Instruction civique (polar) – Chap. 10,11, 12 sur 30

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Le polar de l’été, du 15 juillet au 22 août, 3 chapitres chaque vendredi et 3 chapitres chaque samedi, 30 chapitres au total.

Il s’agit d’un livre que j’ai publié sous le nom de Pier Bert, d’abord en trois tomes, ensuite en un seul volume, sous le titre Instruction civique en mars 2010. 

2300 exemplaires vendus.

« Un polar exemplaire, passionnant de bout en bout », Le petit futé.

PIER BERT 

Instruction civique 

Au marché de Brive-la-Gaillarde 

Au nom de saint Antoine 

Aux âmes les citoyens 

Polar 

ÉCRITURES 

© Écritures
ISBN n ° 978-2-35918-004-6 

Dépôt légal : mars 2010 

Samedi 23 juillet 2022 : chapitres 10-11-12 sur 30

Première partie
Au marché de Brive-la-Gaillarde 

X – La panique 

À l’extérieur des bâtiments officiels, cette journée du mercredi 11 mars fut aussi lourde que longue. Au réveil, les Brivistes pensaient à tout sauf au docteur Silcq. Ils avaient quatre crimes en mémoire, dont le dernier, celui du syndicaliste Jo Chavignat, remontait au 25 février. Ceux de Jean-Pierre Tébut le placier, Daniel Porion le livreur de médicaments, Franck Bélot l’agent immobilier n’avaient pas plus de quelques semaines. Il fallait vivre avec et on vivait avec. 

Au marché de La Guierle, devant les boutiques des rues Carnot et Toulzac, dans les entreprises des zones Est et Ouest, des lueurs sombres imprégnaient les regards ; et les sourires, comme les élans, étaient retenus. Pourtant, au fil des jours, on arrivait à « ne plus y penser ». La nature humaine était ainsi faite qu’elle avait tendance à évacuer ce qui la gênait. Le champ de conscience se rétrécissait, les souvenirs s’estompaient, la vision s’obstruait. Réflexes de survie. Sans ces automatismes, la vie aurait été impossible pour la majeure partie des individus, qui subissaient des violences et des souffrances d’une intensité telle qu’ils n’auraient pu les surmonter avec un esprit ouvert et lucide. 

À l’oubli, s’ajoutait l’optimisme. Croyance, aveuglement, confiance, bêtise, raison, chacun avait son moteur pour se persuader d’un avenir. Certes, quatre crimes en un mois, c’était terrifiant ; mais cela ne durerait pas. On y échapperait. Il n’y avait pas vraiment de danger. Bien sûr, les familles des victimes ne réagissaient pas de cette manière. Bien sûr, les personnes âgées et isolées se sentaient encore plus fragiles. Pourtant, on vivait, comme avant. 

Du moins jusqu’à ce qu’on apprenne, ce 11 mars, la mort du docteur Silcq. Cette fois, cela faisait beaucoup. Beaucoup, beaucoup, beaucoup. On avait déjà pensé cela après le troisième, puis après le quatrième crime. Devoir le redire encore une fois, c’était constater l’échec des remèdes habituels. L’oubli et l’optimisme ne fonctionnaient plus. Quelque chose, ou quelqu’un, les rendait inopérants. 

Au cours de la matinée, les châteaux de cartes s’effondrèrent dans les têtes corréziennes. À 8 heures, les télévisions et les radios n’avaient pas encore relayé l’information. Ceux qui petit-déjeunaient devant Télé-matin ou qui écoutaient France-Info en roulant de leur domicile à leur lieu de travail n’avaient rien entendu concernant Brive. Et, dans La Montagne du jour, on ne trouvait rien d’extraordinaire dans les pages des faits divers et des événements. 

C’est à 9 heures 12 qu’un premier journaliste apprit l’information. Il s’agissait du correspondant local de l’A.F.P. Il travaillait pour la plupart des grands médias, qui, quand ils rapatriaient leurs équipes de choc à Paris quelques jours après les crimes, s’en remettaient à lui pour assurer le suivi. Cet homme, Alain Bouyet, avait, depuis le premier meurtre, pris l’habitude de commencer sa journée en passant au commissariat. Le commissaire Chautard ne le recevait pas, mais il le tolérait comme un mal nécessaire, se disant que sa souplesse limiterait le harcèlement dont il était l’objet à l’extérieur. Il laissait donc le curieux regarder la main courante et poser une ou deux questions au brigadier de permanence. « Le Rouque » et, en cas d’absence, « Gibraltar » étaient plus particulièrement chargés de le « cadrer ». 

– Messieurs Dames ! lança le journaliste en pénétrant dans la grande salle. 

Pas de réponse. 

– Oh, dit Alain Bouyet en s’avançant devant Le Rouque, si tu fais la gueule, c’est qu’il y a du nouveau ! Raconte. 

– Un mort, ça se raconte pas. Ça se respecte. 

– Merde ! Encore un ?
Silence.
– Qui ? 

Et c’est ainsi que l’assassinat du docteur Silcq fut révélé. Alain Bouyet, avant même de se rendre au cabinet funèbre, envoya un mail à son agence, qui transmit un communiqué à tous ses clients français et européens à 9 h 43. À 10 heures pile, France Info annonçait : « L’abominable série noire continue à Brive-la-Gaillarde. Alors que chaque Français a en mémoire les quatre crimes aussi odieux que mystérieux commis dans cette ville où il faisait bon vivre jusque-là, un cinquième assassinat a été perpétré hier soir contre un médecin généraliste, le docteur Gaétan Silcq, 46 ans, marié et père de deux enfants, empoisonné dans son cabinet par une piqûre au curare, administrée par un soi-disant visiteur médical qui avait pris rendez-vous. Il a déjà été établi que le nom du visiteur et du laboratoire qu’il disait représenter étaient factices. La police va bien entendu entamer une nouvelle enquête. À 10 h 15, nous serons en ligne avec Thierry Blanche, de France Bleu Corrèze, qui nous appellera de Brive. Sans doute aurons-nous davantage de précisions sur ce nouveau drame. De sources proches de l’ enquête, on sait qu’une autopsie sera vraisemblablement pratiquée, afin de découvrir les circonstances exactes du décès du docteur Silcq. Notons que c’est encore une mort pour le moins originale qui a été infligée, autant en raison de l’arme du crime que de la personnalité de la victime, ce qui ajoute à l’effroi général. On imagine la terreur qui peut s’emparer de cette ville de 50 000 habitants, sur laquelle semble s’acharner un dangereux psychopathe ». 

124 personnes, à Brive et alentour, entendirent cette information de France Info à 10 heures. Cela suffit pour que toute la ville soit au courant à 11 heures. À partir de 10 h 02 en effet, le nombre de communications téléphoniques, fixes et portables confondues, fut multiplié par 8 par rapport à la normale, et ce jusqu’à 13 heures ! Ça se passa ainsi : des mères, des épouses, des maris, des enfants, appelèrent leur fille, ou leur mari, ou leur femme, ou leurs parents au travail pour leur dire : 

– Chéri, c’est horrible. Il y a un nouveau meurtre… Les personnes informées transmirent ensuite l’information à leurs collègues, qui eux-mêmes téléphonèrent, etc. Et l’on se rappela tout au long de la journée, au fur et à mesure des flashs d’informations radios et télévisés. Inutile de préciser que la productivité, qui avait déjà baissé de manière significative depuis la pendaison du marché, fut quasiment nulle en cette journée glaciale. 

Mais il y eut plus grave. Des nerfs craquèrent en différents lieux de la ville. Dans les quartiers résidentiels proches du centre, d’abord. Dès 11 heures, les pompiers furent appelés par des personnes âgées atteintes de malaises : tremblements, évanouissements, prostrations, sanglots… La plupart pouvaient être traitées sur place, mais elles ne voulaient pas rester seules. Il fallut contacter les familles. Certaines durent être envoyées aux urgences. 

La situation s’aggrava vers midi, quand des enfants se mirent à pleurer à la cantine. Ils refusaient de manger, criaient. Certains se roulèrent sur le sol. La panique de quelques-uns se communiqua au plus grand nombre. À l’école Paul de Salvandy, dans la petite rue du même nom, une véritable hystérie collective s’empara du réfectoire, et certains enfants se blessèrent en se jetant contre les fenêtres. On appela les pompiers encore, qui furent très vite dans l’impossibilité de répondre aux sollicitations. Ceux de Tulle vinrent en renfort. Et l’après-midi, des gendarmes prirent position dans toutes les écoles de la ville ; ils paraient au plus pressé. On appela des psychologues, des médecins, des assistantes sociales, tout cela dans un désordre absolu. Les sirènes hantaient la ville. 

Ce ne fut pas tout. Des bagarres éclatèrent dans plusieurs bars de la ville, les plus graves au Café de Paris, à La Civette, et au Toulzac. Parce que les plaisanteries ne passaient plus et que certains ne l’avaient pas compris assez vite. Plus rien n’était anodin. La légèreté devenait impossible. La police était sur place, mais elle ne pouvait prévenir ces accès de violence individuelle. 

En milieu d’ après-midi, la première victime collatérale des assassinats fut déclarée : une femme de 76 ans, qui voyait le docteur Silcq toutes les semaines depuis 15 ans, ne survécut pas à la crise de nerfs qui la saisit quand on lui apprit la mort de son médecin. Malgré son transport à l’hôpital, son cœur cessa de battre à 14 h 54. 

Alors qu’on manquait d’effectifs pour secourir et rassurer les habitants, il fallut consacrer de nombreux hommes à la protection de la mairie, de la sous- préfecture, du palais de justice et du commissariat. Les militaires du 126e R.I. s’en chargèrent. On rappela néanmoins les C.R.S. de Bordeaux, et de nouveaux policiers arrivèrent de Limoges. Car des Brivistes excédés se pressaient devant les bâtiments officiels, desquels ils attendaient des comptes qui ne venaient pas. 

– C’est une honte !
– Qu’est-ce que vous foutez là-dedans !
– Eh, Monsieur le Maire ! Combien de morts allez-vous tolérer ?
– À quoi ça sert, des flics ? Eh, Commissaire, ça va dans ton bureau ?
– Dis-moi Petit Juge, ça va ? Change rien surtout, change rien !…
Ces insultes étaient au départ le fait de quelques imbéciles, mais d’autres s’ajoutaient aux premiers et des attroupements se formaient. Une banderole apparut, qui fit le tour des boulevards : « On ne veut pas mourir assassinés ». Elle était portée par des gens qui criaient. Cette fois, la manifestation n’était ni digne ni pacifique. La banderole et la centaine de personnes autour d’elle se fixèrent vers 16 h 30 entre la sous-préfecture et l’école Jules Ferry. 

– Nous allons protéger la sortie des enfants ! Puisque la sécurité n’est plus assurée à Brive ! 

L’effet fut désastreux, sur les parents comme sur les enfants. Les seconds pleuraient, les premiers ne savaient pas où aller. La circulation était épouvantable. 

Pressé de toutes parts, et parce qu’il fallait bien faire quelque chose, le député-maire de Brive accepta de s’adresser à la population. Une intervention solennelle du Président de la République fut même évoquée par la Ministre de l’Intérieur, mais, après prise de contact avec l’Élysée, on pensa que cela risquait d’étendre la panique à tout le pays, ce qu’il fallait éviter à tout prix. Roland Rigal était au plus mal depuis la veille au soir, mais, après consultation de son cardiologue et quelques injections de produits dopants, il finit par accepter de parler, à condition que cela ne soit pas une conférence de presse, mais une simple déclaration. Et qu’il soit entouré du juge, du commissaire, du procureur et du sous-préfet. Le préfet vint également. Christian Spocik, le directeur de cabinet, rédigea un texte en urgence, gêné par des adjoints, et le maire, qui voulaient mettre leur grain de sel. 

À 17 h 30, devant tous les médias du pays rassemblés dans la salle d’honneur de la mairie, Roland Rigal apparut, livide, les joues flasques, les yeux morts, la mâchoire tremblante. On ne savait s’il allait se mettre à pleurer ou s’effondrer derrière son pupitre. 

– Chers habitants de Brive… 

Silence. Le maire regardait sa feuille, mais il ne la voyait pas. Il respirait par saccades, comme si quelque chose bouchait sa trachée. Il sembla hésiter, puis mit la main sur sa feuille et la poussa de côté.  

– J’appelle… Je demande… Je vous demande de vous regrouper et de ne laisser personne seul à côté de vous… Invitez… ou allez voir vos parents ou vos voisins isolés. Ils ne risquent rien, mais ils peuvent avoir peur. Rassurez-les, entourez-les. Je vous demande de rester calmes… Un criminel sévit dans notre ville. Nous ignorons tout de ses mobiles. Il est sans doute fou. Ne le laissons pas nous terroriser, ce serait… lui faire trop d’honneur. 

Il leva la tête. Il semblait chercher quelque chose, des repères, un point où s’accrocher. Mais ses yeux ne voyaient rien. Le cerveau, envahi par les émotions, ne commandait plus. Un filet de sueur coula sur son front. Il restait devant le pupitre, pourtant. Il savait qu’il devait dire autre chose, mais il n’avait pas suivi sa feuille. Il devait improviser. Il se rappelait quelques éléments : 

– Les aides à domicile et tous les membres des services sociaux de la ville sont mobilisés… pour aider les personnes dans le désarroi. Dans les écoles, des veilles psychologiques seront organisées pour que les enfants puissent parler, exprimer leurs peurs. 

Il s’arrêta. Devait-il s’arrêter ? C’était un peu court, non ? Ah oui, les flics, Chautard, et le juge. 

– Tout est fait pour que le criminel soit retrouvé au plus vite. Le nombre de policiers à Brive va encore augmenter. Des moyens exceptionnels sont mis en œuvre et Madame… la Ministre de l’Intérieur m’a redit aujourd’hui qu’elle suivait personnellement le dossier. Je lui ai… d’ailleurs demandé que… M. le commissaire Chautard soit davantage épaulé… de même que M. le juge Florent… ça, ça concerne la Garde des Sceaux. 

Près de la porte à l’entrée de la salle, Jacky Filinger chuchota à l’oreille de Christian Spocik : 

– T’avais écrit ça comme ça ? 

– Ben non. C’était carrément marqué qu’il demandait que les enquêtes repartent sur de nouvelles bases. Aussi bien sur le terrain que l’instruction… 

– Il a pas dû oser. 

Le maire s’était encore arrêté. Les journalistes attendaient. Ce silence, cet embarras, ce visage défait, ça valait de l’or. Roland Rigal reprit. Les réflexes de la politique revenaient : 

– Pour finir, je voudrais redire tout mon soutien aux familles des victimes… Qu’elles sachent qu’elles peuvent compter sur nous. Et que nous nous inclinons devant leur malheur. Je demande aussi aux employés municipaux, dont je sais le dévouement, de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour faciliter la vie des Brivistes. La municipalité dans son ensemble est exemplaire depuis le début de cette vague d’horreurs, elle le restera, je m’en porte garant. Et je vous le dis : nous trouverons ce sal… Nous trouverons le coupable. Et Brive-la-Gaillarde redeviendra ce qu’elle a toujours été : une ville où il fait bon vivre. Il… Je vous remercie. 

– Monsieur le Maire ! crièrent les journalistes. 

– Monsieur Rigal ? Est-ce qu’on a trouvé des indices dans le cabinet du docteur Silcq. 

– Monsieur le Maire ! Est-ce que vous vous sentez menacé ? 

Le maire demeura immobile quelques secondes, comme s’il n’entendait pas. Puis il se dégagea d’un air dégoûté et descendit de la petite estrade par l’arrière. Le sous-préfet eut à peine le temps de lui mettre une main sur l’épaule. Roland Rigal quitta la salle, par la petite porte, sous la protection de Christian Spocik, du concierge et d’agents des polices nationale et municipale mobilisés devant la mairie. 

Jacky Filinger monta sur l’estrade : 

– S’il vous plaît. Le maire vous a dit ce qu’il avait à dire. Il avait prévenu qu’il s’en tiendrait à une déclaration. Si vous voulez des précisions, voyez le commissaire Chautard et le juge Florent. Ou Monsieur le Procureur de la République. 

Les trois intéressés haussèrent puis froncèrent les sourcils, car ils n’avaient pas prévu de parler et ils avaient peu de choses à dire. On attendait des indications sur l’assassin et ils n’en avaient aucune. Mais, face aux caméras et aux micros branchés, aux questions qui fusaient, ils n’eurent guère le choix. 

– Allez-y, ordonna le préfet.
Qui ajouta :
– Évitez-nous le lynchage.
Les sieurs Chautard, Florent et Chaffran hs’avancèrent devant micros et caméras. Ce sont eux qui répondirent aux questions des journalistes. Il apparut par la suite que, en les poussant malgré eux devant les objectifs, le conseiller municipal Filinger avait sauvé la tête, du moins le poste, de ces hommes, désormais indissociables des crimes de Brive-la-Gaillarde aux yeux de l’opinion publique. 

Car la déclaration du maire, ainsi que les réponses des magistrats et du policier, furent aussitôt dans toutes les radios et sur toutes les télés. Cinq crimes en six semaines : la Corrèze offrait à la France son comptant d’émotions ! Brive, c’était à la fois la France profonde et un endroit lointain, on pouvait donc suivre l’histoire sans risques et la savourer comme un film, en se disant qu’en plus c’était « vrai ». Ça se passait aujourd’hui, dans une ville comme tant d’autres. 

La télé, comme les journaux du lendemain, montrèrent également le cabinet de Gaétan Silcq sous tous les angles, accompagnés de commentaires choisis : « la petite allée de graviers que plus jamais le docteur ne remontera », « le stéthoscope que plus jamais il ne mettra dans ses oreilles », et, mieux encore, « la photo de la famille Silcq, image d’un bonheur brisé, par l’entremise d’une aiguille et d’un poison, injecté par un criminel invisible, aux motivations incompréhensibles ». La famille brisée, c’était bon pour l’audience. Très bon aussi, Christine, la secrétaire en larmes, cachant son visage derrière ses cheveux et accentuant ses sanglots en réponse aux questions. 

Mieux encore, la banderole « on ne veut pas mourir assassinés », les cris des forcenés devant la sous-préfecture, les vitres cassées de La Civette. Le summum étant offert par les hurlements des enfants des écoles, stimulés par les mots, les images et les tensions autour d’eux. En quelques plans successifs et répétitifs (ah, les prodiges du montage…), ponctués de discrètes exagérations – « On a assisté tout au long de cette journée à d’inquiétantes manifestations de violence… », « La panique a gagné les couches les plus fragiles de la population » – Brive apparaissait comme une ville au bord du chaos, sans contrôle, et pour tout dire dangereuse. Dangereuse, et donc, tant qu’on n’y était pas, intéressante. 

Les journalistes, qui avaient épuisé tous les superlatifs après les quatre premiers meurtres, avaient du mal à renouveler leur vocabulaire. La métaphore rugbystique était appelée à la rescousse : « à Brive, il n’y a pas que le ballon qui ne tourne pas rond : la ville folle ne sait plus rebondir ». La télé montra même l’équipe du C.A.B. entrant sur la pelouse du stade de Perpignan le samedi précédent, sous les quolibets d’un supporter catalan qui lança : « Les mecs, pourquoi vous avez des bandes noires à votre maillot ? Vous êtes en deuil ? ». Et la télé montra plusieurs visages hilares ; le malheur des autres est un bonheur. France 2 termina son reportage par une inscription à la bombe apparue sur un pan de mur de la collégiale Saint-Martin, face à la rue Toulzac : « À Brive, ça canarde ». 

Deuxième partie
Au nom de saint Antoine 

XI – Un homme sans histoires 

Après celui qu’il appelait « le premier », il était rentré chez lui d’un pas tranquille. Il n’avait pas eu de mal à sortir de la halle Georges Brassens, puisqu’il était passé par le fond, côté Corrèze, alors que la plupart des gens se ruaient vers la place de La Guierle. Il avait entendu les cris, vu renverser les étals, perçu la bousculade. Il avait souri. Il avait prévu qu’il n’aurait pas de difficulté pour disparaître une fois son acte accompli : jamais les demi-sels de la police municipale, ni même les cow-boys de la nationale, n’auraient la présence d’esprit, et la capacité, d’empêcher tout le monde de sortir. Ce qui aurait été pourtant la première chose à faire. 

Il avait entendu les sirènes tandis qu’il traversait le centre-ville. Il avait souri de nouveau. Il avait quitté la première couronne, remonté l’avenue Émile Zola et rejoint son domicile, une petite maison de pierres près du collège-lycée Bossuet. Il s’était déchaussé, lavé les mains et changé. Il avait sorti un citron du frigo et l’avait coupé en deux. Il avait pressé une moitié dans un verre, il avait raclé la pulpe et ajouté de l’eau. Il avait bu le jus debout, savourant l’acidité dans sa gorge. 

Son cœur s’était calmé. Sur le moment, et pendant la minute juste avant, il n’avait pu empêcher l’emballement. Il s’était pourtant préparé comme un sportif, veillant à ses exercices, à son alimentation et à son sommeil plusieurs jours en amont. Il était émotif, il le savait. Et puis c’était une première. Il avait beau avoir réfléchi à son acte longtemps à l’avance, ce n’était pas facile pour lui de mettre fin à la vie d’un homme. Pas encore. 

C’est quand il avait descendu la corde en lasso jusqu’à la tête du placier que sa tachycardie avait atteint son niveau le plus haut ; les battements de son cœur étaient si forts qu’il s’en était inquiété. Mais quand il avait remonté sa proie ensuite, il n’avait plus rien senti, il était tout à son action. Il lui fallait tirer de toutes ses forces pour soulever les 70 kilos du placier. Il s’était exercé dans un bois en lestant une corde lancée par-dessus une branche de chêne. 70 kilos étaient son maximum. Il y était arrivé. Ce fonctionnaire municipal se balançant sous le toit de la halle était du plus bel effet ; il avait la langue bien pendue, mais il ne parlait plus. 

Après avoir déjeuné et dormi vingt minutes, il avait passé deux heures dans son jardin, à tailler la haie et ratisser. Le froid ne le gênait pas. Il était rentré pour siroter une bière devant la télé. Il avait allumé son ordinateur ensuite ; il avait un message de sa sœur. Il avait pensé à l’avance à cette après-midi, car il savait que « l’après » serait plus difficile que « l’avant ». Il savait que l’émotion suscitée par un crime pouvait perturber la raison de celui qui en était l’auteur. Il l’avait appris dès l’âge de seize ans, dans Crime et Châtiment, le seul bouquin du lycée dont il se souvenait, puis par la suite dans des livres de médecine. L’émotion libérait une substance qui envahissait le cerveau et le noyait. Il fallait éviter ça. Plusieurs semaines en amont, à coups de yoga, de respiration et de concentration, il avait essayé de se prémunir. Il fallait limiter l’affect au maximum, exécuter au préalable les crimes dans sa tête pour qu’ils soient accomplis sans émotion. Et pour qu’ils ne le perturbent pas une fois commis. 

En milieu d’après-midi, il n’avait pu s’empêcher d’aller regarder un site d’informations en continu. Il avait découvert ce qu’il cherchait : « Samedi 31 janvier 2009, 15 heures. Mort spectaculaire à Brive-la-Gaillarde (Corrèze). Au plus fort du célèbre marché de cette ville de 50 000 habitants, à 10 h 55, un des fonctionnaires municipaux chargés du placement des commerçants s’est retrouvé pendu au toit de la halle, sans que l’on comprenne comment une corde avait pu être passée autour de son cou, serrée et remontée avant que quelqu’un réagisse. Un mouvement de panique a suivi, quand la foule a découvert le corps se balançant sous une poutre. Lors de la ruée vers la sortie, de nombreux étals ont été renversés et quelques personnes sont tombées. Les services de secours sont arrivés rapidement et ont transporté les blessés à l’hôpital (fractures et contusions). La salle a été fermée. Les services de police sont toujours sur les lieux. Suicide, accident, meurtre ? Toutes les hypothèses sont envisagées. Une information judiciaire a été ouverte »

Bien, s’était-il félicité, même s’il lui avait fallu attendre les informations de la télé le soir et les journaux du lendemain pour mesurer l’impact. Comme il allait au match au stadium à 17 h 30, il avait préparé l’enregistrement de France 3 à 19 heures, qu’il regarda en différé, après le reportage de TF1, qu’il vit en direct. Il s’était senti plutôt fier. 

Pour le type de l’avenue de Bordeaux, il avait choisi le garage Hyundaï comme base d’opération. Le lieu était à la fois ouvert sur l’avenue et rempli de voitures derrière lesquelles on pouvait se cacher. Là, en se tournant vers l’Ouest, il verrait arriver l’A3 presque en face, sans doute en pleine accélération depuis le rond-point d’Estavel. Il fallait tirer quand elle serait à une trentaine de mètres. 

Il avait vite identifié l’Audi qui passait à près de 100 kilomètres à l’heure, toujours aux alentours de 20 h 30. Bizarre qu’il soit si précis, s’était-il dit. Cela n’allait pas être si facile de l’avoir à cette vitesse. D’autant qu’il allait utiliser un fusil de chasse, celui que lui avait laissé son père, qui aurait été bien incapable de s’en servir à présent. Il avait été s’entraîner sur des oiseaux et du gibier dans les bois. Il avait attendu d’atteindre le taux de 80 % de réussite sur un animal pour passer à l’homme. Il se disait que même s’il loupait la tête, il aurait le cou ou la poitrine. Et si au pire il ne touchait pas le corps, l’impact dans le pare-brise ferait perdre au conducteur le contrôle de sa voiture. Et à cette vitesse-là… 

Il y avait eu un contretemps : le jeudi 5 février au soir, il était venu à pied jusqu’au garage et s’était posté derrière la voiture qu’il avait repérée. D’une housse de guitare, il avait sorti le fusil, un mini-tabouret, ainsi qu’un coussin qui, placé sur le toit d’une Elantra flambant neuve, empêcherait le canon de bouger. Poser le fusil sur le toit lui permettait de se tenir debout, ce qui était bien plus pratique que d’être agenouillé. Et se surélever de vingt centimètres grâce au tabouret lui permettait d’être suffisamment haut pour donner au fusil l’inclinaison nécessaire afin d’atteindre le pare-brise et ce qu’il y avait derrière. À 20 h 15, il avait épaulé. En position, il avait guetté les sons, les couleurs et les formes, prêt à agir. Mais à 20 h 45, l’Audi A3 n’était pas passée. Il avait décidé le repli. Il était rentré, déçu, mais toujours déterminé. 

Il fallait renouveler la tentative le plus vite possible. Comme un cavalier qui a manqué l’obstacle et qui fait ressauter le cheval aussitôt après, il était revenu le lendemain, avait sorti le matériel de la housse de guitare et s’était remis en position. C’est alors qu’il avait senti son pied écraser une matière qui ne lui laissa aucun doute. 

– Merde… 

La crotte de chien était posée juste au pied de la voiture Elantra derrière laquelle il avait besoin de se placer. Il avait raclé sa chaussure un peu plus loin, puis était revenu se positionner malgré l’odeur. Il n’avait pas retenu sa respiration. Il fallait s’habituer, ne plus penser à ce détail, laisser l’oxygène pénétrer dans son corps, ne pas se contracter. Avec ses deux paires de chaussettes, ses gants, son bonnet, son pull sous son manteau, il n’avait pas froid. Les voitures passaient dans l’avenue dans les deux sens, au rythme d’une dizaine par minute environ. Une douzaine peut-être. Elles étaient un peu plus nombreuses que la veille. Logique, avait-il pensé, on sort plus le vendredi que le jeudi. Il avait espéré, en tout cas, que le chauffeur de l’Audi A3 aurait les mêmes habitudes le jeudi et le vendredi. À 20 h 15, il était monté sur le tabouret, il avait posé le canon sur le coussin, lui-même posé sur le toit de l’Elantra et visé dans l’axe prévu, en diagonale et en très légère inclinaison, vers l’extérieur de la ville. Quelques piétons passaient non loin de lui, surtout des clients du kiosque à pizzas tout proche. Personne ne tournait la tête dans sa direction. Quand bien même quelqu’un l’aurait fait, il n’aurait rien vu en raison de l’obscurité. 

Il aurait pu atteindre n’importe quel conducteur. Beaucoup roulaient trop vite. Et davantage encore faisaient ronfler le moteur plus que de raison. Il avait en tête le bruit de l’Audi A3 qui l’intéressait. Il l’entendrait avant de la voir. Il avait les yeux et les oreilles aux aguets. Les bras, les mains et les doigts étaient prêts. 

Elle était arrivée encore plus vite qu’il l’avait imaginé. Il l’avait entendue lors de son freinage avant le rond-point. Ce type est un malade, s’était-il dit. Une fois le terre-plein central contourné tous pneus crissant, le bolide avait rugi. En cinq secondes, la vitesse était passée de trente à quatre-vingts kilomètres à l’heure. La voiture était apparue. Elle grossissait vite, très vite. Il avait fermé l’œil gauche et visé. Au moment précis où le type enclenchait la quatrième, il avait appuyé. Pan ! 

Le recul le déstabilisa, il s’y attendait. Il ne put rester sur le tabouret. Avant même d’avoir pu se redresser, il entendit un bruit plus impressionnant encore que celui de la détonation. C’était du verre. Le pare-brise ? Il se décala de quelques centimètres et aperçut la voiture encastrée dans un bar de l’autre côté de l’avenue, le Bar du Soleil. Il n’avait pas pensé à cette trajectoire. Mais ce n’était pas le moment de tergiverser. Il avait rangé fusil, coussin et tabouret dans la housse, sorti une lampe de poche pour récupérer la douille et s’en était allé comme il était venu. 

Il avait jeté un coup d’œil avant de s’engager dans l’avenue. Un bouchon se formait. Ça klaxonnait. Il s’était engagé dans la rue Proudhon. Dont les réverbères éclairaient mal, il avait noté ce détail lors des repérages. De toute façon, avec son bonnet, son écharpe et son manteau dans la nuit, il était impossible à reconnaître. Il avait croisé une femme, qui avançait inquiète vers le lieu de l’accident et il avait vu des fenêtres s’ouvrir. Il était parvenu à sa voiture sans encombres. Il avait mis la housse dans le coffre et était rentré chez lui. Il n’habitait pas loin, il aurait pu revenir à pied comme le jour du marché, mais il voulait éviter qu’on repère la housse de guitare. 

Ce qui l’avait le plus perturbé était la matière qu’il trimballait sous son soulier gauche. Il s’était déchaussé devant sa porte, était allé chercher un sac poubelle, avait enfourné ses chaussures à l’intérieur et les avait portées dans le garage. Tant pis. Il n’aurait su dire pourquoi, mais il s’était dit qu’il valait mieux les sacrifier. Pour finir de se nettoyer, il avait pris un bain. Apaisé, il avait dîné en regardant Thalassa

Il ne fallait pas mollir. Il devait passer à la troisième étape. Étape qu’il avait commencée avant de conclure les deux autres, entrant en contact avec sa cible par l’intermédiaire d’internet. Il avait pris les précautions maximales en utilisant des adresses temporaires, une fois dans un cybercafé de Limoges, une fois sur un ordinateur de son lieu de travail (mais en modifiant tous les identifiants), une fois sur son vieux portable, qu’il allait changer, près de la borne wi-fi du Mac-Donald de Brive-Ouest. Cela lui avait plu de se mettre dans la peau d’un couple d’Anglais en quête d’une propriété dans le Sud-Ouest de la France. Pour un peu, il aurait même continué à visiter des demeures après le meurtre !  

Tout s’était enchaîné sans problèmes. C’est facile avec les vaniteux. Surtout quand ils aiment l’argent. Franck Bélot était parfaitement prévisible. Le plus incroyable était que ce clown était persuadé de mener la barque. Ah ah ! Il avait eu l’air malin l’agent immobilier avec ses moulinets des bras pour s’accrocher à la fenêtre ! Cette fois, lui était resté tout à fait calme. Bien plus qu’au marché, et davantage que sur l’avenue de Bordeaux. Il s’habituait, peut-être. 

Il faut dire qu’il avait répété le geste depuis des mois, s’entraînant avec des chaises puis des tables. L’accroupissement, la saisie des deux chevilles, la contraction des muscles, la poussée vers le haut, le coup d’épaule en cas de résistance ou de bascule du corps contre lui. Cela n’avait même pas été nécessaire. Le Bélot était si bien penché qu’il était passé dehors dans un impeccable roulé ventral. Le bruit deux secondes après avait été désagréable, doux pourtant, mou pour ainsi dire. C’est pas grand-chose, un homme. 

Après avoir vérifié les pouls, il avait traversé le parc et remonté la petite route jusqu’à sa voiture de location. Son costume de style anglais lui paraissait adapté sous les arbres et au milieu des moutons. Il avait redouté que la perruque et la moustache ne tombent, mais il les avait vérifiées plusieurs fois avant le rendez-vous et elles n’avaient pas bougé. 

À Toulouse, il avait rendu la voiture aussi aisément qu’il l’avait prise. Il avait eu soin de passer par un organisme de location indépendant, associé à un garage, dans lequel on était peut-être moins regardant que dans une grande enseigne. Son permis anglais et son justificatif de domicile, fabriqués par ses soins avec son ordinateur et une photocopieuse de l’hôpital, avaient fait illusion. Il faut dire qu’il les avait reproduits avec attention, à partir de modèles trouvés sur internet. Dans des sites policiers ! 

Quant au dépôt de garantie et à l’avance sur location, les deux billets de 500 avaient fait leur effet. Et il avait été royal quand il avait tendu un jaune de 200 à l’imbécile derrière le comptoir en lui disant : 

– Je dois être à Périgord dans une heure et un demi. Je donne vous cet billet si je suis dans le voiture dans cinq minutes. 

Cela avait accéléré la procédure. Au retour, aucun problème, le type avait vérifié l’état général, regardé le niveau d’essence et noté le kilométrage. Puis ils avaient fait l’ajustement financier et il avait récupéré sa caution. Il avait dit qu’il repartait le soir-même à Londres depuis l’aéroport de Blagnac. En fait, il s’était offert une soirée à Toulouse. Il y connaissait une fille qu’il aurait pu tenter de contacter, mais mieux valait ne prendre aucun risque. 

Il avait réservé un hôtel, sous son vrai nom cette fois, et, avant de sortir, il avait regardé les informations. Quelle émotion ! Toutes les chaînes ne parlaient que de ça ! Déjà, après l’avenue de Bordeaux, cela n’avait pas été mal, mais là… il était comblé. Les commentateurs ne pouvaient s’empêcher de chercher un lien entre les trois crimes, mais ils ne le trouvaient pas. Eh eh eh… Les experts péroraient malgré tout. Il remarqua que la place occupée par la compassion pour les victimes était moindre que celle accordée à l’émotion dans la ville : on insistait sur le sang-froid du « tueur », l’originalité des meurtres, le choc qu’ils produisaient dans la population. Même si le mot « tueur » le heurtait – peut-être qu’il allait s’y habituer –, il était fier de ce qu’il avait accompli. En sortant du train à Brive le lendemain, il regretta, du haut de l’avenue Jean Jaurès, de ne pouvoir clamer haut et fort les motifs et l’identité du « tueur ». 

Il n’avait pas eu de difficulté à se mettre au courant des habitudes du syndicaliste et de la configuration de la Maison des Syndicats. Il avait d’abord appelé la C.G.T. pour connaître les horaires de permanence de Jo Chavignat, dont il avait entendu parler depuis longtemps par la presse et le bouche-à-oreille. Il s’était rendu sur place, pour un rendez-vous qu’il avait sollicité auprès de l’association F.O. des consommateurs. Il s’était arrangé pour avoir à y retourner, et, les deux fois, il avait erré dans les couloirs pour se familiariser avec les lieux. 

C’était le mercredi soir qu’il devait agir. Il se doutait bien que le Chavignat risquait d’être entouré, même quand il quitterait les lieux. Mais il n’y avait pas d’autre solution. Tant pis s’il devait venir plusieurs fois sans pouvoir passer à l’action parce que sa cible n’était pas dégagée. Il reviendrait autant de fois qu’il le faudrait. 

La troisième fois avait été la bonne. Il était d’abord venu le mercredi 21 janvier. Si cela avait marché ce jour-là, Jo Chavignat aurait été le premier de la série. Mais ce mercredi de janvier, Jo Chavignat était parti dès 7 heures moins le quart, alors qu’il restait encore du monde à l’intérieur de la Maison des Syndicats. De son poste d’observation, dans un renfoncement entre deux maisons de la rue Jean Fieyre, il l’avait vu filer, boutonnant son blouson de cuir, « pas assez râpé pour un syndicaliste ouvrier, s’était-il dit. Ces prolos d’aujourd’hui, ils se graissent… ». Lui en revanche, avec son imperméable, ses gants et son cartable, dans lequel il avait mis un vieux magnétophone à piles et un marteau, avait un look adéquat. Mais il était rentré chez lui sans avoir pu accomplir ce qu’il souhaitait. Comme il ne voulait pas prendre de retard et qu’il était pressé de mettre en œuvre son programme, il avait agi au marché à la date prévue pour cela. C’était très bien ainsi, s’était-il félicité par la suite : le marché était le lieu le plus emblématique de la ville. Débuter par là était une bonne chose. 

La deuxième tentative à la Maison des Syndicats avait eu lieu le mercredi 18 février. Pas avant, car il se ménageait plusieurs jours entre les différentes opérations. Le 18 février, à 19 h 10, depuis son recoin, il avait vu la secrétaire quitter le bâtiment. Il avait attendu cinq minutes et constaté que plus aucune ombre ne passait derrière les fenêtres éclairées du premier étage. Il en avait déduit qu’il ne restait plus que le Cgtiste à l’intérieur. Il avait attendu que plus aucun piéton ou véhicule ne se manifeste dans la rue Jean Fieyre et, imperméable sur le dos, serviette à la main, il était entré dans le bâtiment. Il avait tendu l’oreille en bas de l’escalier. Jo Chavignat téléphonait. Parfait. 

Il avait sorti le marteau du cartable, et l’avait fait passer dans la poche extérieure droite de l’imperméable. Il avait gardé ses gants bien sûr. Il avait monté les marches. Mais alors qu’il arrivait au premier étage, deux personnes étaient entrées en bas. Il ne pouvait redescendre. Au premier, il s’était alors avancé dans le couloir, évitant l’ouverture à gauche qui donnait sur les pièces où se trouvait Jo Chavignat. Il s’était caché, après l’angle droit, dans la petite partie du L que dessinait le couloir. Au cours de ses repérages, il avait remarqué qu’il y avait là un placard à balais où il pouvait se dissimuler si besoin était. Il n’en eut pas besoin. Les deux arrivants rejoignirent Jo Chavignat, à qui ils ne parlaient pas puisque celui-ci téléphonait toujours. Mais ils avaient l’air de connaître la maison. Ils avaient ouvert des tiroirs et manipulé des chaises. Il n’attendit pas plus longtemps et s’éclipsa par l’escalier. 

Il fallait revenir, ne pas renoncer. Il finit par être payé de retour, le mercredi 25 février. Il était cette fois venu en voiture, car il avait noté que des places étaient souvent libres en face de la Maison des Syndicats, d’où il pouvait observer sans se geler et sans être vu. Aux alentours de 19 heures, en l’espace de dix minutes, il vit sortir un groupe de cinq personnes, trois hommes et deux femmes, qui achevaient une réunion sans doute, puis un homme qui avait l’air d’un visiteur, le dernier rendez-vous de Jo Chavignat peut-être, et la secrétaire enfin. Mais des ombres s’agitaient encore au premier étage. Il fallait patienter. Au bout de vingt-cinq minutes, alors qu’il était à deux doigts de renoncer car même dans sa voiture il avait froid, deux hommes excités qui parlaient trop fort sortirent de la Maison des Syndicats. Il leva les yeux, regarda des deux côtés de la rue et quitta sa voiture. 

C’est alors qu’il remarqua que la grille qui donnait sur la cour de l’entrepôt du local des Bâtiments communaux était ouverte. Et il aperçut les pavés. Un tas en pyramide, d’une hauteur d’un mètre à la pointe, contre un mur. Il n’y était pas les semaines précédentes, il en était sûr. Des cubes de pierre sombres, jolis, réguliers. Sans doute servaient-ils davantage à la voirie qu’aux bâtiments communaux. D’instinct, il se dit : ça sera mieux. Il regarda derrière lui, entra dans la petite cour et saisit une pierre. La taille était idéale : il l’avait bien en main, mais elle dépassait de deux bons centimètres. Si en plus il la tournait de façon à frapper avec un angle… Adoptée. Il la mit dans la poche de son imperméable, qui s’alourdit nettement. 

Ce fut facile. Il poussa la porte, qui ne grinçait pas si l’on y veillait, entra dans la Maison des Syndicats et grimpa jusqu’au premier étage. Il tendit l’oreille. Il perçut des bruits de feuilles et de doigts tapant sur un clavier. Il ouvrit son cartable et sortit le magnétophone. Il allait procéder comme il l’avait prévu. C’est Chavignat qui viendrait à lui. 

Les interrogations lancées après les premières mesures de l’Internationale confirmèrent que le syndicaliste était seul. Mais il semblait ne pas vouloir bouger, reprenant la frappe sur le clavier, poussant de nouvelles exclamations et interrogations. 

– Bravo ! C’est beau ! Bon, à qui je dois d’avoir pu écouter notre hymne ? 

Allez, s’était-il dit, amène-toi jusque-là. Il se plaqua contre le mur, à la sortie de la pièce d’où viendrait Chavignat. Le bureau était au fond de cette pièce. Il fallait patienter jusqu’à la fin de la chanson. Là, la cible bougerait. 

Il arrêta le magnéto. Alors il entendit un choc contre une table, des pas qui venaient vers lui et une voix en colère : 

– Bon, c’est plus drôle, là ! Qui c’est, le musicien ? 

Il sortit la pierre de sa poche et leva le bras. La cible se figea quand elle le vit. Alors il cogna. Fort. Un coup. 

Chavignat n’était pas très grand – il le savait – et il put avoir le crâne, qui était mieux que le front. La cible s’écroula, sans même porter les mains à sa tête. Il posa le pavé, dont il n’allait pas s’encombrer. Il vérifia ses gants. Pas une goutte de sang. Il rangea le magnétophone dans son cartable, où était toujours le marteau. « C’est la lutte finale ». Ses mots sortirent de sa bouche, pas de celle de Chavignat, qui saignait proprement et qui mourut sagement, son pouls en témoignait. 

En rentrant chez lui, tranquille au volant de sa voiture, il s’était senti à la fois inquiet et fier d’avoir modifié son plan, c’est-à-dire d’avoir utilisé un pavé plutôt que le marteau, lui qui prévoyait toujours tout à l’avance et avec minutie. Ça montrait l’aisance qu’il avait acquise. Mais attention, il ne fallait pas se relâcher. Ce genre d’écart par rapport aux modalités définies n’était pas à renouveler. 

La visite des ministres et plus encore la manifestation du lendemain l’avaient satisfait, même s’il avait ressenti là encore une certaine frustration de ne pouvoir proclamer qu’il en était la cause. Il s’était joint à la foule, bien sûr, avec ses amis Corinne et Jean. Il ne comprit pas pourquoi la manifestation s’était si vite dispersée, et il avait fallu attendre le retour chez lui et la télé pour qu’il apprenne que quelqu’un avait créé la panique en criant que le tueur était dans la foule. Ça alors ! Qui avait bien pu dire un truc pareil ? Cet inconscient aurait pu causer des centaines de morts. 

Le médecin Gaëtan Silcq était le cinquième sur ses tablettes. Il avait vite vu comment se retrouver seul avec lui, mais il avait hésité pour l’arme du crime. L’idéal aurait été d’avoir un petit pistolet avec silencieux, mais il n’en avait pas. Pas encore. Il avait pensé à l’étranglement de nouveau, avec un fil de pêche par exemple, mais ce toubib était bien taillé et pouvait le mettre en difficulté. Il y avait aussi l’arme blanche, le poignard. Mais il ne se sentait pas le courage de planter une lame dans le ventre d’un homme. Cela pouvait paraître étonnant vu ce qu’il était capable d’entreprendre, c’était ainsi. Et il savait qu’il ne fallait pas contrarier la psychologie. 

Il avait alors pensé au poison, parce qu’il savait où s’en procurer. Infirmier à l’hôpital, il transférait souvent des malades entre les salles et les services, il connaissait le bâtiment comme sa poche. Non seulement il savait où se trouvaient les réserves de produits et de médicaments, mais en plus il avait eu l’occasion d’aller dans ces réserves, et il savait à peu près comment elles étaient rangées. Il n’en avait pas les clés, bien sûr, il lui fallait donc y pénétrer sans être vu. Il suffisait de repérer les habitudes des magasiniers qui y avaient accès. 

Il avait dû d’abord déterminer la substance dont il avait besoin. Il lui fallait un poison qui pût se diffuser grâce à une piqûre, car il aurait du mal à faire boire le médecin. Cela nécessitait un produit à l’action aussi rapide qu’efficace, qui agissait même si l’aiguille n’entrait pas dans une veine. Il avait fait appel aux souvenirs qu’il conservait de ses études de médecine, interrompues, mais c’est Tintin qui vint à son esprit. Dans une des histoires, il était question de curare, dont les Indiens d’Amérique enduisaient leurs flèches, car la substance paralysait les muscles qu’elle contaminait. Il y avait aussi, dans Le Lotus Bleu, les fléchettes envoyées par une sarbacane, chargées elles d’un poison qui rendait fou, le radjaïdjah. Mais il ne voulait pas rendre fou le docteur Silcq, il voulait l’éliminer. 

Il savait que le curare était utilisé en chirurgie, pour l’anesthésie. Grâce à internet, il avait appris que celui qui avait le délai d’action le plus court était le succinylcholine, un curare dépolarisant utilisé en médecine d’urgence. Le succinylcholine, appelé aussi suxaméthonium, entraînait une paralysie totale de la musculature dans un délai de 30 à 60 secondes. Son effet était bref, une dizaine de minutes, mais il était bien indiqué que sans matériel d’anesthésie et assistance respiratoire, son administration pouvait avoir des conséquences « dramatiques ». 

C’est ce qu’il lui fallait. Dès le lendemain du choix de cette arme, lors d’une période creuse au milieu de sa journée de travail (il était « du matin » cette semaine-là), il avait pris un lit vide qu’il avait poussé devant lui et s’était dirigé vers la principale réserve de produits, située dans un bout de couloir où peu de personnel circulait. Fait exceptionnel ou pas, la porte était entrouverte et la clé était dessus. Il en avait déduit que quelqu’un était à l’intérieur. Il avait passé une tête. Il avait entendu des objets que l’on déplaçait, mais il n’avait vu personne. 

Il avait réfléchi à toute vitesse. Est-ce qu’il devait entrer ? Il risquait de se faire enfermer à l’intérieur. Il ne pouvait prendre ce risque. Il était reparti avec son lit devant lui et avait regagné son étage. Il avait continué à réfléchir et avait fini par trouver la solution, qu’il avait mise en application dès le lendemain. 

À la même heure, il était revenu vers la réserve. Sans lit cette fois. Il avait dû patienter dans une perpendiculaire, car deux médecins s’attardaient dans le couloir. L’un vantait à l’autre les qualités de sa maîtresse… Quand la voie avait été libre, il s’était approché. Ouf, le magasinier était à l’intérieur et les clés étaient sur la porte. Il tendit une oreille. Sans bruit, après avoir mis des gants de chirurgien qu’il avait pris avec lui, il avait retiré les clés de la serrure et les avait mises dans la poche de sa blouse. Il s’était glissé à l’intérieur de la pièce, composée d’une dizaine de longueurs d’étagères, d’une vingtaine de mètres chacune. Les passages étaient étroits entre chaque. Le magasinier se trouvait dans une rangée du milieu, vers le fond. Il le connaissait, Denis Roux. 

Il s’était glissé à droite, s’était accroupi et avait attendu. Denis Roux était remonté vers la porte, lui avait alors avancé à quatre pattes vers le fond de la pièce. Là, il avait commencé à chercher, à repérer les pancartes pendues ici et là : orthopédie, chirurgie, pédiatrie, pansements… Le magasinier était revenu soudain vers le fond et s’était déplacé en largeur dans sa direction. Une seule rangée les séparait. Il ne devait plus bouger. Son cœur avait cogné fort alors, et il avait eu du mal à se maîtriser. Puis Denis Roux avait fait ce qu’il avait à la fois redouté et espéré : il avait quitté la réserve. Quelle ne fut pas la surprise du magasinier en ne trouvant plus les clés dans la serrure ! Il revint dans la pièce, fouilla dans un bureau, puis dans ses poches, puis sur le début des rayonnages. « Nom de Dieu », avait-il juré entre ses dents. « C’est pas possible ! » 

Denis Roux avait fini par s’en aller, sans doute chercher d’autres clés. Alors il avait pu opérer. Il avait trouvé les étagères consacrées à l’anesthésie. Il avait cherché les deux noms qu’il avait mémorisés pour le produit qu’il convoitait : succinylcholine ou suxaméthonium. Il trouva le second, sous forme de petites bouteilles. Il en déroba une, qu’il mit dans sa poche. Il trouva ensuite le coin des seringues et des aiguilles : il déroba deux exemplaires de chaque. La voie était libre, il était sorti, après avoir remis les clés dans la serrure. La tête du magasinier quand il reviendrait… 

Il ne lui restait plus qu’à prendre rendez-vous avec le docteur Silcq, en tant que visiteur médical. Il avait eu un ami exerçant ce métier, il savait comment ça se passait. Tout s’était déroulé au mieux. Certes, le médecin s’était débattu, le poison avait été un peu long à agir. Instillé à forte dose dans le cœur, on aurait pu s’attendre à une efficacité immédiate. Il y eut quarante-cinq secondes pénibles, ensuite ça s’était vite calmé. 

Il avait accompli la première partie de son programme. Une des conséquences est qu’il vivait désormais dans une ville déboussolée, livrée aux forces de l’ordre et aux forces du mal. Cela allait bien au-delà de ce qu’il espérait. Réagiraient-ils ? La population ne lui inspirait que du mépris. En revanche, il se sentait de la compassion pour l’homme chargé de comprendre ce qui se passait et d’y mettre fin. Pauvre commissaire, se disait-il, dans un sourire qui n’était pas méchant. 

XII – Aux salons 

– Saluuuut…
– Bonnnjour. Vous allez bien ?…
– Ouuuuaiiiiiis… C’est mardi, quoi…
– Eh, faut bien reprendre ! Qu’est-ce que vous feriez sans votre travail ?
– Ça, faut avouer que si j’avais pas mon salon, je serais bien malheureuse…
– Les enfants, ça a été ce week-end ?
– Oh là ! Jérôme était d’une humeur… Mais d’une humeur… Je sais pas ce que c’est qui le travaille, mais alors, c’est pas facile à vivre. Tu viens te promener avec nous ? Non ! Tu veux qu’on aille au cinéma ? Non. Viens jouer au tarot. Non, c’est nul. Tout est nul ! Surtout sa famille, j’ai l’impression… Y’a que son ordinateur… Son PC ! Ah, ça, c’est pas nul… 

– 16 ans, c’est l’âge… Et Sonia ? 

– Elle, c’est l’inverse. Depuis qu’elle a son chéri, elle est adorable ! J’en reviens pas. Bon, elle est sortie samedi, à 17 ans et demi quand même elle peut. Mais on avait dit minuit, elle était là à minuit. Paul avait même proposé d’aller la chercher, mais c’est son Nico qui l’a ramenée. Dimanche, elle nous a aidés au jardin. Et hier, elle finissait à quatre heures, elle est venue faire les courses avec moi. Adorable. 

– Les filles, on est toujours mieux que les garçons ! 

– Ça c’est sûr… Enfin… Et toi, ton chéri a été gentil ? 

Il était 9 heures, ce mardi 24 mars 2009. Karine la coiffeuse rejoignait Élodie sa jeune employée, qui était arrivée cinq minutes avant elle et avait ouvert le salon situé dans une venelle du cœur de Brive, entre les rues Farro et Gambetta. 

– La belle Margot est pas encore arrivée ? Chic, je vais avoir le temps d’aller chercher un café. 

– Vous voulez que j’y aille ? 

– Non, prépare plutôt les bacs et sors les tubes pour sa couleur. Surtout qu’on a quelqu’un d’autre à 9 heures et demie, non ? 

– Madame Rochard. Et Josette Miaki à 10 heures. 

– Oh, là, Madame Rochard… Bon, je me dépêche. 

Karine s’en alla jusqu’au distributeur de la résidence pour personnes âgées à côté, fit quelques bises sans appuyer pour préserver son maquillage, jeta un œil à La Montagne, partagea les commentaires des employées municipales, et regagna son échoppe un gobelet à la main. Élodie ne buvait pas de café. 

Margot était arrivée. Une serviette autour du cou, la tête en arrière, elle confiait ses cheveux à Élodie. 

– Bonjour Margot. Tu vas bien ? Je te ferai la bise après. 

– Bonjour, ma Ka. 

Malgré le jet et les mains d’Élodie, Margot tourna la tête. 

– Tu es belle comme tout, dis donc ! Quelle allure ! Ça te prend les hanches… 

– Tu trouves ?… Écoute, je l’avais repérée chez Morgane, j’ai fini par craquer. 

– Tu as bien fait. Tu es superbe !
Élodie intervint :
– Bougez pas trop, Madame Breuil. Sinon je vais vous mettre de l’eau dans les yeux.
– Excuse-moi, Élodie. Tu as lu La Montagne, Karine ? Y’a du nouveau ?
– J’ai vu les titres. Ils vont revoir le quadrillage de la ville, entre les flics et les militaires. Ils disent qu’il faut s’attendre à des contrôles dans la rue. N’importe qui peut y passer ! 

– Je sais pas si ça sert à quelque chose, mais on voit des uniformes, ça c’est sûr ! lâcha Margot. 

– J’arrive pas à m’y faire, reprit Karine en aspirant son café. Ce qui est le plus dur à supporter, c’est de savoir que ça risque de recommencer. Qu’un malade va encore tuer quelqu’un… 

– Oui, cinq meurtres, c’est horrible, mais avec le temps on oublie. Du moins quand ça nous concerne pas de trop près. Mais savoir que c’est pas fini… 

– Ma mère, dit Élodie, elle était au marché. Eh bien aujourd’hui encore, elle peut pas en parler. 

– Faut qu’elle aille aux consultations de psychologie à la mairie. Ou à la permanence de l’hôpital. 

– C’est ce que je lui ai dit, mais elle dit que c’est pas ça qui enlèvera les images qu’elle a dans sa tête. 

– Ça l’aidera à les supporter. 

Élodie avait terminé le shampoing de Margot Breuil. Elle la fit changer de fauteuil et la peigna. Karine terminait son café derrière son comptoir, elle allait entrer en action. Le téléphone sonna : 

– Salon Karine j’écoute… Saluuut. Ça va ?… Oh ?… Ah bon. Fais lui un gros bisou de ma part. Ouais… Jeudi ?… Attends. 16 heures si tu veux. On refait la couleur ?… D’accord. 16 heures, c’est bon… Dac… Allez… Moi aussi. À jeudi. Bisous. 

Karine tira un tabouret à roulettes et s’approcha de sa cliente, tandis qu’Élodie nettoyait le bac : 

– Et moi, mon bisou, réclama Margot.
Les deux femmes s’embrassèrent.
– Mon Dieu que tu es belle, redit Margot.
– Moins que toi, hélas…
– Dis pas ça, c’est faux. Comment va Paul ?
– Ça va. Et toi, tu en es où ?
– Tu veux que je te dise : depuis la mort de Franck Bélot – tu sais que je le connaissais bien – je n’ai pas refait l’amour avec mon mari. 

– Non ? 

– Non. Je peux pas. Je me dis que ça serait pas correct. Comme de rire à un enterrement. Et puis j’ai plus envie.
– Faut dire qu’on a tellement parlé de ces crimes, partout, qu’on a l’impression de les avoir vus. C’est comme un film. 

– Sauf que c’est vrai, dit Élodie. 

Une femme entra dans le salon pour prendre rendez-vous. Élodie s’essuya les mains et alla jusqu’au petit comptoir d’accueil pour trouver et noter une date sur le grand cahier, non sans avoir demandé son accord à Karine. 

La demandeuse de rendez-vous partit au moment où entrait Josette Miaki, qui avait trois quarts d’heure d’avance. Le rendez-vous de 9 h 30, celui de Madame Rochard, avant le sien, n’était même pas arrivé. Après les bonjours, la nouvelle arrivante s’assit sur le canapé qui faisait office de salle d’attente. Elle ne regarda ni les Gala ni les Elle sur la table basse ; les derniers numéros étaient d’ailleurs moins froissés que les autres. En revanche, les Paris-Match, que Karine achetait depuis que les assassinés de Brive y occupaient une bonne place, étaient en partie déchirés tant ils avaient été consultés. Josette Miaki avait les mêmes à la maison, elle ne les feuilleta donc pas non plus. 

– Il paraît que la femme du médecin voudrait créer une association des familles de victimes, reprit Margot tandis qu’on la badigeonnait. 

Élodie, debout, se tenait derrière Karine, assise sur son tabouret à roulettes, et elle regardait le travail de sa patronne, pour apprendre. 

– Moi, dit Josette Miaki, qui prit tout de suite part à la discussion, j’ai entendu dire que le petit Bélot avait toujours pas compris que son père était mort… 

– Vous vous rendez compte… Pauvre gosse… 

– C’est le crime que je trouve le pire, dit Élodie, parce qu’il avait un petit enfant. Et la manière aussi… 

– Brrrr… Arrête… Je peux pas voir ça. 

– On se demande ce que les flics fabriquent ! continua Josette Miaki, qui voulait se lancer. Le commissaire, on dirait un gros chat. 

– Il paraît qu’il y a 150 policiers et 60 militaires en permanence dans les rues de Brive… Rien que pour la recherche du malade et la protection de la population… 

– Le problème, c’est qu’ils savent pas ce qu’ils cherchent et qui ils doivent protéger ! 

– Si ça se trouve, le tueur il est là, à côté de nous. Ici même ! 

– C’est pas possible, s’indigna Élodie, on est que des femmes ! 

– Et alors, tu crois qu’on peut pas tuer ? 

– Est-ce que j’ai la tête d’une criminelle ?
– La tête, non… Mais les pensées, peut-être.
– Je ne répondrai pas, lâcha Élodie faussement indignée.
La conversation se déroulait toujours sur le ton de la plaisanterie, mais il y avait un fond d’angoisse inhabituel en ce lieu de parole féminine. 

– L’autre jour, reprit Margot, je passais rue Carnot, j’ai vu un flic escalader un immeuble. Escalader ! 

– Qu’est-ce qu’il cherchait ?
– Est-ce que je sais, moi ?…
– Eh bien moi, dit Josette, j’ai vu samedi la plus belle course-poursuite à pied que j’aie jamais vue ! Dans la galerie des Passages. 

– Ah oui, on me l’a dit, ponctua Élodie. 

– C’était deux flics qui poursuivaient un type. « Poussez-vous ! Poussez-vous ! » Ils criaient !… Tout d’un coup le type, 30 ans à peu près, il est entré dans une fille. La fille, elle est tombée net ! Le type, il est pas tombé tout de suite. Il a été déséquilibré, il a encore couru quelques mètres et puis il a été s’écrouler dans un porte-fringues. Vous auriez vu ça, les vendeuses ont hurlé ! 

– Les flics l’ont eu à ce moment-là ? 

– Ouais, ils lui sont tombés dessus, ils l’ont plaqué sur le ventre, y’avait des robes partout, et ils lui ont mis les menottes. Comme dans Navarro ! Et pour la fille, il a fallu appeler les pompiers. Sa tête avait tapé contre le carrelage, elle était carrément assommée ! 

– Le soir aux infos, ajouta Élodie, ils ont dit qu’elle avait pas de traumatris… de traumatisme crânien, mais ils l’ont gardée à l’hôpital pour des examens. 

– Ça avait rapport avec les meurtres ?  

– Ils l’ont pas dit. 

Élodie se plaignit de l’annulation du concert de Yannick Noah – « c’est pas lui qui a refusé de venir, c’est les gens qui ont peur de la foule ! » – Karine des militaires devant le lycée de ses enfants – « tout le monde le sait pourtant que ça sert à rien ! » – Margot des affaires qui allaient mal – « février mars c’est jamais bon, mais alors cette année… » – et Josette Miaki des bouffées d’angoisse qui la prenaient à n’importe quel moment de la journée – « ça m’arrive quand je m’y attends pas, je revois les images, je pense aux morts, au moment où ils comprennent qu’ils vont mourir, et je me mets à trembler comme une feuille, je suis paralysée ». 

Karine regarda sa montre. Il était 9 h 48. 

– Dis, Élo, appelle Madame Rochard. Vingt minutes de retard, ça m’embête. On va être coincé après. Et Josette va pas être contente si on la fait attendre… 

– Oh, c’est pas qu’on est mal chez vous, Karine. Mais bon… 

Élodie alla jusqu’au comptoir et trouva le numéro sur le cahier de rendez-vous. Elle le composa. 

– Elle est pas chez elle.
– Essaye sur son portable.
– Je tombe sur le répondeur, répondit la jeune fille après avoir essayé le numéro en 06.
– Bizarre, dit Karine. Elle avait insisté pour dire qu’elle avait que ce moment, que c’était important.
– C’est la femme qui est assez directe ?
– Oui, comme tu dis… Elle est un peu limite. Je pense qu’elle boit. Elle est déjà venue trois ou quatre fois. Tu sais, c’est celle qui nous a dit qu’elle avait essayé je sais pas combien de coiffeurs de Brive, mais que aucun lui plaisait. 

– Et nous, on lui plaît ? 

– Faut croire. Je t’avoue que si on lui déplaisait, ça me dérangerait pas trop, mais bon… 

– Qu’est-ce qu’on fait, alors ? 

À 9 heures ce même mardi 24 mars, une femme rentrait chez elle, un appartement situé au quatrième étage d’un H.L.M. du quartier dit des Chapélies, à l’est de Brive 

– Y’en a marre de ce mioche ! 

– Qu’est-ce tu te plains, encore ? lui dit l’homme qui était assis dans la cuisine sur une chaise entre le radiateur et le bout de table, buvant café et fumant cigarette. 

La femme jeta son manteau sur un fauteuil du salon où la télé était allumée, enleva ses chaussures sans les mains et rejoignit celui qui était son compagnon. 

– Il est encore plus chiant que son frère et sa sœur, ce marmot ! S’il est placé, ça lui fera pas de mal ! Et à moi aussi. 

– Calme-toi et bois ton café. Et double la dose de calva, dit l’homme en tendant une bouteille. 

– Non, je vais chez la coiffeuse. 

– Ce matin ? Qu’est-ce tu vas encore dépenser des sous ? Tu peux pas te les coiffer toute seule, tes cheveux ? 

– Non mais ça va pas ? 

– Quoi ? Déjà Marylou qui devient complètement dingue avec ses mèches rouges, tu vas pas t’y mettre aussi ? 

– Tu ferais bien d’y aller, toi, chez le coiffeur ! 

– Tu m’insultes ? T’as de la chance que je sois de bonne humeur. En tout cas, moi j’économise. Je gaspille pas les R.M.I. en conneries de bonnes femmes ! 

Agacée sans doute, la femme oublia sa résolution première et versa une rasade de Calvados dans son bol de café. Tant pis pour la coiffeuse. D’abord, le client est roi. Elle en avait envie de cette coupe de cheveux, elle allait se changer la tête, ça lui ferait du bien. Elle se sentait même capable d’accrocher d’autres gars que ce nullos qu’elle traînait depuis quinze ans, le père de ses deux derniers enfants. Il était temps qu’elle pense à elle. Elle allait avoir 40 ans, elle avait bien le droit d’en profiter. Ses enfants, ils avaient qu’à se débrouiller, maintenant. S’ils voulaient faire les cons, c’est pas elle qui allait les en empêcher. Ils respectaient plus son autorité ? Très bien. Vous verrez avec le juge. Démerdez-vous. Basta ! 

Elle fuma sa cigarette en regardant par la fenêtre, par-dessus la tête du nullos. Gris. Tout était gris. Elle se leva soudain. Il fallait qu’elle se tire. Elle en pouvait plus. Vite, chez la coiffeuse ! Elle repassa par le salon et alla se changer dans sa chambre. Elle aimait se faire belle pour aller en ville. 

– Pourquoi tu changes de fringues pour aller chez la coiffeuse ? gueula l’autre depuis la cuisine. Tu vas faire la pute ou quoi ? 

– Qu’est-ce que t’es con, parfois ! Je me demande comment tu peux te supporter. 

– Ta gueule ! 

L’imbécile. La loque qu’il était devenu, celui-là. Qu’est-ce qu’elle fichait avec un minable pareil ? Elle allait le larguer, lui et ces putains de gosses, ça allait pas tarder. Ils allaient voir ce qu’ils allaient voir. 

Elle était passée dans la salle de bains pour se noircir les cils quand la sonnette retentit. Elle lança : 

– Vas-y, j’ai pas fini !

– Moi j’ai pas fini mon café.
– Vas-y, merde !
Les pieds de la chaise couinèrent sur le carrelage, quelque chose tomba sur la table – « Ah putain ! » – le bol qui se renversait peut-être, mais il dut être retenu à temps car rien ne se brisa sur le sol. Elle entendit le nullos s’avancer en traînant ses savates et ouvrir la porte d’entrée qui n’était pas fermée à clé. Mais elle n’entendit plus rien après. Au bout de quelques secondes, elle lança : 

– Eh ? Qui c’est ? 

Pas un mot. Ni du nullos, ni d’un visiteur. Elle entendit des pas, et comme un frottement sur le mur. 

– Qui c’est ? cria-t-elle. 

Toujours rien. Elle distinguait des souffles, pourtant. On aurait dit que son mari reculait vers le salon. 

– Eh ! Qu’est-ce que c’est, merde ? 

Soudain, elle entendit un fracas, qui ne pouvait être que celui de la chute de l’étagère après la porte du salon, et de tout ce qu’il y avait dessus. Puis juste après un cri, enfin un début de cri, et tout de suite après, les mouvements d’un corps, puis un râle. Alors elle prit peur. Alors elle ne parla plus. Alors elle se mit à trembler. Qu’est-ce qui se passait ? Elle articula avec peine : 

– Gégé ? 

Même s’il avait été en état, Gégé n’aurait pu l’entendre, tant elle avait parlé d’une voix faible. Elle se voyait dans la glace de la salle de bains, et elle se voyait trembler. Elle avait l’impression que son visage se défaisait. Elle n’entendait plus rien. Elle eut envie de faire pipi. Elle se contint et, d’un coup, l’énergie lui revint. La colère plutôt. Enfin, quoi ! Elle se retourna, et sortit de la salle de bains en lançant : 

– Y’a quelqu’un ? Qu’est-ce que c’est que ce bordel ! 

Il y avait quelqu’un. Mais elle ne le vit pas. Quand elle pénétra dans le salon, au moment même où elle aperçut le nullos affalé de travers sur le canapé, les doigts de la main droite bizarrement collés à son cou, elle sentit quelque chose passer sur ses cheveux puis autour de son menton et soudain elle s’étouffa. Elle n’eut pas le temps de comprendre qu’on était en train de l’étrangler. Car elle ressentit aussitôt la déchirure de la peau qui s’ouvrait. Elle tenta elle aussi de porter ses mains à son cou pour se dégager, mais il n’y avait rien à attraper. Le fil entrait dans sa peau, qui la coupait et l’ étouffait. 

Elle tomba, mal, ses fesses rebondissant sur le bord d’un fauteuil puis sur la table basse, emportant Télé-Loisirs. La tête toucha le canapé. Les mouvements du corps furent grotesques. Elle se retrouva sur le tapis, quelques centimètres en dessous du nullos. Ses yeux tournèrent quelques secondes, elle était déjà loin. Pensa-t-elle aux enfants à cet instant ? Rien n’est moins sûr. Elle ne tarda pas à mourir. Debout, à la verticale au-dessus des corps allongés, un homme laissait tomber sa ligne avant de s’en aller. 

À 13 h 10, le portable de Karine sonna. Elle était déjà revenue au salon après avoir mangé vite fait une salade et une tarte à la brasserie de la rue Jules Vialle, où elle avait ses habitudes. Une cliente devait venir à 13 h 15. 

– Saluuut toi… 

C’était son amie Odile, toiletteuse pour chiens dans la rue Dubois. 

– T’as entendu ? dit Odile au téléphone. 

– Non. Quoi ?
– Encore un crime. Deux, même.
– Ahh ! 

Karine ne put retenir un cri. Odile enchaîna aussitôt. 

– Ils l’ont dit aux infos. C’est un mec et sa femme, aux Chapélies. Ça s’est passé chez eux. On les a étranglés avec du fil de pêche. Ils avaient trois enfants… 

Karine sentit la tarte au citron bouger dans son estomac. Elle le savait, pourtant, que ça allait recommencer. Mais apprendre que ça venait de se produire… Étranglés avec du fil de pêche… Trois enfants… Elle s’affaissa sur le fauteuil d’attente, près des Gala. 

– Qui c’est ?… Comment ils s’appellent ?… 

– Il paraît qu’ils vivaient ensemble, mais qu’ils étaient pas mariés. Gérard quelque chose pour le mec, j’ai pas retenu. La femme, c’est une certaine Martine Rochard. Ça me dit rien. Je demanderai à mon cousin, il habite aux Chapélies, un petit pavillon derrière les immeubles, près de la route de Cosnac. Ka ? Karine ? Tu m’écoutes ? 

Non, Karine n’écoutait plus. Quand elle entendit le nom de sa cliente, et comprit pourquoi elle n’était pas venue au rendez-vous ce matin, quand elle la « vit » en train de se faire étrangler au fil de pêche, elle sentit des tourbillons se déclencher dans son ventre et dans sa tête. Elle lâcha son téléphone et se précipita dans son minuscule cabinet de toilettes. La tarte au citron et la salade corrézienne, et même les céréales, la banane et les cafés du matin se trouvèrent projetés dans la cuvette. Karine dut s’agenouiller pour faire face aux spasmes qui la pliaient en deux. 

Elle crut qu’elle n’arriverait pas à se relever. La nouvelle l’avait vidée, anéantie. Quand elle parvint à se remettre debout, elle n’avait plus aucune force. Elle s’approcha du lavabo, ouvrit le robinet d’eau froide et passa la tête dessous. Elle en avait besoin. Elle se redressa enfin, s’essuya et sortit du cabinet sans oser se regarder dans la glace. Elle se laissa tomber dans un fauteuil et attendit. 

Les téléphones sonnèrent à plusieurs reprises, la cliente de 13 h 15 arriva à 13 h 22, mais Karine ne réagissait pas. Il fallut l’arrivée d’Élodie à 13 h 27 pour que la patronne retrouve un peu d’énergie. La jeune shampouineuse était informée elle aussi. 

– Je vois que vous savez… J’ai essayé de vous appeler… C’est horrible. Trop horrible. Dire qu’elle aurait dû être chez nous… 

– Je vais devenir folle…
– Qu’est-ce qu’il faut faire ? 

À suivre…

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