Les hôteliers ont le cœur qui saigne

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(environ 15 minutes de lecture) 

Ils ne pouvaient plus se cacher la réalité : leur affaire marchait de moins en moins bien. Le chiffre ne cessait de diminuer. Certes, il y avait eu le Covid et l’affreuse année 2020, mais la pente était amorcée depuis 2015 au moins, si ce n’est 2012. Ils devaient le reconnaitre, ils n’arrivaient pas à redresser la barre. 

Ils avaient monté leur hôtel en 1991. Cela faisait donc 30 ans. Lui cuisinier, elle serveuse de restaurant, ils s’étaient rencontrés, mariés, et, assez vite, avaient décidé de « créer quelque chose ». Ce projet était devenu consubstantiel de leur amour, au même titre que l’enfant, Adeline, née deux ans avant l’ouverture de l’hôtel.

Car c’est un hôtel plutôt qu’un restaurant qui s’était imposé à eux. 

D’abord, ils connaissaient trop la fragilité d’un restaurant pour avoir envie d’en monter un. Un hôtel était solide, s’imposait dans une ville, tandis qu’un restaurant dépendait des modes et de la concurrence, permanente, car des tas de gens s’improvisaient restaurateurs et les ouvertures pullulaient, avec plus ou moins de réussite.

Ensuite, ils rêvaient d’accueillir des visiteurs dans leur bonne ville du Puy, en dehors de laquelle ils ne se voyaient pas vivre. Les gens appréciaient qu’on donne le meilleur de soi pour les nourrir et les loger, mais si en plus on leur faisait aimer la ville où ils s’arrêtaient, cela créait un véritable attachement. Les qualités de l’hôtel devenaient partie intégrante des souvenirs de vacances, les hôteliers figuraient les personnages indispensables de l’histoire que l’on aurait à (se) raconter au retour. Franck et Laura, c’était leurs prénoms, se voyaient bien dans la peau de ces personnages, typiques et sympathiques.

Cela avait bien démarré. On pouvait même dire que les dix premières années avaient été fantastiques. Il y avait du monde, de la vie, de la joie, l’hôtel plaisait et gagnait en renommée, fréquenté aussi bien par des vacanciers que par des personnes en déplacement professionnel. Les clients y revenaient : des commerciaux, des enseignants, des marcheurs et des estivants. Franck essayait des recettes, adaptait en permanence, se prenait au jeu. Laura ne cessait d’embellir la salle à manger, le salon, les chambres. Ils travaillaient avec une femme de chambre et un commis de cuisine, assuraient tout le reste. Ils ne distinguaient pas la vie personnelle et la vie professionnelle, et ça leur convenait ; ils aimaient travailler.

Il est vrai que cette période, la fin du XXe siècle, était d’une incroyable légèreté par rapport à ce qui allait suivre. Dans les années 90, il n’y avait pas de terrorisme, pas de communautarisme, pas de haine en ligne, pas d’indignation systématique, pas d’apprentis dictateurs plébiscités par les médias, pas d’information continue, pas d’enfants et d’adultes abrutis par les écrans. Un monde perdu, à tout jamais. 

– Internet, ça a été le début de la fin, constatait Franck, et il n’était pas seul à le penser.

En effet, la décennie suivante avait été plus difficile. Ils avaient pourtant plus de métier, et chacun sait que, quel que soit le domaine, l’expérience est le facteur essentiel pour la compétence. Mais la concurrence avait augmenté. Les grands groupes investissaient ou réinvestissaient la place : Ibis Budget, Ibis Style, Kyriad, Campanile, sans parler des indépendants du Régina, du Dyke, du Bristol, qui refaisaient tous leurs chambres et leurs entrées. Franck se demandait cependant comment on avait pu accorder 3 étoiles aux Ibis Style, dont le confort était aussi déplorable que le service.

– Et où ils trouvent l’argent, putain ?

– Laisse-les, ne t’occupe pas d’eux, tentait Laura. Continuons à faire de notre mieux, améliorons toujours.  

Ils firent, ils améliorèrent. Il n’empêche, ils avaient beaucoup de mal à tenir face à l’agressivité commerciale des franchisés, qui bénéficiaient de campagnes nationales et des tous nouveaux moyens à disposition pour se faire connaître. Tout se passait en ligne maintenant. Or, pour le dire simplement, internet n’était pas leur truc. Ils avaient essayé un temps de maintenir les réservations par téléphone ; mais ils avaient vite constaté que c’était peine perdue. Ils durent consentir à un site, incontournable, sans quoi ils seraient tout bonnement morts. Ils durent de plus se faire enregistrer sur les plateformes, Booking, Trivago, Kayak et autres voleurs incontournables, qui vous prenaient une bonne partie de la marge que vous arriviez à dégager. Heureusement qu’Adeline, fille de Franck et Laura, les aida pour « toutes ces conneries à l’ordinateur ».

Aux alentours de 2010, étaient arrivés « ces saloperies de réseaux sociaux », qui faisaient que chacun y allait de son petit couplet pour vous décaniller, comme ça, parce qu’un quidam avait trouvé la mousse au chocolat trop amère ou parce que le matelas de la chambre n’était pas extra-ferme. Ou pour le plaisir de faire chier, de juger, de saquer. On était noté, maintenant. Tout comptait : un morceau de pain resté un peu trop longtemps dans la corbeille pouvait vous faire perdre un point. Un papier pas au goût d’un cul exigeant vous valait un commentaire incendiaire. Et avec une note inférieure à 9/10, vous étiez considéré comme infréquentable.  

Les prestations de leur établissement restaient pourtant d’un bon niveau, estimaient-ils. Certes, il était mal vu de se noter soi-même, mais quand vous teniez votre boutique à bout de bras depuis vingt ans, vous connaissiez vos faiblesses et vos qualités. Et vous saviez évaluer la concurrence. Pour les chambres, ils voulaient bien reconnaître que d’autres les surpassaient. Mais en termes de cuisine, de service, ils s’estimaient au niveau. Et puis, l’authenticité, la sincérité, la chaleur, ça ne comptait pas ?

– La qualité ne paye plus, constatait Franck épuisé. Les gens veulent de la merde ! Et moi je ne sais pas faire de la merde !

– Faut tenir, encourageait Laura.  Ça finira par payer.

– Non, les gens sont devenus bêtes et méchants, résumait Franck, découragé.

– Pas tous, nuançait Laura. On a toujours des clients charmants.

– Une minorité.

Il est vrai que le comportement général s’était dégradé. Non seulement beaucoup pinaillaient, râlaient, exigeaient, mais en plus ils dégradaient, salissaient, abîmaient. Oui, une fois planqués dans leur chambre, les hédonistes égoïstes du XXIe siècle n’avaient plus de limites : ils renversaient à peu près tout et n’importe quoi sur la moquette, salissaient et déchiraient les draps, pissaient sur les murs, arrachaient les poignées de portes et de fenêtres, démontaient les rideaux, volaient des serviettes et des cintres… Une fois, la femme de chambre horrifiée appela Laura parce qu’elle avait trouvé des excréments sur la table de nuit…

À ces dégradations individuelles s’étaient ajoutées les perturbations économiques et sociales : crise de 2008 – qui n’avait pas touché les Français, mais les Anglais, Espagnols, Italiens et Américains –, attentats terroristes et mesures de surveillance conséquentes, gilets jaunes fascisants qui empêchaient les gens de circuler le week-end et les commerçants de travailler, confinements et restrictions liées au Covid pendant l’année 2020 et au début de 2021.

– C’est le coup de grâce, lâcha Franck. Ils vont nous tuer.

Personne en particulier ne voulait tuer Franck et Laura, mais les circonstances et les évolutions contemporaines réduisaient leur espace vital année après année.

– Heureusement qu’Adeline fait des études de droit…

Ils avaient un temps, dans les premières années, pensé que leur fille pourrait leur succéder, mais avaient vite abandonné cette idée, souhaitant pour leur fille une vie moins difficile que celle dans laquelle ils s’étaient embarqués. 

En octobre 2021, après une saison estivale décevante et un automne qui s’annonçait atone en termes de fréquentation, ils décidèrent d’arrêter. Ils ne pouvaient pas continuer à perdre de l’argent. Quand bien même ils l’auraient pu, ça n’avait plus de sens de continuer. Ce qu’ils proposaient n’intéressait plus, un autre monde avait commencé, visiblement ils n’y avaient pas leur place, en tant qu’hôteliers tout du moins.

Ils avaient fixé leur dernier jour et leur dernière nuit au 31 octobre 2021. La Toussaint serait leur jour de mort. Ça suffisait comme ça.

Le samedi 30 octobre au soir, ils éclairèrent la salle à manger à 19 heures. Y aurait-il du monde ? C’était une des contraintes de l’hôtellerie-restauration : vous pouviez avoir 35 personnes un soir, 2 le lendemain, sans raison prévisible. 4 chambres sur les 28 étaient occupées, mais seuls les occupants de deux d’entre elles avaient prévenu qu’ils dîneraient sur place.

La porcelaine et l’argenterie étaient disposées sur les nappes damassées des 20 tables de la pièce, au centre desquelles Laura avait placé des bouquets ronds à dominante jaune et orange, en rapport avec l’ocre des murs et le bois blond du plafond. L’éclairage était si bien conçu que les matières et les couleurs étincelaient, donnant à cette salle à manger des allures de salle de réception un jour de mariage. Personne bien sûr ne remarquait les efforts consentis pour obtenir cette harmonie ; Laura en avait pris son parti, ce qui ne l’empêchait pas de continuer à faire de son mieux.

L’occupant de la chambre 7 entra dès 19 h 15, s’assit et passa sa commande rapidement. L’homme était un quadragénaire qui semblait n’avoir aucune envie de bavarder. Laura savait reconnaitre ceux qui ne voulaient pas être embêtés, elle respectait leur souhait. 

Deux femmes se présentèrent ensuite, qui ne logeaient pas à l’hôtel :

– On peut manger ?

– Oui, bien sûr.

– Vous faites du vegan ? demanda la plus jeune.

– Pas de problème, répondit Laura, qui présenterait la requête à Franck sans prononcer le mot qui le rendait fou.

Celles qui devaient être une mère et sa fille s’assirent et poursuivirent leur conversation, ou plutôt la consultation commentée de leurs téléphones portables.

À 19 h 45, arrivèrent trois jeunes hommes, entre 25 et 35 ans, en goguette, se préparant à la fête. Ils s’installèrent et furent aussitôt bruyants et grossiers, ce qui gâchait l’atmosphère et devait déranger les trois autres convives, mais que faire ?

À 20 h 10 enfin entra l’occupant de la chambre 22, quinquagénaire poli qui s’assit, consulta rapidement la carte et se mit à lire le livre qu’il avait apporté. « Pas banal », pensa Laura, qui s’approcha. Elle allait lui demander ce qu’il souhaitait, mais il la devança :

– Votre salle est magnifique. La disposition des tables, les tissus, les couverts, les fleurs, et puis l’éclairage, c’est splendide et chaleureux, on se sent tout de suite bien. J’ai rarement vu de salle de restaurant aussi belle.

Laura resta deux secondes interdite, puis, sidérée, sentit que des larmes montaient à ses yeux et risquaient même d’en sortir. Elle baissa la tête, monta son masque au maximum.

– Merci. C’est gentil… Mon mari a mis des spots…

– Superbe.

– Vous… vous avez choisi ?

L’homme passa sa commande et Laura s’en fut dans la cuisine.

– Ça va pas ? demanda Franck dès qu’il la vit.

– C’est rien. C’est juste qu’il y a quelqu’un de gentil, et qui sait regarder autour de lui.

– Ah…

Le service se déroula sans encombres, malgré les trois convives bruyants, mais qui n’étaient pas méchants. L’homme au livre fut le dernier à rester. Il était 21 h 05 lorsqu’il se leva. Mais au lieu de repartir à sa chambre sans rien dire, il s’avança vers la cuisine. Laura en sortit :

– J’ai fini, dit-il. C’était excellent. Le petits beignets en entrée, et cette choucroute de la mer, honnêtement je n’avais jamais mangé ça, un délice. C’est votre mari, qui est aux fourneaux.

– Oui… euh… Franck, viens s’il te plait !

Laura ne sut pourquoi elle avait appelé son mari, qui détestait parler aux clients maintenant. Il arriva en grommelant.

– Oui…

L’homme au livre devança Laura une fois de plus :

– Félicitations pour cette choucroute de la mer ! Une merveille.

– Merci.

– Et le blanc qui l’accompagnait, c’était parfait ! En plus, vous m’avez servi un verre plein, pas un tiers de verre, comme dans la plupart des endroits.

– Faut être honnêtes.

– Vous tenez cet hôtel depuis longtemps ?

– 30 ans, dit Laura en souriant. 

– On arrête demain, compléta Franck avec un rictus.

– Vous arrêtez demain ?!

– Oui, on en a marre. Vous voyez bien, on est vendredi soir, on a fait 7 couverts. Y’a que 4 chambres occupées. On est plus dans le coup, c’est tout.

– Ce n’est pas à moi de vous dire ce que vous devez faire, dit l’homme au livre. Mais vous êtes tout à fait dans le coup, croyez-moi, sur l’hôtellerie comme sur la restauration. En rapport qualité-prix, on peut difficilement faire mieux.

– C’est gentil, dit Laura. 

– Le problème, c’est que les gens veulent la norme, renchérit Franck qui s’animait, le standard, même si c’est de la merde. Ils sont habitués à ça. Une chambre minuscule, une nourriture insipide et des faux sourires, pourvu que ça soit marqué Ibis, ils croient que c’est le confort. 

Laura regarda l’homme un peu inquiète, redoutant que les propos de son mari puissent le heurter.

– Écoutez, on doit avoir à peu près le même âge, alors je vais me permettre de vous dire ce que je pense. Quand les choses ne vont pas comme on veut autour de soi, le plus important est de rester digne et consciencieux, de ne pas faiblir, ainsi on garde le contrôle et l’on est réconforté. Pouvoir se dire qu’on a fait du bon travail, qu’on a proposé quelque chose de qualité, quand bien même personne ne le remarque, croyez-moi, ça aide. Ça devrait même suffire. Contribuer à la beauté du monde, qu’y a-t-il de plus beau ? Est-ce qu’une fleur se demande si on la regarde ?

Quand ils se couchèrent ce soir-là, Franck et Laura pensaient l’un et l’autre aux paroles de cet inconnu qui les avaient touchés. Dommage qu’il ne soit pas venu plus tôt, pensa Laura en s’endormant.

Le lendemain dimanche 31 octobre était donc leur dernier jour en tant qu’hôteliers restaurateurs. Ce fut une journée longue, juste égayée le matin par le passage de l’homme au livre qui, en rendant sa clé, les salua chaleureusement et les félicita de nouveau pour la qualité de leurs prestations. Il ne fit aucune allusion au fait qu’il s’agissait de leur dernière journée, comme s’il avait oublié l’information.

À 19 heures, Laura éclaira la salle à manger, même si pas une seule chambre de l’hôtel n’était occupée, pas une seule table n’était réservée.

– Au moins, on aura été au bout.

– Pas de regrets.

Comme personne ne vint, ils commencèrent à ranger. Ils s’étaient interdits jusque-là de penser à l’après, et même à la manière dont ils allaient vider l’hôtel, comment ils allaient choisir ce qu’ils allaient garder et ce qu’ils allaient vendre. Tant qu’ils avaient l’hôtel, ils étaient à l’hôtel, ils ne pouvaient et ne voulaient faire deux choses à la fois.

C’est à 20 h 55 que la vie leur joua un tour dont elle a le secret. Ils entendirent la porte s’ouvrir et quelqu’un souffler bruyamment. Laura s’avança et se trouva face à un homme à forte corpulence qui lui tint ce discours :

– Excusez-moi, vous êtes ouverts ?

– Euh… oui, répondit Laura.

– L’hôtel et le restaurant ?

– Euh… oui.

– 44 personnes, ça irait ?

– 4 personnes ?

– 44.

– 44 ?… Maintenant ?

– Je vous explique. Je suis chauffeur de car. J’ai un groupe avec moi. On vient de Mâcon et on doit aller à Mende. Mais j’ai eu un problème mécanique, je vous passe le détail, on est resté en rade pendant 4 heures, et même maintenant mon bus est pas en grande forme. Et mes passagers sont crevés et affamés. Alors si on pouvait faire une halte au Puy, ce serait bien. Rassurez-vous, le tour-operator est prévenu, vous serez payés rubis sur l’ongle, je vous donnerai même un acompte. 

Laura se sentit trembler :

– Attendez, je vais voir en cuisine. Je reviens tout de suite.

Elle expliqua la situation à Franck.

– C’est une blague ?

Ce n’était pas une blague, mais une goutte d’eau, qui, ajoutée à celle de la veille, réhydrata l’hôtel et les hôteliers. La soirée puis la nuit furent aussi joyeuses qu’éreintantes. Le commis et la femme de chambre furent rappelés sur-le-champ. On se demandait si ça valait le coup de se dépenser autant alors qu’on allait s’arrêter, mais ce serait au moins un souvenir amusant à raconter.

Sauf que l’enthousiasme des passagers au matin, qui ne cessèrent de remercier, promettant qu’ils reviendraient dans de meilleures conditions pour visiter Le Puy, finit de déstabiliser Franck et Laura. Mais c’est le chauffeur de bus qui les fit basculer pour de bon :

– Vous m’avez sorti une belle épine du pied, je ne l’oublierai pas. Je travaille avec pas mal d’agences. Je leur vanterai vos services. Je vais vous envoyer des clients, vous allez voir !

Voilà pourquoi, le 1er novembre au matin, après le départ du groupe et avant de se mettre à ranger le bazar, Franck attira Laura contre lui et murmura :

– Et si on continuait encore un peu ?

Laura s’éloigna de quelques centimètres, prit les grosses paluches de son mari dans ses mains et, le sourire dans ses yeux mouillés, répondit :

– Je t’aime.

4 commentaires

  1. Une nouvelle émotion offerte par Pierre-Yves Roubert et nourrie encore une fois par une observation fine des travers de notre société.
    Le retournement en happy-end peut paraître un peu convenu et improbable (combien de naufrages pour un seul miracle ?). Mais c’est parce qu’il est improbable qu’il est beau.

    Aimé par 1 personne

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