Le polar de l’été, du 15 juillet au 22 août, 3 chapitres chaque vendredi et 3 chapitres chaque samedi,
30 chapitres au total.
Il s’agit d’un livre que j’ai publié sous le nom de Pier Bert, d’abord en trois tomes, ensuite en un seul volume, sous le titre Instruction civique en mars 2010.
2300 exemplaires vendus.
« Un polar exemplaire, passionnant de bout en bout », Le petit futé.
PIER BERT
Instruction civique
Au marché de Brive-la-Gaillarde
Au nom de saint Antoine
Aux âmes les citoyens
Polar
ÉCRITURES
© Écritures
ISBN n ° 978-2-35918-004-6
Dépôt légal : mars 2010
Vendredi 22 juillet 2022 : chapitres 7-8-9 sur 30
Première partie
Au marché de Brive-la-Gaillarde
VII – Quand la ville a peur
Au matin, la nouvelle n’était pas dans les journaux, qui avaient bouclé avant que le quatrième crime ne fût découvert. Il aurait mieux valu. Au moins, on aurait pu se fier à quelque chose de tangible. Des mots, des photos. Des faits, des analyses. Là, il n’y avait que les annonces, interviews et supputations des radios, des télés et d’internet, qui favorisaient l’émotionnel au détriment de la raison. Les chaînes passaient et repassaient les mêmes sons et images de Jo Chavignat, sur un plateau de France 3 un an plus tôt, armé d’un porte-voix devant les grilles de la préfecture, bras dessus bras dessous avec des camarades à la tête d’une manif. On montrait et remontrait aussi la Maison des syndicats, dont l’austérité – fenêtres aux tours métalliques, pierres sombres, logos soviétiques – glaçait les sangs.
LCI, France-Télévision, Canal+ et i-Télé, qui avaient rapatrié leurs équipes après les obsèques de Franck Bélot, les renvoyèrent à Brive dès ce jeudi 26 février au matin. Mais cela ne donnait pas grand-chose. On n’avait pas pu recueillir le témoignage de la veuve, toujours hospitalisée, et l’on n’avait qu’une image volée de la fille unique du couple entrant à l’hôpital entourée de gendarmes.
Du coup, on se rabattait sur les copains syndicalistes. Ils criaient au scandale, autant contre la mort de leur collègue que contre l’impossibilité de dénoncer un coupable. Ce besoin de vindicte emportait la raison de beaucoup. Ainsi, le secrétaire des cheminots de Brive déclara : « La mort de Jo Chavignat montre bien à quoi on s’expose aujourd’hui, dans la France du XXIe siècle, quand on défend les salariés et les acquis sociaux ». Le délégué départemental C.G.T. alla plus loin encore dans la mauvaise foi et l’insinuation : « Nous espérons qu’il ne s’agit pas d’un mauvais coup de plus, qui dépasserait tout ce que nous avons connu jusqu’à présent, porté contre ceux qui se battent pour la justice et pour le bien commun ».
Comme il fallait s’y attendre, dès le milieu de matinée, des piétons se pressèrent en direction de la rue Jean Fieyre. Mais tout le quartier avait été bouclé. Sur la deuxième ceinture, aux carrefours des avenues du Général Leclerc et Raymond Poincaré, des C.R.S. mandés par le préfet et arrivés de Bordeaux à 9 heures 30, empêchaient tout passage de véhicules et de piétons, en dehors des riverains qui devaient montrer patte blanche. C’est que la police scientifique examinait encore le lieu du crime : l’intérieur des locaux autant que l’enceinte et les accès. Le corps de la victime avait, lui, été évacué à 5 heures.
C’est le parking de la C.C.I., Chambre de commerce et d’industrie, qui servit de lieu de rassemblement spontané. Des syndicalistes établirent là une sorte de piquet, autour duquel des individus curieux, inquiets ou malsains, qui avaient été refoulés par les barrages un peu plus hauts, venaient montrer leur mine grave. On parlait peu, si ce n’est pour critiquer les forces de police.
– C’est bien beau de boucler le quartier, après !
– Facile quand l’assassin est parti…
– Et dire que la sécurité est au centre du discours !
– Ah, il est beau le président !
– Ancien ministre de l’Intérieur…
Parmi les non-syndicalistes, des binômes se formaient, au sein desquels les échanges étaient plus mesurés.
– Vous le connaissiez ?
– Non. Je connaissais Daniel Porion.
– Le deuxième ?
– Oui, le gars qui a été shooté dans sa voiture avenue de Bordeaux. J’étais d’âge avec son père. On était ensemble au régiment.
– Ça fait peur, non ?
– C’est terrible. On se demande comment c’est possible.
– Le monde est bien mal en point.
On avait besoin d’évacuer, de partager. Mais on voulait aller plus loin : afficher l’unité de la population, braver la peur, montrer sa force. C’est pour cela qu’un rassemblement fut décidé.
– Retrouvons-nous à 17 heures devant la Poste !
– Bonne idée !
– Tous ensemble !
On ne sut jamais qui avait émis l’idée en premier.
Mais, partie du parking de la Chambre de commerce, l’information circula comme une traînée de poudre dans toute la ville.
– Il faut y aller !
– Montrons qu’on n’a pas peur.
– Moi j’ai peur.
– Justement. Ensemble, on aura moins peur.
À 13 heures, les journaux télévisés de TF1 et France 2 annonçaient la mobilisation générale pour le rendez-vous de 17 heures.
À 14 heures, sur la piste de l’aérodrome de Brive-Laroche, qui vivait ses derniers mois avant l’ouverture de l’aéroport de Brive-Souillac, atterrit un avion qui n’était pas celui de la ligne journalière avec Paris mais un appareil affrété par le gouvernement, avec à son bord la Ministre de l’Intérieur et la Ministre de la Justice. Le procureur de la République, Lucien Chaffran, monté la veille dans la capitale, les avait en quelque sorte ramenées dans ses bagages. Sur injonction du président Sarkozy, disait-on, « qui suit de très près ce qui se passe à Brive et veut assurer la population de tout son soutien ». Ce fut du moins ce qu’indiqua la Ministre de l’Intérieur à sa sortie de l’avion.
Préfets (du département et de la région), sous-préfet, députés, sénateurs, maire de Brive, journalistes… tous étaient là pour accueillir les représentantes du gouvernement. Ainsi qu’une escorte de motards venue de Limoges, qui s’ajoutaient à la dizaine de gardes du corps et de policiers parisiens accompagnant les deux femmes. Car, dès qu’il avait été informé par le procureur, à 9 heures 45, le préfet avait insisté sur le manque de disponibilité de ses maigres effectifs, déjà mobilisés en ville. Et encore ne savait-il pas à ce moment qu’une manifestation serait programmée à 17 heures.
Les femmes du gouvernement se rendirent, dans l’ordre, à la Maison des syndicats, au Bar du soleil avenue de Bordeaux, sous la halle Georges Brassens, puis à la mairie, où fut organisée une rencontre avec les familles des victimes (il fut décidé de laisser tomber Turenne, pour des raisons de temps). Dans le bureau du maire, les ministres reçurent Sylvie et François Tébut, respectivement femme et fils de Jean-Pierre Tébut le placier (le deuxième fils, prévenu comme tout le monde à 11 heures, était en tournée dans le Cantal. On avait laissé un message sur son répondeur mais il n’avait pas rappelé) ; Micheline Porion, mère de Daniel Porion le livreur de produits pharmaceutiques, accompagnée de sa sœur ; Pierre Bélot et Josette Sagne, père et mère, divorcés, de Franck Bélot l’agent immobilier, qui tenaient par la main le jeune Benjamin, âgé de 6 ans, leur petit-fils, désormais orphelin de père (la mère avait préféré ne pas venir) ; Muriel Chavignat, fille de Jo Chavignat, qui avait accepté de laisser sa mère un moment à l’hôpital. Tous ces gens avaient été appelés in extremis par le secrétariat du sous-préfet, dès qu’avait été connue l’intention des ministres.
Sous les lustres lourds et les tableaux lugubres, l’atmosphère n’était pas à la détente. Les familles, ou ce qu’il en restait, se serraient le long de la bibliothèque, qui occupait tout le mur du fond de la pièce. Les officiels se tenaient devant le bureau du maire, tentant de s’approcher et de briser la glace. Les journalistes avaient été priés de rester dans le couloir, également envahi de membres des services de sécurité et des divers cabinets. Sans compter les employés municipaux qui travaillaient dans le bâtiment, partagés entre la gêne et la curiosité face au micmac.
– Nous tenons, dit la Garde des Sceaux en regardant les familles des victimes, à vous affirmer solennellement, au nom du gouvernement et du Président de la République, le soutien de la nation française. Les drames de Brive ont ému tout le pays, et chaque Français compatit à votre malheur. Nous savons pourtant qu’il n’est pas possible de se mettre à votre place ; c’est vous qui souffrez et nous sommes impuissants face à votre souffrance. Croyez bien que nous en sommes conscients. Sachez que nous ferons tout ce que nous pouvons pour vous soutenir face à l’épreuve. Je crois pouvoir dire que Madame la Ministre de l’Intérieur à mes côtés a donné des instructions pour que les démarches vous soient facilitées et que vous ayez un interlocuteur unique, à la sous-préfecture de Brive.
– Absolument, ponctua l’autre ministre.
– Je tiens également à dire que j’ai demandé à Monsieur le Procureur une mobilisation maximale des moyens judiciaires pour que les instructions en cours puissent êtres menées avec la diligence qu’imposent ces crimes odieux.
– Quant aux forces de police, continua la Ministre de l’Intérieur vers qui sa consœur s’était tournée, des effectifs suffisants seront affectés à Brive pour le besoin des enquêtes. Monsieur le Préfet de Région ici présent aura la charge de veiller à ce que messieurs le juge Florent et le commissaire principal Chautard puissent obtenir les concours nécessaires au bon avancement de leur mission.
– Il serait malvenu aujourd’hui d’annoncer des châtiments exemplaires contre le ou les coupables, reprit la Garde des Sceaux. D’abord parce qu’il faut bien avouer que nous n’avons, pour l’instant tout au moins, pas su les empêcher d’agir ; ensuite et surtout parce que vous êtes, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, dans la peine, et que cette peine nous incite à la plus grande humilité. Nous agissons, mais surtout nous compatissons.
Les discours ne furent pas plus longs. Les personnalités s’avancèrent ensuite vers les familles et s’efforcèrent à quelques échanges individuels. Il y eut des mercis, des larmes, des silences.
– Tenez bon.
– C’est très dur, c’est parfaitement injuste ce qui vous arrive.
Sylvie Tébut éclata en sanglots sur l’épaule de la Garde des Sceaux. Micheline Porion agrippa la main de la Ministre de l’Intérieur pendant une bonne minute. Le maire passa son bras sur toutes les épaules, serra, embrassa. Préfets et sous-préfet étaient moins à l’aise dans l’exercice, mais ils se dépassaient en ces circonstances. Il y avait autant besoin de se toucher que de se moucher. Le relâchement intervint grâce au petit Benjamin Bélot, qui dit tout à trac :
– Ou-la-la, mais qu’est-ce qui se passe, là ?
Des rires s’immiscèrent au milieu des sanglots, et les larmes se firent moins salées.
Cette rencontre fut suivie d’une conférence de presse, dans la salle d’honneur du rez-de-chaussée. Les ministres parlèrent peu, confiant l’essentiel des réponses au procureur et au préfet. À 16 h 15, elles repartaient, non sans avoir constaté, entre l’hôtel de ville et l’aérodrome, les importants mouvements de foule dans le centre.
– C’est impressionnant, dit la Ministre de l’Intérieur. J’étais venue il y a quelques années dédicacer un essai à la Foire du livre, mais il ne me semble pas qu’il y ait eu tant de monde dans la ville…
– Oui, on dirait que les records sont en passe d’être battus, répondit le préfet, non sans s’inquiéter lui aussi de ces convergences vers la première ceinture et de la foule qu’il avait vue devant la collégiale Saint-Martin.
– Quels sont-ils, ces records ? Le rugby ?
– Oui. Le retour des joueurs après la victoire en Coupe d’Europe, en janvier 1997, reste paraît-il un moment d’exceptionnelle liesse populaire. Avec, à égalité, les visites du maréchal Pétain et du général de Gaulle…
– Eh bien, ça promet… Vous aurez assez d’effectifs pour canaliser tout ça ?
– Je l’espère…
La réaction en chaîne s’était propagée tout au long de l’après-midi.
– On va à la manif !
– Faut y être ! Se serrer les coudes !
– Pour les familles !
– Et pour le salopard qui a fait ça. Lui montrer qu’il ne nous fait pas peur !
Depuis le matin, de toute façon, on ne travaillait plus. On était là, on s’agitait, on parlait, mais l’on ne pouvait pas se concentrer. Impossible. C’était trop fort. On gardait les oreilles collées à la radio. On appelait untel qui connaissait un des morts, ou un de ses proches. Sur internet ou sur son téléphone portable, on cherchait les informations, les commentaires, les réactions. Tout ce qui concernait les meurtres.
À 15 heures déjà, ce qu’on appelait à Brive la place Thiers, qui englobait en fait les places du Maréchal de Lattre de Tassigny et Winston Churchill, de part et d’autre du monument aux morts de 14-18, était envahie.
– Oh putain ! avait dit l’inspecteur Plante quand il avait vu ça.
Il appela non seulement Chautard, qui n’avait pas été obligé de suivre les ministres, mais aussi André Prot, maire-adjoint chargé des transports et de la circulation, avec qui il travaillait en bonne intelligence.
– Il va nous falloir toute la garde municipale : la police, mais aussi les agents de stationnement.
– Qu’est-ce que tu comptes faire ?
– Faut que tu me donnes des barrières, beaucoup ! Il faut bloquer l’accès au centre-ville. Il est d’ailleurs déjà problématique. Le plus difficile, ce sera pour en sortir…
– Merde, mais ils sont cons ou quoi ?
– Une foule, ça marche à l’émotion. Maintenant, tu peux leur dire n’importe quoi, ils feront leur manif ! Ils ont besoin de se toucher, de se sentir appartenir… Quatre meurtres, c’est trop. Les boulons pètent.
– Comment on va faire ?…
Il était trop tard pour acheminer une deuxième compagnie de C.R.S. depuis Bordeaux. Mais l’on réquisitionna, en plus de tous les policiers, nationaux et municipaux, toute la compagnie des gendarmes de Brive, ainsi que les membres des brigades de Larche, Meyssac, Objat et Allassac. Et une dizaine de flics en civil, rattachés au S.R.P.J. de Limoges, accoururent en provenance de la capitale régionale. Cela faisait encore peu face à la foule qui ne cessait de grossir. Les parkings souterrains étaient déjà tous complets, La Guierle et les berges de la Corrèze saturaient plus qu’un samedi de marché. On s’entassait encore autour de l’espace des Trois Provinces, mais le trop-plein n’allait pas tarder. La Sécurité Intérieure n’arrivait pas à suivre et à fournir les informations, qui changeaient toutes les minutes.
À 16 h 20, les accès furent bloqués au carrefour des lycées avenue de Bordeaux, au pont Cardinal au bout de l’avenue de Paris, avenue Alsace-Lorraine au niveau de la caserne, ainsi qu’au bas de l’ancienne route de Toulouse (avenue Léon Blum). On ne pouvait dépasser la deuxième couronne dans le sens périphérie centre-ville. Il en résulta des embouteillages monstres, des stationnements anarchiques, parfois en pleine rue, les conducteurs laissant leurs véhicules pour rejoindre à pied la place Thiers et prendre part à la manifestation. Tout à coup, l’on ne se souciait plus de savoir si la voiture risquait de se faire abîmer et si l’on pourrait repartir ensuite. Une seule chose comptait : participer à la manifestation.
Les places du maréchal de Lattre et Winston Churchill avaient vite été trop petites pour accueillir les milliers d’arrivants. Tout naturellement alors, la première ceinture de boulevards s’était remplie, aussi bien en direction du musée, que de l’autre côté vers le palais de justice. Quelques voitures sortirent encore du cœur de ville, puis ce fut tout à fait impossible. À 17 heures, la couronne du centre-Brive était recouverte dans son entier. De mémoire de Brivistes, on n’avait jamais vu ça. En comptant trente personnes au mètre (trois rangs de dix personnes, ce qui était assez serré), sur une longueur totale de 1580 mètres, on arriva au chiffre astronomique de 47 400 personnes. En ajoutant les deux bons milliers tassés sur la place Winston Churchill, les 1000 sur la place du maréchal de Lattre, on arrivait à 50 400 personnes. Soit la population de la ville !
– S’il avait vu ça, le Jo… dit un syndicaliste. Une manif pareille…
– Il en aurait rêvé…
– Tu parles d’une consécration…
Quatre voitures et huit motos de police avaient pu se placer devant la sous-préfecture, d’où devait partir le cortège. Le sous-préfet avait lui-même mandé le service d’ordre de la C.G.T. pour organiser le mouvement. On apercevait des brassards et des porte- voix, mais aucun drapeau. Seule une immense banderole barrait le boulevard, avec ces mots : « Brive à ses frères assassinés ». Ceux qui pouvaient la voir étaient impressionnés. « Assassinés », ça vous prenait aux tripes.
Une autre avait été amenée, par des supporters du C.A.B. sans doute : « Tous ensemble ». Le slogan, et le noir qui entourait le blanc, étaient de circonstance. En dehors de ces deux banderoles, on ne voyait que des cheveux, des bonnets, des écharpes, des yeux. Une masse considérable d’hommes et de femmes venus se retrouver pour partager leur émotion.
Vu le monde, il fut décidé que, après un tour complet des « premiers » boulevards, on descendrait l’avenue de Paris, puis qu’au pont Cardinal on prendrait l’avenue Maillard, puis on tournerait aux Trois Provinces pour remonter la deuxième ceinture, boulevard Michelet, le Pont du Buy, puis boulevards Dubois, Voltaire et Amiral Grivel, et retour par l’avenue Alsace-Lorraine. Avant même le début de la manifestation, photographes et cameramen faisaient des images en grimpant sur les murets aux grilles de fer forgé ainsi que sur les balcons des appartements, avec le concours des riverains qui leur ouvraient les portes.
À 17 h 20, un micro fut donné au député-maire. Une sonorisation avait été installée sur les places point de départ du rassemblement, mais elle ne couvrait pas toute la longueur des boulevards, loin de là. C’est donc le soir à la télévision que chacun put entendre ce propos :
– Hommes et femmes de Brive !… Vous êtes tous et toutes venus rendre hommage aux quatre Corréziens si lâchement assassinés… Vous êtes venus dire à leur famille et à leurs amis que vous êtes avec eux dans la peine et dans le deuil. C’est pourquoi vous êtes silencieux… et respectueux… Vous êtes aussi venus vous rassembler, vous serrer les uns contre les autres pour vous transmettre force, chaleur et courage. Sachez que je suis comme vous ! Et avec vous… Ces crimes nous font du mal et nous avons besoin les uns des autres… Vous êtes enfin venus montrer que la vie et la solidarité seront toujours plus fortes que la mort et la solitude. Ensemble, nous vaincrons ces démons qui nous assaillent ! Si les criminels nous regardent… qu’ils sachent qu’ils n’ont rien gagné avec leurs actes odieux. Il est facile de faire du mal. Mais le mal se retourne toujours contre celui qui l’a provoqué, tandis que le bien, patiemment mais sûrement, fait son chemin pour élever l’humanité… Aujourd’hui, Brive se rassemble et Brive témoigne. Notre cité sortira renforcée de ces épreuves. Brive restera une ville où il fait bon vivre.
Roland Rigal tendit le micro au cgtiste à côté de lui et ses yeux restèrent dans le vide malgré la foule. Il avait eu peur de ne pas arriver au bout. Le pressentant, il avait souhaité quelque chose de court, qu’il avait encore raccourci en ne prononçant pas les trois dernières phrases. C’est Christian Spocik, son directeur de cabinet, qui avait rédigé ce texte, et, de l’avis général, il avait su trouver les mots. Le maire avait su les dire, grave malgré son écharpe tricolore, puissant malgré l’angoisse.
Après les mots, le silence. Ce fut peut-être ça le plus spectaculaire : le silence et l’immobilité d’une foule si nombreuse. Car le silence, comme le reste, se déploya dans la foule. Le silence devant la sous-préfecture entraîna le silence devant l’école Jules Ferry, qui entraîna le silence devant la Croix-Rouge, etc. On n’entendait rien d’autre que quelques voitures au loin, ainsi que les souffles et les piétinements de 50 000 personnes serrées les unes contre les autres. Personne n’avait demandé de minute de silence, elle s’imposa. Et elle dura bien soixante secondes.
C’est la mise en marche des motos de la police à ce qui devait être la tête de cortège (il ne restait que deux mètres de bitume dégagé devant elles) qui marqua la fin du silence. Les voix reprirent. Il y eut quelques exclamations, quelques rires. Car beaucoup se laissaient griser par l’ivresse du nombre, oubliant les raisons pour lesquelles ils étaient là, et plus encore, la souffrance des familles des victimes, si tant est qu’ils aient pu la ressentir. La gravité de la situation, comme le ton qu’avait eu le maire, empêchèrent les outrances, mais il n’est pas certain que les Chavignat, Bélot, Porion et Tébut, qu’il avait fallu convaincre de venir, groupés en première ligne, protégés par des élus et des policiers en civil, aient beaucoup apprécié la manifestation.
Toujours est-il qu’on se mit en marche à 17 h 25 ce jeudi 26 février. Les motards poussèrent en quelque sorte les derniers rangs devant eux. L’anneau humain, non sans mal, s’ébranla.
– Avancez ! Allez ! clamaient les gros bras de la C.G.T. dans leurs porte-voix.
Des policiers, placés à tous les coins de rue, relayaient et canalisaient comme ils pouvaient. Il fallut dix bonnes minutes avant que tout le monde avance au même rythme. Alors, le mouvement circulaire se déclencha et l’anneau tourna sur lui-même. Il restait une protubérance sur le côté, place Winston Churchill, parce que les boulevards étaient saturés. Il faudrait attendre le premier tour complet, et la bifurcation vers l’avenue de Paris pour retrouver un peu d’espace disponible.
Mais il se passa alors ce que redoutaient les plus avisés des responsables. Un mouvement de quelques-uns qui entraîna tous les autres. Devant l’hôtel de La Truffe Noire, boulevard Anatole France, un flic entendit la phrase suivante : « Le tueur est dans la foule ! ». Il ne put identifier le parleur, tant la foule était dense et mouvante. Mais il perçut parfaitement comment cette phrase fut reprise de tous côtés : « Le tueur est dans la foule ? » « Le tueur est dans la foule ! » « Ici ? » « Il est là ! » « Attention, le tueur est dans la foule ! » « Le tueur ! ».
Le flic alerta le central avec son talkie-walkie, mais il était trop tard. Une pression formidable fit céder le cordon de policiers et de syndicalistes au bas de la rue Toulzac, que des hommes, des femmes et des enfants remontèrent en courant d’un air horrifié. Voyant cela, ceux qui suivaient renversèrent les membres du service d’ordre positionnés pour empêcher l’accès au tunnel sous la place de La Guierle et s’y engouffrèrent pour s’échapper par l’avenue de Paris. Derrière, ceux qui se trouvaient au niveau de la Croix-Rouge s’enfuirent par les avenues Foch et du 11 novembre. Devant, Boulevard Koenig, des centaines de manifestants affolés escaladèrent les murets de la terrasse de l’ex-Taverne de maître Kanter puis s’engagèrent vers le lycée d’ Arsonval en gesticulant.
– Laissez les partir ! hurla Plante qui coordonnait le dispositif.
– Gardez votre calme ! lancèrent les syndicalistes. Si vous voulez quitter la manifestation, faites-le calmement !
– Mettez à terre toutes les barrières ! renchérit un autre.
Heureusement, aucune barrière n’avait été placée sur le trajet de la manifestation elle-même ; elles avaient été utilisées au niveau de la deuxième ceinture, pour bloquer les accès au centre. L’éparpillement se fit donc sans problèmes majeurs, en dehors de quelques chutes et du bris des vitrines du photographe Barrault, au rez-de-chaussée de ce qui était l’ancien immeuble de la manufacture Le Clère, et de celle de la vénérable maison de tissus Beylie, au bas de la rue Toulzac. La plupart des manifestants se rendirent vite compte qu’ils avaient agi de manière inconsidérée et se sentirent frustrés de leur démonstration.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– C’est nul !
– Où il est, le tueur ?
– Qu’est-ce qu’on en sait ?
La moitié du « serpent » humain ne perçut rien de ces désordres, mais chacun réalisa que le parcours prévu ne fut pas suivi et que l’on se contenta de deux tours avortés de la première ceinture. Il y eut quelques minutes de flottement, puis, avec le froid et la nuit, commença la dispersion. Après tout, le rassemblement avait eu lieu, c’était l’essentiel.
La plus grosse difficulté fut la récupération et la sortie des véhicules. On déplora quelques accrochages, et c’est finalement après la manifestation que les policiers eurent le plus de travail. Il fallut pas loin de deux heures pour évacuer le centre-ville. Avec le recul, les autorités se dirent que cette fin prématurée avait été une bonne chose. De nombreux participants étaient humiliés par leur débandade, mais la démonstration de force avait eu lieu, et le sentiment de communion avait été ressenti.
Pourtant, le soir, quand on se retrouva chez soi, quand il n’y eut plus la foule pour faire diversion, quand on ne put plus esquiver ni son propre regard dans le miroir de la télé ni les yeux inquiets du conjoint, on se sentit fragile et vulnérable. Les familles s’en sortaient mieux à cause de l’insouciance des enfants, mais les couples, les célibataires, les divorcés et les veufs étaient démunis. Quelque chose planait et pesait en même temps. Quelque chose de mauvais. On ferma portes et volets plus qu’à l’accoutumée. On but un peu plus de vin. Même la télévision ne droguait plus assez, d’autant qu’elle revenait sur ce qui effrayait. On voyait les images de la foule, on cherchait à reconnaître des têtes, on écoutait et réécoutait le discours du maire, on voyait le mouvement circulaire, et puis les courses folles, la panique, les embouteillages.
– Si c’est pas malheureux…
– Quelle tristesse…
La peur était là, on ne pouvait y échapper. C’était comme une tempête, silencieuse et invisible, qui tombait sur la ville.
– Des assassins rôdent là, parmi nous, et ils frappent n’importe où…
– De manière horrible…
– Ils ont frappé quatre fois, il n’y a pas de raison qu’ils s’arrêtent…
Même si, au cours de la manifestation, on avait entendu « le tueur », au singulier, de plus en plus de personnes pensaient à des actions coordonnées. On avait du mal à croire qu’un seul homme pût commettre tant de meurtres en si peu de temps. On pensait à une organisation. Un article paru dans le journal Le Monde à 15 heures, immédiatement repris sur les sites d’information en ligne et sur les chaînes d’information en continu, allait d’ailleurs en ce sens : « Et si l’on était face à une forme nouvelle de terrorisme ? Qui, au lieu de tuer en masse et en ville, tuerait individuellement et à la campagne, avec le même but ? »
À l’appui de sa thèse, le journaliste avançait deux arguments principaux : un, puisqu’il n’y avait apparemment aucun lien entre les victimes, il fallait dissocier les morts et les mobiles. « Comme dans un acte de terrorisme, ce n’est pas la personne que l’on touche qui importe, mais l’effet que l’on provoque sur l’opinion ».
Deuxième argument, le savoir-faire : « Il serait très improbable qu’un homme seul et non-expérimenté puisse agir avec tant de sang-froid. Un tel professionnalisme ne peut être que le fait de professionnels du crime ».
Mais qui ? Les islamistes ? « La France a été prévenue en décembre de menaces renforcées contre ses ressortissants et sur son territoire, assurait le journaliste. Et nul doute que la décision élyséenne d’implantation d’une base militaire aux Émirats-Arabes-Unis ait déclenché la colère des milieux islamistes. Par ailleurs, les attentats perpétrés ici et là au cours des dernières années montrent que certains mouvements radicaux procèdent par des actions dites “chirurgicales”, sans que cela empêche des opérations de grande envergure ».
Ces mots, repris et contestés par tous les autres médias, entraînèrent une vive émotion dans la population, qui les découvrit à 20 heures, juste après la manifestation. On reprochait à l’auteur de l’article de « jouer avec le feu », de « créer une psychose », de « se décharger de ses fantasmes sur les innocents ». Plusieurs politiques et journalistes s’étonnèrent même que la rédaction en chef du Monde « ait laissé passer ça ».
Sur France 2, David Pujadas interrogea un expert qui, tout en tâchant de parler la voix de la raison, ne fit qu’ajouter à la confusion :
– Cette piste d’un groupe terroriste vous paraît-elle crédible ?
– Écoutez. Aucun des crimes n’a été revendiqué. Or, quel pourrait être l’intérêt d’un attentat s’il n’est pas revendiqué ?
– Mais en dehors des islamistes, y aurait-il d’autres pistes possibles ?
– Les séparatistes corses ? Certes, ils ont montré il y a peu qu’ils pouvaient viser à hauteur d’homme. Les Basques de l’E.T.A. ? Ils ont commis les crimes les plus odieux. Mais pourquoi des gens qui se battent pour l’indépendance d’une région viendraient-ils assassiner des citoyens lambdas d’une autre région ? Non, cela ne tient pas.
– Est-ce qu’il existe des autonomistes corréziens ?
– Non. Même les plus acharnés des occitanistes ne revendiquent rien de particulier, si ce n’est quelques pancartes en langue d’oc. Il y a certes des nostalgiques d’un hypothétique département de la Vézère, qui aurait englobé le Sud de la Corrèze, le Nord du Lot et l’Est de la Dordogne, qui faillit voir le jour au moment de la création des départements, en 1790, et régulièrement revendiqué par quelques maires de Brive au fil des décennies. De là à commettre des meurtres…
– Et sur un terrain plus politique ?
– Des gauchistes ? On a bien vu se développer, depuis l’élection du président Sarkozy au mois de mai 2007, des groupuscules issus de l’extrême-gauche appelant « au combat contre les puissances de l’argent, le contrôle des médias, et l’usurpation de la démocratie ». Mais, que l’on sache, leurs actions violentes n’ont jamais été autres que le saccage de mobilier urbain et le lancer de projectiles contre les forces de l’ordre.
– Et du côté de l’extrême-droite ? Je ne vise pas là, bien entendu, un mouvement comme le Front National.
– Des groupuscules fascistes ou des voyous néo-nazis pourraient « s’amuser » à terroriser la population, dans un but d’appel à l’ordre ou tout simplement pour assouvir leurs déséquilibres et leur soif de violence. C’est la seule hypothèse « collective » qui me paraît recevable.
À Brive, en cette soirée folle, les esprits étaient chavirés. On ne comprenait pas, on ne savait plus. On dormit très mal.
Le lendemain, la tension était palpable partout. Cette fois, on ne pouvait pas oublier, et on n’était pas sûr que cela soit fini. Même si la police quadrillait la ville. On voyait des uniformes, et on savait que beaucoup de flics évoluaient en civil. À l’affût. Tout le monde était à l’affût. On se méfiait, de tout : des bruits, des frôlements, des regards. On ne traînait pas aux Passages et sur La Guierle. On fuyait. La ville avait peur.
VIII – Le juge et le commissaire
Le commissaire Chautard n’avait pas peur. Il était juste accablé. Ça faisait beaucoup. Certes, il n’était pas mécontent de se colleter avec du consistant, d’une part parce que c’était intéressant, d’autre part parce que ça justifiait son poste. Mais quatre crimes consécutifs, une ville terrorisée, des pressions infernales, c’était lourd à porter pour un seul homme.
Car il avait beau être entouré de policiers et couvert par l’institution judiciaire, il était seul en première ligne. En fait, ce n’était pas tant les familles des morts et les peurs de la population qui étaient dures à supporter que les attitudes qu’elles entraînaient chez les responsables politiques, administratifs et médiatiques. « Alors, Commissaire, ça avance ? ». « Vous allez l’arrêter, hein Commissaire ? ». « Rassurez-moi, Commissaire, nous n’allons pas tous nous faire tuer les uns après les autres ? ». On attendait de lui la solution et il ne l’avait pas.
Ce vendredi 27 février, lendemain de la manifestation monstre, la journée avait été épuisante. Il faut dire que la précédente l’avait été encore plus et qu’il n’avait pas dormi la nuit d’avant. Le procureur n’avait cessé de le harceler, lui-même étant sollicité par la Garde des Sceaux qui, depuis sa visite à Brive, voulait « des résultats ». Le préfet le tannait aussi, assurant que « la place Beauvau » s’énervait. Le député-maire l’avait appelé quinze fois, et l’avait obligé à passer à l’hôtel de ville, où on l’avait pressé de questions. Dans la rue, c’était intenable. Les journalistes, qui campaient devant le commissariat, le suivaient partout où il allait. Et puis, bien sûr, il y avait les Brivistes. Oh, ces regards… Ces mots parfois… Brrr, ce n’était pas drôle.
Pourtant, il se disait qu’il n’était pas le plus en difficulté. Si on le harcelait, c’est que, d’une certaine manière, on comptait sur lui. Tout le monde n’avait pas perdu confiance en lui. S’il n’arrivait à rien, il serait sans doute muté. Mais s’il arrêtait le ou les assassins, il serait félicité et reconnu.
Le juge d’instruction Florent n’avait pas cette chance. Si les enquêtes ne débouchaient pas, on dirait qu’il avait failli. Si un meurtrier était inculpé, on ne dirait rien, considérant qu’il avait fait son travail, sans plus. Lui était vraiment seul. La plupart des gens ignoraient que, en France, c’était avant tout le juge d’instruction qui conduisait une enquête. La faute aux séries télévisées, sans doute. Qui, pour simplifier, et parce que c’était plus attractif de montrer des armes à feu, des sirènes et des bagarres, concentraient tout sur le commissaire, omettant le rôle et parfois même l’existence du juge d’instruction. Il avait fallu l’affaire, bien réelle celle-là, dite du petit Grégory, en 1984, pour révéler son rôle au grand public. Mais c’était au siècle dernier, on l’avait oubliée.
L’affaire d’Outreau, entre 2001 et 2005, réintroduisit le juge d’instruction dans l’opinion. Mais ce fut pour le lyncher. On reprocha au jeune magistrat la détention préventive de plusieurs personnes sur la foi de témoignages qui se révélèrent fallacieux par la suite. Une commission d’enquête parlementaire fut même nommée pour reprendre le fil des événements. On parla de réformer le système, on mit le doigt sur les problèmes de la formation et de l’affectation des jeunes diplômés de l’E.N.M., qui se retrouvaient dès la sortie de l’école aux prises avec des drames bien trop lourds à gérer pour des hommes et des femmes sans expérience suffisante de la vie.
Michel Florent était un pur produit de l’institution judiciaire. Il avait réussi le concours de la prestigieuse école de Bordeaux après sa maîtrise de Droit et s’était distingué parmi les apprentis magistrats. À sa sortie, il avait été affecté au tribunal de Bobigny, préfecture de la Seine-Saint-Denis, comme un des substituts du procureur dans le département le plus criminogène de France. En trois ans, il avait découvert sur le terrain une large palette de ce qui pouvait se faire comme homicides, violences, nuisances et misères en tout genre. Et il avait compris la nécessité de la modestie au milieu des dossiers si nombreux qu’on les posait à même le sol dans les couloirs, ainsi que lors des nuits de garde où il fallait se déplacer d’une scène de crime à une autre. Comme ses confrères et sœurs, il avait tenu et aimé ce travail fou grâce aux exceptionnelles motivation et solidarité de chacun des aventuriers perdus dans cet îlot de justice, affrontant les tempêtes dans un océan de délinquance plus ou mois organisée.
Il avait ensuite sollicité un poste de juge d’instruction, considéré comme un passage quasi obligé pour tout magistrat un peu ambitieux. Ce n’est pas la lumière que cherchait le juge Florent, d’une nature plutôt discrète, mais une efficacité optimale en termes de progression de carrière. Il avait obtenu la place qui se libérait à Metz, en Moselle, où il était là encore resté trois ans. Il n’avait pas eu d’affaire majeure à traiter, plusieurs crimes tout de même, mais il avait appris à travailler seul et à prendre des décisions difficiles.
Quand il apprit que le poste de juge d’instruction était vacant à Brive, il se porta candidat, avant tout pour se rapprocher de son Auvergne natale. Il était dans la cité gaillarde depuis six mois quand un homme fut pendu au marché, premier meurtre d’une série qui ne semblait pas vouloir se terminer ; quelques jours après en effet, un autre homme était abattu dans sa voiture avenue de Bordeaux. Puis un agent immobilier était jeté à terre depuis la terrasse d’un château qu’il faisait visiter. Enfin, un pilier de la CGT était assommé à mort dans les locaux syndicaux.
Au moment de prendre en charge ces affaires, il avait donc à la fois l’expérience et le caractère qui lui permettaient de faire face sans paniquer. Et sans se tromper. Ou « en se trompant le moins possible », disait-il avec modestie et lucidité quand il évoquait la difficulté de sa tâche.
– Florent ? Rrrghhh… C’est Chautard. Vous faites quelque chose ?
– Des pâtes. Je fais cuire des pâtes.
Il était 21 heures et le juge était rentré chez lui.
– J’ai le temps de vous offrir un whisky ?
– Je préfèrerais du vin rouge. Avec les pâtes.
– Écoutez… Rrghh… J’aimerais bien vous voir avant le week-end.
– Pas de problème. Je serai au palais demain. Et vous serez sans doute au commissariat.
– C’est vrai. Mais disons que, rrrghhh… je sais pas… j’aimerais bien faire le point avec vous. Maintenant.
– Maintenant ? Bon. Eh bien venez. Je ne veux pas ressortir. 5 rue Paul Bert. Derrière la Sécurité Sociale.
– J’arrive.
– Je n’ai pas de whisky, amenez-le. Je vous offrirai le vin. Et les pâtes.
Jean-Jacques Chautard décida de se rendre à pied chez Michel Florent. Il reviendrait ensuite au commissariat pour prendre sa voiture et rentrer chez lui, ou il appellerait un agent. C’était idiot peut-être, mais il avait besoin d’air, de marcher avant de parler. À cette heure, il pouvait espérer sortir sans être vu et embêté.
Il préféra passer par les ruelles du centre, désertes à cette heure, plutôt que de remonter le boulevard face aux voitures qui descendaient trop vite entre la sous- préfecture et le commissariat. La ville était calme. Mais elle n’était pas paisible, il le savait. Il fut frappé du peu de fenêtres éclairées, même dans les étages. La population avait tendance à fuir le centre-ville. À Brive, ce n’était pas une question de prix, mais de mode de vie. Le soir, on préférait retrouver un air de campagne et la tranquillité. Lui aussi avait fait ce choix. Il habitait en bordure de ville, à flanc d’une colline.
Il longea la place Thiers, garnie par les voitures des couples qui se garaient là pour aller dîner dans les restaurants du boulevard, boire un verre au Café de la Poste ou au Shamrock. 28 heures plus tôt, la place était noire de monde. « Foule étrange », se dit-il. Plus pathétique que vindicative. Est-ce que cela avait été de la grandeur ou de la lâcheté, ce rassemblement ? La dispersion au bout de dix minutes ne rehaussait pas la manifestation. Quel coup que « le tueur est dans la foule » ! Qui avait pu lancer un truc pareil ? Un plaisantin sans doute. Quel effet… Quelle puissance des mots, quelle réactivité de la foule… Il faut dire que l’information était plausible : d’abord le ou les tueurs étaient sans doute présents à la manifestation, pour ne pas se faire remarquer, et peut-être pour jouir du résultat de leurs œuvres. Ensuite, avec une densité pareille, il était très facile de tirer un coup de feu ou de planter un couteau sans être repéré. Il ne s’était rien passé de tel, mais tous les policiers avaient redouté un acte de ce genre, et ils avaient été surpris que son éventualité ne fît pas reculer les participants à la manifestation.
Le commissaire tourna à gauche au début de l’avenue Alsace-Lorraine, prit la rue Parmentier, puis tout de suite à droite la rue Paul Bert. Le 5 était une des entrées d’un immeuble plus long que haut, qui paraissait propre et de bon standing. Le commissaire s’avança jusqu’à l’interphone. Il appuya sur le bouton à côté de Florent.
– Montez, Commissaire. Deuxième gauche.
L’appartement du juge était un F3, garni de meubles étonnants pour un célibataire de 33 ans.
– C’est un meublé. Je ne savais pas, et je ne sais toujours pas, si je vais rester longtemps à Brive. J’ai un appartement à Clermont, ma ville d’origine.
– Du provisoire qui dure…
– Depuis sept mois.
Le juge, qui portait toujours sa cravate et son pull sans manche, débarrassa le commissaire de son imperméable, faisant apparaître un costume noir et froissé sur une chemise blanche sans cravate. Jean-Jacques Chauffard, non sans avoir récupéré dans une poche de l’imper la bouteille qu’il avait apportée, suivit Michel Florent qui l’invitait à s’asseoir dans le séjour.
– J’ai apporté le whisky. Vous avez commencé vos pâtes ?
– Non. Mais je préfère boire un verre de vin rouge. Vous en voulez ?
– Si vous permettez, je me contenterai du whisky.
– Je vais attraper des verres.
Les deux hommes se servirent. Grâce à leur franchise et à leur bonne connaissance de la nature humaine, il n’y avait pas de gêne entre eux. Du calme et du respect.
– Alors, vous travaillez demain ? demanda le commissaire.
– Il le faut. Mais je rentrerai à Clermont en fin de journée. Je crois que je vais dormir tout le dimanche.
– Vous êtes…
– Non, je vis seul. Je me suis fait plaquer il y a deux mois.
– Rghh… Les crimes sont arrivés à point nommé alors ?
– On peut dire ça.
Ils sourirent et le commissaire ajouta :
– Ça fait de vous un suspect…
– Je vais délivrer un mandat d’amener et vous m’ interrogerez…
Le commissaire savoura une gorgée de whisky. Il buvait et parlait sans se presser.
– Je vous remercie de me recevoir, dit-il. Je ne saurais vous dire pourquoi, mais j’ai besoin d’une discussion informelle. Avec quelqu’un de bien formé. Et informé.
– Informé je ne sais pas. Il est difficile d’y voir clair. Quatre crimes et pas une piste, c’est rare… Je vois que vous n’avez pas apporté votre ordinateur…
– Non. Il faut essayer autre chose. C’est pour ça que je suis là. La lumière viendra peut-être de notre discussion.
– C’est plutôt sur le terrain que vous la trouverez, non ? Je sais que vous y allez souvent.
– Je suis retourné sur tous les lieux des crimes. J’ai regardé, simulé, interrogé. Rien…
– Pour l’instant.
– Oui, ce n’est pas fini. J’y retournerai. Mais je pense qu’il faut chercher ailleurs. Ou autrement.
Le juge trempa ses lèvres dans un verre de vin à moitié rempli.
– D’une manière générale, continua le commissaire, je considère qu’on ne réfléchit bien que seul. Mais là…
– Je suis d’accord avec vous.
– Les criminels aussi sont des gens solitaires…
– Peut-être que les flics et les magistrats sont des hommes qui n’ont pas osé devenir criminels ?
– Rrrghhh !
– Nous ne sommes de Brive ni l’un ni l’autre, dit le juge. Vous pensez que ça nous gêne pour comprendre le problème ?
– Peut-être. On pourrait se dire : qu’est-ce qu’on en a à faire, de cette ville ?
– Mais nous sommes dévoués. Très service public…
– Rrrrghhhh… Ce qui nous intéresse, ce sont les hommes. Alors que d’autres, par exemple le maire, le sous-préfet, la population, ou les journalistes, voient le cadre avant tout.
Les deux professionnels se découvraient. Le jeune juge écoutait avec respect et intérêt le flic chevronné qui avait envie de parler. Ils avaient vingt ans d’écart. On entendait des pas et des voix montant de l’appartement du dessous. Ces bruits atténués d’une vie de famille constituaient un fond qui ne perturbait pas les deux interlocuteurs, au contraire. Ils les aidaient à trouver la sérénité malgré la gravité des faits auxquels ils étaient confrontés.
– Que pensez-vous de l’arme du dernier crime ? reprit Michel Florent. Le pavé découvert à côté de la victime.
– Ça peut être interprété de deux manières… Soit le meurtrier avait repéré à l’avance le tas dans la cour des bâtiments communaux, soit il a pris ce qu’il avait sous la main…
– Vu l’originalité des crimes, et en admettant que le meurtrier soit une personne unique, je pencherais pour la première hypothèse.
– Moi aussi.
– Vous ne croyez donc pas à l’idée farfelue d’actes terroristes ?
– Non. Même si le tueur recherche un effet sur les esprits, il choisit ses victimes avec soin. Il ne frappe pas au hasard.
– Ce qui nous ramène au problème du lien entre les victimes. Nous avons un fonctionnaire municipal, un chauffeur-livreur, un agent immobilier et un cheminot syndicaliste. Qui ne se connaissaient pas et dont les familles ne se connaissaient pas.
Il y eut une pause whisky, puis Chautard avoua :
– J’ai pensé un moment à une femme… Dont ces hommes auraient été l’amant. Et qui se vengerait des souffrances qu’ils lui auraient fait subir. Ce qui expliquerait la proximité géographique et les âges approchants des victimes, entre 36 et 48 ans. Et cette intelligence, ce courage pour tuer… Rrrghhh… Il y a quelque chose de féminin dans ce sang-froid… Mais il y a le problème de la force. Pour monter un corps au bout d’une corde, pour tirer au fusil de chasse, pour pousser un type par une fenêtre, et pour manier un pavé, il faut de la force.
– Si on reste sur cette idée, on pourrait penser au mari trompé. Il tuerait les amants de sa femme…
– Ça me paraît peu probable. Mais on cherche quand même de ce côté-là. J’ai mis l’inspecteur Plante sur le coup. Ça le passionne…
– Il est bon, ce Plante ?
– C’est un brave type. Impulsif mais généreux. J’ai un autre inspecteur principal, Ducamp, qu’il faut que je ménage aussi. Lui est plutôt chargé du reste, la routine. Mais j’essaye de le faire participer. Quatre crimes, on a de quoi…
– Et avec les gars du S.R.P.J. ? Ce sont eux qui prennent les choses en mains ?
Le commissaire avala une gorgée.
– Rrrghhh… Ils sont là. C’est un peu lourd. Mais, je dois le reconnaître, ils m’aident, surtout pour ce qui est analyses, relevés, travail sur fichiers… Nous ne sommes pas outillés ici pour nous passer d’eux.
– Ils vous laissent quand même mener vos enquêtes ?
– Je suis arrivé à conserver mon autorité. Sans doute à cause de mon passage au Quai des Orfèvres.
– C’est vrai que vous venez du saint des saints…
– Il y a longtemps… Mais j’ai plusieurs enquêtes criminelles à mon actif, alors ils ne peuvent pas me déposséder.
– Sans vouloir créer un rapport de forces entre Brive et Limoges, je pense que nous devons faire bloc pour garder nos prérogatives. J’ai moi aussi un lascar à supporter…
– Nous allons devenir de vrais Brivistes…
– Je ne suis pas sûr de le souhaiter.
– Rrrrghhh…
Michel Florent se prenait d’affection pour le vieux lion qui s’était invité chez lui. Il avait fait une croix sur ses pâtes qui devaient être froides et collées dans la casserole, et il ne le regrettait pas. Après tout, il avait lui aussi besoin de chaleur. Il avait trop tendance à cloisonner sa vie. Il ne voyait Brive que comme son lieu de travail et s’y était d’emblée refusé tout plaisir. Si l’amitié apparaissait, il ne fallait pas la refuser.
Reconnaissant, il reprit :
– Vous disiez que la piste du cocu vous paraissait peu probable, pourquoi ?
– … Rggh… Ça me paraît trop froid, trop organisé pour un homme trompé. Un mari qui se venge avec violence des infidélités de sa femme le fait sur le coup, dans la colère.
– Et il me semble que, d’après mes interrogatoires, le placier et le cheminot avaient une vie de couple très exclusive. Vous me direz qu’un adultère, ça se dissimule…
– Oui, ce n’est pas ça. Pourtant, l’idée de l’homme blessé est à conserver. On peut imaginer un type qui a longtemps subi des humiliations. Et qui, en raison de son tempérament, n’en a jamais rien dit à personne… Il encaisse les coups, et puis, à l’intérieur, quelque chose grossit.
– Un désir de vengeance ?
– Pas sûr. Peut-être qu’il ne pense pas à tuer. Mais le niveau monte, la tumeur grossit. Et puis, un jour, rrgghh… quelque chose se passe : la rivière déborde, l’abcès crève… le déclic se produit. Il passe à l’acte. La digue du surmoi s’est rompue…
– Le surmoi ? s’étonna le juge. Vous y croyez ?
– Je crois que le surmoi, cette barrière qui empêche le moi de faire des bêtises, est en train de disparaître… Cela va avoir, cela a déjà, des conséquences incalculables en termes d’incivisme. Les gens ne vont plus se supporter… Notre type, lui, avait un surmoi. Il se contrôlait. Mais, à force d’humiliations, il a craqué.
– Quelles humiliations ?
– Rrgghhh… C’est ça que nous ne trouvons pas.
– Vous considérez donc qu’il n’y a qu’un seul tueur ? Définitivement ?
– Pas forcément un seul tueur. Mais un seul commanditaire. Tant qu’on n’a pas prouvé l’inverse… À quatre-vingt-dix pour cent. Les meurtres sont liés les uns aux autres par leur proximité dans l’espace et dans le temps.
– Et les dix pour cent qui restent autorisent quoi ?
– Beaucoup de choses. Dont une, qui m’angoisse. Je me dis que les deux premiers crimes ont pu être commis par le même tueur. Puis que, stimulés par cet exemple, d’autres frustrés ont pu passer à l’acte à leur tour.
Le juge écarquilla les yeux :
– Vous voulez dire, que… ? C’est terrifiant ! L’absence de surmoi encore ?
– Oui. Toutes les études montrent que ceux qui se sentent libres de toute référence morale, qui n’ont pas de sentiment de culpabilité, sont plus influençables que les autres. Alors, quand quelqu’un se distingue, ils sont les premiers à s’identifier à lui et à vouloir l’imiter.
– Eh bien, ça promet…
– Attendez, reprit le commissaire. Ça, j’ai dit que c’était une des possibilités à dix pour cent. Je maintiens qu’à quatre-vingt-dix pour cent, il s’agit du même homme. Surtout en raison de la localisation des crimes : le périmètre est très restreint.
– Il sera quand même intéressant de voir ce qui se passe ailleurs dans le pays, si le nombre de crimes augmente à partir des affaires de Brive.
– Oui. En attendant, il nous faut agir. Malheureusement… « On commence à être quand on ne fait rien », disait Cioran le philosophe.
– Je crois que Sartre disait l’inverse, rétorqua le juge.
– Vous connaissez Sartre ? À votre génération ? Je croyais qu’on en avait fini avec lui…
– Oh, ne vous inquiétez pas, je le connais très mal et je pense qu’il en est de même pour la plupart des membres de ma promotion.
– Vous me rassurez.
La conversation n’avait ni ordre ni objectif précis, et c’est ce qu’avait souhaité le commissaire. Le juge n’avait rien souhaité, mais il se rendait compte de la perspicacité de son aîné.
– D’après vous, reprit le magistrat, comment devons-nous orienter l’enquête maintenant ?
La question n’était pas facile. Et c’était au magistrat davantage qu’au flic d’orienter l’instruction. Mais le jeune juge avait compris que le vieux policier avait besoin de parler pour avancer. Et il l’aidait en ce sens.
Le commissaire prit le temps d’une lampée de pur malt.
– Nous n’avons pas de signalement… Les seuls qui ont vu quelque chose de bizarre sont le curé de Turenne avant le meurtre de l’agent immobilier, et l’habitante de l’avenue de Bordeaux qui a vu un type avec une housse de guitare, qui pouvait dissimuler un fusil, la veille du crime. Cela n’a rien donné. La balistique non plus. La balle qui a tué Daniel Porion est celle d’un fusil de chasse au sanglier comme il en existe des milliers. Et les traces de la percussion ne correspondent à aucun relevé établi lors de précédents meurtres. Aucun indice au marché, rien au domaine de Coutinard… Les analyses du pavé de la rue Jean Fieyre sont en cours, mais je doute qu’elles mènent à quelque chose.
– Le problème est que les enquêtes au sein des familles et des milieux professionnels ne nous mènent à rien non plus. J’ai dû auditionner plus de cinquante personnes à ce jour, dit le juge.
– La difficulté est que nous ne savons pas ce que nous cherchons…
– Des raisons qui auraient pu conduire les victimes à avoir des ennemis. Mais c’est vague…
– Rrrgghhh… Des commerçants rejetés du marché pour le placier Daniel Tébut, peut-être d’anciens adversaires de bagarres entre jeunes pour Daniel Porion le chauffeur-livreur, des jalousies sentimentales pour Franck Bélot l’agent immobilier, quelques rivalités politiques contre Jo Chavignat le syndicaliste…
– Ça n’explique pas des meurtres.
– Encore moins un meurtrier.
Ils ne pouvaient pas rester sur ce constat.
– Je vais vous choquer… reprit le commissaire. Vous savez ce qu’il faut faire ?… Attendre. Ne le disons pas, bien sûr. Mais attendons. Le meurtrier viendra à nous. Car, outre les humiliations, l’orgueil est toujours un mobile. Vous avez dû apprendre ça, à Bordeaux…
– Je l’ai surtout appris en Seine-Saint-Denis.
– Là, nous avons quelqu’un qui s’attache à faire les choses particulièrement bien. Un jour ou l’autre, il voudra être reconnu pour ses talents. Si ce n’est pour ses motivations…
– Vous voulez dire qu’il signera ses crimes ?
– D’une manière ou d’une autre. Soyons attentifs.
Troublé, le juge porta son verre à ses lèvres, sans boire pour autant.
– Qu’est-ce que je dis au procureur Chaffran ?
– Que nous explorons toutes les pistes. Ce qui est vrai. Continuons à interroger les proches. Remontons le passé des victimes. Dites-lui aussi que la gestion de l’émotion collective, de la presse et des forces de sécurité dans la ville va nous demander beaucoup de travail… Quand les gens ont peur, ils sont prêts à n’importe quoi. Pourvu que le maire reste calme et ne donne pas le mauvais exemple… Il m’inquiète un peu, cet homme…
– Vous savez que je suis déjà embêté par deux avocats des familles, qui se sont portées partie civile ? dit le juge en s’animant. Ils critiquent le dossier, bien sûr. Je ne suis pas encore traité d’incompétent, mais ça ne va pas tarder.
– Laissez-les s’agiter. Supportez leur méchanceté sans broncher, ce n’est pas facile, je sais. Faites attention à une seule chose : aux erreurs de procédure. Soyez irréprochable. Signez et consignez.
– On n’est jamais à l’abri d’une erreur.
– Prenez le temps qu’il faut pour l’éviter.
– Merci du conseil.
L’heure avançait et la fatigue se faisait sentir. Le verre du commissaire était vide et l’amateur de whisky ne se resservait plus.
– Vous voulez manger quelque chose ? demanda le juge.
– Non, merci. Je vais aller voir un peu mes femmes… J’ai abusé de votre temps.
– C’est un honneur pour moi que cette conversation. Dites-moi encore une chose, Commissaire : qu’allez- vous faire, demain ?
– Je vais retourner sur les lieux. D’autant que ça, je pourrai le faire seul, sans Ramond, le Limougeaud, et sans être encombré de journalistes. Enfin j’espère… Je vais traîner. L’expérience m’a appris qu’on voyait pas mal de choses quand on traînait à bon escient. Et puis, aussi important si ce n’est plus, beaucoup d’idées viennent à l’esprit quand on marche. Et les idées, ce n’est pas si souvent qu’on en a de bonnes…
– Nous finirons par trouver. Je suis confiant. Ceci étant, je vous ai laissé émettre des hypothèses, alors que je n’en ai aucune. C’est lâche.
– Non. Vous m’aidez à trouver la cohérence que je cherche. Et puis… en fait… Rrgghh… Je crois que j’avais envie de vous connaître, M. le Juge.
Ce disant, Jean-Jacques Chautard fit du bien à Michel Florent, car rien n’est plus réconfortant pour un être que de savoir qu’il suscite un intérêt bienveillant. Le juge, que ce baume au cœur grandissait, eut une réponse à la hauteur :
– Eh bien moi, je n’avais pas cherché à vous connaître. C’est d’autant plus impardonnable que vous avez une expérience que je n’ai pas et que je pressentais que vous étiez un type bien. Vous avez réparé mon erreur. Merci.
Le lion eut du mal à redresser sa carcasse. Il contourna la table basse et s’avança dans le couloir où son hôte le précédait.
– Vous oubliez votre bouteille, Commissaire.
– Gardez-la.
– Je n’en bois pas.
– Vos invités ?
– Il n’y en a pas.
– Il y en aura.
Tendant l’imperméable, le juge répondit :
– Je garde le whisky. Mais à condition que vous reveniez le boire un autre soir.
Les deux hommes croisèrent leurs regards et se tendirent la main. Puis le commissaire ouvrit lui-même la porte et partit sans se retourner.
IX – Le cabinet du docteur
Le cabinet du docteur Silcq était rempli toutes les après-midi. Il aurait été rempli tous les matins s’il avait été ouvert le matin. Mais le docteur consacrait la première partie de la journée aux visites à domicile, à l’hôpital et aux personnes âgées dans les résidences.
Le matin, seule Christine, la secrétaire, venait au cabinet pour répondre aux appels, traiter les courriers, établir les demandes de prises en charge, etc. Elle refermait la grille qui donnait sur le boulevard du Maréchal Lyautey, remontait la petite allée de gravier, ouvrait la porte-fenêtre de la salle d’attente et donnait un tour de clé derrière elle. Malgré cela, elle était souvent dérangée par des acharnés qui secouaient la grille jusqu’à ce qu’elle finisse par ouvrir. Un type avait même escaladé le portail pour venir tambouriner à la porte-fenêtre !
L’après-midi commençait pour elle à 13 heures 45. Celle ou celui qui avait rendez-vous à 14 heures était déjà là, accompagné(e) le plus souvent. « C’est fou comme les gens aiment venir à plusieurs chez le médecin », se disait-elle. Dès le début de l’après-midi, arrivaient également ceux qui voulaient un rendez-vous, urgent bien sûr, le jour-même si possible, ainsi que ceux, plus durs à refouler, qui avaient réussi à joindre directement le docteur – comment, ça restait un mystère – et à qui il avait dit « Passez, on vous trouvera une petite place ».
Elle n’avait jamais pu faire admettre à son patron les problèmes que lui causait sa « souplesse » (il disait souplesse, mais elle pensait faiblesse). Elle devait donc se battre pour trouver de la place dans des créneaux impossibles et surtout pour faire admettre ces ajouts à ceux qui avaient pris rendez-vous en temps et en heure. Certains râlaient et on pouvait les comprendre. Il était même étonnant que les mécontentements ne se manifestent pas davantage, d’autant que le docteur avait toujours beaucoup de retard, une heure au moins, parfois deux. Les gens semblaient avoir admis une fois pour toute cette humiliation de l’attente chez le médecin. Peut- être que ça les occupait ; les patients portaient bien leur nom.
Et puis il y avait « les ronces », ces mauvaises plantes qui envahissaient les lieux et repoussaient sans cesse. Ceux-là pouvaient patienter des heures sans bouger. Ils venaient, ils s’asseyaient et ils attendaient. Ils avaient le docteur à l’usure. Geignards, pleurnicheurs, affabulateurs, fainéants, déprimés, emmerdeurs, égoïstes… les ronces entouraient les sièges et parasitaient la salle d’attente.
Si l’on ajoutait à cette humanité plus ou moins souffreteuse les miasmes issus des nez coulants et des toux surfaites, on avait une idée de la lourdeur de l’atmosphère. Les vrais malades étaient rares, sauf si l’on considérait la paresse et un rhume comme une maladie.
Le mardi 10 mars à 18 h 30, il restait six personnes dans la salle d’attente. Et il n’était pas impossible qu’une ou deux autres vinssent encore grossir le nombre. Néanmoins, Christine éteignit son ordinateur, réajusta les piles et ferma les placards. Elle avait terminé sa journée de travail et elle avait mérité son repos. À partir de cette heure, le docteur Silcq devait se débrouiller sans elle. Le lendemain matin, elle trouvait sur son bureau des dossiers et des notes plus ou moins compréhensibles. Elle avait l’habitude.
À 19 h 47, le docteur Silcq fit sortir un patient par la porte-fenêtre de son bureau, qui donnait sur l’allée de gravier. Puis, côté intérieur, il ouvrit la double-porte et introduisit son dernier patient de la journée. Mais la salle d’attente ne resta pas vide longtemps : un homme y entra à 19 h 50. Il avait attendu ce moment pour pénétrer dans le cabinet. Il ne voulait pas être vu. Pourtant, il avait rendez-vous.
À 20 h 03, l’inconnu entendit la porte-fenêtre du docteur qui s’ouvrait et distingua les au-revoir. Il s’efforça de relâcher ses épaules et il respira profondément. Le silence revint quelques secondes. Puis les pas s’approchèrent de la double porte de communication, qui s’ouvrit. Le docteur apparut dans sa blouse blanche.
– Monsieur ?
– François Mouton, laboratoire Talma.
– Ah oui, merde ! Enfin, excusez-moi… Je veux dire, j’avais oublié. On avait rendez-vous ?
– Oui. Nous avions convenu aujourd’hui vers 19 heures, après le dernier client.
– Bon, allez, entrez. Mais on s’est jamais vu ? Et je ne connais pas votre labo…
– Sans doute pas. C’est pourquoi je vous remercie de me recevoir. Comme je l’avais expliqué à votre secrétaire, nous sommes une émanation d’Astra, qui a créé cette filiale consacrée à l’hypertension artérielle.
– Allez-y, asseyez-vous.
Le docteur écoutait à peine. Le rendez-vous avait été accordé, sans doute Christine lui avait-elle demandé son accord avant de le fixer, il devait donc l’honorer. Le type allait lui sortir son baratin, l’encourager à prescrire les médicaments de sa boîte. Un quart d’heure. Il fallait encore tenir un quart d’heure. Un quart d’heure et il pourrait rentrer chez lui. Il dînerait tranquille avec sa femme, et son fils s’il était là (sa fille aînée était au Canada pour un an).
Après avoir vanté les mérites de ses substances, le visiteur médical sortit de sa mallette une boîte qu’il posa sur le bureau du docteur. Il se leva, comme pour l’ouvrir plus facilement.
– Permettez-moi de vous montrer nos deux produits principaux.
– En deux minutes.
– Ce ne sera pas long.
Dans un écrin, il y avait deux flacons et une seringue. Le visiteur attrapa la seringue et y ajouta une aiguille.
– Qu’est-ce que vous faites ? Elle est remplie votre seringue. À qui voulez-vous faire une injection ?
– À vous, docteur.
Ce disant, le représentant du nouveau laboratoire Talma planta l’aiguille dans le cœur du praticien en appuyant sur le bouton-poussoir.
– Aïiiiiiee ! Vous êtes fou ? Qu’est-ce que vous faites ? Qui êtes-vous ?
Le docteur n’eut jamais la réponse à ses questions. Il contourna son bureau et se jeta sur l’homme, qu’il tenta de saisir par les pans de sa veste. Mais celui-ci, qui avait gardé la seringue en main, piqua encore son adversaire, à l’épaule, puis au cou. Les deux hommes tombèrent sur le sol. Au bout de quelques secondes de combat, le docteur porta les mains à sa gorge :
– Mon Dieu… murmura-t-il.
Il eut quelques spasmes. Il tenta de s’éloigner, roulant vers le fond de la pièce. Puis il ne bougea plus. Sa respiration se fit courte. Ses muscles se paralysaient. De la bave apparut à ses lèvres. Ses yeux roulèrent de droite et de gauche. Il se tendit soudain, puis tout son corps se relâcha. Sa tête bascula de côté. Il était mort.
Le visiteur médical, qui s’était relevé, ouvrit un des battants de la double-porte pour vérifier qu’aucun bruit ne venait de la salle d’attente. Rassuré, il rangea son matériel, sortit un chiffon qu’il passa sur la table et sur son fauteuil, et même sur la blouse du médecin à terre, qui semblait ridicule en cette position. Il avait d’ailleurs l’air contrarié.
François Mouton sortit comme chaque patient quand Christine n’était plus là pour se charger de la carte Vitale et du règlement, c’est-à-dire par la porte-fenêtre du bureau du médecin. Ses pas crissèrent sur le gravier. Après la petite grille, il se retrouva sur le boulevard, sa mallette à la main.
– Commissaire ?
– Chautard.
– C’est Plante.
– Vous n’êtes pas chez vous, inspecteur ?
– Non, mais je suis sorti du commissariat. Il y a du nouveau, Commissaire. Un… nouveau meurtre.
Il savait que cela arriverait. Après sa discussion avec le juge, quinze jours plus tôt, il s’était convaincu que le ou les meurtriers allaient continuer. En tuant, il(s) envoyai(en)t des signaux. Et tant que l’on ne parviendrait pas à interpréter ses (leurs) signaux, il(s) continuerai(en)t. Même si tout était fait pour rendre impossible l’interprétation de ces signaux.
– Qui est-ce ?
– Un médecin. Gaétan Silcq, sur la première ceinture.
– Généraliste ?
– Euh… Oui, me fait signe La Teigne qui est à côté de moi.
– Ce sont les pompiers qui ont appelé ?
– Non, sa femme, à 21 heures 22. Quand elle a vu qu’il ne rentrait pas et qu’il ne répondait ni au fixe ni au portable, elle est allée au cabinet.
– Merde. Elle y est toujours ?
– Oui, dans la salle d’attente. Les pompiers viennent d’arriver. Elle se maîtrise. Mais elle a pas encore prévenu le fils, qui l’attend à la maison…
– Veillez à ce qu’il ne soit pas seul. Il va sûrement appeler sa mère. Vous êtes où ?
– Devant le cabinet.
– Prévenez Ramond pour le S.R.P.J. et attendez- moi.
Le commissaire revint à pas lents près de sa femme et de ses filles, avec qui il achevait de dîner.
– Ça recommence ? dit la mère.
Le commissaire pinça les lèvres :
– Ça recommence… Il ne nous a pas encore tout dit.
– Mais qu’est-ce qu’il dit ?
– C’est ce qu’il faut que j’arrive à comprendre.
– Papa, qui c’est qui a été tué cette fois ?
– Un médecin.
– Mais pourquoi ?
– C’est monstrueux !
– Oui, dit le père en remettant ses chaussures. C’est un monstre froid.
– Comment il a tué, cette fois ?
– Je ne sais pas encore. Allez, j’y vais.
– Fais attention, dit Sylviane Chautard en tenant le bras de son mari. J’ai peur maintenant, tu sais ?
– Papa, qu’est-ce que tu vas faire ?
– Tu nous raconteras ?
– Les journalistes sont au courant ?
– Allez, embrassez-moi et ne m’attendez pas.
Les femmes embrassèrent à tour de rôle l’homme qui quittait sa famille pour aller voir la mort. Il serra chacune et il sortit dans la nuit. Elles lui avaient donné la force nécessaire.
À un feu rouge, il appela son ami le juge.
– Florent ?
– Commissaire ! Vu l’heure… dois-je comprendre que… ce que nous redoutions…
– Pas loin de chez vous. Pas loin non plus de la place Thiers, là où est partie la manifestation…
– C’est incroyable.
– On se retrouve sur place ?
– Bien sûr.
– Eh ?… Florent ?… Vous savez ce que ça veut dire pour notre matricule, ce cinquième meurtre ?
– Oh oui, commissaire. Il y a toutes les chances que nous soyons mutés dans un joli port de pêche…
– Rgggghhh…
Et le policier donna l’adresse du docteur au magistrat.
– Donc, la mort a été causée par une injection de curare dans le cœur ? Mais comment le médecin a-t-il pu se laisser faire ?
– Il ne s’est pas laissé faire, Monsieur le Procureur. Le visiteur a dû lui enfoncer la seringue par surprise, ou sous la menace.
– Mais enfin, pour que le poison fasse effet si vite, il faut qu’il soit administré en intraveineuse, non ?
– Pas forcément. Le curare agit sur le système nerveux et paralyse les muscles, cœur y compris. Il y a trois traces de piqûre en tout, une dans le cœur, une à l’épaule, une dans le cou, mais une seule aurait suffi. D’après le légiste de Limoges, si c’est dans le cœur qu’a été injecté le poison, il a pu entraîner la mort en une minute.
– Merde alors ! C’est une catastrophe.
Il était 10 heures du matin ce mercredi 11 mars et le procureur, qu’on avait prévenu dès le crime connu, avait en face de lui le juge Florent, qu’il avait convoqué.
– Bon. Et le laboratoire Talma n’existe pas ?
– Non, bien sûr. De même que François Mouton, le nom avancé par le soi-disant visiteur médical.
– La secrétaire ne s’est pas méfiée ?
– Non, car le type a dit qu’il représentait le nouveau département d’un labo connu, qui lui existe bel et bien…
– Il faut interroger le dernier patient de la journée. Peut-être a-t-il vu le meurtrier. Il est bien passé par la salle d’attente ?
– Oui, mais il a dû attendre qu’il n’y ait plus personne pour entrer. J’ai récupéré la liste des patients de ces derniers jours. La petite secrétaire est très choquée. Nous étions là pour l’accueillir ce matin à 9 heures. Heureusement, la télé n’avait encore rien dit.
– Ça ne va pas durer. On va avoir droit au déferlement. Qui prévient la presse, d’ailleurs ?
– Les localiers appellent les pompiers et le commissariat tous les jours. Quand il y a quelque chose de grave, ils sont prévenus par des agents.
– Il faut trouver quelque chose, Florent ! Il le faut ! J’entends la ministre d’ici… Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter ?
– Le préfet a été informé ?
– Bien sûr. Dès qu’il y a un problème de sécurité grave, on alerte Boitillon, le dircab. Vous allez voir qu’on va se retaper une réunion en sous-préfecture d’ici peu ! J’ai déjà eu Poisse deux fois au téléphone…
– On va faire de notre mieux, Monsieur le Procureur, c’est-à-dire le maximum.
– Bon Dieu, on va bien trouver quelques indices ? Ça n’existe pas que dans les romans, non ? Cinq crimes, ça laisse des traces !
– Les tueurs en série peuvent constituer leur série précisément parce qu’ils ne laissent pas de traces.
– Un tueur en série ?…
– Ça y ressemble.
– C’est plutôt une boucle. Et une belle ! Il faut l’arrêter !
Le juge Florent sortit du bureau du procureur, dans un angle du premier étage du palais de justice. Il savait qu’il y avait une part de comédie dans la colère de la voix de l’État et qu’il fallait l’accepter. Certes, l’instruction n’avait abouti à aucune mise en examen. Aucun des crimes n’avait pu être élucidé et un nouveau venait compliquer sa tâche. Mais, surtout depuis sa discussion avec le commissaire Chautard, le juge avait confiance en lui. Il faisait son travail : il orientait l’enquête, il entendait les témoins, il rassemblait et analysait les éléments relatifs aux meurtres.
Il regagna son antre à l’étage au-dessus. Il n’avait pas envie de s’asseoir. Il regarda par la fenêtre. Des voitures sur le boulevard, des piétons, des commerces. Comment allait réagir la population après cette nouvelle preuve de sa vulnérabilité ? Il craignait des actes désespérés. De la part d’hommes et de femmes que les crimes allaient affoler. Comme des soldats qui deviennent fous sur un champ de bataille.
Il se retourna, regarda les dossiers et son ordinateur. Il hésita. Puis il attrapa son manteau et prévint la greffière qu’il sortait une demi-heure. Il retournait chez le médecin. Il n’était pas flic, mais il avait besoin de revoir les lieux. Il voulait comprendre.
Dans un autre bureau d’un autre premier étage, une heure et demie plus tard, Roland Rigal était affalé dans son fauteuil de maire. Il semblait un automate qu’on aurait débranché. Membres désarticulés, tête immobile, regard inexistant. Vivait-il encore ? Le cinquième meurtre dans sa ville semblait lui avoir été fatal.
Ils étaient plusieurs autour de lui à tenter de le réanimer : Jacky Filinger, le conseiller municipal et ami de toujours, le seul qui osait lui parler ; Christian Spocik, le directeur de cabinet, trop jeune pour faire face à une telle situation ; Annie Brulard, secrétaire particulière, désespérée face à l’état de son patron, sur qui elle n’avait plus aucune prise ; André Prot et Jean-François Doré, adjoints proches du maire, impliqués dans les premières enquêtes en raison de leurs attributions ; Nicole Bordes, présidente du Centre communal d’action sociale, qui passait par hasard ce matin-là et qui était restée par compassion ; Denis Piloche, chef d’agence du journal La Montagne, qui avait profité du désarroi pour se glisser dans l’antre, sentir l’ambiance et glaner des confidences ; enfin Florian Rigal, fils aîné du maire, venu soutenir son père, prêt à prendre la succession en cas d’arrêt du cœur.
D’autres têtes passaient par une des portes durant quelques secondes, celles qui avaient assez de pouvoir pour forcer les barrages placés dans le couloir et dans l’antichambre : directeur général des services, élus, responsable de la police municipale, ami politique… Ils disaient un mot, demandaient une information, puis, comme il n’y avait pas de réponse, repartaient :
– C’est à France Info.
– Silcq était un type sympa.
– C’est horrible.
– Qu’est-ce qu’on fait pour la réception de l’I.U.T. à 17 heures ?
– Plus que la peur, c’est l’incompréhension.
– Les gens sont déstabilisés. Ça va bouger…
On parlait doucement. Était-ce parce qu’on était abasourdi par la mort du docteur ou parce qu’on avait peur de réveiller l’humeur du maire ? Les deux sans doute. Il n’empêche qu’il y avait de la violence dans les propos :
– Ça ne peut pas continuer ! Ce n’est pas possible ! grommelait Filinger.
– Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? disait Doré. On a déjà des flics et des juges à plus savoir qu’en faire !
– Eh bien il faut les changer ! Nom de Dieu, s’ils n’ont pas une seule piste après cinq meurtres, c’est que ce sont des bons à rien !
– Je pense comme toi, Jacky, renchérit le jeune Florian. Je sais pas ce que fout le commissaire, mais il faut le remplacer ! Non mais tu crois ça, toi ?
– Écoutez, dit Nicole Bordes, il est déjà doublé par un inspecteur principal détaché de Limoges. Et le juge Florent est secondé par le juge Virte.
– Cinq défaites consécutives, faut changer les entraîneurs !
– Et repartir de zéro !
– Comment voulez-vous repartir de zéro ? Ils n’ont peut-être pas pensé à tout, mais ils ont accumulé des tas d’informations et de témoignages.
– De toute façon, se risqua Christian Spocik, il n’est pas en notre pouvoir de déplacer des fonctionnaires d’État.
– Mon cul ! dit Filinger. Roland peut très bien appeler la ministre ! Ou le président ! On va quand même pas regarder crever nos habitants sans réagir, non ?
– Il est vrai, reconnut André Prot, que, vu la situation, on peut sans doute obtenir des mesures exceptionnelles.
– Mais qu’est-ce que vous voulez ? reprit Nicole Bordes. S’il n’y a pas de traces, on ne peut pas les inventer…
– Il y a toujours des traces !
Le maire ne disait rien. Annie la secrétaire avait posé un verre et une bouteille sur la desserte derrière son bureau, mais il n’y touchait pas. On le regardait de temps à autre, mais il semblait ne pas réagir. C’était inquiétant. C’était la première fois qu’on voyait le patron muet. Ça perturbait l’équipe municipale.
Un coup de fil le fit en partie revenir à lui. Si le téléphone sonnait, c’est qu’il s’agissait d’une urgence, car Annie avait donné ordre au standard de ne passer aucune communication. Quant au portable du chef, il était là, sur son bureau, mais en mode silence. Annie décrocha le fixe. Tout le monde se figea et entendit :
– C’est le sous-préfet, dit la secrétaire en interrogeant son patron du regard.
L’inanimé tendit la main et saisit le combiné. Il le colla à son oreille, mais ne dit rien. Quelques secondes passèrent, puis :
– Heum.
Un doigt aboutit comme par réflexe sur le bouton du haut-parleur et les personnes présentes dans le bureau se rapprochèrent pour entendre la voix du sous-préfet :
– … une brigade du 126 va se déployer dans la ville. Une présence de type plan Vigipirate renforcé. Patrouilles, contrôles, surveillance de tous les lieux publics, etc. Je doute qu’on attrape notre malade avec ça, mais il faut faire quelque chose. La place Beauvau prend l’affaire très au sérieux. L’organisation policière va être revue. Le procureur a du souci à se faire également. Et moi aussi peut-être… Eh ?… Roland ? Tu m’entends ?…
– Oeun…
– T’as pas l’air bien, là, ça va ?
– Oeun…
– Je comprends, excuse-moi. Bon, mais faut faire face, gars, hein ? Ça dépasse l’entendement, je sais bien, mais on va l’arrêter. On l’aura, d’accord ?
Le maire tendit le combiné dans le vide, et Annie se précipita avant qu’il ne tombe.
– Le sous-préfet a raison, dit Filinger qui avait besoin d’exploser ! On l’aura, ce fumier ! On va quand même pas se laisser terroriser par un dingue, non ?
– Dans les pires moments de ma vie professionnelle, ajouta Jean-François Doré, j’ai toujours essayé de revenir à la réalité. Les faits, rien que les faits, comme dit le commissaire. Là, qu’est-ce que nous avons ? Un ou des inconnus qui tuent des individus, qui n’ont rien à voir entre eux, et avec de moyens toujours différents. C’est horrible mais ce n’est pas la fin du monde. Il en a tué 5 mais nous sommes 50 000. Si nous mobilisons 49995 personnes, nous arriverons à le coincer.
Il y eut un silence, parce que l’adjoint aux marchés et à l’artisanat avait sans le vouloir émis une idée intéressante.
– C’est pas bête, ça M. Doré, dit Spocik. Il faut mobiliser la population. Toute la population.
– Oui, super ! ajouta Florian Rigal. Ouvrons un grand central d’ordinateurs et collectons toutes les informations sur tous les crimes et toutes les victimes !
– Mais c’est ce que fait le juge d’instruction ! dit Nicole Bordes.
– Eh bien faisons pareil ! renchérit Filinger. Ça nous fera peut-être avancer.
– C’est un peu farfelu comme idée, continua André Prot, mais cela aurait l’avantage d’impliquer la population. De ne pas laisser les gens inactifs face à l’horreur, ce qui risque de conduire à de gros problèmes psychologiques. Denis, qu’est-ce que vous en pensez ?
Tous les regards hormis celui du maire se tournèrent vers le journaliste, qui avait réussi à se faire oublier et qui aurait bien aimé rester encore inaperçu pour continuer sa moisson d’informations à haut potentiel médiatique.
– Oh, dit-il avec un sourire gêné en levant la main, je ne suis pas habilité à intervenir.
– Tu peux quand même nous dire comment ça réagirait, à ton avis, si on mettait en place un lieu de collecte d’informations ouvert à tout le monde.
C’est le jeune Florian qui ne voulait pas laisser « le Montagnard » se défiler alors qu’il avait été admis dans le bureau du maire à un moment où il n’aurait pas dû y être.
– Eh bien, je ne sais pas… Est-ce que cela ne risque pas de conduire à de la délation ?… Est-ce que ça ne va pas attirer des gens et des propos qui n’auront rien à voir avec les crimes ?
– T’es bien un journaliste : tu réponds en posant des questions !
– Là, dit Filinger, la réponse est comprise dans ses questions…
– Je ne sais pas, reprit le journaliste. Faut bien réfléchir…
– Et surtout savoir si ça fera avancer l’enquête, dit Nicole Bordes.
L’adjoint chargé des sports, le sous-directeur des services techniques, le directeur général des services vinrent grossir la troupe dans le bureau. Un appel téléphonique du standard fit savoir que les demandes d’entretiens avec le maire pullulaient, notamment de la part des équipes de télévision parisienne, qui étaient en route.
La discussion piétina. Car, en dehors de quelques coups de menton et autres propos aléatoires, on se rendait bien compte que l’on ne pouvait pas faire grand-chose. Un tueur sévissait dans la ville et on n’avait aucun moyen de l’empêcher d’agir. C’est cela qui anéantissait le député-maire.
– Roland, qu’est-ce que t’en penses ?
– Oohheuun…
À suivre…
Excellent, le dialogue entre le juge et le commissaire ! Pour le toubib….
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