Trois jours au pays d’Eros

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Je ne comprends pas comment cela a pu arriver. Elle n’est pas mon genre – intello, brune, polie –, je ne suis le type d’aucune femme – lourd, hypocrite, fuyant. Elle est mariée avec un mec bien, mère de 3 enfants, elle a eu des amants autrement plus calibrés que moi. Je suis célibataire et coureur, égoïste et maniaque, obsédé par la réussite, le genre d’homme que les femmes doivent fuir à tout prix. Elle est partie pour 2 ans à Athènes, elle ne rentre en France que quelques jours par trimestre. Laura, c’est son nom, est une amie d’une vieille amie du lycée, Camille. Nous ne nous sommes vus qu’au mariage de Camille et à une communion de la fille de celle-ci. Par un concours de circonstances, nous avons partagé un verre tous les trois il y a trois mois, après que nous nous soyons ignorés durant deux décennies.

Bref, il n’y avait aucune chance. Ça ne devait pas. Il ne fallait pas. Et pourtant. Et pourtant le désir, le si banal et terrifiant désir, nous a saisis avec autant de surprise que de violence.

Quand je luttais encore, tâchant de me convaincre du dérisoire et de la vanité de cette aspiration, sans parler des conséquences qu’elle ne manquerait pas d’entraîner si j’y cédais, je me tordais les méninges pour savoir ce qui me fascinait tant chez cette femme qui n’avait rien pour me plaire.

Je suis arrivé à la conclusion que ce qui m’attirait chez elle était son regard, ou plutôt l’effet que provoquent ses yeux quand on les regarde. Comment dire : on a l’impression qu’une catastrophe est imminente. Elle va crier. Elle est à la fois surprise et terrifiée. Amusée aussi. Quand elle parle, on ne sait pas si elle va se mettre à rire ou à pleurer. Quand elle a dit quelque chose, elle s’arrête, semble s’affoler, et on a l’impression qu’elle veut reprendre ce qu’elle vient de dire. Des attitudes et des mimiques enfantines, comme si elle avait 15 ans. Elle est drôle, inquiète, on a envie de la protéger, de la comprendre. 

Vous allez me dire : c’est tout ? Oui, c’est tout : le désir entre deux êtres est grotesque aux yeux des autres. Deux possédés sont pitoyables.

Au début, je ne savais pas si ma folle attirance était partagée. Mais elle envoya quelques signes. Des like à mes posts, sur Facebook. Ça ne prouve rien, raillerez-vous. Sauf quand ils sont systématiques, rétorquerai-je. Je lui rendais la pareille, égalité. Nous likions, et même nous lovions, d’autant plus facilement que nous appréciions ce que l’autre publiait.

Elle s’est mise à commenter, parfois. Oui, c’est elle qui a commencé. Je bichais, j’avoue. Et puis il y a eu les messages personnels. Oh, anodins, des nouvelles d’Athènes, un compliment sur l’amie commune, un encouragement pour une épreuve familiale qu’elle savait que j’affrontais. J’étais ravi. Elle m’écrivait sans obligation, donc elle recherchait le contact, elle aussi.

Je répondais, bien sûr, maintenais l’équilibre, pour ne pas risquer de la vexer alors qu’elle avait le courage d’initier des échanges. Deux fois, c’est moi qui ai pris les devants, lui envoyant un message d’abord parce que j’avais vu un reportage sur Athènes, ensuite pour lui poser une question sur son activité.

À quoi jouions-nous ? Elle était trop intelligente pour penser que j’étais innocent, et trop intelligente pour me croire capable de penser qu’elle était innocente. Nous agissions en connaissance de cause. Nous savions que nous avions envie de nous découvrir, se découvrir soi-même et découvrir l’autre. Et nous osions nous le dire. Mais c’était si anachronique, tellement pas le moment, et si infondé, tellement voué à l’échec, que nous veillions à ne pas nous avancer trop, et même à éviter tout sujet susceptible de nous amener sur un terrain où nous n’aurions plus pu nous cacher, plus pu éviter l’erreur qui nous tentait mais qu’il ne fallait pas commettre. 

Comment est-ce que cela a fini par déraper malgré ces précautions ? Eh bien, nous avons simplement augmenté la dimension suggestive de nos publications et commentaires, jusqu’à ce que l’évidence saute aux yeux de tout regard extérieur, le premier de ces regards extérieurs ayant été celui de Camille, l’amie commune. À partir de la photo d’une fontaine qui consistait en la sculpture d’un couple enlacé, j’ai interrogée Laura sur ce qu’elle percevait des rapports homme-femme dans la société grecque. Sous une citation valorisant la féminité, elle s’est exclamée sur le besoin des hommes à vanter ce qu’ils semblaient incapables de comprendre. Un jour que personne d’autre n’avait commenté mon post, elle l’a commenté. Chaque fois qu’elle n’avait pas de love, je lui collais un love. Etc.

– Euh… me dit un jour la copine Camille dans un message personnel. Vous jouez à quoi avec Laura ? La prochaine étape, c’est le selfie à poil ? Tu sais que son mari la suit de près sur Facebook ?

– Mais… on n’a rien fait de mal !

– Prenez-moi pour une conne ! J’ai parlé à Laura, figure-toi. Elle avoue « se laisser entrainer » et « jouer avec les mots ». Non mais, on rêve ! Je l’ai mise en garde contre les démons qu’elle m’a maintes fois répété vouloir conjurer. Ne va pas casser la ligne de conduite qu’elle s’est fixée. Elle a des enfants et un mari.  

– Le fait est qu’on a plaisir à échanger. Mais ça ne va pas plus loin. Comment veux-tu d’ailleurs ? Elle est à 2800 kilomètres ! 

– Oui, ben elle y sera pas toujours. Et puis on sait jamais. Je vous connais… 

Camille était-elle jalouse ? Impossible. Elle n’avait aucune attirance pour moi, elle avait homme et enfants auprès d’elle et il lui suffisait de se mettre sur un site de rencontres pour trouver des amants si l’envie lui prenait. Alors quoi ? Alors elle était peut-être inquiète pour son amie, qu’elle voyait s’engager sur une pente qui ne pouvait conduire qu’à de sérieux emmerdements et, pire, à de cruelles désillusions. Il me semble d’ailleurs que ses craintes ne se dirigeaient que vers son amie. Moi, peu importait ce qui m’arriverait. Il y avait là une instinctive solidarité féminine, considérant le mâle comme un mal, non nécessaire en l’occurrence, qu’il convenait d’écarter avant qu’il ne vienne perturber l’ordre établi avec tant de difficultés. 

Hélas – ou par bonheur ? –, le bon sens et les préventions amicales ne purent rien contre la déferlante du désir. Quand deux êtres se trouvent malgré eux, il n’y a rien à faire, si ce n’est laisser la passion se consumer jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. 

Le lendemain de mon échange avec Camille, Laura m’écrivit via la messagerie de Facebook :

– Notre amie est inquiète. Elle trouve nos messages trop ambigus. Qu’en penses-tu ?

Difficile de faire plus ambigu. La salope, pensai-je. Comme cette salope me plait, complétai-je. Et comme je suis salop moi-même, ajoutai-je.   

Je répondis aussitôt, elle était encore en ligne :

– Je sais pas. C’est pas désagréable l’ambiguïté, non ? Quoique, on peut peut-être faire mieux. Qu’en penses-tu ?

Elle rétorqua du tac-au-tac :

– Qu’entends-tu par « mieux » ?

Je basculai sur Messenger pour faciliter la lecture et l’écriture. 

– Mieux, ce serait se voir plutôt que s’écrire. Tu rentres quand ?

– Pas de sitôt. Je suis bloquée là.

– Continuons dans l’ambiguïté, alors.

– Oui, c’est pas si mal.

– J’ai plaisir à échanger avec toi.

– Moi aussi.

Je coupai net, sans lui dire au revoir. Pour deux raisons : un, on venait d’acter que nous nous verrions quand elle rentrerait, c’était une victoire qu’il fallait préserver ; deux, je redoutais plus que tout la banalité. C’était une constante chez moi : j’avais si peur de la routine que j’interrompais des relations qui semblaient au beau fixe dès que je sentais qu’on allait sortir de l’extraordinaire. Pour moi, l’amour, c’était ou passionnel ou pas. Je n’étais jamais arrivé à passer au stade deux de l’amour, la philia comme disaient les Grecs anciens, l’amour amitié, apaisé. Pour moi, c’était eros ou pas. Bien sûr, en vieillissant, c’était de plus en plus pas, de moins en moins eros. Ça m’allait. L’intensité m’intéressait, pas la durée. L’intensité était indissociable de la nouveauté.

C’est Laura qui trouva la solution aux 2800 km et qui, ce faisant, prit la fatale initiative.

– J’ai une proposition à te faire, liée à une opportunité. L’agence où je travaille organise un salon sur un week-end pour présenter nos séjours et circuits pour la saison à venir. J’ai été envoyée là pour ça, dynamiser notre activité, qui ronronne, alors que le potentiel est énorme. On a des prestataires sur place, mais je ne suis pas emballée par le concepteur d’espaces que l’on me recommande. Pourquoi tu soumissionnerais pas ? Je t’adresse le cahier des charges ci-joint. Si tu es retenu – j’ai une petite influence sur la décision – tu pourrais venir sur place pendant le salon. Dis-moi ce que tu en penses. Laura. 

Nom de D… Comment osait-elle ? Je veux dire, comment osait-elle se mettre en danger de la sorte ? Non seulement elle n’attendait pas de revenir en France, mais en plus elle m’invitait à venir près d’elle. Là, tout de suite Enfin, dans… – je consultai son cahier des charges en pièce jointe pour voir la date – 5 semaines ! Autant dégoupiller une grenade et la lancer dans le tas.

Je pris quand même quelques minutes pour répondre, plein d’hypocrisie, alors qu’elle sortait non sans courage de l’ambiguïté, dont on pouvait désormais douter qu’elle ait jamais existé.

– Tu crois ? Ce serait… formidable. Te voir dans ce cadre idyllique… Mais… Non rien. Je te prépare un dossier béton !

Laura travaillait dans un des principaux groupes de tourisme européen. Quant à moi, je dirigeais une petite société d’aménagement de locaux commerciaux. Inutile de dire que jamais je n’avais eu un chantier en dehors des frontières nationales. Ce n’était pas ce qui comptait dans la proposition de Laura, mais cela montrait le cadeau qu’elle m’offrait, qui lui-même signifiait sa volonté de brusquer les choses, de ne pas attendre. De ne pas attendre quoi ? La réponse à cette question était à la fois si commune et si bouleversante que j’évitais de me la poser. En fait, comme je ne pouvais cesser d’y penser, j’en vins à me dire que Laura était consciente du tour pitoyable que prenait notre relation, mais que si, femme, capable de résister au désir, elle souhaitait tout de même la rencontre, c’est qu’elle nous pensait aptes à déjouer le scénario écrit d’avance, à faire mieux qu’une coucherie sans lendemain de deux individus en mal d’amour. À d’autres heures, une interprétation différente me paraissait plausible : Laura savait que ce qui nous arrivait était banal et peu glorieux, mais considérait qu’il fallait laisser s’exprimer cette attirance mutuelle puisqu’elle se présentait, car cela évite les regrets et rend la vie enthousiasmante. La conviction que nous serions capables d’éviter la banalité, la sagesse de saisir la rencontre qui s’imposait : ces deux possibilités étaient complémentaires et compatibles.

Je mobilisai mon équipe pour concocter une proposition adaptée au projet, que je présentai comme une opportunité à ne pas manquer, car elle nous ouvrirait des portes à l’international dans le domaine du tourisme et de la culture. Je fixai un prix raisonnable afin que Laura puisse justifier si besoin était le choix de ma société. Je souhaitais tellement remporter le marché, en raison du déplacement qu’il augurait, que j’aurais même payé s’il avait fallu. 

Nous remportâmes le marché. Un mois plus tard, un jeudi à 14 heures, j’atterrissais à Athènes. Le matériel avait été commandé à un fabricant grec, et nous avions passé des jours à contrôler, à distance, l’adéquation de chaque élément au décor que nous souhaitions mettre en place. J’avais d’abord pensé emmener avec moi un technicien, pour pouvoir me libérer facilement, si besoin était… Après réflexion cependant, j’arrivai à la conclusion que Laura ne serait pas disponible en journée, et que si l’on se voyait tranquilles, ce serait en soirée. Je ne pouvais ni trainer mon collaborateur ni le laisser seul à l’hôtel chaque soir jusqu’au dimanche. Mieux valait donc ne pas l’emmener.

Viendrait-elle m’accueillir ? Nous n’avions rien convenu à ce sujet. Et nous avions été plus discrets qu’à l’accoutumée dans nos échanges Facebook depuis que cette virée avait été programmée. C’est une assistante qui se manifesta à l’aéroport, « Tessa », se présenta-t-elle avec un accent dont je ne savais s’il était grec, m’informant qu’elle avait été chargée de me conduire à l’hôtel où une chambre avait été réservée pour moi. Je fus d’autant plus déstabilisé que la fille était splendide. Aussitôt, je cherchai une signification : pourquoi celle que je venais voir m’envoyait-elle une femme plus jeune et plus jolie qu’elle ? 

Dans le hall de l’hôtel, le Coco-Mat Athens BC, l’assistante demanda si je souhaitais qu’elle m’attende. Je répondis que non. Je me rendrais en taxi au centre d’expositions, où je retrouverais à 17 heures le sous-traitant que j’avais engagé pour installer le salon tel que nous l’avions conçu, qui devait être prêt le lendemain à 18 heures pour l’inauguration des deux journées de communication de l’agence de Laura. 

J’étais dans la chambre depuis moins de cinq minutes quand je reçus le texto suivant :

– Tu as pris une douche et fait une sieste ? Je serai là dans 35 minutes.

Je fus pris d’un mouvement de panique. Elle venait ! Là, maintenant, tout de suite ! Fou, tout était fou dans cette histoire. J’avalai un comprimé de viagra, coupai la climatisation, ouvris la fenêtre et filai à la douche, réfléchissant à la tenue que je devais arborer pour ce moment que je n’avais pas envisagé si tôt. J’avais beau avoir prévu des parures pour tenter quelques roues de paon, mon choix de hauts comme de bas était réduit au contenu d’une valise. Heureusement, la chambre était luxueuse et donnait sur une marina et la mer au-delà. À l’hôtel, la différence entre le glauque et le grandiose tient au nombre de mètres carrés, à la qualité des revêtements, et à la localisation. J’enfilai caleçon et tee-shirt, en attendant mieux. Nous étions en avril et il faisait déjà chaud dans ce sud européen, 25 degrés environ. 

Je m’allongeai, fermai les yeux, tâchant de me reposer. Mais mon cœur battait à tout rompre, à la limite de la tachycardie. Je devais me calmer, au moins un peu. Je m’efforçai de respirer profondément. L’effet de ces expirations me parut limité. Alors je décidai d’appeler la France d’une part, mon contact à Athènes d’autre part, davantage pour m’occuper que par nécessité. À 10 minutes de l’heure fatidique, je me coiffai et me parfumai. Je sortis de la salle de bains en laissant la porte ouverte pour qu’elle s’aère grâce à la fenêtre, ouverte également. J’étais au 7e étage, le bruit de la circulation en dessous n’était pas fort. On entendait au loin des cornes de brume et des bruits sourds de métal. Port et chantier naval ? En tout cas, j’étais là où il n’y avait aucune chance que je sois un mois plus tôt, à l’invitation d’une femme dont je comprenais mal comment je pouvais l’attirer. Je me plantai devant la glace en pied de la chambre. Même au maximum de mes possibilités, c’était faible. Alors quoi ? 

Elle frappa, j’ouvris. Elle entra et je refermai. Elle était dos à la fenêtre, moi côté porte, comme si c’était elle maintenant qui occupait la chambre. Nous nous regardâmes. Je notai aussitôt : son regard, qui m’avait tant marqué quand nous nous étions revus, 6 mois plus tôt, avec notre amie commune ; son air affolé, au bord de la rupture, qui contrastait avec le culot dont elle faisait preuve en m’invitant ici pour m’y rejoindre ; la netteté de sa peau et la beauté de ses jambes, magnifiées par des talons hauts. Et elle, que notait-elle : mon regard ? Ma peur ? Ma joie ? Mon sourire ? J’avais si peu à lui offrir. Même ma position sociale était insignifiante.

J’ai oublié de dire que j’étais resté en tee-shirt et en caleçon. Pensant que cela pourrait à la fois la faire sourire et paraître adapté à la situation. 

Elle sourit en effet, peut-être pas pour cette raison.

– Mon assistante a-t-elle été agréable ?

Je compris à sa manière de poser la question, et à son regard en dessous si caractéristique, que l’envoi de cette beauté à l’aéroport était un choix délibéré.

– Elle a ce qu’il faut pour être agréable. Mais c’est toi que je viens voir.

– Tu me verras avec d’autant plus de plaisir que l’on aura émoustillé tes sens.

– Je ne crois pas que cela soit nécessaire. Même les kilomètres et Facebook…

– Chut…

Elle posa un doigt sur mes lèvres. 

– Déshabille-moi, dit-elle. Lentement. 

Elle portait une robe tailleur blanche, échancrée, avec 6 gros boutons plats, dont 3 qui attachaient les pans. Elle n’avait pas de chemisier. 

– Tu es sûre que tu le veux ? Tu as l’air inquiète ?

– Je suis inquiète parce que je le veux. 

J’étais désarçonné, mais elle avait l’air de savoir ce qu’elle voulait. Et j’avais quand même retenu quelques leçons de mon commerce avec les femmes : malheur à celui qui refuse leurs avances.

Nous nous fixions. Yeux dans les yeux. Rien que cela était indécent, car nous étions dans une chambre d’hôtel, grande et lumineuse certes, mains ceinte de murs isolants et d’un lit king size qui occupait la moitié de la surface. Je tendis le bras.

Au lieu d’aller vers le bouton du haut, je montai plus haut encore et posai les trois dernières phalanges de mes doigts sur le bord droit de sa nuque, à la racine des cheveux. J’appliquai là sans en avoir conscience une règle que j’avais découverte au fil du temps : pour chaque femme, il y a un endroit par lequel il faut commencer. J’ai du mal à expliquer pourquoi, mais chaque fois que j’envisage une dame je détermine l’endroit où le contact s’établira. Pour Laura, ce fut cette zone du cou à la peau si fine que l’on sent dessous circuler le sang dans les veines qui irriguent le corps.

– Je crois que j’ai besoin d’étapes intermédiaires, soufflai-je. Je suis vieille école.

– Je fais la maline, mais je le suis aussi. Et puis c’est agréable, ces pressions de tes doigts. 

Avec mon pouce, je parcourais maintenant le bas de sa joue, suivais le dessin de sa mâchoire, appuyais sur sa gorge. Elle accompagnait mes évolutions de penchements de tête au gré des sensations qu’elle maximisait. Nous nous découvrîmes cinq minutes ainsi, après quoi ma main droite descendit le long de son épaule gauche et je me dis alors qu’une femme est plus belle habillée que nue. Quel paradoxe nous pousse à dévêtir et à nous coller, qui nous fait perdre la vision d’ensemble, le contexte et la perspective ? Le toucher est-il plus fort que la vue ? Est-ce l’odorat qui demande sa part du gâteau et nous incite à nous approcher toujours plus ?

Au bas de l’impeccable tissu blanc de la manche, je trouvai sa main que je pris. Je la portai à mes lèvres et la baisai.

– Le premier baiser que tu m’accordes, dit-elle.

– On pouvait difficilement aller plus vite, répondis-je.

– Vingt-cinq ans tout de même, rétorqua-t-elle.

Sa remarque me fit vaciller. Que signifiait-elle ? M’aurait-elle calculé dès nos croisements fortuits au mariage de l’amie commune, à la communion du fils aîné ? Au lycée ?! Je décidai de ne pas creuser la question, l’instant présent se suffisait à lui-même. Peu importait d’où venait le désir, il était là, il était réciproque, il était accessible dans un environnement adapté : il convenait de ne pas gâcher une telle grâce par des questionnements qui devaient rester secondaires.   

J’attrapai l’autre main, sans lâcher la première :

– Tu as raison, me dit-elle, celle-ci est mieux.

Je posai un baiser sur cette autre main et, détournant pour la première fois mes yeux des siens, observai les doigts fins et les ongles vernis.

– Les deux mains sont impeccables.

– Désinfectées.

Nous rîmes.

– Tu as beaucoup de bagues, remarquai-je. 

– Tu peux les enlever, si tu veux.

– Non.

Cet anneau serti de pierres blanches était-il son alliance ? Question secondaire, là encore.

Elle avait un bracelet de chaque côté. J’avançai mes mains jusqu’à ses poignets, que je me mis à caresser. Je trouvai là une peau plus fine encore que celle de la nuque et ne me privai pas de masser les veines en dessous. 

Nous étions proches, l’un en face de l’autre, mais nos corps ne se touchaient pas. Nos souffles commençaient à se mélanger cependant. Il me sembla qu’elle respirait plus vite.

À son tour, elle avança ses mains, qu’elle passa derrière mes coudes, tandis que cette fois je détachai, non sans difficulté, le premier bouton de la robe. Le haut intérieur de ses seins apparut. Je descendis le sillon pour atteindre le deuxième bouton, pendant que ses mains maintenant visitaient mes épaules. Le deuxième bouton, au niveau du nombril, céda plus facilement que le premier. Je découvris un soutien-gorge en tulle imprimé, rouge, grenat et violet, dont les coques étaient bordées d’un ruban de broderies dentelées. Qu’est-ce qui était le plus beau : les seins gonflés comme des brioches sorties du four ou cet écrin venu tout droit des meilleurs ateliers de couture espagnols ?

Je m’aperçus que j’étais en érection. Vu le temps qu’elle me laissait pour la contempler, ce n’était pas étonnant. C’est quand on va trop vite que l’on risque la panne, le désir n’a pas le temps de grossir et de se manifester. Là, c’était une progression parfaite, je pense même que mon comprimé de viagra était inutile.

Le troisième bouton de la robe se situait au niveau de son pubis. Je voulais en venir à bout sans forcer. Pour continuer dans la délicatesse et l’effleurement. Parce que telles étaient les règles qu’elle avait fixées, qui nous permettaient une rare expérience érotique.

J’y arrivai et les pans s’écartèrent d’eux-mêmes. Avant de baisser les yeux, je demandai doucement :

– Tu permets que je regarde ?

– À condition que tu regardes bien.

Je regardai. La culotte était assortie au soutien-gorge, fine, soyeuse et colorée, liaison parfaite entre cuisses, hanches et fesses, qu’elle ne cachait qu’à peine. Je me reculai de quelques centimètres. Elle dut lâcher mes épaules. Tandis que j’admirais sa silhouette, elle laissa tomber sa robe d’un mouvement imperceptible que seule une séductrice sait exécuter. Alors, je passai en revue tout son corps, et elle m’aida en ce sens, se tournant à droite, se tournant à gauche, passant les mains derrière la tête pour relever ses cheveux. Je mis mes doigts en forme de rectangle, fis mine de la prendre en photo. Elle composa des mimiques adorables, avec les lèvres, les yeux, les jambes. Elle posait pour moi, elle était belle et j’en étais ému aux larmes.

Elle se figea soudain, accrocha mon regard de nouveau. Ses yeux grossirent puisqu’elle se rapprocha de moi. Je sentis soudain sa main glisser dans mon caleçon et saisir mon sexe durci. Elle prit le temps elle aussi et je voyais son visage réagir en fonction de ce qu’elle faisait ou découvrait. Elle exagérait ses mimiques et les petits rires que nous émettions étaient bienvenus.

Alors j’adoptai une position symétrique à la sienne, et là, debout l’un en face de l’autre, nous nous sommes fait l’amour, sans pénétration, une main sur la hanche une main sur le sexe, nos yeux rivés avec interdiction tacite de les baisser, nos corps à 5 centimètres qui ne se touchaient pas, elle en dessous chics et talons aiguilles, moi en caleçon bermuda vert et tee-shirt noir, tandis que par la fenêtre restée ouverte montait un mélange d’air marin et d’effluves de mazout, intégrant nos émotions dans la ville et ses turbulences, au bord de la Méditerranée, de ses beautés et de ses drames.

Jamais mieux que ce jour-là je ne vérifiai qu’une des premières conditions du charme est la distance. Laura et moi avions su trouver puis maintenir la distance, dans nos échanges épistolaires d’abord, pour notre rencontre physique ensuite.

Quand nous arrivâmes, séparément, dans le hall des expositions deux heures plus tard, je constatai avec soulagement que le matériel demandé était livré. Le fabricant était là comme nous en avions convenu, avec ses gars ; ils avaient déjà commencé à monter afin d’avoir terminé ce soir. On se gardait le lendemain matin, vendredi, pour d’éventuels ajustements. Les éléments de communication propres à l’agence seraient installés dans l’après-midi. L’inauguration avec les officiels et les responsables économiques était prévue à 18 heures. Le public, lui, était attendu samedi entre 9 heures et 19 heures, dimanche entre 9 heures et 18 heures.

Alors que je raccompagnais Laura au parking – j’allais rester sur place pour superviser la fin du montage –, elle me dit :

– Ce soir, je suis épouse et mère. Mais demain soir et samedi soir, je serai organisatrice, invitante, et… amante. Nous serons entourés, mais j’ai prévu deux escapades.

– Je te fais confiance. Ce que tu m’as offert cette après-midi est déjà extraordinaire.

Elle posa un baiser sur mes lèvres et déverrouilla les serrures de sa voiture.  

– Va bosser, me lança-t-elle tandis que je lui tenais la porte. 

Je la regardai partir, suivant des yeux son Austin qui s’extrayait de la dalle pour rejoindre le coucher du soleil qui embrasait Athènes.

Elle tint parole quand à sa disponibilité les soirs suivants. Le lendemain, après l’inauguration, au cours de laquelle elle me présenta à rien moins qu’à l’Ambassadeur de France, au Maire de la ville et au Ministre grec du Tourisme, elle me convia au dîner officiel prévu dans un restaurant étonnant, le All Senses Gastronomy, dont la finalité est de « réveiller chacun des 5 sens » de ses clients. C’est ainsi qu’au fur et à mesure que l’on nous servait des plats tous meilleurs les uns que les autres, des images choisies défilaient sur des écrans à 360°, des sons surgissaient, des feux s’allumaient, des parfums se dégageaient. Nous étions transportés de la terre à la mer, du passé au présent, de la Grèce antique à la Grèce d’aujourd’hui… Laura, face au directeur de son groupe avec qui elle coprésidait le repas, était assise au centre d’une longueur de table qui rassemblait 24 convives dans la salle réservée pour nous, partenaires institutionnels de son organisation. Elle était vêtue d’une robe rose pâle, qui descendait au-dessous du genou, mais fendue haut sur la cuisse gauche et limitée à deux fines brides au-dessus des seins. Elle portait des talons gris à paillettes, ouverts au niveau du pouce et rehaussé de lanières qui soulignaient ses chevilles ainsi sublimées.

J’eus la chance de me retrouver à côté d’un Français dirigeant une société d’ingénierie culturelle, et bien entendu ce n’était pas un hasard. Le type était cash, drôle, et il avait une expérience fascinante du business en Grèce et en Italie. Dans cet endroit de rêve, observant la femme que je désirais autant qu’elle me désirait, partageant des considérations aussi légères que fondamentales avec un inconnu qui se comportait comme un ami, je m’enivrais doucement. Je ne voulais pas aller trop vite là encore, et garder la distance, pour apprécier au mieux ce moment unique.

Je ne comptai que 8 femmes sur les 24 convives, toutes élégantes et séduisantes, et remarquai qu’autour et en face de Laura il n’y avait que des hommes. Leur attitude en disait long sur le désir qu’elle leur inspirait. Imaginaient-ils les jambes et la cuisse gauche découverte sous la table ? Rêvaient-ils d’avancer la main vers la poitrine cachée et offerte en même temps ? D’être aspirés par cette bouche qui semblait enrober le moindre de leurs propos ? Il me vint l’image de notre muse allongée sur la table, que le plus racé des hommes, l’Ambassadeur peut-être, déshabillerait avec un couteau et une fourchette en argent, découpant la robe avant d’en écarter les pans. Avec délicatesse et attention ensuite, il s’attaquerait à la culotte, aux bas et au soutien-gorge sans bretelles pour que, lorsque le corps serait enfin nu, frémissant, nous puissions déguster Laura tous ensemble sans entailler sa peau dorée, tandis qu’elle se laisserait faire et aimerait cela. J’eus honte de ce fantasme, mais il était en phase avec ce séjour au pays des Dieux, dont je doutais qu’il fût bien réel. 

Je flottais entre Eros et Bacchus quand la fin du dîner arriva. Sur le parking, on se salua, promettant de se revoir demain ou après-demain au salon, ou de s’appeler, ou de rester en contact. Je récupérai pas moins de 9 numéros de téléphone et donnai une dizaine de cartes. Qu’est-ce qui m’arrivait, bon sang ? C’était pour moi, tout ça ? C’était tellement plus que ce que je recevais d’habitude que je me mis à frissonner. 

Alors que tout le monde n’était pas encore parti, Laura, debout, vivante, divine, vint vers moi et dit, avec toujours cette voix et ce regard comme si elle annonçait une catastrophe :

– Rendez-vous à l’Acropole. Avec le GPS, tu trouveras sans problème. On se retrouve au premier parking, sous le temple d’Athéna Nikè. 

Je ne comprenais pas ce paradoxe entre l’assurance de ses propos et la manière dont elle les délivrait. Quels mystères recelait-elle ?

Le navigateur de la voiture que j’avais louée pour le week-end me guida dans la ville plus animée qu’endormie. Il était 22 h 30 et la circulation était dense. Les rues devinrent plus résidentielles au fur et à mesure que je m’approchais de l’Acropole, une des 7 collines d’Athènes. J’attaquai la pente et atteignis bientôt le parking indiqué par Laura. Je repérai sa voiture. Nous sortîmes en même temps.

– Viens, me dit-elle en prenant ma main. Ne fais pas de bruit, il y a des gardiens.

– Le site est fermé, non ?

– Il l’est. J’ai un sésame.

En effet, nous contournâmes un bâtiment et elle introduisit une grosse clé dans une grille en fer forgé qui s’ouvrit comme par enchantement. Je renonçai à demander le pourquoi du comment : quand la vie devient magique, se poser des questions est une erreur à ne pas commettre.

Laura prit la peine de refermer de l’intérieur. Elle m’entraîna, tirant ma main. Nous gravîmes des escaliers très larges au milieu de ruines gigantesques. Les colonnes, les chapiteaux, les galeries et les dessins de pierre nous dominaient de leurs hauteurs majestueuses. C’était une ville dans la ville, une architecture d’un autre temps, une cité des dieux où deux mortels pénétraient par effraction. Un léger vent soufflait et la robe évasée de Laura s’envolait comme pour rejoindre ses cheveux attirés par le sud.

– Tu vas t’envoler, murmurai-je sans réfléchir.

Mais elle entendit.

– Vole avec moi.

– C’est ce que je fais. D’ailleurs…

Je retins son bras et elle fut forcée de s’arrêter.

Je la serrai contre moi, comme pour la protéger du vent. C’était la première fois que tant de parties de nos corps se touchaient en même temps.

– Là, maintenant.

Elle me regarda de son air effaré, comme si hier n’avait pas eu lieu et que j’allais commettre un sacrilège. Et en même temps, ô merveille, elle encadra mon visage de ses paumes et sa bouche rejoignit mes lèvres, par à-coups d’abord, puis sans recul ensuite. Nous nous sommes embrassés et enlacés, un vrai baiser d’amoureux, de cinéma ou d’adolescent, nous ne savions plus qui nous étions, tout ce que je savais c’est qu’elle était là, dans mes bras, contre moi, et nous étions seuls au monde, au-dessus des jardins de la ville d’où montaient des senteurs fortes de citron, de thym et d’olivier.

– Tu es aussi belle que cette nuit féérique, lui dis-je tandis que nous reprenions notre souffle et qu’elle posait sa tête au creux de mon épaule.

Elle se détacha soudain :

– C’est encore mieux là-haut. Viens !

Et nous voilà repartis, circulant au milieu des sculptures bimillénaires, que Laura semblait connaitre comme sa poche. Elle mentionna les Propylées, la statue d’Athéna, l’Erechteion, et ces noms mythiques nous plongeaient en pleine mythologie, et c’était nous les dieux, nous avions les pouvoirs, la force et la beauté.

Nous arrivâmes sur l’esplanade du Parthénon et, si cela était possible, ce fut plus grandiose encore, non seulement la taille et la perfection de l’édifice, mais aussi la vue que l’on avait depuis ce temple des temples, les lumières d’Athènes en dessous qui singularisaient la nuit. Dans ce kaléidoscope, Laura dirigea mon doigt et mes yeux pour me montrer le temple de Zeus, le stade olympique, l’arche d’Hadrien, Le Pirée, et les premières îles au loin, Salamine, Égine et Thorussa. 

– C’est là qu’est née la démocratie.

– Et la philosophie.

– Et la littérature.

– Et l’amour.

Face à l’indicible, je tenais ma déesse par la taille et sentais sa peau sous le tissu soyeux de sa robe de prix. J’étais moi-même en costume blanc, complètement blanc, mocassins de la même couleur, c’est la première fois que je m’essayai à ça, mais je m’étais dit que c’était l’occasion ou jamais. Et je ne m’étais senti plutôt à l’aise depuis que je l’avais enfilé en repassant à mon hôtel avant le dîner.

– Viens, me dit-elle encore.

Elle me fit grimper les marches qui menaient à l’entrée du Parthénon et me dit :

– Il est fermé, mais regarde comme on est bien ici. Je veux faire l’amour.

Et avant que je comprenne ce qui m’arrivait, je vis sa robe glisser sur le sol dans un plissement parfait. Elle était devant moi, plus grande et plus belle, dans un décor encore plus somptueux que la veille. Elle était une offrande dont j’étais le récipiendaire, elle se sacrifiait mais elle profitait autant que moi de l’exaucement issu du sacrifice. Quand elle m’a obligé à la suivre jusqu’à l’angle du temple, qu’elle s’est tournée au-dessus de la ville, et qu’elle m’a demandé de la prendre ici, par-derrière, je crois même que, sous le fronton oriental orné d’une frise narrant la naissance d’Athéna sortant de la tête de Zeus, nous étions rien moins qu’Athéna et Zeus, les dieux suprêmes, concevant depuis l’Acropole les citoyens à venir qui, une fois notre acte terminé, rejoindraient leurs prédécesseurs, en bas dans l’agora où se rassemblait le peuple que nous enfantions tous les deux. 

Comment survivre à ça ? Comment revenir, ensuite ? Comment passer de Deus à Sapiens ? 

Le lendemain samedi, je lévitais dans le salon où je ne servais pas à grand-chose, parlant au gré des rencontres que je faisais ici ou là. Je passai une partie de la journée avec mon ami de la veille, qui me fit connaitre d’autres amis en m’en raconta de bien bonnes. Surtout, je regardais ma déesse, brillante et virevoltante, maîtresse des lieux, au sommet de son art. L’admiration renforce l’amour et le désir, et j’étais éperdu. Quand elle m’apercevait et m’adressait un sourire qui n’était que pour moi, tout ce qui était alentour disparaissait.

Je réussis à lui parler en fin de matinée :

– Tu as pu dormir ?

– Six heures, de 1 heure à 7 heures. Et je vais m’accorder une petite sieste.

– Pareil pour la nuit. Mais ma sieste sera plus grande que la tienne.

– Tu as raison, car ce soir je t’emmène quelque part.

Ses yeux brillèrent et je crus que j’allais me mettre à pleurer tant j’étais ému par les cadeaux magnifiques et immérités que m’offrait cette femme. Pourquoi moi ? Comment était-ce possible ? Elle vit mon émotion, pressa discrètement mon bras, et s’en retourna à ses visiteurs, divine et magistrale.

Le dîner ce samedi soir avait lieu au Pirée, à 10 kilomètres au sud d’Athènes, au restaurant étoilé Varoulko, face à la mer, sur le port de plaisance de Mikrolimano. Si le cadre était plus sobre que celui du All Senses Gastronomy – nappes noires, murs foncés, baies donnant sur les yachts et les bateaux de plaisance –, c’est surtout l’assistance qui était différente. Ce soir, Laura avait tenu à rassembler tous les membres de son équipe, ainsi que, d’après ce que je compris, les partenaires habituels de l’agence. Tout le monde se connaissait et l’ambiance était détendue, d’autant que la journée semblait avoir été fructueuse : les réservations montaient en flèche et les visiteurs allaient à leur tour se transformer en prescripteurs, alimenter le buzz et le bouche à oreille.

Deux tables de 16 avaient été dressées. Je ne fus pas placé à celle de Laura, ce qui bien sûr n’était pas un hasard. Étant quasiment le seul intrus – je regrettai au début mon copain d’hier –, je fus cependant chaperonné par la délicieuse Tessa, qui non seulement me fit asseoir à côté d’elle, mais en plus me présenta à toute la tablée, d’une manière parfaite, sans me gêner, sans même que cela interrompe les conversations. 

Et tandis qu’à la soupe de la mer succédait une salade de poulpes et de calamars à tomber, Tessa m’entreprit sur ma vie et surtout me raconta la sienne. Je passe ici le récit de cette Slovène qui n’avait pas froid aux yeux et qui ne resterait pas longtemps au poste subalterne qu’elle occupait. Elle me dit elle-même qu’elle hésitait : « entre la mode, le journalisme, et la politique. J’aime bien la chanson, aussi… » ! C’est à la fin des poissons grillés qu’elle me posa toute une série de questions qui, dans un autre endroit et à un autre moment, m’auraient déstabilisé :

– Et vous, Pierre, quel est votre plus grand plaisir ?

– Et quel plaisir nouveau aimeriez-vous avoir ? 

– Pensez-vous que c’est mieux à deux ?

– Qu’est-ce que vous recherchez chez une femme ?

Si je n’étais pas enivré par l’amour et les vins blancs – Domaine des Dieux, à n’en pas douter –, j’aurais bafouillé quelques platitudes insanes. Là, je ne sais pas ce que je racontai, mais j’eus l’heur de plaire à la belle. Le repas s’acheva en chansons, avec une sorte de concours entre les deux tables. Je dus en pousser une petite en Français, et comme Laura était Française elle aussi, porté par ce qui m’arrivait depuis 55 heures, je me levai et osai l’inviter à venir près de moi pour que nous chantions en duo « La maladie d’amour ». Nous le fîmes, pas si mal, alors que je ne savais pas que je savais les paroles. J’étais beaucoup plus que moi-même.

Le groupe se mit en branle après que le chef fût venu se faire congratuler, et nous déambulâmes un moment sur le port que la nuit avait enveloppé, comme pour que brillent mieux les ampoules des quais et des mâts. Certains voulurent aller boire un autre verre, mais Laura déclina, et je l’imitai. Tessa me promit de m’appeler quand elle viendrait à Paris, ce qui ne manquerait pas d’arriver bientôt, m’assura-t-elle. Je n’habitais pas Paris, mais ce détail n’avait pas l’air de la préoccuper. 

Nous étions une douzaine à rejoindre le parking, sur lequel il se passa à peu près la même chose que la veille. Laura fit mine de me dire au revoir, mais glissa à mon oreille :

– Cap Sounion, à 20 km. Essaye de me suivre. Sinon, GPS.

Ai-je dit comment elle était habillée ? Elle avait à nouveau une robe mi-longue serrée à la taille, mais bleu marine, qui semblait faite de deux ou trois jupons fins superposés, ajourée par des dentelles au dessus des seins et en dessous des genoux, avec de mini-mancherons recouvrant le haut des bras. Elle avait attaché ses cheveux en chignon, accroché à ses oreilles deux saphirs au bout de courtes chaînes, et posé ses pieds dans des sandales noires à talons fins.

Nous nous engageâmes sur la corniche. J’ouvris la fenêtre pour entendre et respirer la mer. Je parvins à la suivre et bientôt nous ne fûmes plus très nombreux sur la route. Au détour d’un virage, je faillis m’arrêter et lâcher le volant, tant le panorama qui s’offrait à moi était grandiose. Trois kilomètres plus loin environ, un promontoire arrondi mordait sur le large, comme la patte d’un lion géant posée sur la mer. Avant cela, une baie cristalline brillait sous les lumières conjuguées de la lune et de l’électricité, les reflets d’argent de la mer convexe venant humidifier les points d’or du sable de la plage concave. 

Laura se gara en bordure de route côté Méditerranée. Je me postai derrière elle. Nous descendîmes, nous rejoignîmes et nous enlaçâmes.

– Enfin, murmura-t-elle.

Nous nous dévorâmes des lèvres et des mains.

– Tu es belle. À la hauteur de l’endroit.

– Viens, dit-elle en m’entrainant.

– J’aime quand tu dis « Viens ».

– J’aime quand tu viens.

Alors Laura fit ce que seules les femmes savent faire sans avoir l’air ridicule : elle dénoua ses chaussures et les fit pendre à deux doigts de sa main gauche. La droite me tirait vers un talus que nous franchîmes, avant de redescendre au milieu d’une dune mi-herbe mi-sable. Elle prit en biais, se rapprochant de la mer mais sans aller jusqu’à elle. L’eau était toute proche cependant, je percevais le bruit du ressac immuable. 

– Tu as vu, là-haut ? me demanda Laura en s’arrêtant et en pointant son doigt vers le sommet du promontoire.

Je vis alors ce que je n’avais pas vu depuis la route : des colonnades gigantesques, reliées par des linteaux énormes, qui formaient une sorte de phare minéral et horizontal qui protégeait l’étendue en dessous.

– Le temple de Poséidon, dieu de la mer.

– Décidément… Nous sommes sous les meilleurs auspices.

– Oui, mais ce soir, nous ne monterons pas sur l’Acropole.

En effet, nous parvînmes à une crique minuscule. Il n’y eut soudain plus de vent. Et plus que la lueur de la lune. Laura laissa tomber ses souliers, sa robe, ses sous-vêtements. Je ne compris pas tout de suite ce qu’elle avait en tête. Elle vint vers moi, retira ma veste, tira sur ma ceinture pour déverrouiller la boucle. Je la laissai faire, caressant la sirène qui s’occupait si bien de moi. J’étais en beige ce soir-là, mais bientôt je fus dénudé à mon tour.

– Viens.

Là, je compris. Elle nous emmena jusqu’à la mer. L’eau enserra mes chevilles. J’eus un mouvement de recul. Laura lâcha ma main et continua tout droit. Sans s’arrêter, elle s’aspergea rapidement les seins, les tempes et la nuque, puis, en quelques secondes s’allongea et nagea comme un poisson. La supériorité des femmes, de celle-ci plus que d’autres, m’apparut dans toute sa splendeur. Elle parcourut une vingtaine de mètres vers le large, puis m’appela.

– Rejoins-moi.

Je n’avais pas le choix. Je me fis violence pour obtenir la récompense. Le froid me mordit au niveau du sexe, des reins, des pectoraux. Je réussis à m’immerger enfin et nageai vers la belle, dont je n’avais pas la fluidité. 

– Allez, rit-elle. Tu peux le faire.

Je parvins jusqu’à elle. Nous batifolâmes une minute, après quoi nous revînmes pour pouvoir poser nos pieds. Elle courut jusqu’à nos habits et arriva de nouveau avant moi. Nous sacrifiâmes ma chemise pour nous sécher. Elle enfila sa robe, juste sa robe, je remis ma veste, juste ma veste. Ainsi nous n’avions pas froid. Elle s’agenouilla pour me revigorer avec sa bouche tandis que j’enfonçai mes doigts dans ses cheveux. Puis je suivis en appuyant fort le contour de son visage. Avec un pied, je cherchai son intimité que je trouvai et caressai. Alors là, sur un lit d’herbe et de sable au bord de la Mer Égée, veillé par Poséidon qui nous gratifiait de sa puissance, bercés par les clapotis de l’eau bousculée entre les rochers de la côte, je passai une des plus belles heures de mon existence. Je veux croire qu’il en fut de même pour Laura. C’était si simple : un homme, une femme, la mer et l’amour. A-t-on jamais fait mieux ? 

Le lendemain n’a pas grande importance. Laura assura l’animation de son salon avec la maestria dont je la savais capable, non sans se départir de son apparente fragilité qui la rendait irrésistible. Je me fis discret, mais son regard croisa le mien à plusieurs reprises. Elle semblait hésiter deux secondes, arrêtait de respirer, puis d’un coup m’adressait un sourire bouleversant et vaquait à ses visiteurs.

Je quittai comme convenu les lieux à 13 heures pour prendre l’avion à 15 h 30. Tessa voulait m’accompagner, mais je déclinai. Je ne voulais pas quitter Athènes avec d’autres images que celles partagées avec Laura.

Remontant par les airs l’Europe vers le Nord, je me repassais le film en essayant de ne pas réfléchir, pour que ces trois jours restent ce qu’ils devaient être : une sensation. Une réflexion s’imposa tout de même. Il me sembla que ce que nous recherchions l’un et l’autre, ce qui avait permis ce moment, était l’insouciance. Le besoin vital de retrouver l’insouciance, cette insouciance qui était devenue impossible ces dernières années, tant les individus se prenaient au sérieux et s’énervaient pour rien. Laura et moi ne voulions pas de ce monde-là. La légèreté nous paraissait la plus belle des valeurs.

Nous n’avions pas parlé de notre amie commune, pour ne pas parasiter notre idylle par des pensées gênantes. Camille, pourtant, vint à mon bureau dès le lendemain, sans rendez-vous. Mon assistante m’appela quand elle la vit débarquer :

– Une femme qui dit vous connaître. Elle n’a pas l’air contente.

Je descendis à l’accueil voir de quoi il retournait. Camille était là, plantée dans le hall.

– Eh, salut ! lançai-je, enjoué.

Elle resta de marbre et je m’arrêtai net à un mètre d’elle.

– Je t’avais prévenu ! rugit-elle. Tu ne devais pas déstabiliser Laura !

– Mais qu’est-ce que…

– Tais-toi ! hurla-t-elle.

Sur ce, elle m’envoya une gifle phénoménale, qui manqua me faire chavirer. Le temps que je retrouve mes yeux et ma stabilité, elle était partie.

Mon assistante me demanda si ça allait, si elle devait appeler la police, ou les pompiers…

– Tout va bien.

– Mais pourquoi elle a fait ça ?

En frottant ma joue, je répondis :

– La jalousie, peut-être. À moins que ce ne soit, pour moi, la rançon du bonheur. Je ne sais pas, et ne veux pas savoir.

Pour clore cette histoire, il me reste à écrire en deux mots ce qui s’est passé trois semaines plus tard. Alors que je sortais d’une boutique du centre-ville, je tombai nez-à-nez sur Camille, au bras d’un homme… qui n’était pas son mari.

Son visage s’illumina quand elle me vit :

– Excuse-moi pour la baffe. Tu avais raison : quand une passion est là, il faut la vivre.

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