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C’était une de mes voisines. Elle occupait, avec son mari et ses deux filles,le premier étage du petit immeuble à côté de la maison. Arrivés dix-huit mois plus tôt, ils avaient à eux seuls modifié l’équilibre du quartier, jusque-là peuplé de gens calmes et sans histoires.
Les deux petites, 5 et 10 ans, jouaient souvent dehors, en toutes saisons. L’aînée avait vite fait amie amie avec la fille unique d’un couple logeant à 50 mètres, trop heureuse de voir enfin débarquer quelqu’un de son âge au pied de sa porte, aussi avide qu’elle d’amour et de contacts. Les deux sœurs et la copine jouaient devant chez moi et je me plaisais à les entendre. Elles sonnaient souvent pour me demander si elles pouvaient récupérer une balle envoyée dans le jardin ou étaler leur dînette sur le muret. Je leur avais dit plusieurs fois qu’elles pouvaient entrer dans le jardin sans me le demander, mais la plus grande des nouvelles-venues m’avaient répondu que ses parents le lui interdisaient. Les adultes devaient voir l’écrivain solitaire que j’étais comme un type douteux, tandis que les petites me voyaient plutôt comme un demi-dieu, chantant à l’envi mon nom et celui de ma structure littéraire gravés sur ma boîte aux lettres.
– Tu écris des livres ?
– C’est quoi comme histoire ?
– Tu nous en raconteras une ?
– Moi je voudrais faire comme toi : écrire des livres.
Elles étaient adorables. Mais ce qu’avait apporté cette famille avant tout, c’était le bruit. Beaucoup de bruit. Certains voisins me demandaient pourquoi je n’appelais pas la police, moi qui logeais juste à côté d’eux. Je ne voulais pas, tant que j’arrivais à tenir. Ils avaient sans doute eu moins de chance que nous, c’est tout.
D’abord, ils criaient. De la manière suivante et dans cet ordre : la mère houspillait les filles, même lorsqu’elles jouaient tranquillement ; il fallait qu’elle les asticote. La petite, 5 ans, ne s’exprimait que par des hurlements à déchirer les tympans ou alors en se mettant à pleurer dès que sa grande sœur, 10 ans, ne satisfaisait pas ses caprices ; alors les parents, mère puis père, hurlaient contre leur aînée, la baffaient au besoin, et celle-ci se mettait à pleurer à son tour. Ça ne calmait pas la mère, qui continuait à déverser son fiel pendant un quart d’heure, tétanisant la rue entière. Après quoi le chaos était total. Des portes claquaient, les gémissements se mêlaient aux cris, avant qu’un silence inquiétant emplisse l’espace jusqu’au démarrage d’un nouveau cycle.
Bien entendu, ces quatre-là étaient inséparables. Les filles s’accrochaient à leurs tortionnaires, par ailleurs capables de moments de tendresse que n’aurait pas reniés la plus bobo des familles. D’ailleurs, ils ne se déplaçaient que par quatre, pour les courses le samedi, pour aller chez les grands-parents le dimanche, chez le médecin quand il fallait, ainsi que pour se rendre à et revenir de l’école, à pied, les lundis, mardis, jeudis et vendredis hors vacances scolaires, quatre fois par jour. Oui, ils ne se trouvaient pas trop de deux parents pour emmener les deux filles. Peut-être était-ce pour s’aérer un peu ? Les adultes arboraient invariablement survêtements et baskets. Ne travaillaient-ils pas ? Apparemment non. Une autre voisine m’avait dit que le père « faisait » quelques heures par semaine à la piscine municipale.
Outre leurs voix, ils avaient introduit dans la rue les voix de la télévision. Vulgarité des publicités, violence des séries, bêtise des talk-shows, ils ne nous épargnaient rien, même en hiver, car, fumeurs, ils entrouvraient la fenêtre du salon.
L’été était pire, bien sûr, car alors ils ne distinguaient plus l’intérieur de l’extérieur. Ils annexaient aussi bien la bande de terre de quatre mètres côté rue, que la moitié du bout de prairie à l’arrière (l’autre moitié revenait au locataire de l’appartement du dessus, un retraité abruti de télé lui aussi). Les dîners du week-end, c’est-à-dire ceux du vendredi, ceux du samedi et ceux du dimanche, débutaient par un apéro de deux heures entre 19 et 21 heures, et se prolongeaient par des barbecues bière et rosé pamplemousse jusqu’à une heure avancée de la nuit. Pour ces agapes estivales, ils faisaient venir à tour de rôle ou ensemble le frère de monsieur et la sœur de madame, avec conjoint et enfants de chacun, ainsi qu’un couple d’amis avec marmaille assortie. Les exclamations à répétition, les rires gras, les voix tonitruantes de tel ou telle, les cris et les pleurs des gosses épuisés qu’on ne couchait jamais, envahissaient la rue au moins trois soirs par semaine. Quand enfin les invités se décidaient à partir, ils allumaient le moteur – un gros et vieux diesel – dix minutes à l’avance pour finir par démarrer sur les chapeaux de roues, dispatchant, après le bruit et les particules, des gerbes de gravier à vingt mètres à la ronde.
Il y avait les voix humaines et il y avait celles des chiens. Le leur, un croisement improbable de caniche et de cocker, et celui du voisin du dessus, un berger allemand famélique, s’entendaient comme larrons en foire, c’est-à-dire qu’ils communiquaient, jouaient, s’excitaient avec leurs armes de chiens : l’aboiement. Quand chacun était dans son appartement respectif, ça n’empêchait pas le caniche-cocker d’aboyer, surtout quand ses maîtres le parquaient sur le balcon, généralement le dimanche de 12 à 19 heures, quand la famille allait manger chez les grands-parents. La bête n’était pas grosse, mais elle avait du coffre, du désespoir et de l’endurance.
Par-dessus tous ces bruits, il en était encore un : la toux du matin. C’était rituel : de 7 h 15 à 7 h 30, la mère sortait sur le balcon et toussait. Sans doute sa gorge et ses poumons imposaient-ils l’évacuation de ce qu’ils avaient accumulé la veille et décanté la nuit. Un paquet de cigarettes par jour avec une si mauvaises hygiène de vie, c’était de la bombe. Alors, peut-être pour ne pas réveiller mari et enfants qui n’émergeraient qu’un quart d’heure plus tard, l’enfumée se glissait à l’extérieur par la porte-fenêtre, s’appuyait sur le garde-corps et toussait. Toute la rue profitait de cette toux rauque, lourde, chargée, aussi inquiétante qu’étonnante dans sa régularité.
Ces terribles quintes ne pouvaient qu’augurer de graves problèmes de santé. Ceux-ci arrivèrent plus vite que prévu, puisqu’un matin la toux ne cessa pas au bout d’un quart d’heure et fut suivie de vomissements de sang. Cris, pleurs et gémissements se mêlèrent, à une heure inhabituelle. Quand l’ambulance des pompiers emporta la malheureuse, c’est le regard de la fille aînée qui me frappa le plus. Je n’aurais pas été étonné qu’elle ait pris à ce moment la résolution de ne jamais fumer de sa vie et qu’elle s’y soit tenu par la suite. Tandis que le gyrophare disparaissait dans le blême du matin, je me posai la question de l’hérédité : cette enfant si belle, si confiante, si spontanée, pourrait-elle échapper au déterminisme familial ? Deviendrait-elle autre chose que sa mère ? Pourrait-elle survivre dans le monde de 2030 ? Parviendrait-elle à « écrire des livres » comme elle en rêvait par moments ?
J’allai même jusqu’à me poser cette question atroce : si sa mère mourait maintenant, serait-ce pour elle une catastrophe ou une chance ? Je n’eus pas le courage de réfléchir à la réponse.
Une histoire de vies diverses comme il doit en exister ailleurs ; ce serait bien de connaître la suite …..
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Comme je vous comprends ! Voilà une question qu’il ne faut pas se poser…Je croise les doigts pour que la petite fille fasse d’heureuses rencontres.
En revanche, aux problèmes de voisinage que vous évoquez si bien, il convient d’ajouter, en ce qui me concerne, l’invasion des chats nourris par de « braves » personnes. Je pense que je ne suis pas la seule à en subir les conséquences.
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Vous posez une qestio terrible : vaut il mieux une mauvaise mère que pas de mère ou une mère de substitution? En tout cas, vous réussissez à rendre attachants des gens qui devaient être des voisins difficiles. Merci
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