Ode rurale ou blues de l’élu local

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 (environ 7 minutes de lecture)

En termes de chiffres, la situation est claire : entre 1950 et 2020, mon hameau est passé de 27 à 6 âmes, mon village de 512 à 165 habitants. Il y a donc des maisons vides et toutes sont moins remplies.

L’extérieur n’a pas moins changé. Les prés où pâturaient des animaux ont été remplacés par la lande ou par la forêt. Les ruelles et les routes ne sont plus recouvertes de bouses, de paille et de boue ; elles sont plus austères, plus sèches, plus policées.

Le langage s’est modifié lui aussi. On ne s’apostrophe plus en patois, mais en français. On parle moins fort, on ne discute plus récoltes et approvisionnement, on échange quelques informations légères. 

Les enfants ne crient plus, car ils ne sont plus ; seuls quelques isolés demeurent, qui suivent ailleurs leurs activités scolaires et para-scolaires. Il n’y a plus de bandes, plus de courses, plus de jeux improvisés sans cesse renouvelés. 

Les bistrots – Chez Pierrot, La mère Michat –, l’épicerie – qui faisait bar également –, le boucher, le boulanger, le bazar-tabac-poste, l’hôtel-restaurant des voyageurs, ont disparu les uns après les autres. Dans le même temps, le menuisier, le rétameur, l’électricien, le garagiste « autos et cycles » ont fermé leurs ateliers.

Les cloches de l’église ne sonnent plus. D’ailleurs il n’y a plus de messe. Le presbytère, vide de curé, est maintenant possession de la mairie, qui n’a pas les sous pour le mettre aux normes et le rendre habitable. 

Cette évolution s’explique. Les gens meurent, certes, mais ce sont les départs vers d’autres cieux, ainsi que le non-renouvellement des générations, qui ont créé la désertification. Comme un aimant, la ville a attiré les gens, devenus dépendants à la consommation et aux loisirs. Le changement de valeurs a modifié les comportements, les femmes conçoivent moins d’enfants, les familles ne durent pas.

Et pourtant, je ne suis pas triste, même pas inquiet. Je ne sais pas le formaliser car l’expression n’est pas mon fort, mais j’ai une analyse, basée sur ce que je vois et entends. Mon analyse est que le plus dur est passé pour les villages, pour la campagne, la ruralité comme on dit aujourd’hui.

La fin du XXe et le début du XXIe siècles ont été marqués par l’ouverture des frontières, la libéralisation des échanges, le développement des moyens de transport. Internet a parachevé la destruction de l’édifice en abolissant l’espace et le temps, en rendant tout accessible tout de suite, en supprimant la distinction vie publique vie privée. Cela a entraîné un accroissement considérable des richesses et la concentration de ces richesses, dans les villes. En France, la population est urbaine à 80 %. Dans le monde, on est à 55 %, et les projections pour 2050 montent à 75 %.

Oui, mais le modèle atteint ses limites. Les villes sont si denses qu’elles n’arrivent plus à offrir des conditions de vie décentes à leurs habitants. Il n’y a pas besoin d’aller à Manille ou à Calcutta pour constater les problèmes ; Paris est une ville où règnent le mal-logement, la surpopulation, l’insécurité, la pollution, la saleté. La qualité de services y est déplorable, dans les restaurants, dans les gares, dans les commerces, à l’hôpital…

Résultat : d’innombrables citadins rêvent de s’installer à la campagne. Ou du moins dans des petites villes. On estime le nombre des rêveurs à 7 millions rien que pour la France. C’est pourquoi je n’ai pas aimé le mouvement des « gilets jaunes », qui a fait croire à la France entière qu’il n’y a point de salut en dehors des métropoles. C’est un mensonge ; c’est l’inverse qui est vrai, et la catastrophe du Covid n’a pas tardé à rétablir la vérité : on vit mal dans les capitales. Alors qu’on vit bien dans les villes petites et moyennes, ou à proximité de celles-ci. L’air et l’espace y sont abondants, les possibilités d’accueil et d’activités sont très nombreuses, la politesse et l’attention aux autres n’ont pas tout à fait disparu. 

Il n’y a pas de travail ? C’est en train de changer, là aussi. La technologie aussi bien que l’évolution des modes de vie permet maintenant de ne pas habiter à côté de l’entreprise qui vous emploie : le télétravail se développe et on arrive à le coupler avec des moments de présence, en vue d’un équilibre satisfaisant pour le salarié comme pour l’employeur. 

Il me semble aussi que « la délocalisation », revendiquée à grands bruits depuis le Covid, est déjà en marche, du moins pour les produits ne nécessitant pas une technologie de pointe et des matières premières rares. Dans l’alimentation surtout, mais aussi dans l’artisanat, les services à la personne, le tourisme, la santé, le sport, il existe rien que dans mon département une multitude d’initiatives intéressantes. 

On peut aussi, maintenant, travailler sans dépendre d’une hiérarchie. Le statut de micro-entrepreneur permet à des millions de personnes de tenter de mettre en œuvre un projet économique, découlant d’une passion. Tout ne réussit pas bien sûr, mais, à l’époque, tous les paysans ne réalisaient pas de belles récoltes chaque année non plus.

Les villages vont donc se repeupler. C’était déjà le cas de ceux qui se trouvent à proximité des formidables petites villes. Je suis confiant : le Limousin, l’Auvergne, le Quercy, la Lozère, mais aussi la Marne, la Sarthe, le Loir-et-Cher… attirent de plus en plus de gens, pas seulement pour les vacances. Les femmes et les enfants vont revenir.

Pour autant, j’hésite à me représenter. Ce n’est pas la peur de la défaite qui m’effraie. J’ai été battu, élu, réélu, battu, élu de nouveau. Au conseil départemental et à la mairie. J’ai loupé de peu la députation.

Ce qui me fait hésiter, c’est la violence qui maintenant s’abat sur les élus. Dès que vous avez une responsabilité, des individus lambdas, des intellectuels, des gauchistes, des égoïstes, menacent de vous faire la peau. 

Comprenez-moi bien : la critique est normale, et même l’opposition. Ce qui ne l’est pas, c’est l’insulte, les menaces, l’appel à la désobéissance et à la rébellion. La moindre décision est désormais sujette à l’hystérie. On dirait que la moitié des Français n’a rien de mieux à faire que de chercher à dégommer ceux qui tentent d’agir là où ils sont. Des millions d’imbéciles se mettent « en colère » pour une peccadille. Le monde est de plus en plus complexe, et les gens voudraient la perfection, sur tout, tout de suite. Même sur ce qui est nouveau, imprévu. Et si les gouvernants étaient parfaits, surpuissants, cela ne conviendrait toujours pas, puisque la perfection selon X ne correspond pas à la perfection selon Y, qui diffère de celle selon Z.

Au lieu d’accepter l’évidence du tâtonnement, de la recherche du compromis, on vilipende ceux qui ne se conforment pas en tout point à l’idée que l’on se fait du juste et de la solution. 

Le paradoxe est qu’au moment des élections, la moitié des gens… ne se déplacent pas. Ils s’abstiennent quand ils pourraient choisir, alors qu’ils s’énervent quand ceux qui ont été élus font au mieux pour résoudre un problème. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez ces abstentionnistes ?

Certains, les plus jeunes notamment, ne voient pas l’intérêt d’aller voter. Ils considèrent que les candidats sont interchangeables, ou qu’ils trahissent leurs promesses une fois élus, ou qu’ils n’ont pas le pouvoir d’agir sur leur vie. Eh bien excusez-moi, mais ils se trompent dans les trois cas :

– les candidats ne sont pas tous les mêmes, loin de là. Vous verriez certains de mes collègues, vous comprendriez ce que je veux dire ;

– on ne peut pas tout faire, on se heurte à la réalité, on n’arrive pas à convaincre, mais on ne change pas du tout au tout entre l’avant et l’après-élection. On garde une bonne partie de ses convictions et de sa personnalité ;

– les politiques ont moins de moyens qu’avant, c’est vrai. Les institutions internationales d’une part, les grands groupes économiques d’autre part, en possèdent davantage. C’est logique et ce n’est pas une mauvaise chose. Mais en termes d’emplois, de logements, de santé, d’éducation, de sécurité, d’aide sociale, d’aménagement du territoire, les élus ont encore beaucoup de pouvoirs, à tous les niveaux.

On nous reproche aussi d’abuser de ces pouvoirs, ce qui est bien la preuve qu’il nous en reste. Eh bien je vais vous dire : des pourris il y en a, comme partout, mais peu. Des faibles, à la morale élastique, il y en a davantage, disons 25 %. 25 % qui profitent du système plus qu’ils ne donnent. Ça laisse quand même 3/4 d’honnêtes républicains. Sur 520 000 élus, ça fait du monde.

Tiens, pour vous prouver mon honnêteté, je vais vous avouer quelque chose : on n’est pas si mal payé. Comme pour les profs, la sous-rémunération est une légende qui ne tient pas à l’examen des faits. Le maire d’un petit patelin touche 700 € nets par mois, le maire d’une ville de 10 000 habitants 2000 € nets, celui d’une ville de 50 000 3700 € nets. À cela, on peut ajouter les indemnités de l’intercommunalité, de certains organismes comme l’office HLM, le service de secours, l’hôpital…, qui peuvent doubler le salaire. Les adjoints sont eux aussi bien lotis : pour une responsabilité plus légère et un travail limité, ils touchent à peu près un tiers de l’indemnité du maire. Un conseiller départemental ou régional gagne 1600 € nets en moyenne.

Bref. On a beaucoup d’emmerdements, mais on est rémunéré, ne pas le reconnaitre serait malhonnête. Ai-je abusé de mon pouvoir ? J’ai embauché, placé, accordé, attribué, mais j’ai respecté les lois de notre pays. Et jamais je n’ai mis dans ma poche un sou d’argent public autre que mes indemnités. 

On n’est pas si mauvais. On fait ce qu’on peut. On a l’amour de notre coin, on prend à cœur nos responsabilités. Je connais ma ville, mon département, ma région, je sais trouver un compromis. J’aime les gens, je me décarcasse pour eux, même s’ils ne s’en rendent pas toujours compte. Je n’attends pas de remerciements. Juste qu’ils ne nous tapent pas dessus. Si on tape sur ceux qui font vivre la démocratie représentative, il n’y a plus de démocratie.

Je suis membre d’un parti, mais je garde ma liberté de pensée. C’est important les partis, comment faire sans ? Je ne carbure pas aux sondages. Pour prendre une décision, je mélange réflexion, conviction, négociation. Je cherche un équilibre.

Nos actes ont des conséquences, sur celles et ceux qui vivent autour de nous, sur celles et ceux qui viendront après nous. Alors je crois que oui, je vais continuer encore un peu, du moins si les électeurs veulent de moi. Je ne serai pas seul. L’engagement de personnes d’âges, de milieux et d’horizons divers est un gage de citoyenneté, important à l’heure où la démocratie représentative est remise en cause par les populistes de tous bords. 

Nous jouons un rôle majeur dans la valorisation du patrimoine et l’animation des territoires ; c’est en bonne partie grâce aux élus locaux que la France est riche de tant de festivals, de sites remarquables ouverts au public et de chemins de randonnée par exemple. 

J’espère vous avoir convaincu, de voter pour moi peut-être, mais surtout de voter. Et de ne pas avoir peur de venir habiter les villages et les petites villes ; ne regrettez pas le « vieux temps », qui n’était pas si « bon » que ça, croyez-moi. Nous n’avons pas besoin de passéistes, mais de personnes ancrées dans le présent, ouvertes sur le monde, tel qu’il est. II y avait 1,6 milliard d’habitants sur la terre en 1900, 6,1 milliards en 2000, 7,8 milliards en 2022. Comment ne pas en tenir compte ?

La France ne représente plus que 0,8 % de la population mondiale. Pour survivre, elle doit s’unir et composer avec d’autres. Elle doit aussi utiliser toutes les ressources géographiques de son territoire et se montrer plus généreuse que peureuse. Merci de votre attention.

3 commentaires

  1. Emouvant plaidoyer dont je partage pas mal de choses : notamment le fait de pointer du doigt l’intolérance de trop de gens et la conclusion qui rappelle le rôle positif d’une majorité d’élus tout en rappelant l’importance, encore, de la démocratie représentative.
    Je me doute que derrière le narrateur l’auteur et l’homme que je connais ne sont pas loin. Je retrouve ici avec plaisir ton regard perçant, Pierre-Yves, tes arguments chiffrés ou étayés.

    Voici quelques remarques plus polémiques.
    Lorsque tu évoques la crise Covid, je suis étonné par le mot « délocalisation » alors qu’il est question de « relocalisation ». Coquille ?
    Sur la méchanceté de certains à l’égard des élus, tu cites les gauchistes. Les gens d’extrême droite sont, eux aussi, bien placés sur ce registre.
    Enfin, la tirade anti Paris me semble facile et assez injuste. Le parisien écolo gauchisant (triple peine, triple tare) que je suis rappelle que si l’insécurité était si forte, Paris se viderait, que la pollution est à mon avis en retrait par rapport à ce qu’elle a été il y a 20 ans par exemple, que la saleté est réelle par endroit et pas généralisée, et est-elle plus grande qu’à Marseille ou Tourcoing ?

    Merci quoi qu’il en soit pour ce texte utile et intéressant.

    Aimé par 1 personne

    1. Merci Jean-Claude pour ce commentaire à la suite de ta fine lecture. Sur les quelques points où tu m’interpelles, voici mon avis en quelques mots :
      – relocalisation serait plus adapté, tu as raison.
      – en France, ceux que l’on classe à l’extrême-gauche sont selon moins plus néfastes que ceux que l’on classe à l’extrême-droite, et plus coupables car ils ont un niveau d’éducation supérieur ;
      – il me semble qu’il est plus facile de parler de Paris en tant que ville lumière. Un des buts de mes écrits est d’essayer de voir juste, pas injuste. Paris m’apparait comme une ville du tiers-monde en bien des points ; il y aurait sans doute à dire sur Marseille et Tourcoing, mais ce n’était pas le sujet et il était plus éclairant de comparer le village avec la capitale. Tu as raison sur la diminution de la pollution depuis 20 ans (ce qui ne veut pas dire que l’air parisien est agréable et sain). La ville ne se vide pas, malheureusement, car des gens veulent encore y habiter (pour des raisons professionnelles ou personnelles), mais elle s’est vidée de certaines populations, de deux manières : tous ceux qui ne pouvaient plus payer sont partis, beaucoup qui pouvaient se payer une maison et un travail ailleurs sont partis aussi.
      Ceci étant, Paris a quelques attraits et il est heureux qu’il y ait encore des Parisiens qui aiment leur ville.
      Merci encore, Py.

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