La femme qui lisait un roman de Philippe Djian

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(environ 8 minutes de lecture)

Je venais d’arriver en Auvergne et, le dimanche après-midi, je commençais à parcourir les innombrables sites naturels de la région. Je m’étais fixé un objectif : gravir tous les volcans de la chaîne des Puys les uns après les autres. Lassolas, la Vache, les Goulles, le Pariou, le Dôme… j’enchaînais les sommets arrondis qui faisaient des balades ni trop courtes ni trop longues, ni trop faciles ni trop difficiles.

Ce dimanche de la mi-avril, qui était un lundi, le lundi de Pâques, j’avais délaissé les volcans pour un lac, le lac d’Aydat, néanmoins formé à la suite d’une coulée de lave qui avait barré la rivière Veyre, quelque 8500 ans plus tôt. Présenté comme le plus grand lac d’Auvergne et un must touristique des environs de Clermont, je le trouvai moins grand, moins sauvage, et pour tout dire moins beau que le lac du Causse en Corrèze, qui avait constitué un de mes jardins pendant près de trente ans. Je ne boudai pas mon plaisir pour autant, découvrant les contours, la plage et les pédalos, les maisons contemporaines face au soleil, les chemins sous les pins, la zone humide et l’église du village en bout de lac.

Ma promenade n’ayant pas duré plus d’1 h 30, je me sentais encore des envies de marcher. Je repris la voiture pour rejoindre un autre lac tout proche, issu de la même coulée de lave, le lac de la Cassière, plus modeste et réservé à la pêche. Je me garai sur un petit parking devant un plan herbeux plus ou moins aménagé, où se tenaient assis quelques flâneurs. N’ayant pas retiré mes chaussures de marche, je fus vite prêt. Saisissant mon petit sac à dos et mon bâton, j’allais entreprendre le tour du plan d’eau, sans carte Visorando puisque je n’avais pas prévu cet arrêt. Néanmoins, je ne risquais pas de me perdre, d’autant que les sentiers dans le Puy-de-Dôme m’apparaissaient très bien balisés. Dernier point de cadrage : on était à 850 mètres d’altitude, à peine sortis de l’hiver et il faisait… 20 degrés. Déréglé, le climat. Les neiges du Sancy que j’avais aperçues depuis la route semblaient un Himalaya éloigné.

Je n’avais pas fait 20 pas quand mon attention fut attirée par une femme à l’écart des autres, entre une barrière en bois et le bord de l’eau, allongée sur le dos, tenant un livre ouvert au-dessus d’elle. L’image était paisible et pas si originale, et je l’aurais simplement accueillie comme un élément supplémentaire du décor de cette après-midi si je n’avais pas tout de suite remarqué le titre et l’auteur du livre, et même reconnu sa couverture. Incidences, de Philippe Djian, avec une belle jaquette comme Gallimard en avait enrobé ses ouvrages pendant quelque temps.

Mince alors, pensai-je, Philippe Djian, mon maître ! L’écrivain qui m’avait fait aimer la lecture, qui m’avait appris la vie et encouragé à écrire. J’étais devenu romancier, moi aussi, et j’avais même publié une étude sur son œuvre, en 2014. Culte pour toute une partie de ma génération, Djian était de moins en moins lu. Logique, me direz-vous, il vieillissait, ses lecteurs aussi. Cela m’attristait néanmoins, ses derniers livres n’avaient pas dû passer les 20 000 exemplaires. Il faut dire qu’il devenait paresseux, – il avait le droit – du moins c’était mon humble avis. Bien sûr, dans son parcours d’écrivain, sa manière d’écrire correspondait à un choix et une évolution, mais je regrettais la force des personnages, des formules et des histoires qui m’avaient émerveillé pendant 30 ans, entre 1985 et 2015. Son récent 2030 toutefois, publié en 2020, était un nouveau petit chef-d’œuvre.

J’eus aussitôt envie d’aborder la lectrice. Il me faut là tenter d’être honnête : aurais-je eu envie de l’aborder si elle avait été… un homme ? Si son pantalon, ses baskets et son tee-shirt, la couleur et la coupe de ses cheveux ne montraient pas une femme qui prenait soin d’elle sans se prendre au sérieux ? Ou si, inversement, elle avait été une fille magnifique beaucoup plus jeune que moi ? Je crois, oui. Savoir qui lisait Djian au bord d’un lac auvergnat en 2022 suffisait à ma curiosité. Il reste que je ne pus m’empêcher de noter que nous devions avoir des âges équivalents, des look compatibles et des sexes complémentaires.

Malgré tout, imbécile – qu’est-ce que je risquais ? –, lucide – la drague maladroite était évidente –, peu confiant en des capacités de séduction qui n’existaient pas ou plus, je n’osai pas l’interpeller et démarrai mon tour du lac. Pour ne pas trop me maudire, je me consentis une promesse de lâche : si elle est encore là à mon retour, je la branche.

La nouveauté de ma promenade me permit d’oublier la liseuse et mon maître. Je me laissai prendre par le chemin qui parfois s’approchait, parfois s’éloignait de l’eau. J’aimais le craquement des aiguilles, des pommes de pins et des glands sous les semelles de mes chaussures de marche. Je respirais à fond. Il y avait quelque chose de méditerranéen dans ces sous-bois résineux, comme si la simple présence de l’eau suffisait à modifier le climat. 

Je m’arrêtai un moment dans une crique d’où je contemplai des rochers basaltiques émergeant des eaux du lac : on aurait dit des hippopotames se désaltérant à la tombée du soir. J’aperçus le petit parking et l’autre berge en face ; j’étais trop loin pour voir si la liseuse était toujours allongée.

Je continuai mon chemin, moins net après la crique : les embranchements et ramifications se mélangeaient sans qu’aucune piste ne s’impose par rapport aux autres, d’autant que le balisage, une fois n’est pas coutume, était aléatoire. Je me guidai à la forme du lac. Je le perdis de vue pendant un quart d’heure, même si je le savais tout proche. Je croisai un couple, un enfant courant au-devant. Était-il le fils ou le petit-fils de cet homme et de cette femme ? Cette incertitude m’interrogea : la place de l’enfant, l’âge pour en avoir, le pari fou que cela constituait de mettre au monde un inexistant… 

Les humains me croisèrent, s’éloignèrent et disparurent. Je retrouvai les arbres. Ils étaient moins serrés contre moi, le chemin s’élargissait, longeait même un pré. Une vache me considéra, dubitative. Le lac réapparut, j’allais atteindre le dernier angle avant de revenir au milieu du côté d’où j’étais parti. 

Je pénétrai dans un hameau et le goudron apparut. Un homme lavait sa voiture devant une maison, un autre remettait un portail sur ses gonds, deux enfants jouaient autour d’une balançoire, une femme se penchait sur des fleurs. Après ces maisons récentes, je traversai une ruelle aux logements plus anciens. J’espérais voir une mamie ou un pépé sur un seuil, il n’y en avait pas. 

Je sortis du hameau et me retrouvai au bord du lac. Mon point de départ était à 200 mètres, ma liseuse, si elle n’était pas partie, à 230. Le doute et la timidité me reprirent. Tout de même, la déranger, sous ce prétexte incertain… Avais-je bien conscience de ma gueule et de mon âge ? De mon air con avec mon petit sac et mon bâton ? J’avançai, fébrile. Je passai le parking, ma voiture. Encore quelques mètres… Elle était là. Dans la même position que 50 minutes plus tôt. À plat dos, jambes repliées, bras tendus, le livre ouvert au-dessus d’elle.

Sur la petite route en surplomb, je la dépassai, me tournai de l’autre côté, comme si je scrutais la colline. J’hésitais. Je rebroussai, m’arrêtai au-dessus d’elle, espérant qu’elle me regarderait et ferait le premier pas. D’ailleurs, n’avait-elle pas réalisé mon manège ?

Enfin, je me décidai. Je franchis la petite barrière de bois et commençai à descendre la légère pente herbeuse qui menait au lac. À 3 mètres d’elle, je lançai :

– Excusez-moi, Madame ?

Ce Madame n’était pas prémédité, le Excusez-moi non plus.

Elle se dressa et se tourna aussitôt :

– Oui ?

Ce mot, la tonalité avec laquelle elle l’avait prononcé, me mirent en confiance. C’était la réaction d’une femme qui ne se sentait pas agressée, qui n’était pas hostile, mais prête à répondre pour aider son prochain.

– Je me permets de vous interpeler parce que je vois que vous lisez un livre de Philippe Djian. C’est rare de nos jours, surtout dans un endroit pareil, ça me surprend.

– Ah oui ? C’est vrai, il n’est plus beaucoup lu. C’est un auteur de ma génération…

– De la mienne aussi…

– J’ai pris ce livre à la bibliothèque, je veux me remettre à lire. Le nom que je connaissais m’a attiré.

– C’est l’histoire du prof avec l’étudiante qui disparait ? Le prof vit à la montagne avec sa sœur ?

– C’est ça. Je n’en suis qu’au début.

– Il y a eu un film tiré de ce livre, qui a un autre nom que le titre. Plutôt bon, alors que les films tirés des livres de Djian ne sont pas bons, sauf 37°2. Dans ce film, les acteurs principaux sont Mathieu Amalric et Karine Viard.

– J’aime bien Karine Viard.

Elle était assise et moi debout, ce qui me gênait et devait la gêner, d’autant qu’elle semblait avoir le soleil dans les yeux. Je n’osais pas m’asseoir à côté d’elle pour autant. Je m’accroupis.

– C’est Philippe Djian qui m’a fait aimer la lecture. C’est lui qui m’a montré que la littérature pouvait être moderne et en prise avec la vie, qu’elle n’était pas incompatible avec les filles, la bière et le rock. C’est sans doute en partie grâce à lui que je suis devenu écrivain à mon tour. À tel point que j’ai écrit un livre sur l’œuvre de Philippe Djian, paru en 2014, en essayant de montrer pourquoi il était important.

J’avais conscience de parler de moi et de me mettre en valeur, ce qui pouvait passer pour de la vanité. Mais il fallait bien que je justifie mon interpellation. Mon interlocutrice était heureusement une femme civilisée, qui n’avait pas basculé dans la post-humanité, elle savait donc accueillir une parole extérieure et se mettre à la place d’autrui. Elle savait même encore poser des questions :

– Vous écrivez des romans ?

– Oui, j’en ai publié en moyenne un tous les deux ans pendant vingt ans. J’écris aussi beaucoup de biographies, enfin des récits de vie, c’est une bonne partie de mon activité, j’aide les gens à écrire.  

– Ah oui ?

– Et maintenant j’écris des nouvelles, que je publie dans un journal régional et sur un blog conçu à cet effet.

– Vous pouvez me dire votre nom ?

– Je vais vous donner une carte.

J’ouvris une poche de mon sac car je savais qu’il y restait de grandes cartes de visite présentant mes services d’aide à l’écriture.

– Vous avez tout là-dessus : mon site professionnel et le blog consacré aux nouvelles. 

– Je regarderai, merci.

Je commençais à avoir mal aux genoux plié comme j’étais mais je voulais en savoir un peu plus sur elle :

– Et vous, vous faites quoi ?

– Oh, rien à voir avec la littérature. Je suis praticienne de santé.

Je ne connaissais pas la signification précise du terme, et me demandai si elle était médecin ou infirmière. Je n’osai pas l’interroger à ce sujet, de peur qu’elle se sente rabaissée si elle était infirmière, alors que je mettais les infirmières au même niveau que les médecins, si ce n’est plus haut.

Je creusai par une autre voie :

– Vous travaillez à l’hôpital ?

– Je suis en libéral.

– C’est bien ça, en libéral ! Moi aussi, je travaille en libéral. Le libéralisme se porte mal en France, mais on a besoin de libéraux !

Je ne sais pas ce qui me prenait de m’exciter sur le libéralisme. Si, en fait, je savais : quand on n’est pas sûr de soi, on rebondit trop rapidement sur les mots qui passent à notre portée, on a peur du silence et du malaise qu’il pourrait entraîner. J’étais heureusement en face d’une femme bien, qui souriait, réagissait. 

Elle était toujours assise, tournée de trois quarts. Son pantalon et son tee-shirt étaient bleu marine, sa chevelure était blonde coupée au carré, elle semblait avoir une jolie silhouette. Je n’osais pas la détailler, et n’aurais su déterminer la couleur de ses yeux, de sa peau, de ses pieds. Il faut dire que ce n’est pas cela qui m’importait. Je voulais savoir qui était cette femme qui lisait Djian parce que je pressentais qu’une lectrice d’un roman de Djian au bord d’un lac d’Auvergne en 2022 était quelqu’un d’intéressant. Nos 5 minutes d’échange me laissaient croire que je ne m’étais pas trompé.

Je pris alors une mauvaise décision, comme souvent en pareille circonstance. Au lieu de prolonger la conversation à partir de cette bonne base de départ, je jugeai qu’il était temps de m’en aller. J’avais accompli la mission que je m’étais assignée, j’allais indisposer la belle si je poursuivais ici.

Je fermai mon sac et me relevai :

– Je ne vous embête pas plus longtemps. J’espère que vous m’enverrez un message et que nous pourrons continuer cette discussion.

– Oui, avec plaisir.

J’ai dû baragouiner autre chose, mais je ne m’en souviens plus. Peut-être :

– A bientôt, j’espère. Au revoir.

– Au revoir.

Je remontais jusqu’à la route, pour rejoindre ma voiture, con et content. Content parce que j’avais osé parler à cette femme, que c’était une femme bien et qu’elle allait sans doute m’envoyer un mail après avoir repéré mon essai sur Djian dans une librairie en ligne ou un texto après avoir lu une de mes nouvelles. Con, parce que, dans un mélange étonnant de politesse et de confiance en moi, je ne lui avais pas demandé son mail ou son 06. L’élégance qui consistait à lui laisser le choix de provoquer un second contact ou pas risquait de se retourner contre moi. Je n’avais pas assuré ma prise, j’étais parti trop vite, et elle pouvait avoir pris la brièveté de notre échange comme de la désinvolture de ma part. Moyennant quoi elle pouvait très bien m’oublier dès le lendemain. D’autant qu’elle était peut-être déjà pourvue en hommes, en amis et en livres, et n’avait que faire d’un olibrius emphatique et pathétique.

Les jours qui suivirent, hélas, confirmèrent ces craintes ; le con l’emportait sur le content. Pas la moindre nouvelle de la femme à qui, toujours dans le souci de ne pas me placer sur un terrain qui pouvait la rebuter, je n’avais même pas demandé son prénom.  De peur d’en faire trop, je n’en avais pas fait assez. Ce n’était pas dramatique, mais je regrettais de ne pas avoir assez signifié que je souhaitais une revoyure. Les occasions d’attirance réciproque sont rares et c’est une erreur de les gâcher.

Je n’y pensais plus quand, quinze jours après notre rencontre, un texto arriva en provenance d’un numéro qui ne figurait pas dans mon répertoire. Il était ainsi libellé :

– J’ai commandé votre essai sur Philippe Djian. Je l’ai lu et apprécié. Vous accepteriez de me le dédicacer ? 

C’était signé :

– La femme qui lisait un roman de Philippe Djian au bord du lac de La Cassière.

11 commentaires

  1. Littérature, nature et femme dans une même nouvelle : c’est simple, limpide, franc et tellement proche de la vraie vie. On termine par un retournement heureux (la vie en est chiche, souvent, alors il faut en profiter). On est donc pas toujours perdant.

    Aimé par 2 personnes

  2. J’aimerais bien que vous écriviez quelque chose sur « la femme qui lit Proust sur sa terrasse »… C’est moi!!!! Sur vos conseils, j’ai lu 2 ou 3 livres de Philippe Djian + le vôtre. Pas mal non ?
    Merci de nous donner en plus l’envie d’aller faire un tour en Auvergne.
    Amicalement
    Joëlle

    Aimé par 1 personne

    1. Inspirant, « la femme qui lit Proust sur sa terrasse ». Ça mériterait une nouvelle, en effet. Félicitations en tout cas, chère Joëlle, de vous coller au monument. Je me souviens que vous aviez eu le courage d’essayer Djian, le début de la série des Doggy bag si je me souviens bien, après avoir lu mon essai. Je commence actuellement son dernier, 2030, et je le retrouve en forme dans les premières pages. L’Auvergne est belle, mais la Corrèze ne l’est pas moins. À bientôt, Py.

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  3. Très intéressée par cet article que j’ai lu en entier et avec beaucoup d’attention contrairement à certains, je vous l’avoue. Dans mon enfance, 10 ans peut-être, j’ai séjourné à l’école d’Aydat. Ma tante épouse du frère de mon papa, institutrice à Gujan-Mestras échangeait tous les ans son logement de fonction avec une autre institutrice. Je pense que vous allez bien puisque votre écriture est toujours prolifique et vous avez la chance de respirer le bon air des montagnes d’Auvergne. Je n’ai pas commencé mon texte sur l’Algérie et depuis hier je suis en cuisine j’attends d’un moment à l’autre mon amie d’Atlanta. Elle revient d’Italie et fait une halte en Corrèze avant de rentrer aux Etats Unis mais elle pense revenir au mois d’Octobre. Bien cordialement

    Colete Sanz >

    Aimé par 1 personne

    1. Colette, merci de votre lecture et de votre commentaire. Tant mieux si Aydat vous a rappelé des souvenirs, c’est un bel endroit. Je suis heureux que vous puissiez revoir votre amie d’Atlanta, vous m’en aviez parlé, je m’en souviens. À une prochaine fois, Py.

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