Le livre du professeur

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(environ 18 minutes de lecture)

Il était un professeur qui avait écrit un livre dont jamais personne ne lui parlait. Il faut dire qu’il s’agissait d’une œuvre de fiction, pas d’un manuel de cours. Comme ce roman avait été publié à compte d’auteur, il n’avait fait l’objet d’aucune diffusion en librairie. Le livre n’avait donc pas de lecteurs. 

Au moment de la parution, ou plutôt de l’impression, le professeur avait consenti un effort de promotion : il avait offert une vingtaine d’exemplaires à son entourage, c’est-à-dire à des collègues et à des membres de sa famille. On l’avait remercié, non sans une certaine gêne :

– Je te le rendrai, lui répondait-on. 

– Non, non, je vous l’offre, rétorquait-il, humilié.

On avait gardé son roman, mais jamais personne ne lui en avait dit quoi que ce soit.  Sans doute l’objet avait-il été caché derrière une haie d’autres livres, édités par de grandes maisons ceux-là, afin d’être oublié au plus vite. Le professeur avait aussi envoyé un exemplaire au journal local, et deux autres à des revues littéraires qu’il appréciait ; jamais il n’avait été contacté, jamais la moindre ligne n’avait paru au sujet de son roman.

Le professeur avait osé une dernière tentative, qui lui avait demandé un gros effort, car il était timide : il s’était inscrit à une fête du livre, pas au salon dans la grande ville où il habitait, inaccessible aux auteurs autoédités, mais dans un village qui organisait ce rendez-vous chaque été. La journée avait été terrible. Sous une chaleur de feu malgré les auvents, dans une ambiance de kermesse où les gens du coin et les estivants déambulaient en rigolant, il avait vendu… 1 livre, à la bibliothèque de l’endroit, qui achetait un exemplaire à chaque auteur présent. Tandis que les trente-cinq autres participants avaient eux tous vendus quelques exemplaires, certains passant même la trentaine, parce qu’ils étaient du coin ou parce qu’ils venaient depuis plusieurs années. Il avait essayé de parler littérature avec ses voisins, mais il s’était aperçu avec étonnement que les « écrivains » ne s’intéressaient pas plus à ce qu’il avait écrit que les visiteurs.  

Dès lors, il avait laissé tomber toute idée de vente et de promotion. Comme il lui restait 679 exemplaires dans des cartons, il avait tout de même décidé une chose : il donnerait à la fin de chaque année aux élèves de sa classe de Premières – aux Premières parce que c’était l’année du bac de français – un exemplaire de son roman, pour leur montrer qu’il les considérait capables d’apprécier ce qu’il avait écrit et dignes de ce cadeau. Il avait un autre objectif, qu’il n’osait pas s’avouer à lui-même : être lu, c’est-à-dire susciter chez quelques personnes une émotion, un plaisir, peut-être une admiration. 

La première fois, il avait distribué son roman aux élèves lors du dernier cours de l’année. Résultat : il leur avait ôté toute possibilité de réagir. Après la coupure estivale, les élèves étaient en Terminale, pas avec lui. Quand il les avait croisés dans le couloir, il avait espéré une appréciation sur le livre qui avait dû être dévoré pendant les vacances d’été. Mais aucune remarque n’était venue ; même le « bonjour » fut rare.

Les années suivantes, il donna donc son livre lors de l’avant avant-dernier cours, l’antépénultième. Cela ne changea rien : on ne le gratifia d’aucune appréciation sur son roman lors des deux dernières séances. Les élèves l’avaient-ils ouvert ? Avaient-ils lu la première phrase ? Il avait espéré en quelques filles, éduquées, littéraires, qui s’impliquaient dans leur travail et semblaient aimer la littérature. Mais non. Même elles n’avaient pas proféré la moindre remarque. 

Ce silence, qu’il ne pouvait s’empêcher de considérer comme de l’impolitesse et du mépris, se reproduisit année après année. Chaque début juin, il donnait son roman à ses élèves de Première, et pendant les semaines qui suivaient aucun ne lui en parlait. Pas une question, pas une remarque. Il comprenait qu’à 16 ans on puisse ne pas aimer la littérature. Mais qu’il n’y ait pas un peu de politesse si ce n’est de curiosité de la part de quelques-uns de ses élèves, il n’arrivait pas à trouver cela normal. Olga, si passionnée pendant les cours, Déborah et ses commentaires pleins d’humour et de pertinence sur Balzac, Sébastien et ses remarquables dissertations… Leur silence n’était pas logique.

Chaque dernier cours de chaque année, il brûlait d’envie de leur demander : « Mais enfin, personne n’a lu mon livre ? Même pas quelques pages ? Vous considérez que ce serait vous abaisser que de vous intéresser au livre de votre prof, c’est ça ? ». Non seulement il ne disait rien de tout cela, mais même il s’en voulait d’avoir eu ces pensées. « Je suis injuste. S’ils ne me lisent pas, c’est que je n’ai pas été capable de leur en donner l’envie. C’est de ma faute, pas de la leur ».

Dans le courant de l’année, il était tenté de renoncer, « pour ne pas les embêter ». Et puis chaque fin d’année, il se décidait. « On ne sait jamais. Peut-être que dans 20 ans ils se souviendront que leur prof avait essayé de partager un roman avec eux, et ça les incitera à réessayer la lecture ». Et chaque année il recommençait. Il apportait, en plusieurs fois, une trentaine d’exemplaires, et il distribuait son roman, son roman qui lui paraissait beau, d’un bon niveau eu égard à la production nationale, et personne ne le lisait.

Vint l’année de son départ en retraite. Ce n’était ni une déchirure ni un soulagement. Il n’avait pas pu être écrivain, mais il avait été prof, voilà tout. C’était déjà pas mal et c’était un métier fondamental. Certes, il avait vécu, comme tous ses collègues, la perte du respect accordé au maître, les problèmes de discipline, l’absence de repères des élèves liés à la démission ou à la bêtise des parents. Mais cela avait été supportable, dans son établissement tout au moins. D’autant que si des choses s’étaient dégradées, d’autres avaient progressé : le confort des locaux, les échanges avec le monde extérieur, et l’accès au savoir, miraculeusement chamboulé par internet à partir de l’an 2000. Il n’était donc pas aigri, pas défaitiste. Le monde changeait, comme toujours, et le changement entraînait des peurs et des incompréhensions, ni plus ni moins.  

Quinze jours avant son départ, le proviseur du lycée le prévint que, comme il était de tradition, un « pot de départ » serait organisé en son honneur. Il remercia. Ça ne l’emballait pas, mais c’était la coutume. Une vingtaine ou une trentaine de collègues seraient là – il aurait pu amener sa femme s’il en avait eue une –, le proviseur prononcerait un discours, on lui remettrait un cadeau (il pariait sur deux volumes de La Pléiade), on trinquerait. Pourquoi pas ? Il fallait, de temps en temps, sacrifier à la socialisation.

Le jour venu, un jeudi 17 juin à 17 heures, il se présenta en salle des professeurs, 5 minutes avant l’heure dite. Il fut un peu surpris de voir que rien n’avait été préparé. On n’avait même pas poussé une ou deux tables, aucune assiette de gâteaux secs et aucune bouteille de mousseux n’étaient visibles. Les trois collègues présents, enseignants en mathématiques et sciences, ne semblaient pas concernés par l’événement. Il attendit, consultant quelques revues pour patienter.

À 17 h 04, le proviseur arriva.

– Ah, Jacques ! Nous vous cherchions.

– Je suis là, répondit-il.

– Vous êtes là, mais nous vous attendons au réfectoire.

   Quelle idée, pensa-t-il, ce n’était pas l’usage. Il suivit le proviseur.

– Alors ? reprit ce dernier avec chaleur. Ces derniers jours doivent vous paraître un peu bizarres…

– C’est vrai. Je crois que je ne réalise pas.   

– Vous aurez plus de temps pour la littérature.

Ils descendirent un escalier et remontèrent deux couloirs. Puis le proviseur poussa la porte de la salle à manger dite de « réception » et l’invita à entrer.

À peine s’était-il engagé dans la pièce dont les tables et chaises avaient été empilées sur un côté qu’il entendit les applaudissements crépiter. En même temps qu’il entendit, il vit : d’innombrables paires d’yeux le regardaient, des sourires immenses lui étaient adressés. Ils émanaient de personnes disséminées en petits groupes dans la salle bien remplie, parmi lesquelles il reconnut des collègues, et des élèves, ce qui l’étonna. Il y avait aussi plusieurs jeunes hommes et jeunes femmes, entre 20 et 40 ans lui sembla-t-il, dont il se demanda qui ils étaient, jusqu’à ce qu’il reconnût l’un d’entre eux, et comprît alors qu’il s’agissait de quelques-uns de ses anciens élèves. 

Les larmes lui montèrent aux yeux aussitôt. Bon sang !… Il tâcha de garder le contrôle, pas sûr de bien comprendre. Un grand demi-cercle se forma autour de lui et du proviseur, près d’un pupitre avec micro. Un micro ! Jamais on n’avait utilisé de micro pour un pot de départ à la retraite. Il sentit que sa vue se brouillait. 

Le proviseur prit la parole :

– Cher Jacques, commença-t-il. Comme vous pouvez le constater, vous ne laissez personne indifférent…

Indifférent, c’est le mot qu’il aurait employé, pour signifier qu’au contraire il avait toujours laissé tout le monde indifférent.

Le proviseur rappela son déroulé de carrière, mais il entendit mal la suite du discours, car, malgré le flou de son cerveau et de son regard, les appartenances des visages se révélaient une à une et déclenchaient chacune souvenirs, questions et émotions. Ses anciens élèves, bon sang : Amandine, Gontran, Coralie, Bastien, Célia… Incroyable, ce qu’ils avaient changé ! Et pourtant, c’était eux. Il séchait encore sur de nombreux visages, et n’en était que plus dérouté. 

– Et puis il y a votre livre !

Il sursauta. 

– Nous sommes nombreux à l’avoir apprécié, affirma le proviseur. Votre talent ne nous a pas surpris, puisque nous connaissions la qualité de vos cours. Mais tout de même. Écrire un roman, de cette qualité, ce n’est pas à la portée du premier venu.

Il avait du mal à croire ce qu’il entendait. Il n’eut pas le temps de chercher à comprendre car déjà le proviseur annonçait :

– … Je vais maintenant laisser la parole à trois de vos anciens élèves, qui diront chacun à leur tour ce que vous leur avez apporté. J’appelle d’abord Damien Froissat, aujourd’hui ingénieur chez Areva, qui fut votre élève en 2008-2009. 

Damien Froissat ! Bon sang ! Il n’aurait pas reconnu l’élève qu’il avait connu à 16 ans et en avait donc 28 aujourd’hui. Le jeune homme s’avança jusqu’au micro :

– Monsieur le Professeur, j’ai conscience que ce ne doit pas être facile pour un enseignant de voir chaque mois de juin partir ses élèves et ne plus avoir de nouvelles ensuite. Alors je profite de l’occasion – merci Monsieur le Proviseur de nous l’avoir donnée – pour vous dire, Monsieur le Professeur, que même si je n’aimais pas beaucoup le français, j’ai apprécié vos cours, parce que vous nous parliez des œuvres sans nous obliger à les décomposer. Ça, c’était bien, respectueux et des élèves et des auteurs. Mais c’est après votre cours, en Terminale, une fois que vous n’étiez plus mon prof, que je me suis mis à aimer la littérature.

Ces propos déclenchèrent des rires, un peu gênés, car on ne voyait pas bien où voulait en venir l’orateur. Il précisa juste après : 

– Car pendant l’été entre première et terminale, j’ai lu le roman que vous nous aviez donné, votre roman, celui que vous avez écrit. Comment vous dire ? Ça m’a scotché !

Les rires furent plus forts, cette fois. 

– Non seulement l’histoire est géniale, les personnages plus vrais que nature, mais en plus, le style… Énorme. Je vous avoue avoir pensé : que le prof puisse avoir écrit un truc pareil, mince alors, j’ai pas dû bien le regarder !

Les rires éclatèrent.

– Non seulement à partir de ce jour-là, j’ai compris qu’avec un bloc de 300 pages pleines de petits caractères on pouvait prendre un plaisir aussi grand, et plus long, qu’avec un film, mais en plus j’ai appris à ne pas juger les gens trop vite. Je me suis dit : mon prof de français n’est pas que prof. Il est écrivain, et il est plein d’autres choses. Et s’il écrit des trucs aussi forts, c’est qu’il a une vie, intérieure ou extérieure je ne sais pas, drôlement riche et intense.  

Il n’en revenait pas. Ces paroles étaient un choc, d’une soudaineté totale. Ainsi, c’est maintenant qu’ils arrivaient, ces mots attendus pendant des années ? Son livre avait tout de même suscité quelques réactions, produit quelque effet ? Il ne savait s’il devait rire ou pleurer de tout ce temps, de toutes ces années passées à douter, de lui, de la littérature, de l’humanité, de la réalité…

Il n’eut pas le temps de réfléchir, pour peu qu’il en fût capable, car Damien lui serrait la main avec une émotion difficilement contenue. Il ne fut pas capable d’autre mot que merci et il ouvrit les mains, montrant qu’il ne maitrisait pas les choses à ce moment.

Un deuxième homme arriva, un peu plus âgé, 35 ans peut-être. 

– Monsieur le Professeur…

Rien que cela lui faisait plaisir. Ce n’est pas si souvent qu’on lui avait accordé le titre de professeur. 

– … Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Thibault Fallières, 1ère 4, en 2001-2002. 

Thibault Fallières… Non, là, sur le coup, il ne se souvenait pas. Ce qui donnait d’autant plus de force au témoignage.

– … Moi, en tout cas, je me souviens de vous. Et je suis sûr qu’il en est de même pour tous ceux qui ont eu la chance de vous avoir en français. On ne s’en aperçoit qu’après, parce qu’à 16 ans, on n’est pas bien malin. Parfois, je me dis même que j’étais complètement con à cet âge, comme beaucoup, et que vous aviez du mérite de nous supporter…

Rires, sifflets, applaudissements, émanant aussi bien des élèves, anciens en actuels, que des enseignants.

– Avec le temps, certains de vos propos me sont revenus en mémoire, et j’ai compris leur importance. C’est davantage ce que vous disiez des livres que les livres eux-mêmes qui m’a marqué. La façon dont vous en parliez. Il y a une exception : votre livre, Le vertige des cimes. Comme Damien, j’ai pris une claque ! Comment dire ?… Waouh ! Je crois que j’ai commencé à comprendre la vie qui m’attendait, la vie tout court, les pièges à éviter, les trucs à ne pas louper, rien qu’en suivant vos personnages, surtout votre héros, Gaspard. Shakespeare, dans le genre, il peut se rhabiller ! Vous au moins, vous parlez français et langage XXIe siècle !

Les rires et les applaudissements fusèrent. 

– Bon, je m’arrête là, parce que je n’ai pas votre talent pour trouver les mots et parce que Monsieur le Proviseur nous a briefés : 2 minutes pas plus. Donc, c’est un petit mot, mais c’est un grand merci et un grand bravo ! Merci et bravo Monsieur le Professeur. 

Thibault Fallières quitta le pupitre, serra la main du proviseur, puis celle du professeur, la sienne, trois fois plus longtemps. De nouveau, il remercia, accompagnant son mot d’un petit haussement d’épaules signifiant qu’il était désolé de ne pouvoir en dire plus. Était-il si mauvais en communication ? se demanda-t-il. Était-ce pour cette raison que les gens ne lui avaient pas parlé de son livre avant ? Peut-être avait-il déjà beaucoup de chance que certains le fassent aujourd’hui ? En tout cas, il était touché jusqu’au plus profond de son être par ce qu’il entendait. 

Le proviseur fit un signe à une jeune femme qui sortit de l’assistance et prit place derrière le micro.

– Je m’appelle Anne Morantin, j’ai été l’élève de M. Chayssac, votre élève, Monsieur le Professeur, pendant l’année scolaire 2010-2011.

Elle, il la reconnaissait. Une fille adorable. Intelligente et passionnée, qui faisait vivre le cours à elle toute seule. Elle était une de celles dont la non-lecture l’avait affecté. Si une personne pouvait être sensible à son roman, c’était elle. L’avait-elle été finalement ?

– Je ne sais pas si vous allez être content, parce que j’ai peut-être mal tourné. Mais en tout cas, c’est grâce à vous : je suis devenue professeur de français.

Mon Dieu… Sous une pluie d’applaudissements, il crut qu’il allait se mettre à pleurer. Quel plus beau cadeau cette jeune femme pouvait-elle lui offrir ? Il lui avait donné envie de partager des textes à son tour, d’enseigner, de transmettre, d’exercer ce métier dont l’importance lui avait paru plus grande chaque année. Quelle récompense… 

Quelqu’un lança « Fayote ! » et un éclat de rire général retentit.

La fayote poursuivit :

– Je me souviens des lectures de passages que vous choisissiez de nous faire lire tout haut, en nous incitant à nous laisser aller, à le lire en jouant. C’était une super idée, que je reprends aujourd’hui en tant qu’enseignante. Mais le mieux, c’est quand vous lisiez, vous.  J’étais embarquée par l’histoire, et je n’étais pas la seule, loin de là. Je ne sais pas si vous vous en rendiez compte, mais même les garçons, qui se foutaient de la littérature pour la plupart, buvaient vos paroles. Je me souviens de Tropique du Cancer d’Henry Miller, des Nourritures Terrestres d’André Gide, du Joueur d’échecs de Stefan Zweig, et d’autres encore. 

Et puis votre livre, bien sûr. Celui-là, vous ne nous en avez jamais parlé, jamais lu un extrait. Vous étiez bien trop modeste. Vous nous l’avez donné timidement. Je ne sais pas pourquoi, il m’a fallu du temps pour l’ouvrir. Je n’osais pas. Je crois que j’avais peur d’être déçue. Quelle erreur ! C’est le contraire qui s’est produit. Dès que je l’ai ouvert, je n’ai pas pu m’en détacher. Et quand je l’ai fini, je l’ai recommencé aussitôt. J’en ai parlé à mes parents. Je les saoulais tellement avec ça qu’ils ont fini par le lire eux aussi. Ils ont adoré.

J’ai regretté de ne pas vous avoir revu après. C’était l’été, puis la Terminale, fini les cours de français. Je vous ai croisé une fois ou deux dans les couloirs ensuite, mais je n’ai pas osé vous aborder, au milieu de tout le monde. Aujourd’hui, je le regrette. Je me rends compte que l’on est content que les gens apprécient ce qui est important pour nous, et qu’il faut le leur dire quand c’est le cas. Au moins par politesse. Donc, excusez-moi, d’avoir attendu dix ans pour vous dire combien votre roman était formidable. Bravo et merci pour tout ce que vous nous avez apporté.

Il était temps qu’Anne Morantin s’arrête car elle ne pouvait plus parler. Sous les applaudissements, et à la stupéfaction générale, elle se jeta dans les bras de son ancien professeur, qui n’eut d’autre solution que de l’entourer de ses mains. 

Ils ne furent pas les seuls à verser quelques larmes. 

Le proviseur tâcha de dissiper l’émotion :

– Eh bien, chers amis, je n’ai pas souvent vu cela dans ma carrière, je vous l’avoue. D’autres anciens élèves voulaient intervenir, et je m’excuse auprès d’eux d’avoir dû limiter le nombre des prises de parole. Mais vous pourrez parler avec votre ancien professeur, votre collègue, ou votre professeur actuel, autour du verre que nous allons partager ensemble. Avant, je voudrais demander à notre lauréat s’il souhaite lui aussi prononcer quelques mots.

Il s’y attendait bien sûr, et il avait préparé quelque chose. Mais il décida de ne pas sortir ses deux feuilles de papier. Face à cette situation exceptionnelle, il ne pouvait dire quelque chose de convenu. Il devait, comme on dit, laisser parler son cœur, puisque, enfin, les autres l’ouvraient, leur cœur.         

Il s’avança jusqu’au pupitre. Devant le micro, il se sentit défaillir et mit sa main sur son cœur, ce qui fit rire l’assistance. Il resta ainsi quelques secondes, essayant de cerner son auditoire avec ses yeux et son cerveau embués. C’était une image unique, un concentré de sa vie professionnelle, qui s’effacerait à jamais dans quelques minutes.

– Si je m’attendais… commença-t-il. Le mot surprise est adapté. Merci. Merci d’être là, et merci de vos témoignages. Si j’ai pu douter par moments, vous me montrez que j’avais tort. J’avais tort de ne pas faire confiance aux mots, aux histoires, aux personnages. Ils ont joué leur rôle, ils ont fait leur chemin, et je vous suis reconnaissant de me le dire. 

Quel bonheur de savoir que mes cours d’une part, mon roman d’autre part, ont pu aider certains et certaines à ouvrir les yeux et à utiliser leurs potentiels !… La littérature est le lieu de l’intelligence, le lieu de la découverte, le lieu où sublimer ses émotions. C’est un trésor accessible à chacun. 

Quant à l’enseignement, je crois que c’est plus qu’un métier. C’est une nécessité bien sûr, aujourd’hui comme hier. C’est aussi une volonté. Une volonté de transmettre, des connaissances certes, mais surtout des moyens d’appréhender ces connaissances, des capacités d’analyse et de synthèse. Je crois aussi à la nécessité de transmettre des valeurs, sans lesquelles aucune vie en société n’est possible. 

Grâce à vous ce soir, je quitterai cet établissement ému et réconforté. J’espère continuer par d’autres moyens à partager mes passions de l’enseignement et de la littérature. Vous m’en donnez la force. Soyez remerciés, proviseur, collègues, élèves anciens et actuels, pour tout ce que vous m’avez apporté pendant toutes ces années.

Les applaudissements crépitèrent, des cris retentirent. 

Le professeur se recula et le proviseur revint au micro :

– Chers amis, avant de nous sustenter, à la fois pour prolonger et nous remettre de nos émotions, il nous reste à offrir le cadeau. J’appelle pour cela Marion Duvillard-Pellois, et Soraya Choufif.

Sidéré, il vit les deux personnes susnommées se détacher de la foule et venir prendre la place du proviseur. Les prénoms et noms lui parlaient et il lui sembla reconnaître les visages. 10 ou 15 ans avaient passé. Les deux filles étaient deux femmes. Ô temps, ô jeunesse… pensa-t-il.

C’est Marion qui prit la parole en premier :

– Monsieur le Professeur, éditrice chez Nathan, qui ne publie que des manuels scolaires et des livres pour la jeunesse, j’ai toutefois soumis votre livre au comité de lecture des éditions Jean-Claude Lattès, via une amie qui travaille dans cette maison. J’ai le plaisir de vous annoncer qu’il a été accepté. Si vous en êtes d’accord, il sera publié en janvier prochain, avec une diffusion nationale. L’enveloppe que je vous remets contient le contrat d’édition qui vous est proposé.

Sous un tonnerre d’applaudissements, la jeune femme s’approcha et lui tendit une enveloppe blanche de format A4 ornée du logo de l’éditeur concerné. Était-ce simplement possible ? Marion l’embrassa et il ne put que balbutier :

– C’est… trop.

– C’est juste, répondit-elle avec un sourire éclatant. 

Il titubait quand une autre voix s’éleva devant le micro. Celle de Soraya :

– Monsieur le Professeur, en partie grâce à vous, je suis devenue traductrice-interprète français anglais, pour des entreprises et des institutions. Je serai donc heureuse de traduire votre roman du français à l’anglais, afin qu’il puisse être soumis à un éditeur britannique ou américain. Je précise que cette mission sera en partie payée par l’ensemble des personnes ici présentes, qui ont tenu à apporter leur contribution à ce travail.

Crépitements, cris, sifflets. Et pour la troisième fois en vingt minutes une jeune femme lui tombait dans les bras. Rien que son parfum aurait pu le faire défaillir. Alors là…

Au cours des deux heures qui suivirent, le Champagne, offert par un ancien élève qui travaillait à la division spiritueux du groupe LVMH, coula dans les gorges de toutes les personnes qui se pressèrent à tour de rôle autour du professeur. Quand le concierge du lycée le ramena chez lui en voiture, il avait d’innombrables contacts à entretenir, un contrat d’édition à signer, des images merveilleuses à ne jamais oublier, de la chaleur dans le cœur pour les 20 ans à venir. Et l’envie d’écrire un roman magnifique. Une nouvelle vie commençait.

2 commentaires

  1. Cher Pierre-Yves
    Je ne laisse pas souvent de commentaires publiques après avoir lu une de tes nouvelles qui dans l’ensemble me plaisent beaucoup.
    Cette fois ci, au vu du sujet, je m’y risque.
    Elle m’a touchée et même émue. Hommage aux profs qui œuvrent avec passion souvent dans l’ombre, sans savoir dans quelle mesure leur enseignement portera ses fruits et même s’il en portera.
    La chute est une apothéose. Et j’en aime l’écriture.
    Bon WE. Bises

    Aimé par 1 personne

    1. Chère Nicole. Je suis heureux que Le livre du professeur t’ait plu. Merci de me l’avoir signalé. Il me semble qu’une histoire est réussie quand elle déclenche une émotion, voire des émotions, je parle d’émotions positives. C’est mon but en tout cas.
      Le métier d’enseignant demande abnégation et humilité, c’est vrai ; il est plus fondamental que jamais alors que les faits et la vérité ne sont plus des valeurs pour nombre d’individus.
      Je vois que tu as aussi apprécié Les charmes de l’impolitesse et La loi des séries. Merci de ton soutien à ce nouveau blog.
      J’espère que tu vas bien. À bientôt, Py.

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