Les charmes de l’impolitesse

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Chère voisine,

À l’heure où je quitte la rue, le quartier, la ville, la région, je tiens à vous dire au revoir, à vous qui ne m’avez jamais dit bonjour. Pendant 10 ans, chaque fois que nous nous sommes croisés, ce qui arrive souvent quand on habite une rue calme à 20 mètres l’un de l’autre, vous êtes restée muette et avez détourné la tête. Mes sourires et mes bonjours tombaient à plat, je me sentais bête.

Dans ces cas-là, on hésite entre différentes attitudes. Persévérer d’abord. En se disant que vous êtes gênée, timide ou maladroite, et qu’avec un peu de patience, la politesse ou l’humanité minimales qui demeurent en tout un chacun finiront par se révéler. Alors j’ai continué à vous dire bonjour chaque fois que je vous voyais, généralement quand vous montiez ou descendiez de voiture tandis que je partais ou revenais à pied. Soit je vous avais vue quelques secondes avant de vous croiser, et je prenais le temps de préparer mon visage, ma tonalité, mon attitude. Soit nous nous tombions dessus, et naturellement, parce que c’est ma personnalité, un sourire se formait sur mon visage tandis qu’un bonjour sortait de ma bouche. Dans l’un ou l’autre cas, vous ne réagissiez pas, faisant comme si vous ne m’aviez pas entendu, même pas vu. J’en restais comme deux ronds de flan, du moins une demi-seconde, après quoi je reprenais la marche et les battements de cœur pour ne pas m’humilier davantage.

Vous pensez bien – vous pensez ? – que je me suis posé des questions. Comment étiez-vous capable d’une telle performance ? Oui, figurez-vous que j’assimilais votre magistrale ignorance à une performance. Car même le plus malpoli des malpolis – ils sont légions – finit par grommeler un salut quand on lui met régulièrement devant le nez une marque de sympathie. Comment pouviez-vous à ce point refuser les règles de la sociabilité, alors que vous sembliez une femme active, équilibrée, insérée ? J’en riais. « Incroyable », me disais-je chaque fois que je rentrais, si parfaitement méprisé.

Après le comment, c’est le pourquoi qui m’a tarabusté. Pourquoi une telle attitude, si peu naturelle et usuelle qu’elle ne pouvait qu’être délibérée, choisie, volontaire ? La réponse se trouvait-elle dans l’image que vous aviez de moi, qui vous poussait à une franche détestation ? Il est vrai que j’habitais, seul, dans une grande maison avec jardin, tandis que vous logiez, avec deux enfants adolescents, dans un des quatre cubes collés les uns aux autres qui forment le petit ensemble à côté de chez moi. Maudissiez-vous cet homme qui vivait au large dans 130 mètres carrés tandis que vous vous serriez à trois dans 80 ? Travaillant avec des horaires irréguliers, dont une partie à domicile, passais-je pour un riche oisif qui ne fichait rien de ses journées alors que vous faisiez rugir le moteur chaque matin à 8 heures pour partir au boulot ? Recevant peu de monde, si ce n’est quelques femmes, pas toujours les mêmes, et m’absentant souvent deux ou trois jours, donnais-je l’image d’un type malsain, aux mœurs douteuses ?      

Peut-être. Si vous saviez, cependant… Mes 130 mètres carrés sont une location, dont 40 à usage professionnel. Le loyer n’a pas bougé depuis 10 ans, parce que j’ai pris la maison « en l’état » et que la propriétaire n’y fait jamais rien. Le glandeur est un professionnel libéral qui travaille 50 heures par semaine et ne gagne sans doute pas plus que vous. Mes absences sont dues à des déplacements de travail et les quelques femmes que vous pouvez apercevoir ne sont que des compagnes qui se succèdent au fil du temps, avec pas mal d’intermittence entre chaque. J’ajoute que j’ai deux enfants moi aussi, même s’ils sont adultes maintenant et qu’ils vivent loin d’ici. 

Ensuite, face à votre mutisme et à votre rigidité, j’ai cessé mes simagrées. L’indifférence ? Moi aussi je peux le faire ! J’ai cependant vite dû reconnaitre que je n’étais pas aussi bon que vous. Si je vous apercevais à l’avance, ça allait, j’avais le temps de me préparer mentalement : « Fais pas le con, tu bronches pas, tu ne baisses par la tête mais tu fermes ta gueule et tu prends pas l’air du ravi de la crèche ». Motivé, je vous croisais le regard lointain et le port altier, préoccupé de tout sauf de cette insignifiance, vous. Mais si vous me surpreniez au dernier moment, j’avais du mal à retenir mon sourire et mon mot. Quand par malheur ils m’échappaient et que vous n’aviez pu esquiver ce quasi-contact, vous vous dégagiez du corps et de la tête d’un air agacé. 

Cela a duré ainsi des années et des années. Nous pouvions rester deux mois sans nous voir, et nous croiser ensuite plusieurs fois dans une même semaine. Imperceptiblement, nous avons appris à augmenter la distance entre nous, moi changeant de trottoir, vous limitant vos apparitions aux trajets porte de voiture – porte de domicile, douze mètres environ. Nous sommes devenus, avant l’heure, des experts de la distanciation sociale. Vous par choix, moi à mon corps défendant.

Car vous m’attiriez. Le mystère de votre attitude, une certaine solitude, et votre beauté. Ai-je dit que vous étiez belle ? J’aurais dû commencer par là peut-être, mais non, parce qu’un autre physique n’aurait peut-être rien changé à ces comportements étonnants. Il m’arrivait, sans le vouloir, de vous apercevoir dehors depuis chez moi, au hasard d’un passage devant une des fenêtres donnant sur la rue. Parfois seule, parfois avec un de vos enfants, parfois avec un homme – rarement –, parfois avec votre chien ; c’est de lui que j’étais le plus jaloux. C’est le seul pour qui vous sembliez capable de douceur et de tendresse. Je vous ai vue le porter dans vos bras et l’embrasser. Parfois quand, d’une fenêtre toujours, je voyais arriver votre voiture, je m’accordais une minute. Je voulais vous voir descendre et marcher, voir vos cheveux coiffés, vos joues maquillées, vos habits choisis. C’était fugace, quelques secondes entre la voiture et la maison, jamais un regard ni pour mes fenêtres ni pour l’alentour – ne pas être le seul que vous méprisiez, était-ce une consolation ? –, mais c’était toujours ça, un peu de beauté dans la journée, un peu de désir dans l’apathie, un peu de mystère dans la banalité.

C’est vous qui m’y obligiez, mais j’essayais de ne pas vous réduire à votre beauté. Qu’y avait-il derrière cette sculpture de glace ? Quelle vie ? Quelle personne ? Vous avait-on fait beaucoup de mal pour que vous sembliez à ce point vous méfier des humains ? Maudissiez-vous la terre entière parce que vous n’aviez-pas la vie que vous souhaitiez ? Mais à part quelques imbéciles que l’on ne croise qu’à la télé ou sur Youtube, n’est-ce pas le lot commun que la souffrance et la déception, certes à des degrés divers ? Ou alors, et ce serait pire, n’étiez-vous si indifférente qu’avec moi pour être charmante avec les autres ? Était-ce mégalomanie de ma part de penser à ce traitement spécifique ? Ou folie de croire que vous étiez le problème alors que c’était moi ?

Je revenais à mes interrogations – comment pouvais-je susciter un tel mépris ? – et à mes objections rassurantes – ma voiture n’était pas plus grosse que la vôtre. J’ai failli, quelquefois, crever l’abcès, vous prendre bille en tête, me plantant devant vous et vous saisissant le poignet en beuglant :

– Enfin merde, on est des êtres humains, non ? Pourquoi est-ce que vous me dites jamais bonjour ?

D’autres jours, je penchais plutôt pour :

– Écoutez, c’est trop bête. On est voisins, on ne se connait pas alors qu’on est peut-être faits l’un pour l’autre. Venez prendre un verre à la maison.

D’autres fois, je pensais à des choses folles, comme bloquer votre voiture avec la mienne pour vous obliger à me parler et à vous dévoiler. Ou m’introduire chez vous et vous faire une déclaration à genoux à votre rentrée du travail. Peut-être attendiez-vous d’un homme qu’il vous surprenne enfin ? Qu’il sache commencer une relation par autre chose qu’un sourire, un bonjour et une invitation à boire un verre ? 

Mais je remisais vite ces audaces mentales au fond de mon cerveau, de peur que vous me preniez pour un dangereux malade et que vous me fuyiez plus que jamais. Un mot glissé sous votre porte ? J’y pensais également. Mais je redoutais là encore que le remède soit pire que le mal.

Je n’ai donc rien fait jusqu’à aujourd’hui. J’ai vu vos enfants grandir, puis partir, même s’ils reviennent souvent, j’ai l’impression. Vous avez à peine vieilli, vous êtes toujours aussi belle. Ce mot, cette lettre plutôt, c’est maintenant que je m’en vais, maintenant que je ne suis plus là pour en apprécier les conséquences, que j’ai le courage de vous l’adresser. La lâcheté caractérisée. Tant pis. Au point où j’en suis de votre estime… Quand on n’existe pas, on ne peut pas tomber plus bas. 

Je vous salue, vous que je n’ai pas réussi à connaître. Vous, vous n’aurez pas à m’oublier puisque vous ne m’avez jamais connu. À jamais, Guillaume.

Quand elle découvrit une lettre dans sa boîte aux lettres, Chloé fut très surprise. Une lettre, non timbrée, avec son prénom et son nom écrits à la main, ce n’était pas courant. Quand elle la lut, elle fut sidérée. Lui ? Mais qu’est-ce qu’il racontait ? C’est lui qui ne lui disait pas bonjour ! Il avait toujours l’air ailleurs, préoccupé, dans son monde ! Elle chercha dans sa mémoire, et ne se souvint pas d’avoir été impolie avec lui. C’est vrai qu’elle n’aimait pas traîner entre la voiture et la maison, soit parce qu’elle était à la bourre le matin, soit parce qu’elle était pressée d’aller se doucher le soir. Mais de là à le mépriser, quel film il se faisait ! Incroyable.

Elle relut la lettre. Elle s’aperçut qu’elle n’avait pas enlevé sa veste et ses escarpins. Elle se libéra et se replongea dans les lignes invraisemblables. Elle rit à certains passages, fut émue à d’autres. Abasourdie, elle posa les trois feuilles sur la table basse et s’affala contre le dossier. Elle resta ainsi un moment à tenter d’assimiler les mots qui se bousculaient dans sa tête. 

Elle partit se doucher. Pendant que l’eau coulait sur sa peau, mille pensées commencèrent à l’assaillir, sur elle-même, sur l’image qu’elle renvoyait, sur sa vie, sur celui qui avait été son voisin pendant 10 ans et qu’en effet, ça c’était incontestable, elle n’avait jamais regardé. Elle voyait cependant à quoi il ressemblait.

En peignoir, elle sirota son thé en croquant un carré de chocolat. Elle prit la lettre et la relut encore. Elle comprit alors que ces mots allaient bouleverser sa vie. Fébrile, elle saisit la tablette et tapa le nom de l’expéditeur, son ancien voisin, ce fou qui avait osé écrire, accomplir et penser ça. Elle trouva ses coordonnées sans difficultés, il avait un site. En effet, il avait quitté la ville. Il n’empêche – elle le décida le soir-même –, elle allait l’appeler.

– Guillaume Huscat ?

– Oui.

– C’est votre voisine.

– Celle avec qui j’ai parlé des poubelles ce matin ?

– Pas exactement. Votre voisine d’avant. D’avant votre déménagement. Celle qui ne dit pas bonjour.

Guillaume sentit son cœur remonter dans sa gorge.

– Ah oui !

– Oui, quoi ?

– Oui, c’est vous.

– C’est moi.

C’était elle. Incroyable. Depuis qu’il avait posté la lettre, il n’y avait plus pensé. Et elle était là. Au bout du sans fil. Il fallait qu’il trouve quelque chose à dire, et vite. Il avait rêvé de lui parler pendant 10 ans, il ne pouvait rester muet alors qu’elle lui tendait la perche.

– Vous avez reçu ma lettre ?

Imbécile : pourquoi est-ce qu’elle t’appellerait si elle n’avait pas reçu ta lettre ?

– Vu que vous l’avez mise dans ma boîte, il était difficile de ne pas la recevoir.

2-0.

– Et… vous en pensez quoi ?

Minable. 3-0. Il posait les questions et pourtant il subissait la conversation. Comporte-toi en homme, bon sang ! 

– J’en pense que vous vous êtes trompé sur mon attitude et mes pensées à votre égard.

Elle parlait avec assurance. Presque avec dureté. Pas de doute, c’était elle.

– Mais, je n’ai fait que subo… (il allait dire subodorer, ce con), que chercher à deviner votre attitude et vos pensées.

– Et pourquoi, s’il vous plait ?  

– Parce qu’elles ne me paraissaient pas… pas normales.

– Ah ! Vous êtes expert en normalité ?

4-0.

– Ce que je veux dire, c’est que j’étais surpris que vous ne répondiez pas à mes bonjours.

Elle sembla marquer le coup, du moins le déduisit-il de l’absence de mots et de souffle au cours des deux secondes qui suivirent. 4-1.

– Si vous dites bonjour en attendant un retour, c’est que vous êtes intéressé.

C’est lui cette fois qui resta muet deux secondes. 5-1. Elle en profita pour relancer :

– C’était le cas ?

Vite…

– Non, enfin, je veux dire… Oui, ça m’aurait intéressé de vous connaître. Mais je dis aussi bonjour aux petites vieilles, rassurez-vous.

– Oh, je ne suis pas inquiète. Vous semblez très bien maîtriser les codes de la communication.

– Je n’appellerais pas ça de la communication. Plutôt de la politesse : vous connaissez la signification du mot ?

5-2. Quoique… C’était peut-être trop direct. 

– L’insolence, c’est votre style ?

Ouf.

– Excusez-moi. C’était idiot.

– Pas tant que ça. Puisque c’est cela que vous me reprochez : l’impolitesse.

– Je ne reproche pas, je regrette. De ne pas avoir pu parler avec vous.

– Peut-être que vous vous y êtes mal pris.

6-2. Il essayait de la visualiser. Il ne voyait que des contours. Jamais elle ne lui avait laissé le temps de la regarder en face.

– Je suis content que vous m’appeliez. Je n’osais pas l’espérer.

– Soyez franc : si vous m’avez adressé cette lettre, c’est bien que vous espériez une réaction ?

– J’espérais toucher votre conscience. Il m’a toujours semblé que, lorsqu’on n’arrivait pas à obtenir les gestes que l’on souhaitait de la part de quelqu’un, on pouvait au moins essayer d’agir sur sa conscience. C’est une maigre consolation, mais c’est mieux que rien. Que l’autre se dise, même a posteriori : j’aurais dû, ou j’aurais pu. Lui donner quelques regrets.

– C’est une conception. Pourquoi était-ce si important que je vous dise bonjour ?

Elle dominait toujours la conversation, mais le ton était plus doux, en même temps plus profond. Il n’aimait pas le téléphone, il savait qu’il n’était pas bon avec cet engin. Mais si elle ne le brusquait pas trop, il allait y arriver.

– Peut-être parce qu’on ne peut pas vivre sans un peu de chaleur et de douceur autour de soi.

– Et est-ce que vous pouvez comprendre qu’une femme se méfie de ce qu’il y a souvent de caché derrière la chaleur et la douceur ?

– Bien sûr. Je le comprends, je vous comprends. Mais… est-ce que je suscitais la méfiance de votre part ? Vous êtes sûre que vous ne m’accordez pas plus de pouvoirs que je n’en ai ?

– Oh là, vous vous emballez, là ! Votre fausse modestie vous rend prétentieux.

7-2, au moins.

– Je vais essayer d’être franc.

– N’essayez pas, soyez.

– Eh bien disons que j’aurais souhaité une réponse à mes bonjours de n’importe qui, mais une réponse de votre part aurait embelli ma journée. 

– Pourquoi ?

– Non…

– Si. Pourquoi ?

– Parce que… vous m’attiriez.

– Pourquoi ?

– C’est de la torture…

– Il ne fallait pas m’écrire. Pourquoi est-ce que je vous attirais ?

– Mais parce que ! Vous êtes belle, vous êtes élégante, vous êtes mystérieuse.

– J’imagine que vous croisez bien 100 femmes chaque jour à qui vous pouvez coller ces qualificatifs ?

– Toutes n’habitent pas à côté de chez moi.

– Du coup, je parais plus facilement accessible, c’est ça ?

– Il n’y a pas moins accessible que vous. Je n’ai toujours pas compris comment vous faisiez pour m’ignorer à ce point.

– Je ne vous ignorais pas.

– Vous ne le faisiez peut-être pas exprès, mais vous m’ignoriez.

Un silence se fit. Soudain, elle éclata de rire. Il se détendit.

– Quelle conversation, quand même ! dit-elle.

– Surréaliste.

– Pourtant réelle.

– C’est ce qu’il y a de mieux : quand la fiction rejoint la réalité.

– Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

– L’expérience. Mais je me tais car vous allez encore me trouver prétentieux. 

– On prétend tous à quelque chose.

Elle se tut, lui également. L’expérience lui avait appris ça, aussi : si l’on n’avait pas peur du silence et qu’on lui laissait sa place entre les sons, il obligeait les interlocuteurs au dévoilement, à la sincérité.

– Quand même, reprit-elle, cette lettre, alors que vous êtes parti maintenant, ce n’est pas très glorieux…

– Je reconnais.

– Pourquoi ne l’avez-vous pas écrite, et surtout postée, avant ?

– Vous le regrettez ?

Silence.

– Oui.

7-3. Vite… Il fallait à la fois profiter de l’aveu et ne pas abuser, sans quoi la porte entrouverte se refermerait.

– Vous êtes franche.

– Plus que vous.

– Avouez que je fais des efforts : mes bonjours, mes sourires, la lettre…

– C’est vrai.

– Le problème est que je ne sais pas si ça vous plait.

– Le problème est que je ne le sais pas non plus.

– Ah… Je ne vous attire pas, ça j’ai eu 10 ans pour le constater. 

– Pourquoi est-ce que vous m’attireriez ? Il y a quelques autres milliards d’hommes sur terre et vous ne cassez pas des barres.

8-3.

– C’est dit.

– Si ça peut vous faire plaisir, vous avez réussi à m’intriguer. Écrire ce que vous avez écrit et me le faire savoir dénote une personnalité intéressante, peut-être. En tout cas du culot. Et les femmes aiment les hommes qui ont du culot. 

8-4.

– Donc vous m’aimez ?

– Ne déformez pas mes propos : j’aime un des actes que vous avez commis dans votre vie depuis… Quel âge avez-vous, au fait ?

– Trois ans de plus que vous.

– Un peu plus, à mon avis.

– Dans ce cas, c’est que vous faites plus vieille que votre âge.

8-5. Il crispa le visage. De peur d’une claque verbale en retour d’un humour dont elle n’avait peut-être pas le sens. Mais elle eut cette réponse honnête et astucieuse :

– Je ne peux pas me vexer puisque j’ai dit que les femmes appréciaient le culot. Et puis on ne justifie pas une évidence.

9-5.

– J’ai une question : pourquoi m’avez-vous appelé ?

– Je vous l’ai dit : vous avez éveillé ma curiosité. Curiosité de vous – qui est ce type qui m’a calculée pendant 10 ans pour me l’avouer quand il est parti ? – et curiosité de moi – quelle image et quelles attitudes sont les miennes pour que j’apparaisse si malpolie ?

– Et vous espérez que je vous donne les réponses ?

– Plutôt que notre discussion m’aide à les trouver.

– La discussion d’aujourd’hui ?

– Oui.

Mince. Elle n’envisageait pas de rencontre. Du moins ne le disait-elle pas ? Devait-il la proposer ? Maintenant ? Culot, elle avait dit culot !

– Il faut qu’on se voie.

– Et si je ne veux pas ?

– Vous voulez.

– Le problème est que vous, les hommes, confondez rencontre avec ouverture.

– À mon âge, comme vous dites, on connait les différences entre hommes et femmes, et on les respecte.  

– Une telle affirmation n’est pas suffisante ; seules les preuves concrètes sont valables.

– Laissez-moi vous apporter des preuves, concrètes.

9-6. Silence. Tais-toi, pensa-t-il. Elle hésite, elle réfléchit. Tu n’obtiendras pas de rendez-vous en insistant, mais en la laissant découvrir que c’est la suite logique.

– Vous habitez loin, maintenant.

 – Je viendrai jusqu’à vous. 

Il faillit ajouter qu’il serait heureux de connaître enfin le derrière des fenêtres qu’il avait regardées si souvent, mais se retint en estimant qu’elle risquait de ne pas aimer cette intrusion.

– Je préfère que nous nous voyions en terrain neutre.

– C’est la guerre ?

– Plutôt la conclusion d’un traité de paix.

10-6.

– J’aime bien les mots « traité », « paix », mais je n’aime pas « conclusion ».

– Tous mes mots ne peuvent pas vous plaire.

– Je crois que si, en fait. J’ai tellement espéré entendre le son de votre voix que vous pouvez dire n’importe quoi, je suis comblé.

Elle rit de nouveau. Oh, joie.

– Au fait… Je ne sais pas votre prénom. Il n’était pas marqué sur la boîte aux lettres.

– Je vous le dirai quand nous nous verrons.

– Alors on va se voir ?

– On va se voir. 

10-10 !

– Magnifique.

– Ne vous emballez pas. Quand nous serons l’un en face de l’autre, vous me trouverez moins jolie que de loin, peu intéressante, et moi je me dirai que j’avais raison de ne pas vous saluer. 

11-10.

– Pour l’instant, continuons à rêver. C’est bon de rêver. Vous ne trouvez pas ?

– Ce n’est pas désagréable.

– J’ai encore une question. 

– La dernière.

– En ce moment, vos cheveux sont détachés ou attachés ?

– Attachés avec une pince. Je sors de ma douche et je suis en peignoir.

C’était si beau qu’il n’eut pas besoin de visualiser pour voir.

– Vous voulez me tuer ?

– Ah c’est vrai, vous êtes vieux. Prenez votre cachet pour le cœur.

– Il n’y a pas de remède à ça.

– C’est quoi, ça ?

– Vous.

Alors, peut-être pour créer un choc salutaire et ne pas prolonger une conversation avant d’être enfin près d’elle, il coupa l’appel. D’instinct. N’était-ce pas de la folie, alors qu’elle s’était décidée à lui parler ? Non, c’est ce qu’il fallait. 11-11. Elle devait être surprise, amusée peut-être. Son numéro s’était affiché. Il lui enverrait un texto pour lui proposer un lieu et une date. Et il lui dirait combien il était heureux de son appel.

Chloé regarda son téléphone. La communication avait été coupée. Par lui. Et c’est elle qui était malpolie ? Il était dingue ce mec, non ? Elle sourit. Oui, bien frappé même, pour se faire un film pendant 10 ans, lui écrire, et lui parler comme il lui avait parlé. Pas banal en tout cas, pas frileux, et pas désagréable. Et qui, visiblement, savait ne pas insister. 

Elle devait se méfier cependant, ne pas s’emballer, elle non plus. Il n’était pas un prince charmant. Juste un voisin, un ancien voisin, qui la draguait d’une drôle de manière. Elle n’allait quand même pas se faire avoir comme une ado ? À 45 ans ! 

Elle se repassa le déroulé de la conversation. Le plus étonnant est qu’elle avait mis 5 jours à l’appeler, pensé des heures à ce qu’elle allait dire, et que l’échange lui avait complètement échappé. D’où étaient sortis ces répliques, ces aveux, ces esquives ? Pourquoi avait-elle été si dure au début, limite agressive ? Pour correspondre à l’image qu’il avait d’elle ?

Elle avait ensuite rectifié le tir. Quand il avait dit « Je suis content que vous m’appeliez. Je n’osais pas l’espérer », cela avait été le déclic : ils avaient pu sortir des postures, aller à l’essentiel sans se mentir. Ils s’étaient cherchés avec les mots, se découvrant l’un l’autre. Ils avaient été gonflés quand même ! Tous les deux !

Pour autant, l’amour ne se décrétait pas. Rien n’indiquait qu’elle tomberait amoureuse de lui. Il n’empêche qu’elle devait utiliser le cadeau que lui faisait cet homme en l’obligeant à se dévoiler pour vérifier si elle vivait de manière optimale ou si elle devait procéder à quelques changements pour vivre mieux. Qu’il en soit bénéficiaire ou pas était secondaire, même si elle lui donnerait sa chance si par hasard il l’attirait. En serait-il heureux ? Pour peu que son fantasme de 10 ans ne s’effondre pas devant la réalité, c’était probable vu ses propos. 

Et maintenant ? Maintenant, elle allait appliquer la règle qu’elle connaissait, mais qu’elle oubliait souvent de mettre en pratique : on n’entreprend pas quelque chose d’important avant d’avoir déterminé, 1 son objectif, 2 les moyens à mettre en œuvre pour l’atteindre. 

Cela signifiait qu’elle devait réfléchir à un tas de questions avant le rendez-vous : avait-elle envie d’aimer et d’être aimée ? Qu’attendait-elle, et que n’attendait-elle pas, d’un compagnon ? Voulait-elle continuer à vivre seule ou se réinstaller avec un homme ? Était-elle prête à changer de logement ? Comment s’organiser avec ses enfants qui avaient quitté le nid, mais y revenaient souvent ? Et même : quel serait, pour elle, la situation idéale ? 

Oui, si elle pouvait choisir sa vie, là, sans limites, que déciderait-elle ? Ça valait le coup de s’interroger sur ce point, non ? Si. Comme on était à peine dans la réalité, elle allait mettre la barre haut, très haut. Puisque rien n’avait commencé, tout était possible.

Elle avait bien sûr réfléchi à sa tenue. C’était important, pas la peine de se mentir. Pourtant, il ne fallait pas en rajouter. D’abord, elle devait montrer qu’elle avait confiance en elle. Ensuite, il ne s’agissait pas d’un dîner mais d’un verre, à 19 heures. Enfin, elle n’avait pas l’intention de jouer la séductrice. Certes, elle l’avait appelé, mais c’était lui le demandeur, lui qui avait écrit après 10 ans d’attente et lui qui avait proposé cette rencontre. À lui d’assumer, de se montrer à la hauteur.

Il avait bien sûr réfléchi à sa tenue. C’était important, pas la peine de se mentir. D’autant qu’il ne pouvait rivaliser ni en jeunesse ni en beauté avec la femme qu’il allait rencontrer. S’il ne voulait pas lui ficher la honte et lui faire regretter ce tête-à-tête, il devait compenser le déséquilibre des corps avec des vêtements de qualité qui lui siéraient. Il n’avait rien à perdre mais beaucoup à gagner s’il ne jouait pas à l’imbécile et tenait le choc.

On était au début de l’automne. S’il faisait moins de 20 degrés en début de soirée, elle revêtirait son fin pull blanc directement sur la peau, sa jupe, sa veste et ses bottines de cuir beige. Ça faisait beaucoup de cuir, mais ça lui donnait un look de loubarde branchée aussi bien que de bourgeoise sexy, et elle considérait qu’elle se situait juste entre les deux. Et puis elle avait sa coiffure et son maquillage qui, parfois, rendaient secondaires les vêtements. 

Il mettrait un pantalon et une veste assortie sur une chemise sans cravate. Il porterait des chaussures de style sportswear ; il ne supportait plus le cuir noir ou les choses de ce genre. S’il y avait du vent, il ajouterait une écharpe. Il était prêt à prendre toutes les angines du monde pour tenter de plaire à sa voisine ressuscitée, mais une écharpe choisie pouvait constituer un élément de sa parure de paon. Ses cheveux étaient ce qu’ils étaient, hélas. Il avait essayé de se teindre une fois, le résultat avait été catastrophique.

Elle était en avance quand elle se gara dans une rue adjacente à la place de l’hôtel de ville, où se situait la brasserie. Mince, elle voulait arriver avec 12 minutes de retard. Elle pouvait faire mieux, en terme de retard, mais elle ne voulait pas trop stresser un homme qui parcourait 200 kilomètres pour venir la voir. En se vérifiant dans le rétroviseur puis dans le miroir de son sac, elle se remémora son objectif, qu’elle ne voulait pas oublier, cette fois. Elle devait se méfier, il était apparemment beau parleur, un de ces types qui vous embobinaient sans y paraitre, après quoi vous vous retrouviez dans leur lit sans avoir compris ce qui vous arrivait. Son objectif était le suivant, d’une simplicité confondante, qu’elle avait pourtant mis un moment à trouver : si elle était attirée, le revoir ; si elle n’était pas attirée, ne pas le revoir. Elle avait aussi défini les moyens pour atteindre cet objectif : une heure de conversation, d’observations et d’inspirations dans le lieu qu’elle lui avait laissé choisir.  

Il était en avance quand il se gara dans une rue près de la brasserie où ils avaient rendez-vous. C’était bien : il entrerait dans le bar le premier, il aurait le temps de passer aux toilettes, de vérifier sa mise et sa coiffure. Il choisirait une bonne place, dans un angle si possible, plutôt en fond de salle qu’à l’entrée. Il avait choisi cet établissement pour ses banquettes, ses boiseries, et parce qu’il n’était pas bruyant, du moins s’il n’avait pas changé. Il se préparait au retard de son ex-voisine – le nombre d’heures qu’il avait passé dans sa vie à attendre des femmes dépassait l’entendement – car elle saurait se faire désirer, il n’en doutait pas. L’expérience lui avait appris à garder son calme pendant ces moments, ce qui n’était pas facile, car on perdait vite son assurance si les efforts et la concentration qu’on avait mobilisés pour être prêt à l’instant T se prolongeaient alors qu’on poireautait seul dans un lieu public. Quoi qu’il en soit, il ferait avec ce que dicterait le comportement de la belle. Son objectif était simple : donner à cette femme envie de le revoir et obtenir un dîner – avec les moins de 40 ans le dîner était jugé ringard, mais elle en avait plus – pas forcément le soir-même, mais dans un délai raisonnable. Moyens pour parvenir à cette fin : illimités.

Elle le vit. Il était un peu moins grand que dans son souvenir. Un peu plus blanc aussi. Mais le visage était correct, la peau soignée. Elle dirait 54. Il se leva et un sourire illumina son visage. Waouh ! Il était très fort sur le sourire, imparable ! Du coup, le léger plissement des commissures qu’elle avait prévu se transforma en grand écart, découvrant ses dents. Elle riait presque ! Mince alors, Chloé, reprends-toi, oh ! 

Seigneur Jésus ! La démarche de cette femme, l’assurance qu’elle avait. Le mouvement de sa poitrine, de ses cheveux, de ses fesses peut-être, que déclenchait le claquement de ses talons sur le parquet. Mon Dieu, ces bottines, une pure merveille ! Et ce pull, blanc et argent, enfin ce pull, quelques millimètres de mailles, un pousse-au-crime. Il lui sembla que dès que leurs regards s’étaient trouvés, son visage s’était illuminé. Waouh ! Il avait attendu 10 ans, mais ça valait le coup. 

– Bonjour, dit-il.

– Bonjour, répondit-elle, en s’asseyant rapidement.  

Elle posa son téléphone sur la table et le sac sur la banquette, puis le téléphone dans son sac. Il allait dire quelque chose, mais elle redressa soudain la tête et dit :

– Alors, c’est vous !

– C’est moi. J’ai un peu honte.

– De quoi ?

– Vous avez dû, a posteriori, vous sentir épiée, observée.

– Un peu, c’est vrai. Je ne vous snobais pas, pourtant, du moins pas de manière volontaire.

– J’ai mal interprété. Je voulais tellement entrer en contact avec vous…

– Mais pourquoi ?

Il cherchait sa réponse quand elle s’exclama :

– Non, ne répondez pas à cette question ! Excusez-moi. 

– Ça ne me gêne pas.

– Non, s’il vous plait…

– Pas de problème.

Elle ne devait pas lui tendre la perche pour qu’il déclare sa flamme, si telle était son intention, sans quoi la discussion prendrait une tournure plus intime que ce qu’elle voulait.

Était-elle plus fragile qu’elle ne le laissait paraître ? Avait-elle peur de certaines vérités ? Il sourit. Ce n’était pas un mal qu’elle se sente un peu gênée, il l’était aussi.

– En tout cas, je suis heureux de vous voir, enfin. J’ai aimé les dix années passées à Saint-Jean, mais j’avais le regret de ne pas avoir connu ma mystérieuse voisine.

Ce ne serait pas facile de l’empêcher d’aller sur le terrain de la confession, il en avait envie, visiblement. Mais elle devait résister. Elle tenta de réorienter la conversation :

– Pourquoi êtes-vous parti ? 

– À la fois pour le travail et pour me rapprocher de mes parents, qui sont mal en point. Vous, vous êtes originaire de la région ?

– Non. D’encore plus loin que vous. Je suis d’Avignon. 

– Et qu’est-ce qui vous a amenée ici : le travail ou l’amour ?

Elle le regarda, vaguement inquiète. Pourquoi est-ce qu’elle n’était pas plus détendue ? 

– Le travail de mon amour. Du moins de mon amour de l’époque.

– Et malgré votre divorce, vous êtes restée dans la région ? 

Elle le fixa, faillit s’indigner. Non, c’était logique. Bien sûr qu’elle était divorcée, il avait eu dix ans pour s’en apercevoir.

– Oui, c’est lui qui est parti.

– Et vous êtes restée à cause de votre travail à vous ?

– Et à cause des enfants, de quelques amis, de l’endroit…

– Et c’est quoi, votre travail à vous ?

– Ce n’est pas très glamour : je suis secrétaire-comptable.

Il perçut, dans le « ce n’est pas très glamour », une souffrance, ou un regret. Rêvait-elle d’un autre métier ? Oui, comme 80 % des individus, hommes ou femmes. En effet, il lui parut évident qu’elle pouvait faire plus, être plus. Comme il serait heureux de l’aider ! Rien ne lui procurait autant de joie que d’aider quelqu’un à progresser, à donner son potentiel.

– Tout dépend, j’imagine, pour qui et avec qui vous travaillez. Peu importe le boulot finalement, s’il a un sens qui nous motive et si on l’accomplit avec des personnes qu’on estime.

– J’ai cette chance, en effet, de travailler dans une entreprise où je me sens bien.

Mince, c’est lui qui posait la plupart des questions. Mais s’il voulait avoir l’impression de maîtriser l’entretien, mieux valait ne pas lutter contre. L’expérience lui avait appris qu’il fallait laisser croire aux hommes qu’ils menaient les choses ; ils étaient moins pénibles ainsi. Il suffisait de dire « oui oui » tout en agissant comme on voulait.

Merde, on tombait dans les banalités, et il voulait tout sauf ça : leur prise de contact était exceptionnelle, ce moment devait être exceptionnel, ils devaient être exceptionnels. 

Une serveuse se présenta.

– Vous prendriez un cocktail avec moi ? interrogea-t-il. J’en ai envie, et ça me ferait plaisir que vous m’accompagniez.

– Et quoi comme cocktail ?

– Pour vous, je verrais bien un Mojito.

– Et pourquoi ?

– Parce que depuis trois ou quatre ans, c’est l’alcool à la mode chez les femmes de votre génération. N’est-ce pas, Mademoiselle ?

La jeune fille consentit :

– C’est vrai que c’est tendance, en ce moment !

– Vous voyez, c’est tendance.

– Bon, va pour un Mojito.

– Et un Cosmopolitan pour moi, s’il vous plait.

– Pourquoi pas un Mojito ?

– Je n’aime pas la menthe.

La jeune fille s’éclipsa et ils se calèrent sur les banquettes. Il se tut quelques secondes. Elle inspira, expira. Il sourit.

– Ça va ? 

Il la regardait, sans la dévisager, non sans intensité. Elle enchaîna :

– Et vous, quel est votre métier ?

– Pire que secrétaire comptable. Je fais du coaching.

– Ouh là !

– Ça fait peur, hein ?

– Disons que ça incite à se méfier. Vous devez être un manipulateur. Qui coachez-vous ?

Il consentit à parler un peu de son métier, pour équilibrer le dialogue, les questions et les réponses.

Les cocktails arrivèrent. Un verre large et cubique empli du vert gazeux du Mojito, un verre à pied fin pour le Cosmopolitan au rouge éclatant.  

– Et voilà, dit la serveuse.

– C’est beau, dit-il.

Elle trouvait cela beau en effet, les verres mais aussi les boiseries et les lumières de l’établissement. On était entre chiens et loups, un moment propice à l’appréciation de la beauté, du moins quand on n’était pas trop stressée. 

  • Vous semblez pensive, dit-il.

– Oh… 

– Y a-t-il quelque chose qui vous tracasse ?

– Non. Je pense trop, c’est un de mes défauts. 

– Vous aimeriez être plus légère ?

– Oui. Maintenant que les enfants ont grandi.

– Que font-ils ? 

– Florian a 22 ans, il termine une licence de droit. Manon en a 20, elle est dans une classe préparatoire économique et commerciale. 

– Ils marchent bien.

– Florian peine. Il n’est pas assez travailleur, il faut dire qu’il fait beaucoup de sport. Manon, elle, change d’avis toutes les semaines. Elle s’emballe vite.

– Ils ont plusieurs cordes à leur arc.

– Il faudra bien qu’ils choisissent.

– Et vous, qu’est-ce que vous allez choisir ?

La question lui fit l’effet d’un coup au cœur. 

– Moi ?

– Oui, vous. 

– Mais, je n’ai pas de choix à faire. Ils sont faits depuis longtemps !

– Vous êtes sûre ? 

– Il y a un temps pour tout.

– « Quand Dieu créa le temps, il en créa suffisamment ».

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Un proverbe idiot, que j’aime bien, car il n’est pas si bête, même si on ne croit pas en Dieu. 

Elle sourit, eut même un petit rire. Elle recula et secoua sa tête. Elle essayait de se faire une idée : de ses épaules, de ses forces, de ses faiblesses, de ses mains, de son odeur, de sa culture.

Il la sentait osciller entre parole et silence. Elle se méfiait d’elle-même autant que de lui. Elle gardait son mystère et sans doute le garderait toujours ; elle faisait partie de ces femmes que l’on ne connaissait jamais, et c’était un miracle.

 – Au fait, vous me devez un aveu !

– Comment ça ? Je ne vous dois rien du tout !

– Si, votre prénom. Vous conviendrez que je ne suis pas très exigeant.

– C’est vrai que j’avais promis. D’après vous ?

– J’y ai réfléchi, figurez-vous.

– Non ?

– Vous n’avez pas pensé à moi depuis notre conversation, depuis que vous avez reçu la lettre ?

Elle le regarda.

– Vous savez que vous êtes indiscret ?

– Parce que je suis attiré. Je sais, vous n’êtes qu’intriguée.

– Bon, alors, mon prénom ?

– D’après moi, vous êtes née il y a 40-45 ans, et les plus courants à cette époque étaient Stéphanie, Sandrine, Céline, Virginie, Émilie, Aurélie, Laetitia…

– Bien essayé, mais non.

– Alors ?

– Ça commence par un C.

– Catherine, Coralie, Corinne…

– Non.

– Christine, Christelle, Charlotte…

– Non.

– Caroline !

– Non. 

– Cécile, Camille, Coline…

– Non.

– Je m’incline.

– Chloé.

Il sembla surpris.

– Mon prénom vous pose problème ?

– Mais non ! Au contraire ! Chloé, c’est fantastique ! Je n’ai jamais connu de Chloé !

– C’est pour ça que c’est fantastique ?

– Pas que. Chloé, ça vous va à la perfection. Ça claque comme un coup de fouet, ça vous interpelle et vous arrête en même temps.  

– N’importe quoi…

– Si, je vous assure, Chloé c’est un très bel équilibre, une promesse et une menace…

– J’imagine que si je m’appelais Simone que vous auriez trouvé autre chose. Ou la même chose, d’ailleurs !

– Simone aurait été difficile à positiver.

Ils sourirent. Il remarqua :

– Je vous signale que j’ai presque fini mon Cosmopolitan, alors que vous n’avez quasiment pas touché votre Mojito. Vous n’aimez pas ?

– Mais si !

Pendant qu’elle buvait quelques gorgées, il interpela la serveuse qui passait non loin.

– Vous m’en mettrez un autre s’il vous plaît, ce verre était tout petit. Et pour Madame, on va attendre, elle est plus mesurée que moi.

– N’oubliez pas que vous habitez loin maintenant, vous avez de la route. 

– Deux demi-cocktails n’empêcheront pas ma prudence et ma sobriété, ni même mon respect du code de la route. Et si j’en bois un troisième… vous m’hébergerez.

– Je ne crois pas.

– Mince alors.

Elle se sentit rougir. Pourquoi n’arrivait-elle pas à se détendre davantage ? Elle avisa son verre et comprit que la solution était dedans. Elle sirota, se cachant et se dévoilant à travers les parois qui contenaient son breuvage. Un deuxième Cosmo arriva, qui fut suivi quelques minutes après d’un deuxième Mojito.

Elle sentait que l’alcool commençait à faire son effet et qu’elle se détendait, mais elle voulait garder le contrôle de ce qu’elle disait. Car elle était peut-être attirée, finalement. Elle irait peut-être un peu plus loin avec cet inconnu qui se dévoilait. Peut-être.

Il était subjugué. Aplomb, beauté, fragilité. C’était elle, le cocktail qui réchauffait son cœur et lui montait à la tête. Elle était capable de silence, en plus. 

Elle inspira. Et éclata de rire avant de finir sa respiration.

– Ah ! s’exclama-t-il. C’est bon de vous voir rire. Riez !

– C’est l’alcool, ça ne compte pas.

– Comment, ça ne compte pas ? Vous n’êtes pas bien ? Pas mieux qu’il y a une demi-heure ?

– Si.

– L’alcool, à petite dose, nous aide à être nous-même. C’est sa plus grande vertu.

– Et c’est bon, ce truc.

Elle rit de nouveau, et il l’accompagna. Alors elle décida de ne plus chercher à tout contrôler. Le cadre était agréable, la boisson délicieuse, et elle avait plaisir à découvrir l’homme en face d’elle. 

C’est pourtant elle qui parla le plus. De sa famille, de son travail, de ses origines. Lui aussi parlait cependant, même s’il était plus court qu’elle dans ses réponses. Il ne paraissait pas vouloir cacher quoi que ce soit ; simplement, ça ne l’intéressait pas de parler de lui.

– Et si moi ça m’intéresse ? remarqua-t-elle.

– Mais non.

– Mais si, je vous assure.

– Vous voulez de l’état civil ? J’ai 55 ans, je suis divorcé depuis 20 ans, j’ai deux enfants, je suis deux fois grand-père, et donc coach depuis 10 ans après avoir été D.R.H. pendant 20. J’ai l’air en bonne santé, mais j’ai mal partout. Aucun intérêt. C’est vous qui êtes intéressante.

– Moi ?

– Vous avez remarqué ? Vous dîtes souvent moi quand on vous interroge.

– Moi ?

Il rit, elle aussi. Elle comprenait qu’en parlant avec lui elle apprenait sur elle-même. Il avait un don pour révéler des vérités, éclairer des points obscurs, faire sortir les non-dits. Les gens étaient si rarement francs, la parole était si rarement vraie.

Les cocktails facilitaient leur gaieté, augmentaient leur aisance.

– Attendez, reprit-elle. Vous n’avez pas vécu comme un moine depuis 20 ans ?

– Souvent, si. Ma vie est à dominante monacale. Je travaille beaucoup et beaucoup à domicile, je ne sors pas, je mange peu. Il me semble que je m’éloigne des humains.

– J’ai du mal à vous croire. Vous semblez si épanoui, si à l’aise en société. 

– Les moines sont souvent des gens joyeux.   

– Vous n’avez jamais refait votre vie, comme on dit ?

– Souvent.

– Et… ça n’a pas marché ?

– Si, très bien.

– Vous vivez avec quelqu’un ?

– Pas en ce moment.

– J’ai du mal à vous suivre.

– Je ne cherche pas à faire durer les relations à tout prix. 

– Pourquoi ?

– Le plus beau peut avoir été vécu, le quotidien peut devenir pesant. On peut avoir d’autres priorités. Dans ces cas-là, mieux vaut ne pas prolonger.

Elle eut une moue dubitative, que son alcoolémie rendait comique. Elle s’interrogeait : était-il un affreux macho ? Mentait-il pour se donner un genre ? C’est lui qui compléta.

– Ce que j’aime, ce sont les histoires. J’aime en lire, en écrire, et en vivre.

– Les histoires d’amour ?

– D’amour, oui. S’il n’y a pas d’amour, c’est ennuyeux.

Ces mots faisaient écho à sa vie à elle : elle repensait aux configurations amoureuses qu’elle avait connues. Mais elle voulut rester sur sa vie à lui, maintenant qu’elle avait réussi à lui piquer la maitrise de la conversation. Elle relança :

– Et comment rencontrez-vous les femmes avec qui vous vivez de belles histoires ?

– Par hasard, mais en titillant ces hasards. Vous êtes le dernier exemple : c’est le hasard qui nous a fait voisins, et j’ai titillé ce hasard en vous envoyant une lettre. Après 10 ans de mépris…

– Ce n’était pas du mépris. Vous êtes du genre persévérant ? 

– Je crois, oui. C’est une qualité que je m’accorde.

– Une qualité que je n’ai pas.

– Parce que vous avez la qualité inverse : la capacité à passer à autre chose, à ne pas vous encombrer l’esprit, à aller de l’avant.

– Je crois, oui. C’est une qualité que je m’accorde.

Ils se regardèrent. Plus intensément, sans doute qu’ils ne l’auraient voulu. Mais c’était trop tard. On pouvait détourner les regards, ce qu’ils firent, mais on ne pouvait effacer la seconde où ils s’étaient trouvés.

– Vous êtes un séducteur ? 

– J’aimerais. Je suis un piètre conquérant. 

– Ça m’étonnerait.

– Je réfléchis trop. Je ne suis pas assez instinctif. J’ai des scrupules.

– Vous êtes un homme libre ? 

– On n’est jamais libre, car on n’est rien sans les autres. Personne ne serait capable de vivre seul. Mais j’aspire à une certaine liberté. Par exemple, contrairement à la plupart des gens, j’applique le proverbe : « Mieux vaut être seul que mal accompagné ».

– Je l’applique aussi.

– Ce n’est pourtant pas une règle universelle. Il n’y a pas de solution idéale. Tout est compromis, priorités. Chaque cas est particulier.

Ce n’était que des mots, mais elle fut étonnée de la résonance qu’ils avaient en elle. Elle regarda pendant quelques secondes l’espace « lounge » où ils se trouvaient. Elle observait les visages des consommateurs, entendait leurs voix. Le Mojito semblait non pas flouter sa vision et brouiller son audition, mais leur donner une acuité particulière. Était-ce cette perception qui créa en elle un sentiment d’appartenance qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps ? Oui, dans ce café, en ce début de soirée, elle faisait partie des vivants. Elle tentait quelque chose et cela donnait du relief à sa vie. 

Après quelques secondes de silence, il relança :

– Est-ce que le but que vous vous étiez fixé en venant ici est atteint ?

Boum. Un direct de plus. Mais elle avait de la ressource et son jab en retour, comme on dirait en boxe, partit à pleine vitesse :

– On ne vous a jamais dit que vous êtes trop direct ?

– Parfois. 

– Ça ne m’étonne pas.

– Que voulez-vous : on se gargarise avec la franchise, valeur prônée par tout-un-chacun, mais en fait les gens détestent qu’on soit franc avec eux. Ils ne veulent que l’hypocrisie. 

– N’est-ce pas la vie en société qui nous impose quelques convenances ?

– Oui, mais elle sont détournées pour être érigées en murs derrière lesquels chacun s’isole. La franchise est une délivrance, pour les deux interlocuteurs.

– Elle peut faire mal.

– Oui, et parce qu’elle peut faire mal, on ne l’utilise pas et on l’empêche de faire du bien. Si je vous demande de quoi vous avez envie, là maintenant tout de suite, que me répondez-vous ? En toute franchise ?

Celui-là, elle ne l’avait pas vu venir. Comment se défiler, cependant, après ce qu’ils s’étaient dit ? Au point où ils en étaient ? Alors, elle s’entendit répondre :

– Aller marcher sur les quais.

Elle avait l’impression de s’être jetée dans le vide, pourtant il revint à la charge :

– Avec moi ?

Elle tenta un regard réprobateur, mais elle pouffa :

– Vous êtes insupportable ! Vous mériteriez que je réponde « Non, toute seule ».

Elle se leva. Ouh là… Sa tête tourna quelques secondes et le haut de la banquette fut un support bienvenu.

– Vous m’avez saoulée. Mais je vous préviens, vous ne coucherez pas avec moi.

– Marcher est mieux. Surtout qu’il va peut-être falloir que je vous porte.

Elle balança son sac vers sa figure à lui :

– Sale type.

Il avait pris la coupelle avec les notes et s’était avancé vers le bar.

– Attendez, dit-elle en le rejoignant, on partage !

– Pas question. 

– Vous…

– Ne dites pas des choses que vous pourriez regretter.

Elle n’ajouta rien, mais lui donna un coup de poing sur le bras. Il rit, et, pendant que le patron du bar additionnait les tickets, elle s’étonna de ce geste qu’elle avait eu, inimaginable une heure plus tôt. 

Tandis qu’elle s’avançait vers la sortie de la brasserie, elle se dit une chose, à l’instinct : s’il met un bras sur mon épaule ou me prend par la taille, je le jette. S’il me prend la main, j’accepte.

Il la rejoignit, lui ouvrit et lui tint la porte. Ils se retrouvèrent sur la place et, accompagnant le geste à la parole, suggéra :

– Donnez-moi votre bras. Nous avons un peu bu, et il faut se soutenir. 

Le bras ? Elle n’avait pas pensé à cela. Le bras, c’était entre l’épaule et la main, et cela n’emprisonnait pas la taille. Pas de doute, il avait du savoir-vivre.

Il écarta son bras, et elle glissa le sien. Les creux de leurs coudes s’ajustèrent. Elle pensa qu’ils faisaient peut-être petits vieux, mais après tout pourquoi pas. Les bonnes manières avaient leur charme.

Ils partirent en direction du fleuve. La nuit était tombée, l’air s’était chargé en humidité. Cette fraicheur lui plut. Elle se sentait légère, et confiante. Elle rit toute seule, mais il ne s’en rendit pas compte, ou il fit semblant. 

– Excusez le décousu de notre conversation, dit-il. Et le culot de ma lettre. Et l’incongruité de ce rendez-vous.

Elle s’entendit répondre :

– Vous avez bien fait, Guillaume.

Ces seuls mots lui mirent les larmes aux yeux. Elle ne s’en rendit pas compte, ou elle fit semblant. Il ajouta :

– Vous, Chloé, je vous remercie d’avoir été malpolie pendant 10 ans.

Elle s’écarta légèrement pour regarder son visage, sans lâcher son bras pour autant. Leurs yeux se trouvèrent à nouveau, et ils surent qu’ils allaient vivre une belle aventure.

5 commentaires

  1. J’ajoute une question : 10 ans avant d’écrire cette lettre, n’est-ce-pas un peu long voire moins crédible que si l’on avait attendu un an, trois ans ? L’auteur dira peut-être que 10 ans c’est bien pour un retour de flamme extraordinaire.

    Aimé par 1 personne

    1. Sur les 10 ans, il me semblait que la durée était nécessaire à l’accumulation du désir et du regret, qu’elle donnait du relief à cette acte désespéré, qui finalement entrainera une réaction (in)espérée. Mais ça fonctionnerait sans doute avec 1 an ou 3 ans. Merci cher lecteur.

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