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Je me souviens d’un bout d’histoire que racontait mon grand-père à la fin de sa vie, quand la bibine qu’il avalait et les neurones qu’ils perdaient libéraient une parole dont il avait été plutôt avare jusque-là. Il y avait aussi le phénomène connu de la mémoire des personnes âgées, qui semble se concentrer, voire s’aiguiser, sur le passé lointain, au détriment du passé immédiat, effacé au fur et à mesure qu’il se crée.
Il avait fait la guerre de 14, la « der des ders » comme l’espérait le peuple utopiste des années 20-30, « la grande » comme on disait dans la seconde moitié du XXe siècle, « la préférée » chantait Brassens le troubadour.
– Verdun, j’y étais, assurait Pépé Marcel.
C’était vrai. Mais alors qu’il avait pendant 50 ans, entre 25 et 75 ans, tu sa participation à cette apocalypse – peut-être en raison du complexe des survivants, culpabilisant d’être restés debout voire héroïsés alors que tant de leurs camarades aussi valeureux qu’eux n’étaient pas revenus de l’enfer –, il revendiquait désormais sa présence sur les champs de batailles devenues glorieuses, faute de mieux.
C’est au Chemin des Dames, en 1917, qu’il situait la tragique anecdote qui semblait le hanter, puisqu’elle revenait sous différentes formes dans ses propos, et plus souvent encore dans son cerveau qu’il ne maitrisait plus. Au Chemin des Dames, pour faire simple, il s’agissait d’attaquer de nouveau, d’enfoncer le front allemand, alors que la bataille de Verdun avait été surtout défensive et que celle de la Somme n’avait pas donné les résultats escomptés, malgré, juste pour la Somme, 1 000 000 de victimes dont 440 000 morts en 5 mois.
À la mi-avril 1917, il faisait un temps glacial sur ce plateau, dont les points hauts étaient tenus par les Allemands présents sur place depuis septembre 1914. L’artillerie française avait eu pour mission de préparer l’attaque des fantassins en pilonnant les positions ennemies. Mais les bombardements mal ajustés contribuèrent surtout à créer un paysage lunaire, sans plus de végétation, au sol instable bourré de cratères.
Le 16 avril à 6 heures – il neigeait –, l’offensive française fut lancée. Les premiers hommes sortirent des tranchées en franchissant le parapet, c’est-à-dire le monticule de terre et de sacs de sable situé devant la tranchée.
– L’heure est venue, confiance, courage et vive la France !
C’était les paroles du général Nivelle, concepteur de la bataille, que l’on reprenait pour initier l’assaut. Très vite, les soldats furent pris en enfilade par des mitrailleuses, placées non seulement en face d’eux, mais aussi de côté au sortir de souterrains cimentés que les Allemands avaient eu tout le temps d’aménager. Les pertes furent effroyables, près de trois quarts des hommes tombèrent sur-le-champ.
Quand vint le tour de la section de Marcel, son lieutenant se redressa pétard au poing et gueula « En avant ! » tout en grimpant le premier sur l’échelle. Les hommes suivirent et franchirent le parapet. Marcel, même pas sergent, mais fougueux et valeureux, était considéré comme le second de la section. Comme les autres, il avança droit sur l’ennemi baïonnette au canon, courbé sous la mitraille et tâchant de ne pas tomber sur cette terre qui ne tenait pas, dans laquelle se mélangeaient le fer, le sang et la neige.
Marcel n’avait pas fait vingt mètres qu’un obus allemand frappa de plein fouet son lieutenant. Selon mon grand-père quand il évoque la scène, la tête du lieutenant se sépara du corps et s’en alla s’écraser au loin. Mais, assure-t-il, alors qu’elle passait devant lui, la tête du lieutenant a hurlé :
– Marcel, prends le commandement, c’est un ordre !
L’histoire s’arrête en même temps que la vie de l’officier. À cet instant de la narration, les yeux de mon grand-père se perdent. Et il se tait.
– Et alors ? Tu l’as pris, le commandement ?
Plusieurs fois, j’ai posé cette question. Il n’a pas toujours répondu. La meilleure réponse que j’ai obtenue est celle-ci :
– Je l’ai pris. Mais on s’est fait décimer. L’artillerie n’avait pas fait son boulot.
Parfois, j’ajoutai :
– Et toi ? Comment tu t’en es sorti ?
Il restait un moment le regard dans le vide, comme s’il n’avait pas entendu. Mais une fois il a dit :
– J’ai été blessé. Je me suis retrouvé dans un hôpital.
Je sentais qu’il ne fallait pas aller plus loin. Ce qui comptait, c’était la tête du lieutenant décapitée qui lui donnait l’ordre de prendre le commandement. Parfois, d’ailleurs, il évoquait la scène lors d’un repas alors qu’on parlait de tout autre chose. Soudain il disait assez fort :
– Prends le commandement, Marcel ! C’est un ordre !
Et il répétait :
– Marcel, c’est un ordre !
On se figeait. On le respectait. Il s’en rendait compte. Alors il buvait un verre de vin, puis marmonnait pour lui-même :
– La tête du lieutenant… C’est la tête du lieutenant qui me l’a dit. Aussi vrai que je m’appelle Marcel.
Il était sincère, aucun doute. Il avait cette image en tête, et on comprend aisément qu’elle ait pu le hanter. Par quels mécanismes mémoriels et traumatiques ces mots s’étaient-ils mis à sortir de cette tête arrachée par un obus ? Le lieutenant les avait-il prononcés juste avant l’impact ? Nul ne le saura jamais.
Certains membres de ma famille sont assez sévères avec notre grand-père :
– Il débloquait grave, à la fin.
Je suis plus indulgent. Si cela avait été nous, comment serions-nous revenus de l’enfer ? Et après tout : si cette reconstitution avait été arrangée par son cerveau pour surmonter le choc et revivre après Verdun et Le Chemin des Dames, ce n’était pas une mauvaise thérapie. Combien d’individus d’ailleurs, de tous temps et de tous âges, ne tiennent que par un mensonge originel, sur quoi tout est bâti, qui entrainerait l’effondrement du menteur s’il était dévoilé ? Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire, c’est malheureusement vrai.
Dernière remarque sur la tête du lieutenant qui parle quelques secondes après avoir été arrachée : et si c’était vrai ? Personne, j’imagine, n’est tenté de vérifier.
Ce vingtième siècle me donne encore une raison d’envisager le suicide. Tragique et comique sont traduits avec dignité par Pierre-Yves Robert. Tu as encore de quoi bien me déprimer avec ce cher vingt-et-unième siècle, camarade.
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Heureusement que l’humain est capable d’une telle protection envers lui – même lors de telle situation horrible. Ce ne serait pas supportable de ne voir que la vérité. Il faut parfois l’embellir à sa manière.
L’horreur est malgré tout toujours présente dans leurs esprits.
Merci à eux d’avoir participé à cette affreuse guerre, et nous permettre d’être Français.
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Mon grand-père me racontait aussi des histoires incroyables qui s’étaient passées dans ces fameuses tranchées . Lui était vaguemestre et pour passer de tranchée en tranchée ,il se donnait du courage à coup de
gnôle d’où peut-être ces histoires ….
En tout cas chapeau bas à toute cette jeunesse qui s’est sacrifiée pour nous offrir notre liberté .
Et pour ceux qui sont restés debout , il a fallu remettre le couvert en 40.
Que de vies sacrifiées à la folie des hommes.
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Merci. C’est quand même troublant… Amitiés.
Daniel
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C’est vrai ce que vous dites : beaucoup de gens ne gardent leur équilibre que parce que ils se mentent à eux même, volontairement ou pas. Marcel est un brave homme. Quel courage il fallait pour sortir de la tranchée..
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Pépé Marcel ne s’était-il pas aussi fait remettre l’épaule dans des conditions abominables dans cette même guerre ?!
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