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La courte scène qui suit n’a pas duré plus de 10 secondes, faits, gestes et pensées comprises. Pourtant, elle allait changer la vie de ses deux protagonistes.
Il sortait du campus où il venait de donner son cours. Il était bien, presque heureux. Il savait qu’il avait été bon et les étudiants avaient été réceptifs ; il n’y avait pas toujours corrélation entre ces deux données – la qualité du cours et l’attention des étudiants –, mais cela avait été le cas ce jour.
Il marchait d’un pas léger jusqu’au parking où il garait sa voiture, en bordure du centre ancien. Dans ces rues semi-piétonnes et animées, il se sentait en vacances, car il n’habitait pas dans cette ville où il assurait deux cours en master depuis 5 ans. Est-ce parce qu’il se sentait bien et que cela se voyait sur son visage et dans son attitude ?
Toujours est-il qu’une femme qui remontait la rue posa les yeux sur lui. Pas par hasard. Ou si cela avait été le hasard au début, elle avait sciemment prolongé son regard et maintenu la fixation. Consciemment ou pas, elle était attirée, ou intriguée, en tout cas intéressée.
Quand il s’en aperçut, il restait environ deux secondes avant qu’ils se croisent. Deux secondes et ce serait fini, deux secondes et ce serait trop tard. Or, la dernière fois qu’une telle mésaventure lui était arrivée, il s’était juré que cela ne se reproduirait plus. Trop souvent, il avait laissé filer des regards prometteurs, parce qu’il avait été trop lent, ou, plus grave, inattentif. À son âge, c’était impardonnable. La rencontre entre deux êtres qui s’attirent était la plus belle chose de l’existence : gâcher ces possibilités par manque de courage ou de concentration constituait une faute grave.
Il avait toujours été fasciné, en examinant son parcours autant que celui d’hommes et de femmes autour de lui, de la rapidité avec laquelle une vie pouvait sortir du chemin suivi jusque-là. Des individus qu’il avait pensé figés à jamais, sur lesquels il n’aurait pas parié un kopeck, avaient du jour au lendemain changé de boulot, de ville, de vie, par la magie d’une rencontre. Une connexion s’établissait entre deux personnes, et hop, la puissance était démultipliée, les performances et les résultats transformés. C’était une définition possible de l’amour : ce qui, en un instant, change votre regard sur le monde et le rapport que vous entretenez avec lui.
En ces temps imbéciles, il y avait une difficulté supplémentaire : le masque. On n’avait que les yeux et le front, désormais, pour juger de l’expression d’un individu. C’était peu. Comment ne pas se méprendre sur une attitude ? Comment déceler une intention ? Pouvait-on, d’ailleurs, deviner les dispositions d’une personne avec son simple regard ? On se trompait si souvent.
Pourtant, il trouvait que l’on ne tenait pas assez compte des visages. Chez les politiques par exemple, ou les journalistes : on comprenait tout de suite, lui semblait-il, ceux qui étaient vaniteux, autocrates, prêts à tuer pour conquérir ou garder un pouvoir. Inversement, la modestie, la sincérité, la bonté, ça se voyait aussi. Et on s’interdisait de considérer ces données, à cause d’une bien-pensance qui faisait plus de mal que de bien. Voilà où menait le relativisme ambiant : puisque tout se valait, puisque plus aucune hiérarchie n’était possible, puisqu’on n’avait plus le droit de juger, alors on ne discernait plus.
Ça y est, la femme qui le fixait arrivait à son niveau. Allait-elle continuer à soutenir son regard et donc tourner les yeux vers lui qui la croisait ? Et lui, allait-il faire de même ? Le temps qu’il se pose la question… elle avait disparu de son champ de vision. Il ne la voyait plus, elle ne le voyait plus. C’était fini. Ils s’étaient croisés, il ne s’était rien passé. Elle était dans le flot qui remontait la rue, lui dans celui qui descendait. La densité n’était pas énorme, mais enfin, il y avait du monde et ils étaient emportés.
Non, il ne voulait pas ! Il n’allait pas, une fois de plus, manquer une occasion. Le regard de cette femme, il en était sûr, voulait dire quelque chose, du genre : « vous avez l’air simple, calme, équilibré, rien d’extraordinaire, mais rassurant, et je me reposerais bien sur vous. J’aime vos yeux, ce qu’ils révèlent. Regardez les miens. Ne vous plaisent-il pas ? Ne voyez-vous pas que nous sommes faits l’un pour l’autre ? »
Elle était passée, mais il s’arrêta et se retourna. Et là, ô miracle, il la revit. Car elle avait fait comme lui, elle s’était arrêtée puis retournée. Ils étaient tous les deux figés, à 5 mètres l’un de l’autre, se regardant, tandis que les passants les contournaient comme s’ils étaient des éléments du mobilier urbain.
Il lui sourit. Elle lui sourit. Il fit un pas, elle fit un pas. Un autre pas, un autre pas. Alors elle tendit le doigt et dit :
– Excusez-moi, mais… vous avez un autocollant bizarre sur votre manteau, à l’épaule.
Aussitôt, il mit la main à l’endroit qu’elle indiquait. Il en retira un autocollant fluo, une pub sans doute, que le hasard ou un mauvais plaisant avait collé là, enfin peu importe. C’est donc cela qu’elle regardait, cette incongruité, pas lui.
Il ne sut pas ce qui l’emportait, de l’humiliation ou de la déception. Atterré, il ne parvint même pas à dire merci. Alors que, s’il n’avait pas tant espéré de ce regard, il aurait ri de sa méprise. Il était poli, léger, bon joueur. Là, il fut incapable de quoi que ce soit. C’était idiot, mais il était assommé. Il n’assumait pas.
Est-ce cela qui, elle, la convainquit ? Ou était-ce la qualité qui sous-tendait son regard ? Quoi qu’il en soit, elle ajouta :
– Maintenant que vous êtes présentable, on pourrait faire connaissance en partageant un sandwich et un ice tea. Qu’en pensez-vous ?
Il pensa à la magnifique chanson de Georges Brassens, sur les paroles du poète Antoine Pol : « Je veux dédier ce poème, à toutes les femmes qu’on aime, pendant quelques instants secrets, à celles qu’on connait à peine, qu’un destin différent entraîne, et qu’on ne retrouve jamais ».
Cette fois, le destin, pour peu qu’il y en ait un, ils allaient le forcer un peu.