Le petit tas de farine

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(environ 15 minutes de lecture)

C’est étonnant comme on peut vivre longtemps à côté de quelqu’un sans remarquer une habitude très particulière, jusqu’à ce qu’un jour, sans qu’il y ait forcément de raison, une pratique nous apparaisse soudain pour son incongruité ou son originalité, et révèle une facette ignorée de cette personne si proche, qui prend alors une dimension supplémentaire à nos yeux et devient plus complexe ou plus mystérieuse qu’on ne le pensait. 

Ainsi, c’est à 60 ans que Thierry s’aperçut de l’habitude très particulière d’une personne on ne peut plus proche de lui puisqu’il s’agissait de sa mère, 85 ans : elle laissait toujours un peu de farine sur le plan de travail de la cuisine. Même quand elle avait fini, même quand elle n’avait pas besoin de farine pour sa préparation, la surface restait maculée de poussière blanche. Bon sang, mais pourquoi ? Certes, elle confectionnait elle-même les pâtes à tarte et appréciait les filets de poisson ; mais enfin, elle n’avait pas besoin de farine à chaque repas ! Alors pourquoi ce tapis blanc systématique entre la cuisinière et le frigidaire ?

Il faut dire qu’Odette Labrousse nettoyait peu sa cuisine. Pendant toutes les années de maternité, un accord tacite avait prévalu avec son mari et ses six enfants : un repas vous sera servi quoi qu’il arrive à 12 h 30 et à 19 h 30, mais c’est vous qui débarrassez et qui faites la vaisselle. Cette répartition stricte des tâches avait fonctionné, même pendant les années de vache maigre, même pendant les années de fatigue, même après le départ des enfants et la mort de l’époux. Odette préparait les repas chaque jour que Dieu créait (elle croyait et pratiquait), et une fois le repas terminé, elle quittait la cuisine. Elle ne paressait pas pour autant, mais elle laissait la place afin que chacun prenne ses responsabilités.

Celle, celui ou ceux qui lavaient – quand les enfants étaient petits, il avait fallu fixer des jours – se colletaient donc un la vaisselle, un autre le nettoyage de la table et du plan de travail. Thierry, troisième sur six, avait donc comme ses frères et sœurs des années durant épongé, entre autres liquides et solides, de la farine sur le formica. La famille avait déménagé quand il avait 12 ans, cela avait été la grosse opération financière de ses parents, quitter la petite maison du village pour une plus grande au bord de la route qui menait à la ville. Dans la nouvelle cuisine, le rituel de l’avant et de l’après-repas n’avait pas changé : la mère préparait, les autres débarrassaient. La pellicule de farine était permanente, mais personne n’y prêtait attention. 

Les petits étaient devenus grands et avaient pris leur envol les uns après les autres. C’est le père alors qui s’était tapé la vaisselle et le nettoyage, et il faut reconnaître à André Labrousse, du genre masculin, le mérite d’avoir, avant l’heure, d’autant que ce n’est toujours pas l’heure, mis la main à la pâte, du moins à l’après-pâte. Certes, ils n’étaient plus que deux au quotidien, la tâche était donc moins lourde qu’à huit. Cela avait été tendu parfois quand André travaillait, moins tendu quand il avait été en retraite. Lors des repas de famille, les enfants reprenaient le rituel, à deux ou à trois, profitant de la vaisselle pour cancaner sur les parents, se soutenir dans leurs déboires conjugaux ou se confier leurs aventures extra-conjugales. Des petits-enfants donnaient un coup de main symbolique parce qu’on le leur avait demandé, avant de sortir au plus vite pour s’exciter dehors ou jouer à ci et ça avec Papi et Mamie.

Papi avait cassé sa pipe et les enfants veillaient désormais à entourer leur mère, au moins le samedi et le dimanche. Ils s’organisaient à tour de rôle pour que la vieille femme ne soit jamais seule le dimanche midi. Le problème est que chaque fois qu’un enfant s’annonçait, elle voulait inviter les cinq autres. Avec conjoints et rejetons, cela formait de belles tablées. Quand un fils ou une fille d’Odette arrivait, il ou elle découvrait souvent une cuisine en piteux état. Car leur mère n’avait pas modifié son habitude : elle ne nettoyait pas.

Les enfants avaient essayé de lui parler, plus ou moins diplomatiquement selon le caractère de chacun. Les positions de la doyenne n’avaient pas bougé d’un pouce. Elle assénait cette phrase définitive :

– Je ne me suis jamais embêtée avec la vaisselle, je ne vais pas commencer à 80 ans.

Il était difficile de voir une logique dans cette résistance, car ce n’était visiblement pas une question de paresse, mais il devait y en avoir une. Ils avaient évoqué à maintes reprises un lave-vaisselle, mais Odette avait répondu :

 – Moi vivante, il n’y aura pas de lave-vaisselle dans cette maison.

Pourquoi ce blocage ? Mystère. Ils auraient pu rétorquer que c’était un peu facile de négliger le lave-vaisselle quand on ne faisait jamais la vaisselle, mais ils n’en avaient pas eu le cœur. C’était trop tard. Ils avaient tout de même réussi à lui faire accepter, après ses 80 ans, une femme de ménage pendant 2 heures et demie chaque jeudi matin, pas plus. La vaisselle était donc effectuée trois fois par semaine : le jeudi, le samedi et le dimanche. Moyennant quoi, les invités à la table maternelle passaient l’éponge après mais aussi avant le repas désormais, car cela paraissait urgent et indispensable. Et, même s’ils ne l’avaient jamais remarqué jusque-là, ils découvraient et épongeaient la farine systématiquement présente sur le plan de travail.

Le dimanche où Thierry se rendit compte de cette étonnante constance blanche, il appela le soir Brigitte, sa sœur aînée, qui n’était pas au déjeuner dominical.

– Tu avais remarqué que Maman laissait toujours de la farine sur le plan de travail ? 

– De la farine ? Peut-être. Et pas mal d’autres choses…

– Il y a parfois des épluchures, parfois du beurre, parfois de la crème fraîche, parfois des emballages, mais toujours de la farine. 

– Et ça te tracasse ?

– Ben, tu ne trouves pas bizarre qu’elle verse tous les jours de la farine, même quand elle n’en utilise pas pour le repas qu’elle prépare ? Et puis pourquoi verser cette farine directement sur le plan de travail ?

– Tu me poses une colle.

– Ça correspond sans doute à quelque chose, de conscient ou pas.

– Tu l’as questionnée ?

– Non. Je n’ai réalisé ça qu’aujourd’hui, alors qu’elle a toujours procédé ainsi, je m’en souviens maintenant. Il y a toujours eu de la farine étalée dans un coin de la cuisine ! Tous les jours ! Il m’a fallu 60 ans pour m’apercevoir de cette bizarrerie ! On a épongé des milliers de fois cette farine et on ne s’est jamais demandé ce qu’elle foutait là.

– Oui… Je ne sais pas quoi te dire. 

  Thierry raccrocha, perturbé. Il ne put s’empêcher d’interroger ses autres frères et sœurs les jours suivants. Les réponses qu’il obtint ne le satisfirent pas.

Marc : 

– Qu’est-ce que ça peut foutre ? C’était pas le plus emmerdant à nettoyer !

Valérie :

–  Je lui ai souvent dit que ces pâtes étaient trop farineuses, ses béchamels aussi.

Fabienne :

– T’as raison : c’est bizarre. Ça doit être un toc, un trouble obsessionnel compulsif.

Jérôme :

– Elle a toujours été un peu cinglée, non ?

Thierry se mit à douter. Est-ce lui qui avait un problème ? Pourquoi est-ce qu’il focalisait soudain sur cette histoire de farine ? Il n’arrivait pas à passer outre. Il se rendait compte que deux choses le turlupinaient : le geste en lui-même, mais aussi l’aveuglement et l’ignorance qu’il révélait. Comment aucun des six enfants, et le père sans doute, avaient-ils pu ne pas remarquer ce geste ? Et que révélait-il, ou cachait-il, de leur mère et épouse qu’ils ne connaissaient pas ? 

Il voulut en avoir le cœur net. Il n’allait pas demander à sa mère le pourquoi du comment, du moins pas dans un premier temps ; il allait… l’espionner. 

Il s’invita à déjeuner le samedi suivant, jour où il ne venait pas d’habitude, car il travaillait. À peine entré, il fonça vers la cuisine. Tout de suite il la vit : la farine, plus ou moins étalée, et tâchée, par de l’huile ou de l’eau. Il y avait aussi des miettes un peu partout, et il remarqua de nombreux produits frais qui auraient été mieux dans le frigo que traînant dans l’air ambiant. Comment faisait-elle pour cuisiner si bien tout en étant si peu soignée ?

Il resta dans la cuisine à discuter avec elle tandis qu’elle finissait de composer une salade. Il observa chacun de ses faits et gestes, mais ne décela rien. Alors il se dit qu’il fallait être là dès le matin, après qu’il aurait passé l’éponge la veille au soir. Il lui demanda :

– Est-ce que ça t’embête si je couche là, ce soir ?

Elle le regarda, surprise :

– Mais non. Au contraire !

– Je finis tôt aujourd’hui, à 17 heures. Je passerai voir Éric en fin d’après-midi avant de revenir ici. Et demain matin, j’irai courir avec Philippe ; ça fait longtemps que j’ai pas vu mes vieux copains.

Il passa donc la nuit dans la chambre de son enfance, qui n’avait guère changé depuis les années 70. Il est des lieux où le temps ne s’écoule pas.

Il savait que sa mère se levait tôt, le dimanche comme les autres jours. Dès qu’il l’entendit, il sortit de son lit, ouvrit la porte et tendit l’oreille. Quand elle pénétra dans la cuisine, il descendit à tâtons, s’approcha. Heureusement, l’audition d’Odette n’était pas parfaite. Il trouva l’angle qui lui permettait de voir sans être vu. Il vérifia le plan de travail d’un coup d’œil. Il était net, il n’avait visiblement pas bougé depuis que Thierry lui-même l’avait nettoyé la veille au soir après le dîner. 

Elle remplit la cafetière d’eau et de poudre, puis sortit des tas de choses, pour lui bien sûr, car elle se contentait d’un bol de café pas fort et d’une tranche de pain avec beurre ou fromage. 

Elle s’assit après s’être servi un demi bol fumant. Rarement, il l’avait vue ainsi. Sans rien faire. Sa mère avait-elle des pensées ? Prenait-elle le temps de réfléchir ? De faire défiler dans sa tête les années passées et les jours à venir ? Bien sûr, s’agaça-t-il, qu’est-ce que tu crois ? Que ta mère n’est pas une femme autant qu’une maman ? Tu es en train de t’apercevoir que tu ne connais pas ta mère, alors joue-la modeste, mon gars.

Elle posa son bol dans l’évier, sans le laver. Elle ouvrit ensuite le bas du frigo et en sortit quelque chose qui ressemblait à un rôti. Elle alla dans la réserve attenante. Il y eut des bruits de fonte et d’inox. Elle rapporta un plat, repartit fouiller, revint avec une corbeille de pommes de terre. Elle posa le tout sur la table, poussant ce qui s’y trouvait déjà. Le bazar commence… sourit-il. Elle veut préparer son repas avant d’aller à la messe.

Elle attrapa un tablier, l’attacha. Elle ouvrit le placard où se trouvaient les produits secs. Elle en sortit l’ancestrale boîte en fer dédiée à la farine. Thierry retint son souffle. Il était tenté de s’approcher encore pour mieux voir, mais il ne voulait pas se faire repérer. Il voulait voir ce qu’elle faisait de la farine.

Elle posa la boîte sur le plan de travail, ouvrit le couvercle. Elle s’était décalée à gauche. Alors elle attrapa du bout des doigts de sa main droite un peu de farine, qu’elle lâcha devant elle. Thierry ne voyait pas la partie du plan blanchie par sa mère. En revanche, il perçut sa voix :

– …

Elle marmonna quelque chose, mais elle ne parlait pas assez fort pour qu’il puisse comprendre ce qu’elle disait.

Elle reprit un peu de farine du bout des doigts et saupoudra devant elle.

– …

Elle avait dit autre chose, qui sembla différent de la phrase précédente.

Elle plongea une troisième fois les doigts dans la boîte et farina le plan de travail.

– …

Elle avait de nouveau joint la parole au geste. 

Elle ferma la boîte et alla la ranger dans le placard. Après quoi, elle attrapa un plat et y versa de l’huile. Elle repartit dans la réserve et en rapporta des oignons, qu’elle se mit à émincer. Ainsi, c’était bien cela : elle n’utilisait pas la farine pour cuisiner, du moins pas toujours, mais pour un rituel qui n’appartenait qu’à elle. Un rituel, songea Thierry. Quotidien depuis 60 ans ! C’est donc important, et même fondamental pour elle ! Et personne de sa famille ne s’est jamais intéressé à ce rite, n’a même remarqué cela ! Cette perspective ouvrit des abysses devant lui et sa tête lui tourna. 

Est-ce pour cela que, alors qu’il allait retourner dans sa chambre se vêtir mieux, son pied gauche se prit dans le tapis dont le bord était retourné sans raison. Il trébucha seulement, mais fut assez déséquilibré pour avoir besoin de se retenir à la bonnetière. Celle-ci craqua de son vieux bois et la mère l’entendit.

– C’est toi, Thierry ?

– Oui Maman, c’est moi ! s’exclama-t-il, honteux d’avoir été démasqué. Je me suis cogné à l’armoire.

– Tu n’es pas réveillé, mon petit. Pourquoi tu ne vas pas te recoucher ?

Elle se levait à 6 h 30 tous les jours, mais rien ne lui faisait plus plaisir que quelqu’un qui s’accordait une grasse matinée chez elle. 

Il entra dans la cuisine et l’embrassa. Son regard passa sur la farine.

– Je ne vais pas me recoucher, mais je vais m’habiller. Il ne fait pas chaud.

– Tu es en caleçon et tee-shirt ! Bien sûr que tu as froid !

Il revint 10 minutes plus tard dans une tenue plus adaptée à sa vieille mère et à la température de la cuisine. Elle le servit et il la laissa faire car il savait que toute opposition serait vouée à l’échec. C’était un bon moment, pour elle comme pour lui, une  occasion rare de se parler seul à seul ; à midi, d’autres frères et sœurs seraient là, ainsi que des neveux et nièces. C’est pourquoi, à la fin de son petit-déjeuner, alors qu’ils étaient en confiance l’un et l’autre, Thierry demanda :

– Dis donc, j’ai remarqué quelque chose : il y a toujours de la farine sur le plan de travail. Alors que, sauf erreur, tu n’en as pas besoin pour tous les repas. Il y a une raison ?

Elle baissa la tête deux secondes. Comme si elle avait pris un coup. Quand elle releva les yeux, ils semblaient embués. 

– Tu as remarqué ça quand ? demanda-t-elle, fébrile.

– Dimanche dernier.

Elle posa son éplucheur, parut réfléchir.

– C’est pour ça que tu es venu ce week-end ? Et que je t’ai entendu tout à l’heure alors que je venais de me lever ? Tu m’observais ?

Thierry fut sidéré. Comment cette femme de 85 ans avait-elle pu le percer à jour si rapidement ? C’est si fort que ça, une mère ? Décidément, il la connaissait mal.

Il ne put que consentir :

– Oui. Excuse-moi, c’est idiot, j’aurais pu te demander. Mais je ne sais pas pourquoi, j’avais peur d’être intrusif. Parce que… Parce que je me suis rendu compte que tu faisais ça depuis très longtemps, depuis toujours même ! Et je me suis dit : pourquoi Maman étale-t-elle toujours un peu de farine sur le plan de travail ? Et surtout, comment se fait-il que personne, aucun d’entre nous, ne l’ait jamais remarqué ?

Ce sont des larmes, maintenant qui gonflaient les yeux de la vieille dame :

– Mon fils, soupira-t-elle. Il en a fallu du temps…

Elle leva la tête, comme si elle cherchait le ciel, qui n’était autre que le plafond de la cuisine, un dimanche à l’heure du petit-déjeuner. Le fils était assis à un bout de la table, la mère au milieu, avec devant elle une cocotte en fonte, de la viande en morceaux, du beurre, des légumes… ; elle préparait un pot-au-feu.

Elle se redressa, prit une respiration :

– C’est à cause de la guerre. J’étais dans une grande ville, à Lyon. Et on souffrait plus de la faim en ville qu’à la campagne. J’ai vu mes frères se battre pour des épluchures de pommes de terre. Des épluchures… Et ma sœur se levait la nuit pour aller en douce boire une gorgée de la seule bouteille de lait qui nous restait. Tu imagines ? Notre mère était désespérée. Ne pas pouvoir nourrir ses enfants, c’est sans doute la pire des souffrances. Elle accomplissait des miracles, avec rien. Un os de viande pouvait nous faire trois repas : le cartilage, la moelle, un bouillon…

Quand la guerre a été finie, elle nous a dit : « Mes enfants, chaque fois que vous mangez ou préparez à manger, ayez conscience de la chance que vous avez. N’oubliez pas que certains n’ont même pas de farine pour faire leur pain ». Je crois qu’elle aurait aimé que l’on dise les grâces avant chaque repas, comme dans les familles puritaines, mais mon père ne voulait pas. Il n’était pas commode. Alors elle se contentait d’un signe de croix discret avant de s’asseoir pour déjeuner ou dîner. Et moi, je me suis mise à faire pareil, parce que j’aimais ma mère et que j’admirais son courage. 

De ce jour, ça ne m’a jamais passé. Même si j’ai transformé le signe de croix en prière dans ma tête.

Thierry apprenait, encaissait.

– Mais pourquoi tu ne nous l’a jamais apprise, cette prière ? demanda-t-il, implorant. Nous aurions pu dire les grâces, si tu y tenais. Plein de familles font ça, encore aujourd’hui, dans tous les pays et toutes le religions !

– J’ai essayé de vous donner des valeurs chrétiennes, je vous ai fait aller au catéchisme et célébrer votre première communion, mais je crois que vous auriez mal accepté trop de religion à la maison.

Il n’en revenait pas. Après la privation de nourriture, leur mère s’était privée de communion religieuse, avec sa propre famille.

– Et la farine ? Quand est-ce que ça t’est venu ? À quoi est-ce que cela correspond ?

– Une fois adulte, c’est au moment où je commençais à préparer le repas que je pensais aux paroles de ma mère : « N’oubliez pas que certains n’ont même pas de farine pour faire leur pain ». Moi, j’utilisais souvent de la farine. Une fois, j’en ai pris un peu entre mes doigts et je l’ai laissée tomber devant moi. J’ai pensé : « Il faudrait donner chaque jour de la farine à ceux qui n’en ont pas ». Alors j’ai pris l’habitude de toujours mettre un peu de farine sur le plan de travail, pour ne pas oublier d’être consciente et généreuse.

– Il me semble que tu en as laissé tomber trois fois ce matin… osa Thierry, penaud.

– Tu m’as bien observée, répondit sa mère en souriant. Ces trois petits puits de farine ponctuent les trois phrases de ma prière.

– Tu peux me les dire ?

– Il m’arrive de varier, mais… La première : Seigneur, merci pour la fin de la guerre et ce pain que tu nous donnes. La deuxième : Aide ceux qui n’ont pas de pain et qui souffrent de la faim. La troisième : Merci pour celles et ceux qui viennent à notre table.

Ils se turent. La mère et le fils ne se regardaient plus, ils n’osaient plus. Toutes ces années… pensaient-ils. 

Mais Thierry avait encore une question :

– Il y a 5 minutes, quand je t’ai dit que j’avais remarqué la farine, tu m’as dit : « Il en a fallu du temps ». Pourquoi ?

– Parce que je me suis souvent demandé pourquoi jamais personne ne m’avait posé la question. Quand vous étiez enfants, c’était compréhensible. Après… Je me suis dit : mais ils croient que la nourriture tombe du ciel ? Que les choses se font toutes seules ?

Un tilt se produisit chez Thierry :

– C’est pour ça que tu nous a toujours laissés débarrasser ?

– En partie, oui. Pour que vous vous rendiez compte. Et pour que vous vous demandiez pourquoi je verse un peu de farine chaque jour. Au bout d’un certain temps, j’ai compris que vous ne réagiriez pas. Mais j’ai continué, pour moi, par fidélité à ma mère et pour garder conscience de notre chance.

Les circonvolutions du cerveau ne sont-elles pas incroyables ? Nos pensées ne sont-elles pas, alors qu’émergent des sociétés de surveillance, un des derniers lieux d’intimité préservée ?

– Est-ce que je peux en parler aux autres ?

– Comme tu veux.

Thierry ne savait pas ce qu’il allait faire et dire. Il devait être à la hauteur de la révélation. Et d’un si bel exemple d’humilité. Il savait en tout cas que, désormais, chaque fois qu’il penserait à sa mère, même quand elle ne serait plus là, il la verrait saupoudrant le plan de travail avec de la farine en prononçant une prière.

Thierry ne savait pas ce qu’il allait faire et dire. Il devait être à la hauteur de la révélation. Et d’un si bel exemple d’humilité. Il savait en tout cas que, désormais, chaque fois qu’il penserait à sa mère, même quand elle ne serait plus là, il la verrait saupoudrant le plan de travail avec de la farine en prononçant une prière.

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