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J’avais rencontré Mélanie dans une association baptisée OVS – On Va Sortir – club de rencontres pour célibs ou divorcés basé sur un principe simple et génial : quelqu’un propose une activité, une date, un lieu, et celles et ceux qui sont intéressés s’inscrivent. Il existe un OVS dans toutes les villes. Avec OVS, la solitude est impossible.
Je m’étonne aujourd’hui d’avoir été capable de sortir avec des inconnus, mais il faut croire que ma misanthropie était moins sévère il y a dix ans. Pendant deux années, j’ai participé à une trentaine de sorties : balades, bars avec animations, coffee shops, discothèques. Resto une fois, mais je n’ai pas recommencé : en cas de mauvaise pioche, il est difficile de se tirer quand on est coincé autour d’une table. J’ai même organisé chez moi quatre « apéros concerts », osant me surpasser grâce à OVS.
C’est lors d’une sortie badminton que je vis Mélanie pour la première fois, un jeudi de la fin août. Je gérais cette sortie, car l’organisateur, Alain, qui l’avait initiée au début de l’été, ne pouvait pas assurer cette semaine-là et m’avait demandé de prendre le relai. Mélanie m’avait au dernier moment envoyé un message pour me demander si elle pouvait s’inscrire, le nombre maximum de personnes fixé par Alain, 12, étant atteint. Je répondis qu’elle était bienvenue ; nous étions en extérieur, dans une plaine des jeux, nous n’étions pas à une unité près.
Elles vinrent même à deux, puisque sa fille l’accompagnait. Deux brunettes. Peaux dorées, longs cheveux coiffés, beaux visages. Jolies. À vue de nez, 38 et 11 ans. Je ne fus pas seul à les remarquer. Ce qui me frappa surtout fut le sourire de Mélanie : généreux, humble, sensible. En une heure et demie de zieutages et bavardages entre deux coups de raquette et changements d’équipes, elle se montra curieuse, attentive, serviable, on pourrait dire d’une « exquise politesse », notion aussi démodée que la formule qui la qualifie, mais qui me semblait lui correspondre.
Il ne m’en fallut pas plus pour avoir envie de la revoir. Une règle tacite existait à OVS : le sexe et la relation amoureuse pouvaient être une conséquence de la sortie, pas un objectif. OVS se distinguait de Meetic. Le but était l’amitié, pas l’amour. Cela impliquait une certaine retenue dans l’approche, des modérateurs y veillaient. Les filles ne devaient pas se sentir harcelées. Les comportements inappropriés étaient signalés.
Je ne pus repartir avec Mélanie, puisque, en tant qu’organisateur, je dus rester jusqu’à la fin pour démonter filets et piquets. Mais en arrivant à la maison, je lui écrivis via la messagerie du site. « J’espère que ce moment bad t’a plu. Et que ton adorable Emma ne s’est pas ennuyée. J’ai regretté de ne pas pouvoir parler plus avec toi. Viendras-tu la semaine prochaine ? Toujours avec OVS, je vais boire un verre au 1900 samedi soir. Si ça te dit, inscris-toi, je serai heureux de te retrouver là ». Elle me répondit dans les vingt minutes : « Emma et moi étions ravies de cette première sortie OVS. Tout le monde a l’air très sympa. Merci de nous avoir acceptées. Je ne peux pas samedi soir pour le 1900, mais j’essayerai de revenir au bad jeudi prochain. Si je peux, je m’inscrirai lundi. Merci encore et à bientôt ».
Cette réponse ne me plut guère, car je ne figurais nulle part, noyé dans « tout le monde ». Elle vint au bad le jeudi suivant, toujours aussi séduisante, mais je ne pus pas davantage parler avec elle. C’est au cours d’une balade un dimanche quinze jours plus tard que notre relation débuta. Voyant sur le site qu’elle s’était inscrite à une rando de 12 km, je m’empressai de prendre la dernière place disponible. Là, au cours de cette excursion qui rassemblait quinze personnes, il y avait un noyau d’une dizaine qui semblaient bien se connaître et cinq « nouveaux », dont Mélanie et moi. Cette configuration facilita nos échanges et je me retrouvai même à deux reprises, ô bonheur, à marcher côte à côte avec la belle. Je m’empressai de la questionner sur ses origines, sa famille, son job… Elle parla volontiers. J’allais d’ailleurs découvrir que, elle si discrète et soucieuse de ne pas importuner autrui, était une pipelette une fois qu’elle était lancée.
Je lui envoyai un nouveau message après ce dimanche prometteur. Elle accepta que nous nous vissions un mardi après-midi pour une balade dans un village du coin. En semaine parce qu’elle était sans emploi et parce que professionnel libéral travaillant seul, je pouvais me dégager quelques heures de temps en temps. Nous avions convenu que je passais la chercher. Cela m’intéressait de voir où elle habitait, comment elle était logée, autrement dit d’apercevoir son intimité. Je découvris une maisonnette en forme de cube, accolée à d’autres dans une rue sans charme à l’est de la ville. La cuisine et le séjour paraissaient impeccables. Sa chambre et celle de sa fille étaient à l’étage.
– Tu veux boire quelque chose ?
– Non, on y va. Un thé après, si on a le temps.
– Il faut que je sois revenue à 5 heures moins le quart. Emma rentre toute seule, mais j’aime bien être là quand elle arrive. Elle est encore petite.
Elle semblait contente de me voir et nous nous sentîmes tout de suite à l’aise l’un avec l’autre. Dans la voiture, elle était intarissable, elle parlait d’elle parce que je savais écouter, mais elle me questionnait aussi, elle était curieuse. Elle était d’une spontanéité rare, et souvent incrédule :
– Ah bon ?! s’exclamait-elle quand je lui racontais tel ou tel épisode.
Je riais de sa candeur, elle riait aussi, c’était un bonheur. La balade dans le village fut un enchantement. Parfois nous nous arrêtions en pleine ruelle pour débattre. Dans l’église, elle ne put retenir un fou rire pour une bêtise. Au pied de la tour du château, nous avons parlé à un couple d’octogénaires qui nous voyaient comme un couple nous aussi.
Nous étions moins bavards en regagnant la ville, comme sonnés. Pensait-elle à la même chose que moi ? C’est en la regardant du coin de l’œil que je me rendis compte d’une chose dont elle ne s’est jamais départie depuis dix ans : son maquillage était parfait. Il n’avait pas bougé. Il ne bougeait pas. Ses joues, ses yeux, sa bouche étaient remarquablement mis en valeur. À 16 h 30 comme à 9 heures du matin. Je commençais à avoir une bonne expérience des visages féminins, et il me semblait pouvoir affirmer que 2/3 des maquillages faiblissaient au bout de deux heures tandis qu’un1/3 s’effondraient pour de bon. Je ne jetais pas la pierre, au contraire, j’étais déjà heureux que les dames s’embellissent et que l’on puisse en profiter. Mais en la matière, Mélanie était la meilleure de toutes.
Il était 16 h 40 quand nous arrivâmes chez elle. Je déclinai le thé. Il me parut que cela aurait fait trop pour cette première sortie à deux, surtout avec la petite qui serait là. Nous nous quittâmes joyeux, promettant de nous revoir bientôt.
Il y eut deux autres après-midi charmantes, avant un samedi soir, où j’invitai Mélanie à dîner, tout en sachant qu’elle devrait partir à 21 h 30 pour la gare afin de récupérer sa fille qui rentrait de chez son père.
Je compris ce soir-là que nous n’étions pas sur la même longueur d’ondes. Alors que j’affirmai ne pas pouvoir m’empêcher de me projeter, elle me rétorqua sans ambages que je lui plaisais beaucoup, qu’elle était très heureuse de m’avoir rencontré, mais qu’il n’y aurait « jamais rien entre nous ». Elle voulait une relation d’amitié, rien de plus.
– Tu comprends ? T’es trop bien pour qu’on couche ensemble !
J’aurais ri de la formule si elle ne me condamnait pas à l’abstinence. Se fichait-elle de ma figure ? Était-elle si ingénue qu’elle ne savait pas ce qui tentait un homme de 45 ans lorsqu’il rencontrait une femme de 40 qui lui plaisait ? Quoi qu’il en fût, tandis que j’avais vu dans cette soirée les prémices d’une relation amoureuse, elle ne considérait ce moment que comme une opportunité dans son emploi du temps.
Comme je ne m’étais pas trop avancé dans ma déclaration, je pus encaisser le coup sans casser l’ambiance et me repositionner en tant qu’ami. Je me remontais le moral avec un proverbe que ma mère répétait à l’envi : « Mieux vaut peu que pas ».
En partant, Mélanie m’embrassa et dit en me serrant le bras :
– Tu m’en veux pas ? Allez ! T’es quelqu’un de super. Je ne veux pas te perdre. Mais je suis pas douée pour les histoires d’amour, ça ne marche jamais.
J’aurais bien rétorqué qu’on pouvait passer une ou deux nuits ensemble à se faire du bien avant de parler d’histoire d’amour, mais visiblement elle ne l’entendait pas de cette oreille. Ce serait d’ailleurs une constante que j’allais découvrir chez Mélanie : avant même le premier baiser avec un mec, elle envisageait le mariage ! Ce qui fait qu’elle foirait toutes ses histoires (du moins selon elle ; selon moi, même courtes, c’était plutôt des victoires).
Faute de vivre l’amour entre nous, nous nous sommes mis à nous raconter les histoires que nous enchainions l’un et l’autre avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de longueur, toujours ponctuées de plages de solitude entre deux, bienvenues pour moi, moins agréables pour elle. Nous nous inspirions l’un et l’autre dans nos méthodes de séduction. Elle réalisa des trucs invraisemblables en soutenant que c’est moi qui lui avais donné le courage d’agir ainsi. Elle chopa même le batteur d’un groupe de rock, un avocat prétentieux, un agent de nettoyage, le patron d’une boite informatique, entre autres, en allant carrément se mettre à genoux devant eux pour leur signifier qu’elle était prête à se donner corps et âme. Parmi nos nombreux points communs, nous avions celui-ci : nous tombions amoureux à toute vitesse, immanquablement de celles et ceux qui ne nous convenaient pas.
Quand elle découvrait que toute vie était incompatible avec le dernier pécho, on se voyait et, sur un chemin ou autour d’un thé, je la consolais :
– Tu veux te retrouver tout de suite au sommet de la montagne ! Mets un pied devant l’autre, apprécie le moment, peu importe quand tu t’arrêtes et si tu ne vas pas au bout. Ce n’est pas la durée de la balade qui compte, c’est sa beauté.
Quand c’était moi qui venais de rompre, elle s’inquiétait :
– Mais pourquoi tu ne supportes pas que l’intensité baisse ? La perfection n’existe pas ! Tu ne peux pas aimer quelqu’un aussi pour ses faiblesses ? La vie pour son quotidien ? Tu vas te retrouver seul, à force.
On se soutenait, c’était incontestable. Et, en se les racontant l’un à l’autre, on vivait plus fort encore nos passions amoureuses.
Nous avions besoin de nous confier nos amours, pas de les voir. Les rares fois où elle m’avait présenté un mec et où elle m’avait vu tenant la main d’une autre, ça n’avait pas marché. Malgré nos efforts, je trouvais invariablement son type sans intérêt, me demandant ce qu’une fille si bien fichait avec un connard pareil, tandis qu’elle était affligée par la bêtise et l’impolitesse de ma nénette. Et, quand nous avons eu en même temps des conjoints que j’estimais compatibles le temps d’un repas, Mélanie refusa toujours les invitations que je lançai pour un moment à quatre.
– On n’a pas beaucoup de temps à deux, tu comprends ?
Le temps s’en allait, nos conjoints aussi.
N’étais-je plus amoureux d’elle ? Eh bien ça m’avait passé, en raison d’un phénomène que j’avais constaté depuis longtemps : s’il n’y a pas de sexe rapidement après la rencontre, il n’y en aura jamais. Car si l’on continue à voir l’objet convoité sans pouvoir y toucher, alors par la force des choses le regard change. L’amitié prend le dessus et le désir disparait. Peut-être parce que la connaissance que l’on a d’un être le démythifie. S’il n’y a plus de mystère, il n’y a plus d’amour.
Elle était si craquante et nous étions si proches cependant, que je faillis rechuter plusieurs fois : au cours d’un spectacle – une mise en théâtre des Brèves de comptoir à laquelle nous allâmes invités par une amie d’OVS – où sa nuque et ses cheveux m’hypnotisèrent ; après un dîner chez une amie qu’elle voulait me présenter, dont nous sortîmes saouls comme des cochons ; lors d’une méga-randonnée entre notre ville et sa sœur ennemie du département que nous fîmes tous les deux au milieu de 3000 personnes, surtout quand elle se coucha sur l’herbe pour une petite sieste après notre pique-nique sous les pins.
Le plus incroyable était que chaque fois qu’elle me parlait de l’homme idéal – elle disait plutôt « ce que j’attends d’un homme » –, j’avais l’impression qu’elle me décrivait. La première fois, je me raisonnai en me persuadant que je prenais mes désirs pour des réalités. Mais elle réitéra ses descriptions explicites. Pas de doute, le portrait qu’elle brossait me ressemblait beaucoup. Comment pouvait-elle ne pas s’en rendre compte ? Elle s’en rendait compte ? Elle était bête ? Méchante ?
Elle confirmait ainsi ce que je pensais depuis le début : nous étions faits l’un pour l’autre. Mais elle ne le voyait pas. Ou ne se l’avouait pas. Par la suite, je crus déceler dans des propos subreptices – voulait-elle atténuer ses paroles après avoir réalisé qu’elle m’avait encensé ? – trois caractéristiques de ma personne rédhibitoire à ses yeux : j’avais été malade, je n’étais pas assez costaud, je ne bricolais jamais.
La maladie l’obsédait. Quand il s’agissait de son corps, elle la recherchait. Elle était tout le temps persuadée de souffrir de quelque chose. Une de ses occupations principales, avec le téléphone à sa mère tous les jours et les repas chez ses parents le week-end, était la visite chez le docteur. Rarement quelqu’un n’alla aussi souvent chez les médecins pour rien. C’est bien simple : il n’y avait pas un généraliste et pas un spécialiste qu’elle n’eût essayé. Quand une consultation n’était pas prise en charge à 100 % par la Sécu et la complémentaire santé, elle économisait le peu qui lui restait de son allocation ou de sa mission d’intérim pour se rendre chez des ostéopathes, homéopathes, allopathes, chiropracteurs, diététiciens, allergologues, psychothérapeutes, adeptes de la technique EMDR et autres paramédicaux plus ou moins fiables. Pas un charlatan de l’agglomération n’échappa à la visite de Mélanie. Elle eut comme de juste une aventure avec un médecin, qu’elle quitta vite parce qu’il ne voulait pas s’engager.
– Je peux rien construire, tu comprends ?!
Pour mon gabarit, elle m’aurait voulu du type joueur de rugby. Je me bougeais en sport, mais ça ne changeait pas ma ligne. Quant au bricolage, ni aimer ni savoir était une tare à ses yeux. Pour elle, un homme c’était une maison, un garage, un jardin, une perceuse, des virées à Leroy-Merlin, une pièce à refaire, un cabanon à construire, une penderie à aménager…
Je ne lui jetais pas la pierre : j’étais comme elle. Moi aussi, j’avais laissé passer nombre de femmes formidables simplement parce qu’un ou deux détails de leur personne m’empêchaient de les aimer. C’était dommage, mais on ne commande ni le désir ni les sentiments.
Elle cherchait du boulot, et parfois elle en trouvait. Mais pour qu’elle prenne, il fallait qu’il ne commence pas avant 8 h 30, ne finisse pas après 17 heures et ne la mobilise pas le samedi, ce qui limitait le choix à quelques plaçous de la fonction publique auxquels elle ne pouvait accéder car elle n’avait ni carte de parti ni relations avec des élus.
– Chope le maire, lui dis-je un jour.
– N’importe quoi !
Oh, elle était capable. Mais voilà, il fallait qu’elle soit amoureuse, c’est-à-dire qu’elle pense pouvoir se marier avec l’édile.
Je l’incitai à monter en auto-entrepreneur une entreprise de services à domicile. Elle aurait fait merveille auprès de mamies et papis, et papas, en mal d’affection ou d’organisation. Mais elle n’osait pas. Il aurait fallu travailler le week-end. Je lui suggérai ensuite de réfléchir au développement de mon activité, par le biais de l’ouverture d’une librairie de livres d’occasion, dans laquelle elle pourrait jouer un rôle majeur. Mais elle ne s’y intéressa pas plus de quelques jours.
Moyennant quoi, elle continuait à galérer, à ne pas aimer sa maison mal fichue et ses voisins bruyants. La solution à tous ses problèmes était sous ses yeux : venir vivre avec moi. Il y avait de la place pour trois dans la belle maison avec jardin que je louais depuis des années, mieux placée que la sienne. Mais elle ne voulait pas.
Nous passâmes un jour chez son frère, il tenait une cave à vins. Elle me présenta :
– Mon ami Pierre, dont je t’ai parlé, tu sais ?
Le type ne réagit pas, ne me regardant ni ne me parlant plus après m’avoir salué avec dédain. Je me dis alors qu’il y avait peut-être une autre raison à son refus d’envisager une relation amoureuse : elle savait que je ne plairais pas à sa famille. Mon examen de passage auprès d’une amie de ses années parisiennes fut meilleur lors d’un réveillon où, alcool aidant, nous parvînmes à danser et karaoker dans une humeur appropriée au 31 décembre.
Nos rencontres, mensuelles en moyenne, s’espacèrent pour devenir bimestrielles puis trimestrielles. Je lui avais confié qu’un de mes rêves était d’accomplir un tour de France le long des côtes, à raison d’un week-end par mois. Chaque fois que je mentionnais cette idée, elle semblait emballée, et s’invitait volontiers à l’avance. Ça ne s’est jamais fait bien sûr, je n’ai jamais eu ni le temps ni l’argent. Et quand nous programmâmes ensemble une virée à Paris, où je devais aller voir mon fils, elle annula huit jours avant sous un prétexte bidon.
Je remarque d’ailleurs une chose effarante : depuis dix ans, je ne crois pas qu’elle ait quitté une seule fois notre région. Et au sein de cette région, les rares fois où elle s’est éloignée de notre ville et de ses alentours, ce fut pour aller à l’océan, toujours au même endroit, dans des bungalows de famille ou loués pour l’occasion. Elle tenait tellement à bâtir du solide ici qu’elle négligeait le reste du monde, c’est-à-dire tout. Elle se ruinait en consultations inutiles, mais il ne lui serait pas venu à l’idée de prendre un bus pour découvrir un ailleurs.
Elle n’assura pas pendant les quelques moments où je fus en difficultés à cette époque. Je vécus ainsi deux chagrins d’amour, une pneumonie, trois confinements et l’agonie de mon père sans la moindre présence de Mélanie, qui m’aurait été précieuse pendant ces douloureux instants. Elle si attentive, si disponible, comment avions-nous pu en arriver là ?
Un vilain défaut m’avait alerté : elle mettait 48 heures pour répondre à mes textos, alors qu’elle répondait à ceux de sa fille, de sa mère et de ses frères et sœurs en 24 secondes. Je l’avais alertée à maintes reprises sur ce que provoquait ce délai volontaire de sa part, mais jamais elle n’avait rectifié le tir. Ce n’était pourtant pas signe qu’elle ne voulait plus me voir, puisque deux fois sur trois c’est elle qui me contactait. Que cherchait-elle à me faire payer en cassant ainsi le dialogue ?
Pour des raisons familiales et professionnelles, je faillis quitter la ville un jour, mais finalement renonçai. Quand je m’en ouvris à Mélanie, elle répliqua :
– Ça m’aurait embêté que tu partes. On se voit pas souvent. Mais tu es là.
J’ajoutai :
– Une des raisons pour lesquelles je suis content de ne pas partir, c’est toi.
Étions-nous sincères ?
Sans doute pas, puisque notre relation cessa tout à fait quand enfin elle trouva un boulot stable, grâce à moi. Le frère d’une ex recrutait une vendeuse et préparatrice dans une surface de produits biologiques. J’appelai la belle Sandrine pour promouvoir la candidature de Mélanie, qui fut embauchée. Dès lors, elle n’eut plus de temps pour moi, alors qu’elle ne travaillait pas du samedi midi au mardi matin. Elle me mentait parce qu’elle se mentait : elle avait toujours confondu les mots « temps » et « envie ».
Voyant que rien ne venait, c’est moi qui, trois mois après son embauche, dus l’inviter au resto pour fêter son nouvel emploi. Pour la déculpabiliser, je lui dis que nous reviendrions dîner là en fin d’année, quand elle aurait touché sa première prime, et que c’est elle alors qui payerait. Sa prime et la fin de l’année arrivèrent, pas l’invitation à dîner, qui ne vint jamais.
Une nouvelle année débuta. Nous nous vîmes une après-midi de février pour un cœur à cœur dont nous avions le secret. Nous ne savions pas que c’était le dernier. Nous fûmes pris l’un et l’autre plusieurs mois par une de ces histoires d’amour que nous n’aurions pas le plaisir de nous raconter. Je proposai quelques rendez-vous, à deux, à trois, à quatre, qu’elle déclina pour cause de « temps » réservé à la passion. Celle-ci s’acheva en septembre, la mienne en novembre. Et en décembre, moi qui ne laissais jamais passer son anniversaire sans un geste, un signe au minimum, je n’agis pas quand vint son jour en ce millésime, funeste pour notre relation.
J’aurais aimé une happy end à cette histoire, mais il n’y en a pas. C’est pour cela que j’ai parlé de requiem. La plupart des amitiés meurent un jour ; il y a des exceptions, dieu merci. Plus que les occasions perdues et la relation manquée, je garde nos rires et nos encouragements, nos mutuelles confessions et admirations. Je garde la perfection de son visage si bien maquillé, ses jupes et ses tops sur sa peau mate été comme hiver.
Nous avons vieilli et nous avons fait des choix. Sans doute Mélanie espérait-elle mieux que moi. Je lui donne raison. Le bricolage, le rugby, non rien à faire, je n’aurais pas pu. Elle avait et elle a encore les moyens d’atteindre ses objectifs. J’espère aussi qu’elle considèrera un jour que toutes ses aventures ne sont pas des échecs mais des succès. Que la vie, ce n’est pas le bout du chemin, mais le chemin lui-même.
Je t’embrasse, Mel. Merci pour ces moments partagés. Merci aussi pour la leçon d’humilité. Tu es une de celles qui m’a aidé à travailler ma modestie. Oui, même quand tout collait, une femme pouvait préférer ne pas être avec moi. Rien que de très banal, mais sans doute faut-il recevoir quelques claques pour accepter les évidences.