imbécile, qui savait avancer sans sourciller et jouer le rôle qu’on attendait de lui. Il appréciait moins le commissaire Chautard, trop rêveur selon les critères du ministère public, trop philosophe, trop bizarre, et d’un contact rugueux.
Quand le juge et le procureur arrivèrent aux pieds de la tour Vénus, un cube blanc de dix étages entourés de loggias réhabilitées quelques années plus tôt, le commissaire et le maire s’y trouvaient. Ainsi qu’Alain Bouyet, l’inévitable correspondant de l’A.F.P., toujours à l’affût d’une information chaude, qu’il pourrait monnayer ensuite pour mieux asseoir son pouvoir auprès de ses confrères journalistes. Le commissaire était déjà dans l’appartement avec une équipe technique, le maire attendait sous l’auvent de l’entrée les représentants de l’État, avec Cathy Purville, première adjointe, Nicole Bordes, présidente du Centre communal d’action sociale, Christian Spocik, directeur de cabinet, Jacky Filinger, conseiller municipal délégué, et Abdel Teflika, président de l’association de quartier.
Depuis que la mairie avait ouvert le Bureau d’écoute et d’informations, et mis en place des consultations psychologiques, Roland Rigal avait repris du poil de la bête. Il était sorti du fatalisme et de l’accablement. D’une certaine manière, il agissait. Ces nouveaux crimes allaient-ils le replonger dans un état dépressif ?
– J’ai compris, dit-il en saluant le procureur et le juge. Cela ne cessera pas tant que nous n’aurons pas arrêté l’homme.
– Ou tant que nous n’aurons pas trouvé ce qu’il veut, nuança le procureur.
– Mais c’est un fou ! Il ne veut rien ! Semer la terreur, c’est tout !
– Pas sûr qu’il s’en contente. Il n’est sans doute pas fou. Il finira pas se sentir frustré s’il n’est pas reconnu.
Ces considérations passaient au-dessus de l’élu du peuple, pour qui tout n’était que rapport de forces à un moment donné. Pour l’instant, « le fou » remportait victoires sur victoires. Mais on l’aurait, ce dingue.
Une autre Renault bleu sombre avec un numéro d’immatriculation terminé par trois zéros arriva. Le sous-préfet en sortit, avant que le chauffeur ait eu le temps de venir lui ouvrir la porte. Le maire se rua sur lui :
– Ah, Jacques ! Tu te rends compte ? Non mais tu te rends compte ?
– Attends, Roland, laisse-moi le temps.
– Non mais tu te rends compte ? Ici aux Chapélies ? Encore heureux que ce soit pas des Turcs ou des Arabes, c’était l’émeute garantie.
– Ne mélange pas tout. La couleur des malheureux n’a aucune importance.
– On voit bien que c’est pas toi qui les as sur le dos !
Le sous-préfet tenta de se dégager de l’étreinte municipale pour saluer le juge et le procureur. Ils échangèrent quelques informations, puis s’engouffrèrent, le maire y compris, dans la cage d’escalier qui menait au lieu du drame.
Quand ils redescendirent, la foule avait grossi au bas de la tour.
– C’est les parents de la Marylou et des deux petits !
– Ils étaient pas mariés.
– Marylou, c’est pas la fille du père !
– Pauvres gosses.
– Elle c’était une garce, mais lui il était brave.
– C’est l’inverse !
– Taisez-vous. Faut pas dire du mal des morts.
– Pas parler morts.
– Prier Jéchus.
– Penser enfants.
– Faut appeler la sœur de Martine.
– Faut voir avé l’école.
– Je vais demander au maire. Monsieur le Maire ?
Le maire avait pâli. Il avait voulu voir les visages des victimes et il les avait vus. Horribles. L’étranglement sans doute. Ces rictus… Et puis ces doigts, chez l’homme, pris dans le fil autour du cou, entaillés eux aussi. Ces marques de violence dans un lieu fait pour le calme et la sécurité… Quelque chose n’allait pas, n’allait pas du tout.
Devant l’entrée de la tour Vénus, le maire s’avança jusqu’aux riverains qui n’étaient qu’à trois mètres. Sa garde rapprochée l’entoura aussitôt. Il ne fallait pas laisser monter la pression, il le savait. La tour Vénus, ainsi que plus de la moitié des bâtiments du quartier, avaient été réhabilités. Il y avait sur place une école, une bibliothèque, un centre socioculturel, un terrain de sport, des commerces, des platanes, une mairie annexe et même un bureau d’accueil de la police, mais ces quartiers H.L.M. étaient sensibles, parce que nombre des familles qui y vivaient ne joignaient les deux bouts que de justesse. Ce n’était pas la rive droite de la Corrèze ici, ni l’entre-deux ceintures de boulevards. Les grands ensembles de Brive – Les Chapélies, Tujac, Gaubre, Rivet – n’étaient pas les cités des banlieues des grosses métropoles. Mais elles recelaient leur quota de souffrances, et donc de violences.
– Monsieur le Maire, ils ont été assassinés ?
– … Oui… Je parle sous contrôle de messieurs le procureur et le sous-préfet.
– C’est lié aux autres crimes ?
– Il y a de fortes chances.
– Comment ? Comment ils ont été tués ? Étranglés, c’est ça ?
– C’est ça.
Il y eut quelques secondes de silence, gâché par des sanglots, des cris. Une femme dut être soutenue par deux autres à ses côtés. Sans doute une amie des victimes. Il pouvait y avoir entre soixante et quatre-vingts personnes. Essentiellement des femmes et des enfants. Il était 12 h 40. Il faisait gris et froid.
Un peu sur le côté, le maire aperçut Géraldine Sanloup, France 3, accompagnée d’un caméraman en action, Denis Piloche, La Montagne, et, juste derrière, déjà vu à l’ arrivée, Alain Bouyet, de l’AFP. « Bon Dieu, se dit-il, ils ne perdent pas de temps, ces vautours ! Qu’est-ce que ça va être ce soir ! ».
– On a averti les enfants, Monsieur le Maire ?
– La fille aînée est là-haut avec le commissaire et un médecin. Ce sont un oncle et une tante qui iront chercher les garçons à l’école tout à l’heure, et ils seront entourés de tous les psychologues dont ils auront besoin.
– Qu’est-ce qu’ils vont devenir ?
– Il faudra trouver la meilleure solution. Je compte sur vous, ici dans le quartier, et je sais que vous le ferez, pour organiser une solidarité exemplaire avec ces enfants si durement touchés. Rapprochez-vous de Monsieur Teflika, qui pourra coordonner tout ça. Et vous savez que le Bureau d’écoute et les consultations psychologiques vous sont ouverts.
– Monsieur le Maire, est-ce qu’il y a des indices dans l’appartement ?
C’était Bouyet qui avait posé la question. « Ils s’embarrassent pas de précautions, ces mecs. Le côté humain, ils s’ en foutent. Faut de l’intrigue, du suspense… ». Roland Rigal ne put retenir une moue de dégoût.
– Le commissaire et son équipe sont au travail. Ne leur compliquez pas la tâche, s’il vous plaît.
– Est-ce que la porte a été forcée ? Est-ce que des objets ont été cassés ?
– Monsieur Bouyet, s’il vous plaît. Il est beaucoup trop tôt. Respectez la douleur de ces gens.
Personne ne renchérit. Cet échange rapide sembla suffire à l’attroupement. Il faut dire qu’on était sous le choc. Le coup était d’autant plus rude qu’il arrivait après d’autres coups déjà rudes. Il en résultait une sorte d’accablement. L’indignation ne pouvait sans cesse monter, au contraire elle diminuait. Le maire lui-même se fit cette remarque : « Je n’ai pas ressenti d’émotion en parlant. Est-ce que je m’habitue ? » Cette pensée lui déplut et il s’en voulut de l’avoir eue.
Il se dégagea de la foule, se rapprocha de ses conseillers :
– Nicole, tu fais suivre les gosses au plus près. Reste-là et essaye de voir avec la Marylou pour les petits frères. Le commissaire a des infos, je crois. Vois aussi avec Mouton, à la mairie. C’est hyper important.
– Compte sur moi, Roland.
– Cathy, tu vois avec le bureau des informations. Faut intégrer tout ça. Christian, tu me prépares quelque chose pour la presse. Vois avec le proc et Chautard. Faut qu’on se cale.
– On prévoit une conférence ?
– Pas question.
Roland Rigal s’entretint ensuite seul à seul avec Abdel Teflika.
– Faut surveiller le quartier, Abdel. Calmer les esprits. Vois avec le centre Raoul Dautry. Faut mobiliser les animateurs. Encadrer les familles et ne pas lâcher les jeunes. T’as du boulot, gars. Mais je sais que tu vas t’y coller. On t’aidera.
Et, se tournant, le maire appela :
– Christian ?
Le directeur de cabinet rappliqua.
– Faut quadriller le quartier, mais tout en douceur. Vois avec Chautard. Ou Plante. Qu’ils ne fassent rien sans en parler à Abdel. Et tiens la municipale prête à agir.
– On demande au 126 ?
– Non. Pas de militaires ici. Pas pour l’instant en tout cas.
Le maire se dirigea ensuite vers le sous-préfet.
– Tu vois, Jacques, rassurer la population, aller au contact direct comme ça, c’est un boulot que tu n’auras jamais…
Le sous-préfet, qui connaissait son homme, ne se formalisa pas de cette incartade.
– Je ne nie pas la difficulté de ton rôle, Roland. Et je n’ai jamais prétendu avoir tes capacités. C’est toi l’élu du peuple et tu as tout mon soutien, tu le sais bien.
Ces paroles, appuyées par une main sur l’épaule, gonflèrent Roland Rigal, qui reconnut par la suite qu’il avait tendance à passer ses nerfs sur le représentant de l’État qu’il estimait le plus.
– Tu comprends, dit-il à Sophie, sa femme, le soir de ce jour macabre. Il est là, toujours impeccable, toujours calme ! Il se rend compte ou pas ? On dirait que la douleur ne le touche pas, ce mec !
Sophie avait fait un bisou en apportant un gratin à son mari sur le coup de minuit. Elle était là, elle écoutait. Ça suffisait. Elle avait eu sa journée, elle aussi, moins dramatique certes. Elle dirigeait une école d’esthétique. Peu importait. Elle avait cette capacité de donner sans attendre de retour. C’est parce qu’elle était indépendante qu’elle était tout à son mari quand il le fallait.
Le reste de la ville aussi était resté calme ce soir-là. Dans le quartier des Chapélies, le renforcement des effectifs policiers fut justifié avant tout par la recherche du tueur ou de ses traces. La présence de la télévision aida à faire admettre celle des policiers. La télé, ce fut pour quelques jeunes l’occasion de montrer qu’ils existaient et de s’offrir l’illusion de la gloire. Si ça continuait, le 1-9 allait bientôt rivaliser avec le 9-3 !
Le lendemain du double meurtre, le commissaire Chautard poussa la porte du salon de coiffure Karine. Il ne semblait pas au mieux de sa forme (il n’est jamais au mieux de sa forme, pensaient certains). Il faut dire que, entre le commissariat et le salon, il avait essuyé des regards désagréables et des quolibets plus ou moins feutrés. Un « Pauvre con ! » l’avait atteint plus qu’il ne l’aurait voulu. Les femmes allaient-elles le réconforter ? Ils n’étaient guère à l’aise avec elles, sauf quand il s’agissait de son épouse et de ses filles. Pourtant, il ne leur déplaisait pas. Son côté gros nounours, sans doute.
Karine et Élodie n’étaient pas au mieux, elles non plus. La mort de leur cliente, même si elles la connaissaient et l’appréciaient peu, les avait retournées. Cela aurait été bien pire si la victime avait été une des habituées du salon. Quand elles virent qui poussait la porte, elles eurent peur. Car elles reconnurent le commissaire qu’on avait vu si souvent dans les journaux et sur les écrans ces derniers temps.
– Rrrghhh… Excusez-moi.
Avec son imperméable, son costume ouvert, sa cravate de traviole et sa chemise gonflée par la bedaine, il était encore plus impressionnant qu’à la télé. Il faut dire que le salon de coiffure était petit, et qu’un homme aussi massif que le commissaire l’emplissait à moitié.
– Bonjour.
– Bonjour. Vous êtes le commissaire ?
– Rrghh. C’est ça. Bonjour Madame. Bonjour Mademoiselle. Rrrghh…
La cliente assise les cheveux mouillés sur un des deux fauteuils devant le miroir n’eut pas droit au bonjour personnalisé ; sans doute le chef de la police avait-il estimé qu’il fallait abréger les politesses. À moins qu’il n’eût pas remarqué la dame.
Karine posa ses outils, Élodie se recula vers le coin shampoing.
– Non, non. Continuez. Les coiffeuses, rrrgggh…, ça sait coiffer en parlant.
– Vous êtes sûr ? demanda Karine.
– Euh… Je crois, oui. Ma femme me dit que sa coiffeuse…
– Non, je veux dire, ça vous dérange pas si je coiffe en répondant à vos questions ?
– Je vous en prie. De toute façon, nous n’en avons que pour cinq minutes.
L’interrogatoire fut rapide en effet, et si poli que la peur abandonna les femmes. Le commissaire n’apprit rien de bien éclairant : le matin de sa mort, Martine Rochard avait rendez-vous chez sa coiffeuse – « elle était pas cliente depuis longtemps », avait insisté Karine –, et elle avait un caractère difficile. Quand le commissaire avait conclu en demandant si elles n’avaient rien d’autre à ajouter, Karine avait osé une question :
– Dites… Comment ça se fait qu’on trouve jamais de traces de l’assassin ? Vous croyez pas qu’il y en a plusieurs ?
Le commissaire n’avait pas répondu tout de suite, il avait même eu l’air de faire le tour du salon avec les yeux, et Karine se demanda si elle n’avait pas dit une bêtise. Mais le nounours répondit calmement :
– Je ne crois pas. Je crois qu’il est… intelligent. Intelligent et organisé. Il a préparé tout ça depuis longtemps.
Une deuxième question vint aux lèvres de la coiffeuse :
– Mais tous ces fl… policiers, ça sert à quelque chose ?
Cette fois, Jean-Jacques Chautard se contenta de sourire et prit congé avant que d’autres questions ne se présentent.
Quand il fut parti, on entendit ces propos :
– Il a du charme, dit la cliente.
– Oh, ben dis donc ! T’es pas difficile ! rétorqua Karine.
– Je suis d’accord avec Mme Piat, dit Élodie. Il a quelque chose.
– Quoi ? Mais vous avez vu sa barbe ? Et son ventre !
– Ça rassure, reprit la cliente. Il est posé. Je suis sûr que c’est un tendre.
– Il a des yeux de chiens battus. C’est craquant, renchérit Élodie.
– Ben mince, alors ! s’exclama Karine. Voilà que vous craquez pour le commissaire !
XV – La nuit des Doctrinaires
« Il serait temps de revenir aux Doctrinaires et aux Ursulines ». C’était écrit sur une feuille blanche format A4, en caractère Times New Roman taille 14. Impression laser. C’était arrivé le vendredi 27 mars au Bureau d’écoute et d’informations ouvert par la mairie, d’après l’idée qu’avaient émise l’adjoint Jean-François Doré et le jeune Florian Rigal à l’hôtel de ville après le meurtre du docteur Silcq, bureau tenu en permanence par un policier, une psychologue et une jeune femme membre du service de communication municipale.
Chaque jour, des dizaines de personnes venaient parler de ce qu’ils savaient ou croyaient savoir sur les victimes, les proches des victimes, les lieux du crime, et des bizarreries qu’ils avaient aperçues ici ou là. La porte était ouverte aux mythomanes, aux affabulateurs et aux délateurs, mais cela permettait d’évacuer les angoisses et de faire retomber la pression. Tous les propos étaient consignés. Chaque soir, un rapport était transmis au commissaire et au juge d’instruction. Denis Piloche enrageait de ne pouvoir rapporter ces propos dans La Montagne, mais les responsables politiques, et plus encore le procureur et le préfet, n’avaient donné leur accord à l’ouverture de l’officine qu’à condition que rien ne ressorte dans la presse, par souci de confidentialité bien sûr, mais plus encore pour ne pas favoriser plus qu’il ne convenait l’expression d’élucubrations et de délires.
Depuis une semaine qu’il avait ouvert, le « Bureau des pleurs », ainsi que l’avait baptisé la population, situé sur la Place de la Vieille halle dans ce qui avait été d’abord un restaurant, ensuite la « Maison du cœur de Brive », avait déjà reçu quelques confessions écrites anonymes ; mais il ne s’était agi que d’insultes sur la lenteur de la justice, de dénonciations d’un soi-disant complot, d’informations sans rapport avec les crimes. Ce texte en une phrase – « Il serait temps de revenir aux Doctrinaires et aux Ursulines » – semblait d’une nature différente. Il avait tout de suite frappé Anne Tandé, la fille du service communication, qui avait ouvert l’enveloppe. Elle l’avait montré à ses collègues et ils avaient décidé de ne pas attendre le rapport du soir pour le transmettre, mais d’aller immédiatement le montrer au maire.
– Nom de Dieu ! avait lâché Roland Rigal en découvrant la missive. Qu’est-ce que c’est que ces allusions à la noix ? Ça me dit rien qui vaille. Les intellos, ce sont les pires !
– Qu’est-ce qu’on fait, Monsieur le Maire ?
– Portez ça à Chautard. Merde, on a mis nos doigts dessus !
– On a fait attention.
– Pas moi. Tant pis. Et l’enveloppe, faites voir ?
L’adresse était inscrite sur la même feuille que le texte, et elle apparaissait dans la fenêtre d’une enveloppe pré-timbrée, tamponnée à La Poste de Brive Principal le jeudi 26 mars à 17 heures, soit le surlendemain du double meurtre des Chapélies. Il était écrit : « Bureau des Crimes, Place de la Vieille halle, 19100 Brive ».
– Bureau des Crimes ! Quel fumier ! Il nous nargue, ce con ! Mais avec ça, on va pouvoir l’identifier.
Les hommes du commissaire Chautard identifièrent seulement le papier utilisé : Clairefontaine 80 grammes, le plus vendu en France. Le Rouque tempêta :
– L’aurait pas pu prendre un vélin millésimé, ce gnouf !
On pouvait se procurer cette marque dans toutes les papeteries de la ville, sans parler des fournisseurs par correspondance, type Viking Direct, Bruneau ou JPG.
– Ça va être coton pour trouver d’où vient cette feuille… lâcha l’inspecteur Plante.
Ce à quoi le lieutenant Flandin répondit :
– De toute façon, quand on veut savoir qui c’est qu’a chié, vaut mieux analyser la merde que le papier cul.
Les « Limougeauds » ne trouvèrent comme empreintes que celles du maire – « Manquerait plus qu’on m’accuse ! » – et des employés du Bureau d’écoute et d’informations.
– Le tueur a encore mis ses gants, constata Plante.
Et Flandin ajouta :
– Comme d’hab. Il doit même pas les enlever pour se secouer la bite !
Le commissaire Chautard s’attacha de préférence au message. Il se posa deux questions : quelle personnalité pouvait écrire une phrase pareille ? Et que voulait dire cette phrase ?
« Il serait temps de revenir aux Doctrinaires et aux Ursulines ». Il y avait une idée de valeurs perdues à retrouver. En l’occurrence des commandements propres aux Doctrinaires d’une part, aux Ursulines d’autre part. Est-ce qu’on pouvait déduire d’« Il serait temps » que si on ne revenait pas aux valeurs de ces Doctrinaires et de ces Ursulines les meurtres allaient continuer ? Ou que c’est parce que ce temps était révolu qu’il y avait des meurtres ? Et si l’on y revenait, à ce temps, en admettant que cela fût possible, les meurtres s’arrêteraient-ils ? Ils étaient des avertissements, c’est cela ?
Ça tournait dans la tête du commissaire. Au lieu de rester dans son bureau, il s’en alla marcher dans la grande salle, au cœur du bourdon. Il avait mis un doigt devant la bouche en entrant et tout le monde avait compris, il faisait le coup de temps en temps : il fallait agir comme si de rien n’était. Continuer à travailler, à parler ou à rien foutre, et ne pas adresser la parole au patron. Il n’était pas là.
« Ce criminel se pique de philosophie et d’histoire, pensait-il. Sans doute un gars qui manque de confiance, qui a peu d’éducation mais qui a fait des efforts pour progresser… Rrgghhh. Il doit avoir un emploi peu qualifié mais se passionner pour les lettres ou les sciences humaines. C’est un dérivatif. Il est frustré. Quand on regrette le temps passé, c’est qu’on est aigri. Il souffre, c’est évident. Il ne tuerait pas sans cela. Pourtant, il doit se considérer comme quelqu’un de normal. Il pense que ce sont les autres qui déconnent. Tous les autres. Pourquoi ceux-là en particulier ? »
Le commissaire regardait, sans voir, tantôt ses troupes, tantôt par la fenêtre. Bon. Il lui fallait vérifier les deux noms propres, qui étaient peut-être la clé. Qui étaient ces Doctrinaires et ces Ursulines ? Des ordres religieux sans doute. Il fallait vérifier. Il revint dans son bureau et décrocha son téléphone pour appeler la dénommée Dodo, celle qui préparait son concours, qu’il avait croisée quinze secondes plus tôt.
Il expliqua les données du problème.
– Je file à la bibliothèque, répondit Dodo.
– Allez plutôt aux Archives. Ça vaut le coup d’œil, en plus.
– Je connais. Au-dessus de la Société Historique et Archéologique, dans l’ancien musée Rupin, c’est vrai que c’est un bel outil.
– Rrgghh… En France, on sait mieux conserver que renouveler.
La sous-lieutenant Dominique Dru revint au rapport une heure plus tard :
– Les Doctrinaires, c’était le nom du collège de Brive au temps de l’Ancien Régime.
– Qui se situait où ?
– C’est la mairie actuelle. Doctrinaires, ça vient des Pères de la Doctrine chrétienne, qui était l’ordre religieux fondateur du collège, au début du XVIIe siècle. La congrégation s’était donné pour mission d’éduquer religieusement le peuple des campagnes. C’est pourquoi elle dirigea des collèges et des établissements scolaires. D’après ce que j’ai lu, le collège de Brive a longtemps souffert de problèmes financiers, parce que les consuls qui administraient la ville n’avaient pas de sous (ils consacraient pourtant la plus grande partie de leur budget au collège et à l’hôpital).
Dodo regarda les feuilles sur lesquelles elle avait écrit à la hâte.
– C’est grâce au cardinal Dubois, élève du collège, qui devint Premier Ministre du Roi en 1722, que le collège des Doctrinaires devint collège royal et put se développer.
– O.K. Les Ursulines ?
– La Compagnie de Sainte-Ursule a été fondée en 1535 à Brescia, en Lombardie, par une certaine Angèle Merici, qui se plaça sous la protection de sainte Ursule, une martyre du IVe siècle. Comme les Doctrinaires, les Ursulines ont pu s’implanter à Brive grâce au juriste ultra-catholique Antoine de l’Estang, qui leur donna des terrains en sa possession. Il les a installées rue Martine (le début de l’avenue Alsace-Lorraine aujourd’hui, près de la Sécu). Elles se consacraient à l’enseignement des jeunes filles. L’établissement a grossi au fil des années, on parlait de « Pensionnat Sainte-Ursule ». Mais les Ursulines se sont ensuite déplacées dans le couvent d’un autre ordre religieux, les Récollets, quand leur pensionnat fut transformé en prison, à la suite de l’incendie de la maison d’arrêt, qui se trouvait jusque-là dans l’ancien couvent des Jacobins.
– Doctrinaires, Ursulines, Récollets, Jacobins…
– Et y’avait aussi des Pénitents : noirs, blancs et bleus !
– Ça doit avoir rapport avec la Ligue et la Contre-Réforme : les catholiques voulaient affirmer leur puissance face aux protestants qui les avaient fait trembler.
– Là, vous m’en demandez trop. Faudrait creuser.
Dodo était debout, devant le bureau du commissaire, qui lui était assis. Ni l’un ni l’autre n’avaient pensé à se mettre à même hauteur.
– Rrrgghh… Il dit qu’il faut revenir à une éducation sérieuse.
– Le tueur ?
– En admettant qu’il soit le messager.
– Vous voulez dire qu’il prônerait un retour à l’ordre moral ?
– Quelque chose comme ça.
– Mais pourquoi il nous le dit ?
– Parce qu’il est confronté à un dilemme : il ne veut pas se faire prendre, mais il veut que l’on comprenne pourquoi il tue.
– Et il tue pourquoi ?
Posant cette question, la sous-lieutenant Dru, trentenaire aux cheveux blonds et courts, mal à l’aise avec sa carcasse trop grande, aidait son patron à avancer. Chautard avait reculé son fauteuil à roulettes, et il regardait par la fenêtre de son bureau, qui donnait sur la petite rue de Frappe, à l’arrière du commissariat.
– Il tue… J’ai une hypothèse… Rrrgghh… C’est un peu tôt, excusez-moi. Faut que je vérifie.
– Vous avez le mobile ?
– Peut-être.
Jean-Jacques Chautard demanda à l’agent Dru de creuser l’histoire des Doctrinaires et des Ursulines, notamment pour savoir si ces ordres pratiquaient des châtiments corporels, si l’on avait rapporté des morts suspectes en leur sein ou dans leur entourage, puis il appela Michel Florent. Après qu’ils eurent échangé leurs informations, le juge dit au commissaire :
– Vous aviez raison : il est venu à nous.
– Ce n’est pas un tueur en série ordinaire.
– Votre formule pourrait laisser croire que…
– Rrrggghhhh… Ce que je veux dire, c’est qu’il tue pour atteindre un objectif. Je pense à Dostoïevski. Vous avez lu Crime et Châtiment ?
– Il y a longtemps.
– Moins longtemps que moi. Je me souviens que Raskolnikov distingue les hommes extraordinaires des hommes ordinaires. Selon lui, les premiers ont le droit de tuer ou de faire tuer leur prochain si la réalisation de leur projet l’exige.
– Vous voulez dire que notre tueur se considèrerait comme un homme extraordinaire ?
– C’est une possibilité. Il considère qu’il a une mission à accomplir et que les meurtres qu’il commet sont un moyen d’y parvenir.
– Ben voyons ! Mais si ce message venait d’un plaisantin ? De quelqu’un qui veut profiter des crimes pour s’amuser ?
– C’est possible. Le deuxième message nous éclairera sans doute davantage.
– Vous êtes sûr qu’il y en aura un deuxième ?
– Certain. Après le prochain crime.
Le lendemain, La Montagne publiait le texte du message et un article sur les Doctrinaires et les Ursulines, sous le titre : « Le tueur de Brive s’en réfère aux ordres anciens ». L’archiviste municipal et la présidente de la Société Historique et Archéologique furent interrogés sur France Bleue, repris sur France Inter et France Info. Les télés locales et nationales filmèrent l’hôtel de ville – la tour, l’escalier, la chapelle, la cour d’honneur… – et, faute de pensionnat Sainte-Ursule, quelques éléments du patrimoine architectural et religieux de Brive : la collégiale Saint-Martin, la chapelle Saint-Libéral, l’église Saint-Sernin, le quartier des Récollets, la rue Dubois… censés montrer la tradition chrétienne de la ville.
204
– Plus particulièrement catholique, malgré le seigneur de Turenne qui fut longtemps protestant, et, avant la division chrétienne, malgré le passage des Anglais au temps où ils occupaient l’Aquitaine, qui commence à la sortie de Brive.
Le procureur avait considéré qu’il valait mieux révéler l’arrivée du message aux médias.
– De toute façon, avait-il dit au préfet, ils le sauront. Il y aura toujours des gens qui leur transmettront l’information. Et puis, ça donnera satisfaction au tueur.
– Vous croyez qu’il faut entrer dans son jeu ?
– C’est notre seule chance de le faire se découvrir.
La nuit qui suivit la publication de l’article sur les Doctrinaires, le sommeil des Brivistes fut douloureux. Plus encore que les soirs de meurtre. Pourquoi ? Parce que la référence aux Doctrinaires et aux Ursulines, associée à des crimes de sang, faisait surgir des images ténébreuses de fautes et de châtiments ; parce qu’elle sous-tendait une logique dans les actes du tueur, au moins une rationalité, qui paraissait plus dangereuse encore que la folie ; et parce qu’elle laissait entrevoir la possibilité d’une organisation. Denis Piloche avait d’ailleurs écrit dans son papier : « et si le tueur n’était pas un homme isolé, mais le membre d’une nébuleuse inconnue ? ».
Du coup, on dormit mal. Très mal. On repensait à des histoires passées, on liait et on grossissait des phénomènes, on s’inquiétait de disfonctionnements anodins. Quand on sombrait enfin, c’était dans des cauchemars. Beaucoup entrevirent dans leurs rêves des squelettes sous des robes de bure, des têtes de mort sous des cornettes, des ceintures de corde étranglant des cous innocents, des couloirs noirs et sans fin, des cellules dont on ne pouvait sortir, des yeux exorbités… On entendit des voix d’outre-tombe – « Tu es un pêcheur, tu expieras tes fautes dans les flammes de l’enfer ! » –, des cris sans fin, des hurlements, des rires atroces. De Chèvrecujols à La Pigeonnie, de Palisse à La Marquisie, les Doctrinaires ressuscitèrent à Brive sous forme de fantômes terrifiants.
Dehors, en centre-ville, sous les lueurs de l’éclairage public, dans le brouillard et la nuit de la fin mars, les militaires encadrèrent la mairie, ancien collège des Doctrinaires, ainsi que le bâtiment de la Sécurité Sociale et la place Winston Churchill, emplacement en son temps du pensionnat Sainte-Ursule. Quelques mauvais plaisants qui, éméchés, eurent le malheur de rire devant les hommes en armes, se retrouvèrent immobilisés pendant une heure pour une fouille et un interrogatoire musclés.
Les flics des équipes de nuit – les patrouilles en voiture, multipliées par deux depuis le début des crimes, étaient complétées de patrouilles à pied – aperçurent des rats comme ils n’en avaient vus jusque-là. Le Rouque eut cette remarque :
– Mate ça. On a rouvert les caves des couvents, et ils ressortent à l’air libre.
– Va t’en savoir combien de cadavres ils ont mangé depuis quatre siècles… lâcha Mathieu qui plaisantait à peine.
En tant que maire, Roland Rigal ressentait à la puissance dix les émotions de ses administrés. Des hauteurs de son domicile, à flanc de colline, entre la station de pompage et le relais de T.V., quartier Le Claux, il regardait sa ville du bout de son jardin et murmurait : « Je ne te reconnais plus ». Le soir du meurtre de Martine Rochard et de Gérard Bruleloux, il avait même dit : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Il avait alors détourné les yeux de la plaine éclairée pour se retourner vers la piscine, bâchée. Il avait pensé, pas longtemps mais il l’avait pensé, qu’il ne serait peut-être pas plus mal au fond de l’eau sous la bâche.
Mais il y avait Sophie, Sophie la merveilleuse, belle et aimante, calme et vivante. « Ce n’est pas pour rien qu’elle dirige une école d’esthétique », se disait-il admiratif. Cette nuit des Doctrinaires, après avoir enfin trouvé le sommeil, il se réveilla en sueur trente minutes après, criant comme un fou : « Ils attaquent la mairie ! Ils sont dans l’escalier de la tour ! » Il était assis sur son lit, les jambes allongées, le torse affaissé, le pyjama défait. Le souffle court. Les yeux écarquillés. Il lui sembla entendre la chienne gémir. Et si on empoisonnait Laïka pour venir le trucider dans son lit ?
Alors une main vint sur son échine, qui ne le fit pas sursauter. Il connaissait ces doigts, qui étaient ceux de son esthéticienne, de sa guérisseuse, et ils étaient magiques. « Tu te rends compte, disait-il, tandis que les doigts atteignaient les points névralgiques. Non mais tu te rends compte ? » Sûre qu’elle se rendait compte, compte qu’il n’y avait que l’amour pour affronter les tempêtes. Le corps de la guérisseuse se déplaça sans qu’il y paraisse et vint entourer le corps du naufragé. Au fil des minutes, la tempête se calma, Laïka cessa de gémir et Brive retrouva sa stabilité au fond de sa cuvette. Le naufragé s’allongea. Il respirait mieux. Les doigts ne cessèrent pas leur action bienfaisante jusqu’à ce qu’il retrouve le sommeil. Pas un mot, des doigts, de simples doigts.
À quelque trois cents mètres à peine, dans une maison du quartier du Vialmur, rue Blanche Selva, on parla davantage cette nuit-là. Question de culture. On parla avant le coucher bien sûr, mais aussi pendant la nuit. Car cette nuit-là, le commissaire Chautard, qui avait pourtant un sommeil de qualité, se réveilla lui aussi :
– Conscience…
– Qu’est-ce que tu dis ?
Sylviane, qui aimait autant son Jean-Jacques que Sophie son Roland, l’aimait différemment. Elle s’était redressée sur un coude et avait tourné sa tête vers son mari, qui lui était encore allongé, les yeux au plafond. La jeune Pauline était au même étage qu’eux, tandis que Christelle avait pris au rez-de-chaussée la chambre d’Adeline, qui se trouvait à Bordeaux pour ses études de médecine. Dans cette maison, elle aussi située sur la rive droite de la Corrèze, au Nord-Ouest de la ville, on était à la fois éloigné du centre-ville et pas assez haut pour apercevoir la cité dans son ensemble. Ce qui facilitait la coupure entre le travail et la vie de famille. Du moins en temps normal.
– La conscience…
– Tu as mauvaise conscience ?
– Les motivations du tueur…
– Il a mauvaise conscience ?
– Non. L’autre jour, avec Galin, du Quai, on a récapitulé les motivations possible… On en a trouvé six…
– Tu veux dire les mobiles du crime ?
– Les mobiles de tous les crimes…
– L’argent, l’amour ? risqua Sylviane
– La douleur, l’orgueil… continua Jean-Jacques
– La folie ?
– Oui. Et ?…
– La conscience, c’est ça ?
– C’est ça. La conscience.
– Conscience de quoi ?
– Conscience d’un devoir à accomplir. Ça se rapproche de l’orgueil, à la différence que la motivation n’est pas égoïste.
– Je rapprocherais plutôt ça de la folie.
– Parfois la conscience est folle, mais pas dans le cas présent. Malade peut-être, et encore.
Il était 3 heures au matin de ce dimanche 29 mars 2009, et les consciences des époux Chautard étaient réveillées. Sylviane se redressa tout à fait, attrapa l’oreiller qu’elle avait jeté sur la descente de lit avant de s’endormir, le posa sur le traversin et cala son dos remis à l’horizontal.
– N’allume pas, demanda l’homme qui restait allongé.
Elle n’alluma pas, et ils parlèrent dans le noir. De la conscience, des crimes de Brive, des motivations des hommes, et puis – était-ce bizarre ou logique ? –, de leur vie à eux, de leurs filles et de leur avenir… Parfois, la paume de Sylviane se posait sur l’épaule de Jean-Jacques. Là aussi, les mains jouèrent leur rôle. Elles accompagnaient les mots, non pas les silences, et c’était plus la paume que les doigts qui appuyaient. À 4 heures, ces mains apportèrent une infusion dans la chambre. À 5 heures, elles furent reprises par le sommeil. À leur côté, l’homme se leva avec une discrétion étonnante vu son gabarit.
Le juge Michel Florent n’avait pas de femme. Et il vivait en centre-ville, entre les deux boulevards circulaires. De son appartement de la rue Paul Bert, il ne pouvait prendre beaucoup de recul. Il était pour ainsi dire de plain-pied avec les crimes. Jusque-là, cette proximité ne l’avait pas gêné, au contraire. Mais, en cette nuit de samedi à dimanche, où, en raison du double meurtre des Chapélies le mardi et du message le mercredi, il avait renoncé à son week-end en Auvergne, il se sentait oppressé. « Si je dors pas, je serai bon à rien demain et je serai resté ici pour des prunes ». Ce risque de perte de temps lui pesait et ne faisait qu’ajouter à ses difficultés à s’endormir. Aurait-il sous-estimé les perturbations qu’entraînaient en lui ces nouvelles victoires du criminel ? Car toutes ces victoires de l’adversaire, n’était-ce pas des défaites pour lui ?
Si. Parfois, il se demandait pourquoi il n’avait pas encore été déchargé de l’enquête. Certes, il savait qu’il n’avait pas commis de faute. Mais il savait aussi que l’opinion attendait qu’on fasse cesser le massacre et que, en conséquence, les politiques se sentaient obligés de sanctionner ceux qui n’obtenaient pas de résultats. Or, un de ceux qui n’obtenait pas de résultats, c’était lui. Peut-être la lenteur de l’administration le protégeait-elle de la rapidité des politiques à désigner des boucs-émissaires ?
Mais ce n’était pas ça qui le tourmentait. Ce n’était pas l’avenir, mais le présent. Oui, c’était cela : le juge n’arrivait pas à sortir du présent, pas à encaisser le coup que constituait l’envoi du message. Jusque-là, le tueur était resté invisible et l’on pouvait – même si c’était une commodité de l’esprit – l’oublier. Désormais, c’était plus difficile, car il proclamait : « Je suis là ». Et même : « Je ne suis pas dingue. J’inscris mon action dans une perspective historique. Je défends des valeurs. J’agis pour le bien commun ».
Et puis – le juge pensa à cela sur le coup de 2 heures du matin, après avoir ouvert la fenêtre de sa chambre – le tueur avait ajouté les mots aux images. « Pas bon ». Car les mots étaient des armes, le juge en était convaincu. Les mots étaient les outils qu’utilisaient les protagonistes de l’action judiciaire. Si le tueur utilisait les mots lui aussi, il allait faire encore plus de dégâts. Qu’on pense aux simples mots « le tueur est dans la foule » : ces six mots avaient failli provoquer des dizaines de morts et des centaines de blessés. Avec un peu d’r, les mots font des morts…
Dans les premiers mots utilisés par le tueur, il y avait deux noms propres. Des noms propres qui réveillaient des peurs… Magie des mots. À la recherche de mots, ou d’explications, le juge alluma la télé. Série policière. Américaine. La lumière viendrait-elle de l’Amérique ? Il tâcha de trouver le fil. Mais c’était trop simple. Ça manquait de mots. Ce n’est pas avec ce « soap » qu’il allait trouver. Il éteignit.
Il était en caleçon et en tee-shirt, mais il n’avait pas froid. Les chauffages collectifs étaient toujours trop forts. Beaucoup de seniors dans la résidence. Il prit un livre. Il aurait bien lu Crime et Châtiment, mais il ne l’avait pas. Il faudrait qu’il l’emprunte à la bibliothèque. Il demanderait à la greffière d’aller le lui chercher demain. Ah non, demain c’était dimanche. Il se contenta du Ken Follett qu’il avait en cours, mais il se dit qu’il lui manquait quelque chose. Il ouvrit le placard du séjour et avisa la bouteille du commissaire. Allez… Puisque la nuit était foutue… Il saisit un verre et se versa une rasade. Il but. Woah !… En pleine nuit, comme ça, avec rien avant, c’était chaud.
Il posa son livre. Il voulait laisser le whisky agir. Endormir au moins ses pensées. Il allongea ses jambes, ferma ses yeux. Il tenait le verre d’alcool d’une main sur son ventre. Il tâchait d’entendre. Pas d’oiseau à cette heure et en cette saison. Rien de perceptible chez les voisins. Une voiture en trombe avenue Alsace- Lorraine. Les deux pubs, Le Lord et Le Shamrock, avaient dû fermer.
C’est à la troisième gorgée de whisky que le juge, qui regrettait que le commissaire ne fût pas à ses côtés, repensa à ce que celui-ci lui avait dit à propos du surmoi : « Nom d’un chien ! Et si c’était ça le mobile ? Éliminer ceux qui n’ont plus de surmoi, et qui donc posent problème à la société ? Mais pour faire ça, il faut avoir ouvert une sacrée brèche dans son propre surmoi. Justement ! Ce paradoxe est fréquent chez les criminels. Ils ont souvent des défauts proches de leurs victimes. Là, notre zigoto repère des individus au comportement particulièrement déviant, selon lui, et les élimine. C’est pour ça qu’il parle de revenir aux Doctrinaires et aux Ursulines ! Sous-entendu à une époque où régnaient l’ordre et l’autorité. Où le surmoi existait méchamment. Il rêve de cela. Il n’en peut plus du bordel ambiant ».
Plus Michel Florent avançait dans le whisky – « on s’y fait à cette saleté ! » – plus le mobile du tueur lui paraissait limpide. Le verre fini, il ouvrit la fenêtre et s’accouda à la rambarde du mini-balcon. « Ouh là !… » Il retira ses coudes, tendit les bras et se cramponna avec les mains. « Waouh !… Mon Michou, se dit-il, t’as sabusé. Ouais, poursuivit-il en haussant le menton, t’as sabusé mais t’as trouvé le mobile du tueur… C’est pas rien… Eh, tueur ! lança-t-il tout fort, t’es où ? » Il regarda autour de lui. Il n’avait que le dos de la Sécu devant, des maisons à droite et le funérarium à gauche, mais il avait l’impression de scruter la ville. « Je te trouverai ! ».
Après quelques minutes de défi sur le balcon, le juge réintégra son appartement. Il alluma son ordinateur et y entra les déductions issues du verre de whisky. Il se surprit à écrire en vers : « Le criminel de Brive m’a parlé cette nuit. J’ai vu dans le whisky pourquoi il a tant nui. Il n’en peut plus des autres alors il élimine. Problème de surmoi, question d’adrénaline ».
Après relecture de ces quatre phrases, il effaça le dernier hémistiche, qu’il remplaça par « et vive la bibine ». Bibine l’amena aux Ursulines et il continua sur sa lancée : « Comme il est incompris, il en appelle à l’ordre, aux pères Doctrinaires et aux sœurs Ursulines. Il tue ceux qui blasphèment, les fauteurs de désordre, il prévient tout le monde, à coup de carabine ».
N’importe quoi ! se dit-il, mais il laissa cela comme ça, sachant qu’avec ces vers boiteux il retrouverait le fil de ses idées.
Il se recoucha et finit par s’endormir à 4 heures.
À 5 h 20, il se réveilla. Toujours avec son surmoi dans la tête. Une envie impérieuse le prit, non seulement de pisser, mais surtout de parler au commissaire. « Je vais pas le réveiller à son domicile parce que y’a pas urgence, je vais laisser un message sur son portable ». Il attrapa son téléphone et chercha dans le répertoire le numéro enregistré. Il appuya.
Il avait préparé à peu près ce qu’il allait dire, mais quelle ne fut pas sa surprise quand il entendit :
– Rrrrrrggggggghhhhhhhh…
– Commissaire ?
– Rrrrrrggggggghhhhhhhh…
– C’est moi, Florent.
– Rrrgggh… Florent.
– Excusez-moi, je pensais pas que vous répondriez. Je… Enfin, je vous dérange sûrement.
– Rrrghh. Je dormais pas. Je suis sorti marcher. Je vois pas grand-chose, mais le froid me fait du bien.
– Je ne dors pas non plus. Moi je suis pas dehors, j’ai… j’ai bu votre whisky. Enfin pas tout, bien sûr…
– Bonne chose. Ça vous a détendu ?
– Ça m’a fait trouver le mobile. Enfin je pense.
– Les Doctrinaires et les Ursulines vous ont inspiré ?
– Oui. Grâce à ce que vous m’avez appris d’eux. En fait, j’ai rapproché ça de ce que vous m’aviez dit sur le surmoi. Vous vous souvenez ?
– Rrrgghh… Le surmoi est un garde-fou qui a tendance à disparaître.
– C’est ça. Eh bien je me demande si notre homme ne zigouillerait pas des individus qui n’ont plus de surmoi pour leur rappeler les règles de base de la vie en société. Il repère des fauteurs de troubles et il les élimine.
– Pourquoi ?
– Pourquoi il fait ça ? Parce qu’il est agacé. Sans doute a-t-il été victime de ces individus au comportement déviant ou dangereux.
– Dans le cas présent, ça donne quoi ?
Bizarrement, le juge n’avait pas tenté le rapprochement avec les affaires en cours.
– Et bien, peut-être a-t-il été victime de corruption, le placier Tébut, d’un chauffard, Daniel Porion, d’une escroquerie immobilière, Franck Bélot, d’un syndicat, ou d’une grève, Jo Chavignat, d’une erreur de diagnostic, le docteur Silcq… Et de parents alcooliques, le couple des Chapélies…
Le juge se surprit lui-même de ses déductions. Il entendait le souffle du commissaire dans l’oreille, ainsi que ses pas sur la route.
– Vous m’entendez, vous êtes où ?
– Je grimpe au relais de télévision.
– Ah… Bon, et vous en pensez quoi ?
– J’en pense, mon cher Florent, que nos déductions sont très proches. Je crois que vous voyez juste.
Cette fois, c’est le commissaire qui avait aidé le juge à y voir clair. Celui-ci continua sur sa lancée :
– Nous devons reprendre toutes les affaires en axant nos recherches sur le comportement passé des personnes assassinées, notamment leurs infractions ou leurs entorses aux bonnes mœurs et à la loi.
– Rrghh… Vous croyez que l’on pourrait trouver un homme qui aurait été la victime de ces personnes et qui aurait décidé de les assassiner ?
– Euh… oui. Il me semble.
– Pourquoi pas. Mais ça sera plus facile s’il s’attaque à des individus qu’il a connus personnellement. S’il intellectualise ses meurtres, et qu’il veut faire des exemples, nous aurons du mal. Du moins tant qu’il ne se manifeste pas de nouveau.
– Vous pensez toujours au deuxième message ? Après le prochain crime ?
Le commissaire ne répondit pas. Des pas crissèrent dans le téléphone du juge et le souffle s’apaisa.
– Dites, Florent, ça vous dirait un café ?… Je serai à 7 heures chez Moun, au Gambetta. Je vous attendrai.
À suivre…