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Elle sentait bien qu’elle manquait de crédibilité. Qu’il y avait, dans sa présence à cet endroit, comme une usurpation. Pourtant, elle n’avait pas triché, elle n’avait tué personne ; elle avait bénéficié d’un concours de circonstances qui l’avait propulsée à la direction d’un service, alors qu’elle n’en avait pas les compétences.
Il y avait eu trois étapes depuis sa nomination. D’abord, elle avait pu dissimuler ses insuffisances, en raison des habitudes. Le service continuait à tourner, car un directeur ou une directrice ne servait pas à grand-chose, c’est aux niveaux en dessous que ça se passait. Peut-être aussi que, au début, on la regardait davantage qu’on ne l’écoutait. Ensuite, la faiblesse de ses propos était apparue, mais elle pouvait encore compter sur sa nouveauté dans la fonction pour qu’on lui pardonne. Enfin, au bout de quelques mois, il était devenu impossible de masquer l’évidence : elle n’était pas qualifiée pour le poste, elle n’avait ni l’expérience ni les connaissances nécessaires.
Quand elle devait conduire une réunion de service, elle n’était pas capable de synthétiser les informations pour dresser un simple état des lieux, encore moins de prendre de la hauteur pour dégager des perspectives. Lors des rencontres de chefs de service autour du directeur général, elle ne pouvait pas émettre le moindre point de vue un tant soit peu argumenté. Quand elle recevait des fournisseurs extérieurs – formateurs, cabinet, logisticiens – ou des clients – D.R.H., responsables de formation, directeurs d’établissement – elle faisait illusion si le rendez-vous était court et unique (ce à quoi elle veillait). Mais dès qu’ils la connaissaient un peu, ses interlocuteurs réalisaient son incompétence et la déconsidéraient aussitôt. « Elle a dû coucher », c’est pas possible autrement, pensaient la plupart. Quelques autres, plus rares, notaient une fois de plus que l’incompétence n’est pas un handicap dans les entreprises françaises.
Le fait de ne pouvoir parler à personne de ce problème ajoutait à la souffrance d’Alicia. Ses parents si fiers d’elle, qui la prenaient pour plus qu’elle n’était, elle ne pouvait pas les décevoir. Avec ses copines, elle ne pouvait avouer une insuffisance alors qu’elle n’avait cessé d’affirmer ses ambitions, donc, de manière indirecte, ses talents. La concurrence était féroce entre trentenaires, pas seulement au niveau physique. La réussite professionnelle était indispensable si on voulait rester dans la course. Quant aux hommes, que leur dire ? Ils aimaient consoler les filles, mais ensuite, comment s’en dépatouiller s’ils perçaient à jour ses faiblesses ?
Elle en était donc là. Elle ne faisait plus illusion. Son illégitimité à son poste était une évidence pour tous, sauf peut-être pour le crétin qui l’avait nommée. C’est en regardant une série sur Netflix qu’elle sut les attitudes qu’elle pouvait tenter dans le but de tenir sa position malgré tout. L’héroïne, qui se trouvait confrontée à une situation analogue à la sienne, même si elle travaillait dans la mode tandis qu’Alicia évoluait dans les ressources humaines, avait, au fil des épisodes, adopté trois comportements successifs.
Dans un premier temps, elle avait compensé par le charme. Tenues sexy mais pas luxueuses pour ne pas irriter, minauderies avec les hommes mais serviabilité avec les femmes, écoute et disponibilité avec les membres de son service, qu’elle appelait « mon équipe ». Pourtant, comme dans la série, cette stratégie montra vite des limites. Ses talons et ses décolletés, même quand elle les portait avec un jean, suscitèrent des jalousies féminines et des grivoiseries masculines, aussi désagréables les unes que les autres. Sa gentillesse la rendait certes sympathique, mais ne l’aidait pas à acquérir l’autorité que son ignorance ne lui donnait pas. Quant à « l’équipe », elle était de bonne composition, mais ne pouvait ni ignorer ni masquer les insuffisances de sa cheffe.
Il fut temps de passer à la deuxième phase suggérée par Netflix : discréditer les collègues. Ceux de même niveau, donc les autres chefs de service, mais aussi les têtes de turc qui passaient à sa portée. L’idée était simple : quand on ne parvient pas à prouver sa compétence, on doit prouver que l’incompétence est la norme. Voire même, avec un peu de doigté, que l’on est moins incompétent(e) que d’autres. Mais il faut croire qu’Alicia s’y prit mal. Elle dénigra des autorités incontestables dans la boîte, ce qui la ridiculisa. Et elle s’acharna sur de pauvres bougres, dont on savait qu’ils n’avaient pas inventé l’eau chaude, mais qu’on ne souhaitait pas voir humiliés pour autant. Elle continua à distiller des rumeurs désobligeantes, mais ne contribua, ce faisant, qu’à polluer l’atmosphère au sein de la direction.
Elle initia la 3e phase : lancer des propositions relatives à l’organisation interne afin de montrer qu’elle s’engageait pour l’avenir de l’entreprise et que ses manières inhabituelles pouvaient faire bouger les choses, apporter des changements salutaires. C’est ainsi qu’elle proposa lors d’une réunion de direction la fusion des services Formation, qu’elle était donc censé diriger, et Recrutement. C’était ce qu’avait suggéré l’héroïne de la série et Alicia s’était approprié l’idée. Mais quand le chef du service Recrutement, qui se serait fait castrer plutôt que de travailler avec, ou, mon dieu, sous les ordres de cette folle, répliqua à ce qu’il considéra comme une attaque, elle passa un mauvais quart d’heure. C’est-à-dire que chacun entendit une liste assez longue des composantes de la nullité d’Alicia. Elle ravala sa fierté, avant de sortir de son sac une deuxième proposition choc, quinze jours plus tard :
– J’ai demandé à mon équipe de réfléchir à la suppression des stages en présentiel pour travailler exclusivement à distance. On y gagnerait beaucoup financièrement et on n’y perdrait pas d’un point de vue pédagogique.
Les membres de « l’équipe » avaient déjà tiqué quand elle avait émis cette demande. Mais en réunion de direction, cela passa encore plus mal. Les plus polis rétorquèrent qu’on en revenait de la formation à distance – les MOOC étaient en chute libre –, qu’on ne pouvait décemment supprimer tout contact alors que les stagiaires étaient précisément demandeurs d’échanges dans un cadre structuré, etc. Les plus directs lui lancèrent que si elle n’avait que des suggestions de ce type, elle pouvait se les carrer dans son joli cul. Ceux qui l’avaient déjà rangée au rang des simples d’esprit se contentèrent de soupirer, de grincer ou de continuer à consulter leur smartphone.
Bref, ça ne marcha pas non plus. Elle se mit en arrêt maladie pendant 15 jours, réussissant à prétexter la maladie tendance, le burn out. Elle se gava de chips, de Nutella, de lit et de séries. C’est une de ces dernières qui, une fois de plus, lui inspira une solution. Un coach atypique, mais chez qui on se bousculait, disait à une trentenaire qui aurait pu être elle :
– Comprendre que tu es nulle, c’est un bon point de départ. Il faut ensuite l’admettre, soi-même et en public. Le reconnaître, sans tergiverser. Puis demander à apprendre, et demander de l’aide aux autres pour cet apprentissage. Alors tu peux, progressivement, d’une part regagner la confiance de ton entourage, d’autre part acquérir les compétences qui te font défaut.
Ça fit tilt. Elle regarda la séquence en replay, plusieurs fois. Mince alors ! C’était fort, ce truc ! Mais quelle remise en cause, cela imposait ! Quel sacrifice ! Quelle humiliation !
Pendant quelques jours, elle réfléchit à cette suggestion d’« acceptation de son ignorance », selon le nom employé par le coach pour qualifier sa méthode. Serait-elle capable de changer si radicalement ? De renoncer à tout statut et à toute prétention ? Comment serait-elle perçue par ceux qu’elle devait diriger jusqu’à présent ? Et s’ils voyaient dans son changement d’attitude une manœuvre supplémentaire ?
« Non, disait le coach dans une autre vidéo. Tu ne dois plus te soucier de ce que les autres pensent de toi. Tu dois sortir de la comparaison, tu ne dois plus chercher à paraître. Contente-toi d’être toi-même, juste, sincère. Ce serait très simple si nous n’avions pas des années de comportement erroné derrière nous. Il nous faut retrouver la spontanéité qui était la nôtre lors des premiers apprentissages ».
Alicia écouta et réécouta le coach pendant quelques jours encore, puis, un matin, se présenta devant le directeur général auprès de qui elle avait sollicité un rendez-vous.
– Je vous demande de me retirer la responsabilité que vous m’avez confiée il y a huit mois. Je vous suis infiniment reconnaissante de m’avoir donné ma chance, mais je me rends compte que je ne suis pas au niveau, je n’ai pas les compétences requises. Et je vois bien que tout le monde arrive à ce constat, ce qui n’est pas bon pour la cohésion du groupe. Je voudrais recommencer à la base, peut-être dans un autre service, pour qu’il n’y ait pas d’interférences avec mes anciennes fonctions, pour ne pas gêner mes collègues. Bien sûr, je conçois que mon salaire ne sera plus le même. Si vous pouviez ne pas trop le baisser quand même, ça me faciliterait la vie.
Le D.G. sembla touché par la sincérité de cette jeune femme, dont il considérait la nomination comme une des plus grosses erreurs de sa carrière à ce jour. Il instaura un dialogue avec elle pour savoir ce qui l’avait conduite à cette demande qui pouvait paraître surprenante, après quoi il dit :
– Alicia, je vous avoue que c’est la première fois qu’un collaborateur me demande à être rétrogradé. Et je vous en félicite. Nous nous sommes trompés, en effet, et moi plus que vous. Votre honnêteté va nous permettre de sortir de cette impasse.
Il la fixa pendant quelques secondes en silence, puis annonça tout à trac :
– Que diriez-vous d’un poste à l’accueil ? Votre bonne connaissance de la maison, vos talents de communication, votre charme et votre élégance feraient merveille. Il y aurait aussi un peu de secrétariat, pendant les temps morts, et le standard bien sûr, pour lequel une deuxième personne ne serait pas de trop.
Après des années à s’escrimer pour progresser dans son domaine des ressources humaines, Alicia aurait eu un peu de mal à se retrouver hôtesse et standardiste si elle ne s’était pas gavée des paroles du coach jusqu’à la veille de l’entretien. Elle parvint, dans un vrai sourire, à articuler :
– Ce sera parfait.
Il fallait maintenant annoncer la nouvelle à son équipe. Quand le directeur général lui donna le feu vert, elle convoqua une réunion de service un mardi matin, qui se résuma à cette allocution :
– Je tiens à m’excuser auprès de vous. Je crois avoir été une mauvaise cheffe de service. J’ai été nommée trop tôt, par ma faute ; j’ai voulu cette direction. Je ne sais pas si j’aurai les compétences un jour, en tout cas il est clair que je ne les ai pas pour l’instant. J’ai donc demandé à Monsieur Erlinger de me changer de poste, et de m’affecter si possible dans un autre service. Il a accepté, et je travaillerai à l’accueil à partir de lundi prochain. Je serai dans mon bureau jusqu’à la fin de la semaine et je vous recevrai volontiers si vous avez des choses à me dire. N’hésitez pas. Voilà. Excusez-moi encore pour ces huit mois cafouilleux, et bonne chance à chacun de vous pour la suite.
Elle se leva sous les regards médusés des 22 personnes présentes, qui n’en croyaient pas leurs oreilles.
Le geste d’Alicia fit grand bruit et sa cote remonta du jour au lendemain. La plupart des membres de son équipe passèrent la voir, sous un prétexte ou sous un autre, et trouvèrent le moyen de lui dire un mot gentil. La directrice du service communication affirma : « C’est dommage, tu commençais à trouver tes marques ». Et le patron d’une boîte de formation, certes gros fournisseur de la maison, lui chuchota qu’on allait la regretter et l’embrassa pour lui dire au revoir.
À l’accueil, le premier souci d’Alicia fut de ne pas faire de l’ombre à la standardiste et à la fille qui se tenait derrière la banque. Elle leur dit qu’elle était là « pour apprendre » et les remercia de l’accueillir auprès d’elles.
Elle-même ne se reconnaissait plus. Elle fut surprise du plaisir qu’elle prenait à user de modestie, d’écoute et de bienveillance. Le coach n’avait donc pas menti. De plus, quelques semaines après la prise de son nouveau poste, elle se rendit compte qu’elle avait plus appris en un mois à l’accueil qu’en huit mois à la tête de son service, autant sur le fonctionnement de la boîte que sur la nature humaine.
En trois mois, elle devint la confidente aussi bien des exécutants que des responsables. Au bout de six mois, un poste de directrice adjointe d’un service se libéra, mais elle ne postula pas. Au bout de quinze mois, la personne qui l’avait remplacée à la tête du service Formation quitta l’entreprise ; elle fut flattée que quelques personnes lui suggèrent de revenir, « maintenant que tu as l’expérience », mais elle déclina poliment. Au bout d’un an et demi, le secrétariat du directeur fut renforcé. Une personne supplémentaire était demandée en interne. Ce poste semblait fait pour elle, et de nombreuses personnes le lui firent savoir, dont le directeur en personne. Mais elle déclina de nouveau, arguant qu’elle n’avait fini ni d’apprendre ni de se reconstruire, et que de surcroit elle se plaisait à l’accueil.
Ce n’est que lorsqu’on demanda trois volontaires en interne pour créer une force commerciale afin d’augmenter le nombre de clients qu’elle accepta de saisir l’opportunité.
– Après deux ans et demi au même endroit, ça me fera du bien de bouger, dit-elle simplement, quand elle fut invitée à expliquer sa motivation.
Elle ajouta en souriant :
– Et puis comme ça j’apprendrai un autre aspect du métier. Je contribuerai au développement de l’entreprise. Au nerf de la guerre !
Sa candidature fut retenue. On lui confia même la responsabilité de l’unité, qui ramena tant de nouveaux clients que 20 personnes durent être recrutées dans les trois années suivantes.
Dix ans plus tard, Alicia, l’ex-nulle, était directrice générale adjointe de l’entreprise, ce qu’elle n’aurait jamais imaginé, même quand elle n’était qu’orgueil et ambition. Elle avait encore moins imaginé devenir ce à quoi elle tenait le plus désormais : une belle personne.
Cher P-Yves,
Lue hier soir dans le train qui me ramenait à Paris auprès d’un voisin sympa, prof en communication,qui a été intrigué que je lise sur mon smartphone. Je lui ai parlé de ta démarche. Il t’a cherché sur Google et trouvé, m’a dit être intéressé par ton cursus, le format des nouvelles et ce que je lui en ai raconté.
Quant à la nouvelle, Alicia est une jeune femme intelligente. Si j’ai rencontré des Alicia, homme ou femme, je n’en ai jamais connues qui se remettaient en cause, car pas facile d’accepter son incompétence. Cela aurait été bien.
J’aime tes chutes toujours positives. Cela fait du bien de croire en un monde meilleur.
Bien à toi. Nicole
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Chère Nicole. Merci de ces remarques et informations, généreuses et intéressantes.
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Alicia
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Bravo Netflix ! Heu… Pierre-Yves ! Il va falloir que je m’abonne, je ne regarde pas assez de séries à la télévision. C’est très original et tellement rare que quelqu’un accepte de refaire son parcours. Mais je m’inquiète un peu. Alicia n’a pas rencontré l’amour ? Décidément, rien n’est parfait.
Bon week-end ensoleillé.
Joëlle
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C’est vrai, Joëlle, je n’ai pas traité l’amour ou les amours d’Alicia. Je voulais me concentrer sur son évolution professionnelle, une fois qu’elle a accepté un constat réaliste qui lui permet de repartir d’un bon pied. Mais la dimension du cœur manque, c’est certain. Il faudrait transformer cette nouvelle en roman. Merci.
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La fin est heureuse et l’évolution du personnage convaincante ; faut-il dès lors ranger la nouvelle dans les « Travers du temps présent »?
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Vous avez raison, chère lectrice : je ne savais pas dans quelle catégorie classer cette nouvelle. Alicia est… à part.
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