(environ 12 minutes de lecture)
Il n’arrivait pas à déterminer le point de bascule, le moment où les sons de l’activité humaine, au lieu de lui plaire, s’étaient mis à l’importuner. À la quarantaine sans doute, difficile d’être plus précis.
L’inversion était d’autant plus étonnante qu’il avait longtemps recherché le bruit. Il avait passé son enfance dans une grande ville, poursuivi ses études et débuté sa vie professionnelle dans une ville plus grande encore. La campagne lui paraissait supportable au maximum un dimanche par semestre ; au-delà, elle l’angoissait. Ces espaces avec rien, ces trous inhabitables, ces maisons vieilles peuplées de fantômes… Dieu du ciel !
Même à l’intérieur, il avait besoin des rumeurs de la ville. Dans la cité où il avait grandi, au dixième étage de sa tour, le fond sonore était constitué par le périphérique, les échangeurs et les bretelles d’autoroutes, les moteurs et les métaux plus proches du quartier – l’usine, les ateliers, les commerces –, et plus proches encore les cris et la radio des voisins, de ses parents et frères et sœurs. Cette bande-son lui était nécessaire, elle lui apportait l’équilibre.
À l’extérieur, dès qu’une mobylette pétaradait ou qu’une voiture vrombissait, il tournait la tête dans leur direction, attiré. Quand, chez un copain le week-end, dehors ou au bar en sortant du lycée, ils écoutaient de la musique, ce n’était jamais assez fort et ils montaient le volume à fond. Il avait créé un groupe de hard rock, avec lequel trois copains et lui avaient saturé quelques salles de riffs de guitares avec distorsion, de lignes de basse à décoller la plèvre et de tempos de batterie venus de l’enfer. Highway to Hell.
– Yeaahhh !
Au sport aussi, quand il le regardait comme quand il le pratiquait, il criait et cherchait les cris, c’était de la force et de l’adrénaline, c’était bon et c’était utile. Agglutiné avec 30 000 fondus dans un stade enfiévré, il exultait. Et puis il y avait la rue, la rue tout simplement, dissonante, polyphonique et dangereuse, lieu des excès, des folies et de l’aventure, comment vivre sans elle, sans les sons humains et matériels qui se télescopaient en son sein ? Impossible.
Et voilà que maintenant le moindre bruit l’agressait. Les types qui laissaient tourner leur moteur pendant des dizaines de minutes alors qu’ils étaient à l’arrêt le rendaient fou ; il se retenait pour ne pas sortir leur casser la gueule. Quand, marchant sur un trottoir, il entendait un « pétarou » dont le minot qui le conduisait avait trafiqué le pot pour faire encore plus de bruit, il se félicitait de ne pas avoir un flingue dans sa poche, sans quoi il aurait logé une balle dans le réservoir de ce nuisible, histoire de lui apprendre à vivre.
Il habitait désormais en bordure d’un bourg de quelques milliers d’habitants, qu’il avait rejoint en renonçant à la progression qui avait été la sienne dans des entreprises qui ne se trouvaient que dans les mégapoles. Il aurait pris n’importe quel boulot à n’importe quel salaire pour ne plus avoir à vivre en appartement avec des humains autour de lui. Même les fenêtres ouvertes des maisons voisines l’indisposaient.
Le bruit le pire était celui des publicités à la télévision : voix criardes, bande-son assourdissante, vulgarité à plein volume. Se retrouver devant ces spots était une torture. Quand il regardait une émission ou un film, il allumait à la dernière seconde, c’est-à-dire avec de 5 à 25 minutes de retard selon le canal, pour éviter les enchaînements commerciaux de sons hideux qui lui écorchaient les oreilles. Les quelques chaînes financées par l’État, qui n’avaient en théorie pas le droit de diffuser de la publicité après 20 heures, contournaient la législation en multipliant les parrainages, c’est-à-dire les publicités de 15 secondes au lieu de 30. On en comptait jusqu’à 4 par émission, toutes plus débiles les unes que les autres, affirmant qu’on ne pouvait regarder ce film sans une véranda Machin, la dernière Peugeot 30006 et un torche-cul triple épaisseur. L’invasion de « programmes courts » entre 20 h 30 et 21 h 15 n’avait d’autre but que de placer encore plus de pubs à cette heure de grande écoute. Et bien entendu, une fois commencées, toutes les fictions et émissions étaient saucissonnées par de nouveaux spots dévastateurs pour les cerveaux et les oreilles.
Les radios étaient inaudibles. Le son des « musicales » était si atroce que l’on ne distinguait même plus les chansons, les pubs et les onomatopées du demeuré qui « animait ». Même des toubibs infligeaient cette bouillie aux patients dans leur salle d’attente, qui, après une heure de ce poison dans les tympans, arrivaient à point sur la table de consultation : on leur diagnostiquait une rhinopharyngite alors qu’ils venaient de perdre un million de neurones et 20 décibels de capacités auditives.
Il avait cru devenir fou en passant un IRM, où, du casque qu’on lui avait collé sur les oreilles, sortaient les horreurs d’un robinet diarrhéique appelé NRJ, quintessence de la pollution sonore des quarante dernières années. Il avait arraché le casque et tapé comme un damné contre la paroi du tunnel dans lequel il était prisonnier ; il avait fallu 5 minutes avant que les techniciens en imagerie réagissent ; il s’était débarrassé des fils et des perfs, avait bousculé l’infirmier qui évita de peu un coup de boule, et quitté les lieux séance tenante.
Inutile de dire qu’il avait divorcé, deux fois, et vivait maintenant seul en permanence. Il se réfugiait chez lui, ne répondait pas au téléphone. Il n’avait pas attendu le covid pour travailler à distance et vénérait les arbres, à qui il parlait d’autant plus volontiers que ceux-ci ne lui répondaient pas. La prochaine étape était sans doute la cabane en forêt, l’Alaska ou le désert de Namib.
Le dernier ami qui s’était risqué à débarquer chez lui, après s’être annoncé, sans quoi il n’aurait pas été reçu, n’avait pas été déçu du voyage :
– Comment vas-tu ?
– … Brrrmmffff…
– T’as l’air en pleine bourre !
– … Hhhaaarrhhh…
Que s’était-il passé pour que lui, l’amoureux des sons pendant 35 ans, devienne après 40 cet animal solitaire et sauvage, effrayé par le moindre bruit, de quelque origine qu’il provienne ? Sans doute était-ce lié à son humanophobie galopante, mais n’était-ce pas inverser la cause et l’effet ? Craignait-il les bruits parce qu’il n’aimait pas ceux qui les produisaient ? Ou craignait-il les humains parce qu’ils étaient bruyants ? Au reste, peu importait, le résultat était le même : il n’était apaisé que dans la silence.
C’est pourquoi l’accident qui survint sans crier gare aggrava méchamment son problème. Un matin, jour de son anniversaire, il comprit en se réveillant que quelque chose n’allait pas. Il lui sembla que la chambre n’était pas stable. Pourtant, il ne s’agissait pas d’une nausée liée à une indigestion, une grippe ou une gueule de bois. Il connaissait ces états, ce n’était pas cela. Bizarre. Le silence n’était pas le même que d’habitude. Il fit des mouvements de bouche et de mâchoire, déglutit, massa ses tempes. Rien ne se passa. Il se leva, doucement. Pas de vertige. Par contre, les oreilles étaient bouchées. Il se força à bailler, pencha la tête d’un côté puis de l’autre en s’ouvrant les pavillons avec l’auriculaire. Il parla, fort, moins fort, pour voir s’il s’entendait. Il s’entendait, mais ce n’était pas net. Il boucha un côté, puis l’autre. Il entendait moins bien quand il se bouchait l’oreille gauche.
Soudain, il le perçut. Le sifflement. Oui, ses oreilles sifflaient. Si ce n’était que ça, ça allait passer. Mais à la fin de cette journée, cela n’avait pas passé. Il avait en revanche affiné son diagnostic : il avait une perte d’audition et un sifflement du côté droit. Il s’endormit, mal, déstabilisé. Au matin, bouchon et sifflement étaient là. La tête sur la baignoire, il s’envoya le jet de douche dans le conduit auditif, espérant décrocher un énorme bouchon de cérumen. Rien. Il essaya côté gauche au cas où. Rien. C’est-à-dire toujours le filtre et le sifflement.
Le lendemain, il passa à la pharmacie. On lui donna du Cérulyse, qui ne fit aucun effet. La semaine suivante, alors qu’il avait constaté lors des quelques conversations obligées qu’il était gêné quand plusieurs personnes parlaient à la fois, il prit rendez-vous chez le généraliste. Celui-ci examina ses tympans pour l’informer qu’ils étaient nickel. Le toubib rédigea un mot pour un ORL. L’ORL ne vit rien non plus d’anormal à l’examen, mais constata en mesurant une baisse de la perception des fréquences hautes par l’oreille droite. Et elle prononça un mot qu’il n’avait pas encore voulu entériner : acouphènes.
– D’où ça vient ?
– On ne sait pas. C’est parfois lié à un petit AVC, on va vérifier ça avec un IRM. Ça peut aussi venir de veines qui se bouchent près de l’oreille interne et de l’oreille moyenne. Je vais vous donner un médicament pour fluidifier le sang.
– Ça peut partir comme c’est venu ?
– N’y comptez pas trop. Si cela peut vous réconforter, sachez que des gens perdent l’audition complète d’une oreille, d’un seul coup.
– Sans signe avant-coureurs ?
– Aucun. On parle de « surdité brusque ».
Il sortit plus déprimé que requinqué. Il ne manquait plus que ça. Les problèmes de santé, il en avait son compte, depuis toujours. Si les oreilles se mettaient à le lâcher elles aussi… Merde alors. Et ce sifflement… Comment allait-il faire s’il ne disparaissait pas ?
Il se rendit à l’IRM, qu’il abhorrait, à la différence du scanner, rapide et léger. Il demanda expressément qu’on ne mette aucune musique dans le casque et que le volume soit minimal. Après une demi-heure de marteau-piqueur dans le tunnel, l’examen ne donna rien, si ce n’est quelques « traces de substance blanche », sans gravité d’après ce qu’il lut avant d’aller remettre radios et analyses au cabinet de l’ORL, qui ne l’appela pas et qu’il ne retourna jamais consulter. Quant aux cachets pour fluidifier le sang, il ne les avait pas pris ; la notice, qui parlait de sommeil et de maux de ventre comme effets secondaires possibles, c’est-à-dire probables, le dissuadant d’ingérer ces substances.
Le plus dur à supporter était le soir quand il se couchait. Là, au lieu du silence qu’il chérissait, il subissait un sifflement continu dans l’oreille droite. La journée, il arrivait à l’oublier, car il était concentré sur son travail ou une tâche ménagère. Mais le soir dans son lit, le bruit ne le lâchait pas. Par moments, un deuxième sifflement se superposait au premier : au dessus d’un sssssssssiiiiiiiiiiiiii continuel, des tut-tut tut-tut-tut-tut tut-tut ponctuaient ce lancinement côté droit.
Quelle ironie, pensa-t-il. Je m’éloigne du bruit au maximum, et il m’en arrive un de l’intérieur, dont je ne peux pas me départir. Quelle horreur ! Il ne faut pas que j’y pense, se disait-il. Si mes pensées se focalisent là-dessus, je vais devenir fou.
Il fut bien obligé de constater les premières conséquences de sa perte d’audition. La plus spectaculaire était celle-ci : s’il était couché le côté gauche du visage contre l’oreiller quand le réveil sonnait, il n’entendait plus les bips aigus de la sonnerie. La première fois qu’il se réveilla en retard, il crut que l’alarme n’avait pas fonctionné. Mais le problème se reproduisit. En effectuant quelques tests, il dut admettre l’évidence : son oreille droite n’entendait plus les bips du réveil. Sa seule solution fut donc de programmer le sonar de son iPhone à plein volume pour être sûr de se lever à l’heure voulue.
Autre problème : il se mit à devoir faire répéter certains interlocuteurs, ce qui ne lui était jamais arrivé jusque-là. Comme on était au début de la sinistre pandémie covid, il se rassurait en espérant que cela venait du masque ; il n’était qu’à moitié convaincu. Et quand il se trouvait dans un lieu bruyant, avec de nombreuses voix, des bruits de moteurs ou de machines, il n’arrivait pas à savoir d’où venaient les sons ; c’était déstabilisant.
Un mois, puis deux, puis trois passèrent. L’automne succéda à l’été, l’hiver à l’automne. Le sifflement était là, il vivait avec. Son angoisse était que le volume augmente, ou qu’un autre apparaisse à l’oreille gauche. Alors là… Il se doutait bien qu’à partir d’une certaine intensité, il ne pourrait pas l’oublier, même dans la journée quand il travaillait. Que se passerait-il alors ? Il allait se mettre à hurler ? Il deviendrait dingo ? Il faudrait l’interner ? Rien que d’y penser, il en avait des sueurs froides. Mais d’où venait ce bruit ? Pourquoi les autres ne l’entendaient-ils pas ? Si le bruit n’existait pas et n’était qu’une construction mentale, alors il devait être possible de travailler dessus grâce à la méditation. Adepte du yoga, il savait se concentrer sur la respiration et recevoir les sensations qui se présentaient. Il pratiqua davantage. Sans succès. Le sifflement était là au coucher, au réveil, chaque fois qu’il se mettait à table, chaque fois qu’il y pensait. Et quand il écoutait de la musique – seul, choisie, à certains moments – sa réception était parasitée par le bouchon et le sifflement à son oreille droite.
Le drame redouté se produisit alors qu’il buvait son thé. Tout d’un coup, un sifflement apparut dans son oreille gauche. ll n’y eut aucune progression. Aucune rupture. Le sifflement n’était pas, et la seconde d’après il était. Régulier, lancinant, ininterrompu. Comme s’il était là depuis toujours. Il posa sa tasse, tapa sur ses oreilles, déglutit, bailla, ouvrit la bouche, parla. Non, le son était là et ne partirait pas.
Il s’accrocha au comptoir. Il eut peur de tomber. Il s’affolait. Il réalisa que le sifflement gauche n’était pas le même que le sifflement droit. Il était plus… plus grave ? Plus aigu ? Difficile à dire. Différent en tout cas. Cela créait une dissonance, comme si l’on entendait deux disques en même temps. C’était désagréable. Très. D’autant qu’il était impossible d’arrêter les disques.
La panique l’envahit. Il n’allait pas tenir. On ne pouvait pas supporter en permanence deux sifflements distincts pour chaque oreille. Qu’allait-il devenir ? Il retourna à son ordinateur, essaya de se concentrer sur son travail. Il mit de la musique, comme il le faisait souvent en fin d’après-midi pour enclencher la dernière étape de la journée de travail. Il voulait voir ce que cela donnait dans son nouvel état. Pas de doute, il entendait moins bien. Il essaya différents volumes. Se boucha les oreilles l’une après l’autre. Le constat était sans appel : il avait dû perdre un quart à gauche aussi. Ça faisait deux huitièmes, soit un quart d’audition en moins. Comment allait-il faire avec ses étudiants, ses élèves, ses stagiaires ? Toutes ces personnes qu’il devait entendre lorsqu’elles exposaient ou s’exprimaient… Déjà, il tendait l’oreille. Au début des acouphènes à droite, il faisait répéter. Et puis il s’était aperçu qu’il demandait souvent que l’on répète. Il arrêta, sans quoi il était mort. Il le savait : si, dans cette société de loups, il montrait une faiblesse que l’on pouvait relier à l’âge, il allait perdre une bonne partie de son crédit. Et il ne pouvait se le permettre. La concurrence était rude, des tas de trentenaires et quarantenaires prêts à tuer briguaient les postes qu’il occupait, à la fac, dans une prépa aux grandes écoles, en tant que formateur référent pour plusieurs organismes.
Avec deux oreilles endommagées, ce fut bien pire. Quand il transmettait devant un tableau ou un écran, il entendait plus mal encore les propos de ses ouailles. Quand ils posaient une question, il ne pouvait éviter de les faire répéter. Quand il s’agissait d’une réponse ou d’une remarque, il approuvait alors qu’il n’avait capté que quelques mots.
Cela devint compliqué aussi lors des repas de famille : quand les conversations partaient dans tous les sens, les voix se confondaient dans une espèce de brouhaha et il avait du mal à entendre ce que lui disait la personne avec qui il discutait. Il perdait ainsi en réactivité, en légèreté, il était moins là, moins lui.
Sa confiance baissa de quelques degrés supplémentaires quand il se rendit compte qu’il ne pouvait traverser la rue sans regarder deux fois de chaque côté, tant il avait du mal à savoir d’où venaient les voitures. Il avait vécu cette perte de sens lorsque la première oreille avait lâché, mais son cerveau avait modifié les réseaux de synapses et recréé un équilibre. Là, les circuits qui transformaient les ondes sonores en sons identifiables étaient de nouveau perturbés, il fallait en construire d’autres. Serait-ce possible ? Jusqu’à quel point le cerveau pouvait-il se reconfigurer ? En tout cas, il n’était pas à l’aise aux carrefours : il avait peur de se faire renverser par une voiture !
Il était moins en danger à la maison, mais néanmoins gêné. Si certains sons lui parvenaient atténués, d’autres étaient amplifiés. Ainsi le jet de douche. Ça parait rien, le jet de la douche. Mais imaginez-le résonnant doublement dans vos deux oreilles. Le volume sonore de la pression dans le tuyau et des gouttes martelant l’émail après avoir rincé sa peau était détonnant. Il se croyait sous les cataractes du Niagara, ou reclus dans un grenier pendant l’orage. Cela procurait une sensation d’isolement, de fragilité, de doute.
Il devint triste. Comme tout le monde, il avait toujours eu peur d’être trop diminué pour profiter de la vie. Ben voilà, le moment était venu. Il se replia sur lui-même, évita au maximum les sorties et les conversations. Il cessa de vouloir séduire ou convaincre. Il renonça à exister. Il disparaissait.
Il n’aurait su dire combien de temps dura cette période d’abattement. Mais il se souvenait du matin où soudain il pensa : si tu ne peux pas changer la situation, change ton regard sur celle-ci. Tout est regard. Combien de fois n’avait-il pas lui-même dit cela, pensé cela ? Il avait su l’appliquer d’ailleurs, après différents emmerdements. C’était le moment d’aller plus loin dans ce sens. Oui, il entendait mal. Mais il entendait encore un peu. Et ne pas entendre bien avait des avantages. Ses acouphènes étaient aussi un filtre contre les méchancetés, les contre-vérités et les insanités, qui lui arrivaient ainsi adoucies dans les écoutilles. Et puis se mettre en retrait, n’était-ce pas la sagesse à son âge ? D’autant que les humains devenaient infréquentables. Oui, d’un mal il pouvait faire un bien.
Ainsi commença-t-il sa préparation à la mort. C’était prématuré, mais bon. Certains mouraient plus tôt et après des vies plus dures. Il n’avait donc pas à se plaindre. Il ne s’était pas si mal sorti de ce voyage en absurdie. Il fallait maintenant s’accepter diminué, insignifiant. Une bonne leçon. Un objectif raisonnable. Auquel il en ajoutait un autre, concomitant : ne pas être gênant. Surtout ne pas emmerder le monde. Il faudrait savoir se finir, ne pas être une charge.
Il ne fallait plus chercher à entendre. Il ne fallait pas non plus chercher le silence. Puisque les deux étaient inaccessibles. C’est lorsqu’on essayait de restituer quelque chose qui n’était plus que l’on souffrait. Un nouvel état s’imposait ; la solution était de s’y soumettre. La plus forte était la nature.
Il sourit en pensant qu’il avait un modèle. Qu’il vénérait depuis longtemps. L’espèce la plus remarquable et la plus utile de la création : les arbres. Les grands sages de la planète. Les plus intelligents, les plus solidaires. D’un stoïcisme impeccable. Ils ne cherchaient rien, n’attendaient rien, ne se plaignaient jamais. Ils étaient, et ils contribuaient. Chacun avait sa place. La plupart n’étaient jamais vus par quiconque ; ça ne les empêchait pas d’être bons et beaux. Certains étaient tordus, petits, fragiles ; pourtant, ils jouaient leur rôle dans la chaîne de la vie, ils existaient sans réclamer, ils mouraient sans pleurer.
Les arbres eux aussi avaient des acouphènes. Mais ils s’accommodaient des grincements et frémissements intérieurs qui les habitaient. Sans barguigner.
Il voulait devenir comme eux. Devenir un arbre. Oui, le temps qu’il avait passé avec les humains, il allait maintenant le consacrer aux arbres. Il ne perdrait pas au change.