Aurélie et le consultant (2/2)

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(environ 16 minutes de lecture)

– Ainsi, je serais « pas encore déçue par la vie, mais déjà méfiante face aux propositions nouvelles hors de mon cadre habituel ». Ma peur principale serait de « ressembler à ma mère et de devenir prisonnière d’une vie que je n’ai pas voulue ». Je n’aurais pas « la force de bousculer une hiérarchie pour faire valoir mes compétences et mes idées » ?…

– Je le pense, oui, on peut en parler si vous voulez. Mais ce sont 3 lignes sur 3 pages. Si je n’avais pas noté quelques faiblesses ou quelques doutes, vous m’auriez accusé de flagornerie. 

– Ce n’est pas la question. La question est que vous présentez des choix comme des insuffisances. 

– Il n’y a pas de honte à ressentir des peurs. Vous n’avez aucune peur ? Pas peur de vous tromper, de vous faire mal, de faire du mal ?

– J’ai des peurs, oui, mais elles ne sont pas paralysantes. 

– C’est vrai, vous êtes là. 

– Oui. Et ça, c’est une faiblesse !

Elle était toujours mordante dès qu’elle perdait en assurance. Elle était encore trop à cran pour que l’humour puisse prendre entre eux la place qu’il souhaitait. Car de l’humour à l’amour… il n’y a qu’une syllabe. Et maintenant qu’ils étaient attablés dans un bon restaurant, il avait deux heures pour l’apaiser. Et de l’apaiser à la… Non. 

Elle avait mis un pantalon slim noir, des bottines à talons, un tee-shirt manches longues en laine et soie sous une veste en cuir cintrée. Elle s’était remaquillée, pas très bien selon lui. De longues boucles d’oreilles apparaissaient au gré des mouvements de ses cheveux propres qui ondulaient joliment. Des bracelets fins et multiples tintaient à ses poignets. Il sentait son parfum, qu’il ne connaissait pas.

– Pour vous détendre, on va prendre l’apéritif.

– Oui, consentit-elle. Je crois que j’en ai besoin. 

– Aurélie : tout va bien. Il ne va rien se passer. Cool…

– On dirait mon fils.

– Moi qui avais peur de passer pour votre père…

– Vous avez raison : vous ressemblez beaucoup plus à mon père qu’à mon fils.

– Je m’en doute. Vous aimez votre père ?

– Question piège !

– Question intéressante.

– Intéressée.

– Ce n’est pas parce que je ressemble à votre père et que vous aimez votre père que…

– Certainement pas, en effet ! Comme si en plus on pouvait comparer l’amour que l’on a pour un père avec celui que l’on pourrait avoir pour un homme. 

Il commanda une bière car il avait soif, elle opta pour une coupe de champagne. Elle avait décidé de le faire payer, c’était clair. Mais deux heures d’écoute et de contemplation d’une jolie femme valaient bien 100 €. Plus on vieillissait plus l’accès à la jeunesse était cher, logique.

– Donc si j’ai bien lu votre texte, vous pensez que je ne fais pas ce qu’il faut pour m’en sortir ?

– Au contraire. J’ai rappelé tout ce que vous avez fait pour vous réorienter chaque fois que cela avait été nécessaire.

– Oui, mais maintenant vous pensez que je suis dans une impasse.

– Je pense qu’il y a un risque que vous vous enfermiez dans la bulle sécuritaire que vous vous êtes créée.

– Elle est temporaire, j’en ai besoin, mes enfants encore plus.

– Je comprends, et c’est tout à votre honneur d’avoir réalisé ce besoin et agi en conséquence. 

– Alors que me reprochez-vous ?

– Je ne vous reproche rien ! Au nom de quoi ? Je souhaite juste que vous ayez un travail et une vie à la hauteur de vos talents.

L’arrivée du serveur et des apéritifs l’empêcha de rétorquer. Ils saisirent leurs verres.

– À vous, dit-il.

– Si vous voulez.

Ils burent une gorgée, saisirent une olive. 

– Et quelles sont les phrases dans lesquelles vous vous reconnaissez le plus ?

Elle prit son téléphone et fit défiler le fichier.

– Il y en a plusieurs, je dois le reconnaitre. Par exemple, quand vous me faites dire : « Une des choses les plus dures en amour : laisser faire à l’aimé(e) ce qu’il(elle) veut. Un nombre infime d’individus en sont capables ». J’avoue… Ou alors : « Il y a mille bonnes sensations à vivre, mais à ce jour je n’en ai trouvé aucune qui ait la puissance du contact avec l’être aimé ». Ben ouais…

– Ce sont vos paroles, ou vos pensées. Je n’ai fait que transcrire ce que vous avez dit. 

– Vous avez extrapolé. Mais j’ai compris que vous n’aviez pas peur d’extrapoler.

– Je respecte toujours l’esprit, et la lettre chaque fois que c’est possible.

– Vous aimez bien embellir la réalité aussi, non ?

– Comme la plupart des gens, je préfère voir ses bons côtés. Mais mon objectif serait plutôt celui-ci : faire de chaque vie une œuvre d’art.

– Y’a beaucoup de vies pourries.

– Tout est regard.

– Pas tout, non.

Elle était dure dans ses réparties. C’est cette dureté notamment qui lui faisait penser, à lui le consultant, qu’elle manquait d’assurance et qu’elle doutait de l’orientation que prenait sa vie. Mais qui, à part les crétins, ne doutait pas du sens ou du non-sens de sa vie ?

– Ah oui, là, je ne vois pas pourquoi vous avez écrit : « Les femmes ne sont pas faites pour vivre seules. Le problème, c’est que les hommes ne sont pas faits pour vivre en couple ».  J’ai dit ça, moi ?

– Oui. Mais vous aviez et vous avez le droit de dire ce que vous voulez, même si vous ne le pensez pas. 

– Ce qui ne va pas, c’est la deuxième partie de la phrase : « Les hommes ne sont pas faits pour vivre en couple ». En fait, je crois qu’ils ont plus peur de la solitude que les femmes.

– Je suis d’accord. La plupart sont incapables de se débrouiller seuls, alors qu’une femme seule s’en sort très bien.

Ce constat partagé la détendit. Le garçon vint leur demander s’ils avaient choisi ce qu’ils voulaient manger. Ils grappillèrent 5 minutes de répit puis passèrent commande. 

Elle termina sa coupe et lança :

– J’en ai marre d’être sur le grill. Parlez-moi de votre travail, votre vie privée ne m’intéresse pas du tout. D’ailleurs, je l’imagine très bien. Vous êtes beaucoup plus transparent que vous ne le pensez.

– Ah bon ? Comment résumez-vous ma vie privée ?

– Oh, vous avez eu une éducation petite bourgeoise, vous avez fait des études, vous avez été marié, vous avez un ou deux enfants, ce qui vous réconforte et vous permet de penser que vous avez tout bien fait comme il faut. Vous avez divorcé parce que vous êtes un coureur…

– J’ai divorcé parce que la flamme s’était éteinte…

– … et depuis votre divorce vous ne vous attachez pas vraiment, vous avez des aventures, ça vous convient, enfin vous croyez que ça vous convient.     

– Ça ne me convient pas ?

– Pas tant que ça. Vous rêveriez en fait de retrouver une vie de famille. 

– Des enfants, oui. Leur mère, je suis pas sûr.

– Si, même leur mère. Bien sûr, vous voudriez pouvoir la tromper sans qu’elle ne vous dise rien, on bute toujours sur l’éternel problème. Mais vu votre âge, vous devez commencer à vous calmer, non ? Que vous le vouliez ou pas, les occasions se font rares…

Il la regarda, hésitant entre le rire et l’étonnement :

– Dire que c’est moi qui me suis fait traiter de goujat…

– Vous me dites mes vérités, je vous dis les vôtres. 

– Ça me va. Vous voyez que ça fait du bien de se parler, de s’écouter.

– Excusez-moi, mais c’est un peu tôt pour dire que je passe une bonne soirée.

– Vivement plus tard…

– Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Et ne pensez pas à plus tard, il n’y en aura pas. 

– Je suis dans le présent, rien que dans le présent. Vous savez que c’est une des choses les plus difficiles, vivre le moment présent ?

– Je sais.

Un feu artificiel qui ne crépitait pas donnait à la salle des ombres et des lumières qui seyaient à un tête-à-tête de découverte mutuelle. Cette Potinière avait été relooké dans un décor contemporain. Chaises, tables et couverts se mariaient entre gris clair et gris foncé, le verre et le cuir s’associaient au bois laqué, des toiles abstraites et colorées ressortaient sur les murs noirs et blancs. Huit tables étaient occupées sur la vingtaine que comptait l’établissement.

Le vin fut amené, il goûta. Ils avaient pris un blanc sec et glacé parce que les femmes aiment le blanc – « Encore une de vos idées toutes faites » – et lui aussi. 

– Vous êtes plus douce que vous ne le laissez paraître. D’ailleurs je ne suis pas inquiet, vous avez une fille.

– Et alors ?

– Alors, les femmes qui n’ont que des garçons sont plus dures que les femmes qui ont des filles.

– Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

– Un constat.

– Basé sur votre expérience ?

– Sur mon expérience et mes observations.

Elle le regarda d’un œil torve. 

– Et vous, vous avez combien d’enfants ? Des filles ?

– J’ai 3 garçons. 

– Ah, c’est pour ça…

– Que quoi ?

– Que vous courez après les femmes.

– Je cours après les femmes ?

– Ça saute aux yeux.

– Ce n’est pas parce que vous avez l’impression que je vous cours après que je cours après les femmes.

– Si, justement. 

Les poissons qu’ils avaient commandés arrivèrent et ils commencèrent leur plat.

– De toute façon, mâle blanc de plus de 50 ans, je suis une cible.

– De qui ?
– De toutes les communautés qui gangrènent nos démocraties, qui incitent les gens à se définir d’abord comme appartenant à un genre, une couleur, une religion, un courant…, qui les transforment en soi-disant victimes, aigries et revanchardes, quitte à réécrire l’histoire. 

– Vous êtes un universaliste ?

– Oui. Nous sommes des êtres humains avant tout, c’est ce qui nous fonde et nous rassemble. Le reste – sexe, couleur, nation, religion, orientation sexuelle… – est secondaire et n’a pas à être mis au-dessus de notre humanité première et commune.

– Y’a pas mal de mâles blancs de plus de 50 ans qui se conduisent mal, non ?

– Oui. Mais pas plus que dans d’autres catégories. Y’a beaucoup de jeunes non blancs de moins de 25 ans qui se conduisent mal aussi. 

– Et les femmes ?

– Vous nous êtes supérieures, sans contestation possible. Les femmes ont plus d’intelligence, de courage et de douceur. 

– Vous en faites pas un peu trop, là ?

– Il n’est qu’à mettre un singe, un homme et une femme l’un à côté de l’autre pour voir dans quel sens va l’évolution. 

Elle rit et il ajouta :

– Les hommes ? Des sous-femmes.

Elle rit encore et il en était heureux.

– C’est bon de vous voir rire…

Elle s’arrêta aussitôt.

– Parce que femme qui rit a un pied dans le lit ?

– Non, parce que vous en avez besoin, parce vous le méritez, parce que c’est agréable, tout simplement. 

Elle se rabattit un moment sur le poisson pour masquer son trouble. Il ne chercha pas à combler le silence tout de suite. Il avait appris avec le temps qu’il ne fallait pas occulter la gêne quand elle se manifestait, du moins pas immédiatement. Douter, hésiter, être déstabilisé, c’était normal quand on prenait à cœur une discussion. 

Elle revint au questionnement professionnel : 

– Et votre métier, alors : ça marche ?

– Je suis précaire depuis 30 ans, mais ça marche.

– Vous ne savez jamais ce que vous allez gagner ?

– Jamais.

– Vous avez une fortune personnelle, ou familiale ?

– Aucune. Je ne dépense rien en dehors du minimum vital. Et je ne possède rien : ni maison, ni meubles, ni voiture. Je loue tout. J’ai juste une épargne minimale qui me permettrait de tenir quelques mois en me serrant la ceinture.

– Ça ne vous empêche pas de dormir ?

– Ça me pousse à me lever le matin.

Elle acquiesça en silence. Il vit qu’elle pensait à quelque chose.

– Vous avez dû connaitre ça quand vous étiez fleuriste ?

– Oui, mais on était deux à l’époque. Paradoxalement, c’est maintenant que j’ai un salaire fixe, pas gros il est vrai, que je suis plus inquiète. 

– Parce qu’à l’époque, il y avait l’amour…

– Ah, elle vous a plu, cette phrase…

– Oui, parce qu’elle montre un des principaux mérites de l’état amoureux : faire passer au second plan des problèmes qui du coup n’en sont plus, et même donner un sens à une vie qui n’en a pas.

– L’ennui, c’est que ça ne dure pas.

– Non, mais ça se renouvelle. Tout est question de connexions. 

– De connexions ?

– Oui, il faut trouver les bonnes connexions. 

Elle passa un doigt sur le tour de son verre de vin.

– Je crois surtout qu’il ne faut pas trop connaitre l’autre. Pour garder l’envie, le mystère…

– Vous savez ce qu’on dit : la femme cherche à changer l’homme qu’elle aime ; l’homme prie pour que sa femme ne change pas. 

Elle sourit, mais répondit :

– Ça ne correspond pas à mon mariage. J’aurais aimé au contraire que mon homme ne change pas. Qu’il garde son énergie, sa fougue, son enthousiasme…

Elle se recula, lança ses cheveux en arrière. Ses boucles brillèrent comme des lames et elle saisit le verre qu’il avait resservi.

– Pourquoi je vous parle de ça ? Je n’ai pas envie.

– Besoin peut-être…

– Je n’ai pas besoin de psy.

– Je ne voudrais pas l’être. Pas le vôtre en tout cas.

– Pourquoi ? 

Il sourit parce qu’il s’était piégé :

– Joker.

– Pourquoi joker ? Pourquoi ne voudriez-vous pas être mon psy ?

– Vous n’allez pas aimer ce que je vais dire…

– Je n’aime pas au moins la moitié de vos propos.

– Dans ce cas… : quand on est le psy d’une femme, on a moins de chance de devenir son amant.

Elle affirma en secouant la tête :

– Nous y voilà… Vous n’avez aucune chance, combien de fois faut-il vous le répéter ? 

– J’ai entendu. Ça ne m’empêche pas de m’intéresser à vous. 

– Soyez plus discret. J’ai déjà l’impression que vous me mettez à nu avec vos questions. 

– Si on parle, c’est pour aller au fond des choses, sinon ça n’a pas d’intérêt. Par contre pour ce qui est des vêtements, croyez-le ou pas, je ne cherche pas à vous déshabiller. Je trouve que les femmes sont plus belles habillées que nues. C’est une erreur de vouloir ôter les vêtements de celles qu’on désire.

– Permettez-moi de douter de votre sincérité.

– Doutez. Vous réclamiez de la discrétion. Sur ce point, je dirais ceci : une femme ne fait rien simplement, un homme ne fait rien discrètement.

Elle fit mine de réfléchir :

– C’est vrai que dans le genre indiscret vous vous posez là. Mais vous n’avez pas l’air simple pour autant. Tandis que moi je suis à la fois discrète et simple ! 

Ils rirent, ensemble cette fois.

– Bravo pour l’autosatisfaction. Quand elle est discrète, et justifiée, il ne faut pas se priver.

– C’est plutôt de l’autodérision…

Décidément, cette fille avait des talents. Savoir sourire de ses faiblesses et relativiser ses infortunes était une qualité en voie de disparition, chacun.e en 2022 ayant une propension forte à se croire victime d’une injustice, une haute conscience de sa dignité bafouée.

Elle voulut un dessert et il se sentit obligé de l’accompagner. Elle prit le moelleux au chocolat, lui la tatin. Ils pensèrent en même temps qu’ils avaient oublié pourquoi ils étaient là. Cela suspendait le moment, le coupait de l’avant comme de l’après, ce qui avait ses avantages – ils étaient moins sur la défensive et n’avaient plus d’a-priori – et ses inconvénients – quel sens avait ce dîner s’il était sans fondements et ne débouchait sur rien ?

– Au fait, reprit-elle, légère ou faussement légère, vous allez faire des recommandations individuelles dans votre rapport à l’Agglo ?

– Vous voulez dire : est-ce que je vais écrire que telle ou telle personne assurerait bien telle ou telle fonction ? 

– Oui. Ça paraitrait logique, non, après tous vos entretiens ?

– Ça l’est. La lettre de cadrage indique que je dois proposer une vue globale mais avec une mise en œuvre tenant compte, c’est la formule, « des potentiels humains en termes de compétences et de motivations ».

– Traduction ?

– Je n’hésiterai pas à indiquer qu’un agent me parait adapté pour un poste, ou pas. Je formulerai même certaines propositions de reclassement, ou de déplacement.

– Ouh là… Du mouvement ?… Vous allez mettre le feu !

– Pensez-vous : un rapport a rarement d’autres fonctions que de donner bonne conscience à un pouvoir avant d’être enterré. On a stigmatisé le gouvernement pour son recours aux cabinets privés, pourtant très minime en France, mais les doublons public-privé sont plus nombreux au niveau local.

Elle attaqua son moelleux, et, dopée par le chocolat, demanda d’un air ingénu :

– Et pour moi, qu’est-ce que vous allez proposer ? 

– J’écrirais que vous pouvez faire beaucoup plus, que je vous vois bien à la tête d’une équipe avec une mission opérationnelle.

– Si vous m’avez bien écoutée, vous savez que je ne veux pas trop m’investir pour l’instant. 

– Vous m’avez aussi avoué que vous vous ennuyiez.

– C’est vrai. Mais je dois garder du temps pour mes enfants.

– Rassurez-vous, quand bien même vous vous « investiriez » davantage à l’Agglo, vous travailleriez toujours beaucoup moins que dans votre commerce. 

– C’est sûr. Concrètement, qu’allez-vous proposer pour moi ?
Il la regarda en souriant :

– Secret professionnel !

– Vous êtes gonflé ! Alors que vous outrepassez largement le cadre professionnel…

– De toute façon, c’est à vous de décider. Je ne prétends pas choisir pour vous.

– Bien aimable. Mais votre rapport aura peut-être plus d’influence que vous ne le dites.

– Possible. Qu’aimeriez-vous que j’écrive sur vous, en deux lignes ?

– Ce que je vous ai dit : qu’on pourrait simplifier les procédures, ne pas sectionner les tâches entre différents agents. Que j’aimerais bien travailler au développement économique. Et apprendre, progresser.

– C’est à peu près ce que j’avais prévu.

– Tant que vous y êtes, demandez qu’on vire les cons et les nuls…

– Ça va réduire les effectifs de moitié.

– Ce serait l’idéal. Demandez aussi qu’on double mon salaire.

– Là…

Ils terminèrent leur dessert dans un silence léger. Quand elle posa sa cuillère, il reprit :

– Vous voyez, ça s’est bien passé.

– Qu’est-ce qui s’est bien passé ?

– Ce diner.

– C’est vrai. 

Elle pensa aussitôt. Oui, mais c’est maintenant le problème. Que va-t-il en déduire, de ce diner qui s’est bien passé ? Comme s’il lisait dans ses pensées, il déclara :

– Ne vous inquiétez pas de la suite.

– Je peux ? Ne pas m’inquiéter ?

– Vous pouvez. Je suis bien, là, avec vous, j’aimerais vous revoir, vous écouter encore, dans un autre cadre peut-être ; mais en sortant, je vous raccompagnerai à votre voiture et nous rentrerons, vous chez vous, moi à l’hôtel.

– Je vous félicite. Qu’est-ce que vous entendez par « vous revoir dans un autre cadre » ?

– Tout à l’heure, vous doutiez de ma sincérité sur le fait que ma vie de célibataire aventureux me convienne…

– Oui.

– J’avais répondu que des enfants me manquaient plus qu’une femme.

– J’avais rétorqué que je ne vous croyais qu’à moitié.

– Essayez de me croire un peu et, quand vous le sentirez, pourquoi pas dans 15 jours quand je reviendrai pour une nouvelle série d’entretiens à l’Agglo, invitez-moi à dîner chez vous, avec vos enfants. Ça me plairait beaucoup.

Elle le fixa d’un air dubitatif, cherchant à mesurer la sincérité de ses propos tout en réfléchissant à la suggestion :

– Comme un ami de la famille ?

– Je serais très flatté.

– Et comment je présente ça aux enfants ? 

– La vérité : j’interviens sur votre lieu de travail et nous avons sympathisé.

– Sympathisé, vous allez un peu vite… Mais admettons. Et ça nous apportera quoi ?

Il s’anima :

– Aurélie, on ne sait pas ce que ça va nous apporter ! On essaye juste de passer un bon moment. Le présent, rappelez-vous, le présent. On confronte et on enrichit nos humanités. 

– Rien que ça…

– Rien que ça, oui. Vous avez peur de mes calculs pour vous séduire, mais vous êtes beaucoup plus calculatrice que moi. 

– Les femmes ont besoin de calculer, croyez-moi, dans tous les sens du terme.

– Alors si dans 15 jours vos calculs vous amènent à la conclusion que la somme de vous + vos enfants + moi pendant deux heures dans votre séjour font un nombre positif pour les quatre éléments de l’ensemble, alors faites-moi signe s’il vous plait.

– Excusez-moi, je ne comprends pas : qu’est-ce que ça vous apportera ? Deux heures distrayantes ?

– Deux heures distrayantes, mais aussi l’énergie et les mille choses que vous apprennent les enfants, la proximité avec une femme qui me plait, une connaissance supplémentaire d’un mode de vie contemporain, et, je l’espère, la joie d’avoir apporté moi aussi du positif à mes hôtes. 

Elle secoua la tête en balayant l’air de la main :

– Tout ça en deux heures !…

– Ça durera bien plus de deux heures. Je veux dire qu’un bon moment, ça vous maintient en forme pendant des jours, des semaines, voire des mois !

Elle éclata de rire :

– N’importe quoi !…

– Osez me dire que ce n’est pas vrai.

– Les moments exceptionnels, oui, ça dure ! Mais un petit diner tout simple avec des enfants…

– Parce que vous avez l’habitude. 

– Moi, j’aimerais bien quelques soirées calmes…

– On rêve toujours ce qu’on n’a pas, ou plus…

– N’empêche, vous exagérez.

– Je m’émerveille de peu. Et je suis très sensible : je ne peux pas voir un film sans pleurer. Une chanson de la dernière midinette en vogue peut me retourner le cœur… 

– Eh ben… On n’est pas fauchés…

Il rit à son tour et dit en posant les mains à plat sur la table :

– On y va ?

Un peu surprise, elle consentit :

– Allez.

Il s’approcha de la caisse et demanda l’addition. 

– Ça a été ? demanda la patronne.

– C’est à Madame qu’il faudrait demander, mais je crois, oui.

La patronne sourit.

Ils se dirigèrent vers la sortie. Il lui ouvrit la porte et elle passa devant lui. Ils se retrouvèrent dans la rue. Il avait plu et les lumières de la ville se reflétaient sur la chaussée luisante.

– Où êtes-vous garée ?

– Par là.

Ils prirent la direction. Il aurait aimé lui prendre la main mais cela aurait été trahir sa promesse et risquer de la perdre. Elle n’aurait pas été contre qu’il lui prenne la main à cet instant, juste à cet instant, mais cela pouvait avoir des conséquences dont elle ne voulait pas. Avec sa propension à extrapoler, elle avait intérêt à se méfier. S’il était sensible, en plus… 

– Attention…

Sans brusquerie, il la freina par le bras parce qu’un vélo arrivait qu’elle n’avait pas vu.

– Mince, je l’avais pas entendu !

– Un des mauvais côté de l’écologie ambiante…

Sans se le dire, ils virent l’un et l’autre dans ce contact aussi furtif que respectueux, spontané, une marque aussi bien de connivence que de respect. 

Ils arrivèrent à sa voiture.

– Vous saurez rentrer à votre hôtel ?

– Sans problème. J’aime marcher la nuit. Le jour aussi, d’ailleurs.

– Il me reste à vous remercier pour ce diner.

Il ne voulait pas lui demander si elle avait passé une bonne soirée. C’était trop tôt. Surtout, c’était à elle de s’en rendre compte. 

– Je vous retourne le compliment : merci pour cette soirée.

La serrure se déverrouilla, elle ouvrit la porte, jeta son sac sur le siège passager, s’assit derrière le volant. Le pantalon lui faisait de belles jambes et la veste cintrée marquait sa taille et sa poitrine. Il prit la poignée pour fermer la porte, et, comme juste à ce moment elle lui lança un regard apaisé, il osa :

– À dans 15 jours ?

– Peut-être.

Elle tourna vite la tête et démarra pour masquer son sourire, qu’il ne sut pas comment interpréter. Ça lui convenait : il fallait laisser à cette soirée le temps de produire ses bienfaits.

5 commentaires

  1. Alors ça…, alors ca…, c’est très laid !Plagier une amie, quelle honte.Je ne te ferai plus aucune confidence. Rien. Nada.Ma pauvre mère ! Introduite de force dans la description des approches d’un consultant dragueur. On aura tout vu.Et dire que d’aucuns se mêlent de critiquer les honoraires de McKinsey & Compagny, alors qu’il faut bien payer les restos avant la chambre. Allez, j’arrête de te taquiner.Tu as bien fait.Elle est très plausible ton histoire.

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  2. J’avais l’impression, en lisant ton texte, d’être assise à la table à côté, tant ces dialogues sont réalistes, fins et intelligents. Mais c’est la place de la belle Aurélie que j’aurais aimé occuper !

    Aimé par 1 personne

  3. Il faudrait peut-être que ces deux-là finissent par se tutoyer!!! L’amitié naissante (voire plus) grandira naturellement. C’est « mon conseil du jour » mais je ne suis pas spécialiste…
    Je VOUS embrasse Pierre-Yves
    Joëlle

    Aimé par 1 personne

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