(environ 3 minutes de lecture)
Il déjeunait avec eux les lundis et vendredis. Les autres jours, ils étaient en tournée, chacun sur leur secteur. Les collègues de la boîte. Des technico-commerciaux, comme lui. Parfois les gars de la maintenance, même le directeur commercial et le patron, se joignaient à eux. Mais pas les secrétaires. Pas folles, les gonzesses.
Les sujets de conversation étaient au nombre de trois : le foot et le rugby, les bagnoles, le fric. Mais on pouvait parler d’autre chose, attention ! Un bon commercial sait s’adapter à toutes les situations. Ah ah ah !
On prenait un plat du jour, sauf quand c’était un poisson. Non, le minimum c’était une viande en sauce avec des patates. En entrée, une charcuterie. Une feuille de salade à côté si vous voulez, mais bon. Et puis fromage à volonté, et souvent un petit dessert, parce que c’était le début ou la fin de semaine et qu’il fallait se faire du bien pour être au top. Au niveau boisson, un quart chacun, et une règle intangible : pas d’apéro le lundi. Sérieux. D’abord parce qu’on avait chargé la mule pendant le week-end, et puis par déontologie : on ne buvait pas avant d’avoir fait son chiffre. On arrosait en fin de semaine parce qu’on avait bossé, pas avant.
– L’enculé, dis donc… Le fils de pute…
– Attends…
– Y prend dans les combien ? 20 plaques ?
– Avec une Maserati ?! T’es ouf…
– Pour ce qui fait sur le terrain…
C’était à peu près ça. Ponctué de rires et de rots, gras comme la sauce.
Un jour, il ne saurait dire pourquoi, une semaine comme les autres, la bouche encore pleine d’entrecôte, il s’est figé, a posé sa fourchette, a renversé sa chaise et s’est rué vers les toilettes. Les toilettes où lui et ses collègues pissaient si souvent à côté de la cuvette. Là, il a vomi, dedans, tout ce qu’il venait d’avaler.
Après, sans explications devant ses potes qui le moquaient – « T’as tes ragnagnas ? » –, laissant un ticket-restaurant sur la table et prenant son blouson, il est sorti. Il est passé à la boîte prendre ses affaires, et il est parti. Il allait rentrer chez lui, mais au dernier moment, il a bifurqué. Il a tracé. Plein ouest.
Là, il a compris. En roulant, il a compris. Il roulait beaucoup, mais cette fois c’était pas pareil. D’ailleurs, il n’avait pas mis Rire et chansons. Quelque chose avait fait tilt. Il était comme eux, pourtant. Mais justement. Soudain, il s’était vu à travers eux, et il ne s’était pas aimé. C’était une loi générale qu’il découvrait : pour se supporter, il ne fallait pas se voir, pas avoir conscience de ce qu’on était. La lucidité conduisait au dégoût, voire au suicide.
Il n’allait pas si loin dans l’analyse, mais il comprenait. Il allait arrêter. Et changer. Lui allait changer, son existence allait changer. Ça lui parut limpide.
Il marcha jusqu’à la nuit le long de l’océan, sur la plage puis en haut des falaises. Au soir, il prit une chambre dans un hôtel sur le port. Il dîna d’un poisson au riz, qu’il demanda sans sauce, de 10 centilitres de vin blanc sec et d’une carafe d’eau. En remontant à sa chambre, il prit un roman sur une étagère au-dessus du fauteuil de l’accueil. Il se doucha, se mit au lit, lut, fut surpris de s’intéresser à l’histoire, et, quand il sentit ses yeux se fermer, éteignit. Il s’endormit heureux, nettoyé. Une nouvelle vie commençait.