« L’homme, il me bat, et il veut pas de fille »

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(environ 15 minutes de lecture)

– Laisse-moi sortir 5 minutes. Juste 5 minutes. Les Français sortent leur chien 5 minutes deux fois par jour. Tu veux pas me considérer comme un chien ?

Il ne prenait pas la peine de répondre. Non seulement il ne la laissait par sortir – il l’enfermait quand lui partait – mais en plus il la privait de téléphone. Il disait qu’un téléphone pour deux suffisait, et c’est lui qui gardait l’appareil, dont elle ne connaissait pas le numéro.

Ses seules excursions autorisées étaient les courses, qu’ils effectuaient ensemble, le samedi. À ce moment-là, il l’exhibait. Comme elle était voilée des pieds à la tête, elle se demandait de quoi il était fier, peut-être d’avoir une femme. Mais s’il la trouvait belle, il aurait dû vouloir montrer son visage. Est-ce qu’elle n’était pas belle ? Que signifiait le voile pour lui : la dissimulation ? L’exclusivité ? La soumission ? Il la possédait, c’est certain, à un point tel qu’elle ne pouvait rien faire sans son autorisation, qu’il n’accordait jamais.

Le soir, quand il rentrait, il exigeait qu’elle se déshabille. Il avait parfois des demandes qui lui faisaient honte, et elle ne savait pas s’il était le seul à pratiquer ainsi ou si tous les hommes agissaient de même. Dieu permettait-il cela ? La douleur était sans doute normale, mais elle n’imaginait pas qu’il puisse avoir un comportement contraire aux règles divines. La nuit, quand il ne dormait pas, il la réveillait. Pas pour la pénétrer, mais parce qu’il ne supportait pas qu’elle se repose tandis qu’il subissait les affres de l’insomnie.

Au début, elle avait dû prendre des cours de français et d’instruction civique, dans une salle près du centre commercial de la cité. Il était obligé de la laisser s’y rendre – une obligation de la loi sur l’immigration – mais il l’accompagnait jusqu’à la porte et l’attendait à la sortie. Pendant le cours, il s’asseyait au bistrot d’en face, pour garder un œil.

Ils s’étaient mariés là-bas, au pays, quand elle avait 16 ans, dans son village qu’elle n’avait jamais quitté. Lui habitait en France et possédait la nationalité française. Mais ses parents étaient originaires du village et son grand-père était ami avec son grand-père à elle. 

Bien sûr, on ne lui avait pas demandé son avis. Elle n’en avait d’ailleurs pas, elle savait qu’elle devait y passer. Quand elle l’avait vu pour la première fois, elle avait trouvé qu’il n’était pas trop vilain. Il lui avait même souri, et parlé dans son dialecte, ce qui l’avait soulagée car elle connaissait très mal le français. Avec ses parents et grands-parents, il avait été respectueux ; il avait fait bonne impression à la famille.

Elle était arrivée en France avec un visa temporaire, qu’elle devait, une fois installée, valider auprès de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, l’organisme chargé du regroupement familial, qui, si tout allait bien, lui délivrerait un titre de long séjour. Mais il traînait pour l’emmener à l’Office, répétant qu’ils avaient le temps, qu’elle était là maintenant et qu’elle ne pourrait plus jamais repartir. Quand elle entendait cela, elle était plus effrayée que rassurée. 

Paradoxalement, il la traitait de « blédarde ». Il la privait à la fois de toute chance de s’insérer dans la société française et de toute possibilité de retourner chez elle. Elle ne savait pas où elle vivait, au sens propre : elle aurait été incapable de donner son adresse. Une assistante sociale vint chez eux un jour, dans le cadre du contrôle de l’intégration, mais il était là et elle ne put rien dire.

Ce qui devait arriver arriva : elle tomba enceinte. Elle eut un faible espoir alors, à double titre : d’une part la paternité adoucirait peut-être son mari, d’autre part avec un enfant il serait obligé de la laisser sortir, pour l’accompagner chez le docteur ou à l’école, et il ne pourrait pas toujours être là. Elle retrouverait alors un peu d’air, pourrait entrer en relations avec d’autres mamans et peut-être se lier d’amitié avec une ou deux. 

Mais il réussit à transformer sa grossesse en enfer et à saper tout le plaisir qu’elle aurait pu ressentir à la perspective de la naissance. Il l’empêchait quasiment de bouger, sauf pour faire le ménage. Comme il lui interdisait les livres, elle n’avait que la télé pour ne pas devenir folle. Si elle ne devenait pas folle, elle devenait bête, elle le sentait, les séries et les émissions lui atrophiaient le cerveau.

Quand il lui parlait, c’était pour lui faire peur et la rabaisser :

– Il faudra que tu t’occupes bien de mon fils. Si tu le fais mal, je prendrai une autre femme.

Ou alors :

– Surveille ton alimentation. Tu as la responsabilité de mon enfant, du moins jusqu’à ce qu’il sorte de ton gros ventre.

Et devant la télé :

– Qu’est-ce que tu as à regarder cet homme ? Tu as oublié qui est ton maître ?

Il choisit ce moment de la grossesse pour commencer à la battre. Ce fut d’abord des gifles, qui surgissaient au cours d’une discussion, parce qu’elle n’avait pas eu les bons mots, ou survenaient sans raison, quand il passait devant elle et la baffait, comme ça. Puis, au lieu d’utiliser sa paume, il se mit à taper avec le dos de la main ; les os saillants entre les carpes et les métacarpes plusieurs fois manquèrent l’étourdir lorsqu’ils rencontrèrent ses tempes et son front. Il ne s’attaquait pas encore à son ventre, à cause de l’enfant à l’intérieur, son enfant à lui, mais elle savait qu’après l’accouchement il élargirait le champ de ses coups.

Comble de malheur, c’est une fille qu’elle mit au monde. Pendant 9 mois, il avait parlé de son fils, et elle avait pris une claque le jour où elle l’avait prévenu qu’on ne pouvait pas choisir. « Tu t’aviserais pas de me priver d’un fils, quand même ? ». Elle n’avait plus osé rappeler l’évidence. Et voilà que la chance n’était pas de son côté.

Quand il entra dans la chambre de la maternité, elle lui sourit, encore sous le coup de l’émotion d’avoir donné la vie. Mais il regarda l’enfant sans tendresse aucune, juste pour s’assurer par lui-même que ce n’était pas un garçon. Il était resté un moment le regard tourné vers la fenêtre, et il s’en était allé.

Alors elle sut ce qu’elle allait faire. Elle n’y avait jamais pensé, mais elle le décida sur-le-champ. Instinct de survie. Elle devait profiter des trois jours à l’hôpital, le seul moment où elle était hors de la maison sans lui. Là, elle était trop faible, mais deux jours après l’accouchement, elle aurait la force.

Pendant 48 heures, elle réfléchit, passant et repassant son plan et ses arguments dans sa tête. Et au matin du troisième jour, à 6 heures, pendant le changement d’équipe d’infirmières où il y avait toujours un temps mort d’environ 45 minutes, elle se leva et sortit de la chambre. Elle avait pris soin de réveiller sa fille à 5 heures, de la faire téter, afin qu’elle soit rendormie à 6 heures. Elle l’avait ensuite couchée dans le sac de voyage avec lequel elle était venue à l’hôpital, sur ses habits qui servaient de matelas et de draps.

Le couloir était désert, elle parvint sans problème au rez-de-chaussée. Elle tremblait, mais veillait à ne pas secouer le sac afin que la petite ne se réveille pas. Le point délicat était le hall d’accueil, elle s’y était préparée. Elle tira la fermeture éclair du sac, ne laissant qu’un minuscule espace ouvert au-dessus du nez de l’enfant. Elle se dirigea vers la personne à l’accueil et demanda (elle avait répété sa phrase pour ne pas bafouiller) :

– Bonjour, est-ce que vous pouvez m’appeler un taxi, s’il vous plait ? 

Elle avait vu cela dans une série télé, et elle s’était dit que c’était ce qu’il fallait : ne pas donner d’explication et prendre l’air assuré.

– D’habitude, il y en a toujours devant, mais là il est tôt, donc en effet il vaut mieux appeler.

La femme composa un numéro, demanda une voiture et raccrocha :

– Il sera là dans 5 minutes.

– Merci. Je vais sortir pour attendre.

Elle eut peur d’en avoir trop dit, de se trahir par ses tremblements, de donner l’impression de fuir. Mais la femme de l’accueil se replongea dans son ordinateur et déjà ne s’occupait plus d’elle. 

L’air du dehors la saisit. Elle eut comme un étourdissement. Qu’était-ce ? Le froid ? La peur ? L’émotion d’une sortie de l’enfer ? Attention, elle ne devait pas se relâcher ; elle n’était pas encore libre. Déjà, il fallait monter dans ce taxi. Que se passait-il là-haut ? Les infirmières avaient-elles découvert son départ, alerté son mari ? Ça allait se jouer à quelques minutes.

Le taxi arriva. Le chauffeur sortit, salua, ouvrit le coffre, mais elle signala qu’elle préférait garder son bagage avec elle. Elle allait ouvrir la porte avant, puis se ravisa, se rappelant avoir vu que, dans les taxis, on montait à l’arrière.

– Je voudrais aller à l’ambassade du Maroc.

– C’est où, ça ? demanda l’homme.

– À Paris, répondit-elle.

– Je m’en doute, oui. Vous n’avez pas l’adresse ?

– Non.

L’homme tapa quelque chose sur ce qui semblait un ordinateur encastré dans la voiture.

– C’est bon. 5 rue Le Tasse, dans le XVIe

Il ajouta :

– Vous m’auriez dit l’ambassade de Tunisie, j’aurais su. Je suis Tunisien.

Il démarra. Quand elle ne vit plus l’hôpital et que commencèrent à défiler les immeubles, elle se dit qu’elle avait gagné une première manche. Alors qu’ils roulaient sur une sorte d’autoroute saturée de voitures, le bébé se mit à bouger et à grogner.

– Vous avez un animal dans votre sac ?

– C’est ma fille.

Le type la fixa dans le rétroviseur.

– Vous avez votre fille dans votre sac ? Mais quel âge elle a ?

– 3 jours.

– 3 jours ? Oh, purée ! Mais… Excusez-moi, elle a pas de père ? Pourquoi vous allez de l’hôpital à l’ambassade à 6 heures du matin avec une fille de 3 jours ?

– Je rentre chez moi. Dans mon pays.

– Pourquoi ?

– L’homme, il me bat. Et il veut pas de fille.

Le chauffeur la regarda l’air inquiet, mais ne dit rien. Le bébé se mit à pleurer pour de bon. Elle le prit, mais ne parvint pas à le calmer. Il y avait une seule solution. Elle mit le bébé dans son bras gauche, se tourna vers la droite pour se cacher un peu et découvrit un sein. Elle souleva la petite ; quand celle-ci réalisa que sa bouche touchait le téton de sa mère, elle serra les lèvres, aspira et cessa de pleurer.

– Oh là là là… soupira le chauffeur, qui ajouta peu après : Vous voulez que je m’arrête ?

– Non, c’est bien, dit la femme. Excusez-moi.

Il semblait un peu dépassé. Ils roulèrent cinq minutes en silence, bercés par les sucions de l’enfant. Puis :

– Dites-moi, si vous êtes partie comme ça, vous avez de quoi payer la course ?

– L’ambassade vous paiera.

– L’ambassade ? C’est au client de payer.

– Vous inquiétez pas.

– Ben si, je m’inquiète un peu.

Elle savait que ce problème de l’argent surviendrait, mais elle avait vu à la télé qu’on payait le taxi une fois parvenue à destination, elle pouvait profiter de cet usage.  

De fait, ils arrivèrent devant le 5 rue Le Tasse. C’était un splendide immeuble dont la porte devait mesurer 5 mètres de haut. Tout était fermé, il n’y avait même pas un vigile. 

– Je vais sonner, dit-elle en se reboutonnant. 

Le bébé ne pleura pas, mais elle le garda contre elle en sortant de la voiture. Le chauffeur la rejoignit sur le trottoir, après avoir attrapé le sac qui servait de berceau.

Il y avait un interphone et des boutons qu’elle ne comprenait pas. L’homme vit son ignorance et passa devant elle. Il appuya sur un bouton. Une trentaine de secondes passèrent puis une voix lointaine demanda ce que c’était. Le chauffeur expliqua :

– Bonjour Monsieur, je vous amène une femme qui vient de l’hôpital de Bobigny. Elle a un enfant de trois jours. Elle est en détresse, elle s’est enfuie car son mari est violent. Elle vous demande protection, elle veut rentrer au Maroc.

La femme ne comprit pas tout, mais elle sentit que ce chauffeur de taxi, Maghrébin comme elle, avait plaidé sa cause et elle en fut émue, car elle ne s’y attendait pas. Existait-il des hommes bons ? Il lui montra les caméras, qui certainement les filmaient.

– Écoutez, dit le chauffeur de taxi, je vous offre ce déplacement. S’il vous traite mal, vous avez le droit de rentrer chez vous.

Comme elle s’étonnait, il simplifia :

– Taxi gratuit. Pas d’argent. On oublie.

– Oh ! s’illumina-t-elle. Merci.

– Et, ajouta-t-il, si l’hôpital ou la police me demande où je vous ai emmenée, je dirai à la Gare du Nord.

– Gare du Nord ?

– Oui, pour qu’on ne vous retrouve pas. Au Nord. Vous serez tranquille pour repartir au Sud.

– Oh, d’accord !

C’était son premier coup de chance en 3 ans, un inconnu compréhensif et généreux. Elle en eut les larmes aux yeux. Le chauffeur de taxi posa le sac devant elle, donna une caresse amicale sur le dos du bébé et remonta dans la voiture.

– Bonne chance, ma sœur. Tu es courageuse.

– Merci.

Elle eut un deuxième coup de chance quand la porte s’ouvrit sur un couple de quinquagénaires, les gardiens de l’ambassade. Quand ils virent cette femme et son nouveau-né sur le trottoir, ils les firent entrer dans leur loge et les aidèrent à patienter jusqu’à 9 h 30, l’ouverture des bureaux.

Ensuite, ça n’alla pas sans quelques difficultés, enquêtes de police et enquêtes sociales, passages en centre de rétention puis en foyer, ainsi qu’une confrontation difficile avec son bourreau, mais enfin : une Marocaine mariée contre son gré à un  tyrannique Marocain naturalisé Français fut rapatriée dans son pays avec sa fille. Là-bas aussi, ce ne fut pas simple. Une moitié du village jeta l’opprobre sur la fille qui avait osé braver les codes implicites et la domination masculine. Ce rejet lui donna la force de partir à la ville, en l’occurrence Fès, où une nouvelle vie commença pour la mère et la fille.

Si son mari avait tenu compte du prénom de celle qu’il voulait asservir, il aurait peut-être choisi une autre proie. Car elle s’appelait Aïcha, ce qui signifie « pleine de vitalité ». C’est à l’ambassade qu’Aïcha avait choisi le prénom de sa fille : Nacira, qui veut dire « victorieuse ». Elles venaient de remporter une sacrée victoire. 

Il n’est pas invraisemblable de les imaginer heureuses, et chaque année plus fortes face aux mauvais hommes. 

3 commentaires

  1. Cette nouvelle imaginée par son auteur a l’accent de la vérité, comme un témoignage ou le reportage d’un témoin. C’est une force de Pierre-Yves Roubert : nous embarquer dans une histoire, assez heureuse ici, à partir des réalités de nos sociétés contemporaines, des réalités qu’il scrute avec acuité.

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