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J’avais 12 ans et j’étais en 5e. Chaque jeudi, j’allais déjeuner chez les Lazaro, des voisins. Ce rythme avait été pris pour m’éviter un jour de cantine, que je n’aimais pas. Les deux enfants, Pierrick et Loïc, étaient âgés de 8 et 6 ans, autant dire qu’ils ne m’intéressaient guère. Bernard, le père, était un méridional, d’humeur joyeuse et parlant fort. Mais il ne rentrait pas à midi et je ne le voyais pas le jeudi.
Solveig, la mère, était une femme aussi discrète que son mari était expansif. Elle parlait peu, d’une voix douce et posée, avec un léger accent lié à ses origines scandinaves. Elle gardait une certaine distance, avec les choses comme avec les gens, et ce recul lui donnait beaucoup de charme. Il faut dire qu’elle était très belle.
Par les hasards du voisinage, elle était devenue amie avec ma mère, et c’est ainsi que la seconde avait demandé à la première si elle accepterait de prendre son fils aîné à déjeuner, un jour dans la semaine, pour lui éviter la cantine. Je ne fus pas emballé quand Maman m’annonça l’acceptation de Solveig, mais je me dis que c’était toujours mieux que le réfectoire du collège, qui me sortait par les yeux. J’aurais pu me débrouiller seul à la maison, mais Maman trouvait que ce n’était pas bon de déjeuner en solitaire à mon âge. « On verra l’année prochaine », lâchait-elle quand je m’exclamais que, au contraire, je rêvais d’un peu de solitude.
Je pris donc l’habitude de sonner chaque jeudi vers 12 h 20 à la porte de la petite maison des Lazaro, semblable à toutes celles du lotissement où nous habitions. C’était toujours les garçons qui m’accueillaient. Je les entendais descendre l’escalier à toute vitesse et se précipiter pour m’ouvrir. Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, mais ces déjeuners étaient pour eux une fête. Ils avaient toujours des tas de trucs à me dire ou à me montrer, et ils étaient excités à l’idée de les partager avec « un grand », déjà au collège.
Solveig attendait que je sois à l’étage pour apparaître (le rez-de-chaussée de nos maisons ne contenait que l’entrée, une pièce et un garage). Soudain, elle était là, me saluant d’une voix douce et bienveillante. Elle ne m’embrassait pas. Elle nous invitait à aller nous laver les mains « dans la salle de bains des garçons », après quoi nous passerions tout de suite à table, parce que Pierrick et Loïc étaient affamés ; ils sortaient de l’école à 11 heures et demie et mangeaient d’habitude à midi.
Solveig ne déjeunait pas avec nous. Le plus étonnant était qu’elle n’avait pas l’air d’avoir cuisiné, alors que je trouvais tout délicieux, « 100 fois meilleur qu’à la cantine ». Ça faisait partie de cette mystérieuse distance qu’elle gardait en toutes circonstances. Elle ne s’asseyait pas non plus autour de la table. Elle nous parlait, en restant debout. Elle était discrète, mais présente. Elle nous regardait d’un air tendre, amusé, elle s’intéressait. Parfois elle me posait des questions. Je rougissais toujours au début, et quand je me sentais enfin un peu plus spontané, elle ne me parlait plus ou le repas s’achevait.
Quand nous avions fini de déjeuner, nous, les garçons, sortions de la cuisine, pour aller au salon, ou dans une des chambres, jouer à un jeu de construction, aux billes ou aux voitures. Solveig disparaissait donc un moment de ma vue, puis elle reparaissait, venant ranger quelque chose, chercher autre chose, ne nous interrompant pas, ne demandant rien. Elle repartait sans bruit. Je l’apercevais, furtive dans le couloir, calme et silencieuse. Elle semblait avoir sa vie propre, agir comme si nous n’étions pas là.
Vers 13 heures, elle s’éclipsait toujours une bonne dizaine de minutes. Quand elle réapparaissait, elle avait changé de tenue. Je me demandais bien pourquoi, car je la trouvais parfaite avant. Ses vêtements avaient toujours l’air neuf, elle était maquillée, impeccablement coiffée, elle sentait bon. Nous quittions la maison vers 13 h 15, tous ensemble jusqu’au bout de la route, où la mère et ses enfants tournaient à gauche pour rejoindre l’école primaire, tandis que je prenais la grande rue pour descendre la côte jusqu’au collège.
Solveig m’intimidait. Et me fascinait en même temps. Je ne le savais pas, mais c’était la première fois que la féminité m’apparaissait comme un désir. Je me mis à attendre les jeudis midi. Je découvrais qu’on pouvait redouter un moment tout en s’impatientant de le vivre.
Je ne sais pas au bout de combien de jeudis je ne pus plus me contenir. Ce jour-là, chaque minute jusqu’à 13 heures m’avait paru un supplice. Pierrick et Loïc me sollicitaient comme un grand frère, je ne les entendais pas, mon attention était nulle. Solveig avait été plus énigmatique que jamais au cours du déjeuner, puis dans ses mouvements de chatte, dont je guettais le moindre sillage.
Quand je sus qu’elle s’était retirée dans la salle de bains pour se changer, je rompis le cercle que nous formions assis en tailleur avec mes deux jeunes amis autour d’un assemblage de Légos.
– Je vais aux toilettes.
Dans le couloir, je bifurquai. Pour accéder à « la salle de bains des parents », il fallait passer par leur chambre. La porte n’était que poussée. Je pénétrai dans une grande pièce aux tons crème. La profondeur de la moquette me surprit, je crus que j’allais m’enfoncer. Sur un côté de la chambre, était entrouverte une autre porte, d’où émanait une lumière. Je m’approchai et poussai.
Solveig était là. De profil devant la glace, légèrement penchée, un crayon à paupières dans la main droite. Elle portait un fin pull noir, une culotte blanche et des bas en nylon. Elle se redressa, tourna la tête. Elle ne s’exclama pas. Simplement, aux commissures de ses lèvres, il me sembla qu’elle était ennuyée. Elle tendit le bras pour repousser la porte, mais s’aperçut que j’étais trop avancé et arrêta son geste.
Hypnotisé, je ne bougeai pas. Je ne baissai ni ne levai les yeux, au niveau de sa poitrine. Mon regard se dirigeait un peu plus bas, à la limite entre le noir du pull et le blanc de la culotte. Je restais bloqué à 50 centimètres de ce qui commandait mes sens. Le silence ne me gênait pas, mais Solveig le rompit, d’une voix posée, sans colère, une voix qu’embellissait encore son accent scandinave :
– Qu’est-ce que tu fais là ?
Je pensai que j’allais répondre « Pardon je voulais aller aux toilettes, je me suis trompé », mais ce sont d’autres mots qui sortirent de ma bouche :
– Solveig, montre-moi.
Elle avait attrapé une sorte de gilet de soie, qu’elle enfilait en serrant la ceinture.
– Qu’est-ce que tu veux que je te montre ?
– Toi.
Mes yeux restaient fixés sur la même ligne chair entre le noir et le blanc. Les arômes étaient si puissants dans cette salle de bains que la tête me tournait.
– Mais tu es fou…
– Non.
Nous ne bougions ni l’un ni l’autre. J’eus une pensée fugitive – et elle aussi sans doute, en tant que mère – pour Pierrick et Loïc jouant de l’autre côté du couloir. Solveig dit, comme si elle avait trouvé une idée :
– Eh bien voilà, tu as vu.
Tout ce que je trouvai à répondre fut encore :
– Non.
Alors je sentis ma main droite se détacher de mon corps et s’avancer en s’élevant doucement. Solveig attrapa mon poignet.
– Non, Simon.
Mais je forçai sa résistance et ma main atteignit son ventre. C’est alors que la calme et douce Solveig m’asséna une gifle dont je ne compris jamais la trajectoire. Mon bras retomba et, aussitôt, comme s’il y avait de cause à effet, des larmes sortirent de mes yeux. Jamais claque ne fut si promptement administrée, jamais larmes ne se créèrent aussi vite.
La logique aurait voulu que je m’enfuisse pour cacher ma honte et mon humiliation. Mais je ne bougeai ni du buste ni du regard, déformé par les bulles qui jaillissaient de mes yeux. Je pleurais, et même je sanglotais, mais je maintenais ma position.
Au bout de quelques secondes de sidération, Solveig accomplit les 50 centimètres qui me manquaient pout atteindre mon but. Mieux encore, elle entoura mes épaules de ses bras et me plaqua contre elle en caressant ma nuque.
– En voilà une histoire, susurra-t-elle. Que t’es-tu mis dans la tête…
Ma tête avait accompli un quart de tour, une moitié de mon visage était plaqué contre son ventre. Mes bras avaient eux pris une direction peu protocolaire : ils étaient passés sous le gilet de soie et entouraient la jambe gauche de Solveig, mes deux mains se dépliant le long de ses cuisses. Je me collai davantage, gigotai un peu, cherchant la position idéale. Je sentis le haut de mon bras gauche toucher un trésor caché par la lingerie, il y avait comme un renflement, et je tâchai d’appuyer là. Je réalisai aussi que mon crâne touchait sa poitrine et je me frottai doucement.
Mon visage contre le pull noir, mon bras sur sa culotte blanche, mes mains autour de ses jambes gainées, serré par Solveig qui me berçait, protégé par les voiles du gilet de soie et enivré par les vapeurs sublimes de ce temple de l’intimité, j’étais au-delà de ce que j’avais imaginé : j’avais atteint le paradis.
50 années ont passé. Cela n’a pas été l’enfer ensuite, mais plus jamais une femme n’a ravi à ce point mes cinq sens en même temps. Je n’en suis pas étonné : une telle grâce est exceptionnelle. Solveig, ou la féminité indépassable.