(environ 12 minutes de lecture)
Il voyait mal et elle marchait vite. Mais il avait remarqué qu’elle lui souriait chaque fois qu’elle passait devant son banc. Ce n’était qu’un sourire, ce n’était qu’une fille, mais le sourire d’une fille pour un homme de son âge constituait le plus délicieux des élixirs. Et puis, c’était peut-être une fille un peu meilleure que les autres.
Il était assis là tous les jours, entre 16 h 15 et 17 heures, sur un banc du square de la mairie. Même si la marche lui demandait un effort, il venait volontiers, trouvant dans cet espace vert en milieu urbain l’équilibre entre la nature et la ville, deux éléments qu’il avait chéris du temps de sa vie active.
Sur son banc de jardin public, il lisait un roman, activité désuète, incongrue en plein air. C’était un miracle qu’avec toutes les dégradations de son corps il lui restât deux yeux capables de voir des lignes de caractères sur du papier blanc. Il marquait des pauses pendant sa lecture. Il aimait regarder les gens, leurs tenues, leurs mouvements, et capter certains de leurs propos quand ils passaient à proximité.
Il se réjouissait de l’intérêt qu’il portait au monde, alors qu’il en était exclu et qu’il n’y jouait plus aucun rôle. Oui, il conservait, et même renforçait, sa capacité d’émerveillement. Il voyait dans cette heureuse disposition la récompense d’un long travail d’approche de la sagesse.
Pourtant, il ressentait un manque : il ne transmettait plus. Certes, il avait toujours deux enfants et quatre petits-enfants, mais en dehors de la famille plus personne ne comptait sur lui. Il avait œuvré plusieurs années dans une association où son expérience avait fait merveille, mais il avait dû renoncer à cet engagement, pour cause de santé insuffisante. Désormais, il gardait pour lui ce que la vie lui avait appris, et il en souffrait. Tous ces savoirs accumulés, quel dommage qu’ils ne servissent à personne. Cette écoute qu’il pourrait apporter, ces conseils qu’il pourrait donner, ces erreurs qu’il pourrait empêcher…
Il se rendit compte que, au fil des jours, il s’était mis à attendre le passage de la fille. Elle allait toujours dans le même sens. Elle venait de la mairie, sans doute y travaillait-elle. Si jeune… Quelle idée de s’enfermer là-dedans à 20 ans, pensa-t-il. Mais que savait-il de sa vie, après tout ? Peut-être cet emploi était-il le résultat d’efforts importants ? Peut-être n’avait-elle pas eu le choix ? Peut-être avait-elle voulu rendre service ? Il avait appris qu’on se trompait souvent sur les motivations des individus.
Il se dit qu’il aimerait lui parler, connaître et son histoire et sa motivation. Oh oui, quel bonheur ce serait ! Entrer dans l’histoire de son opposé : elle était femme, jeune, belle et pleine d’énergie ; il était… achh… Elle le rajeunirait, l’intéresserait, lui apprendrait le monde d’aujourd’hui. L’écouter, l’observer, vaudrait tous les romans de la création. Il resta plusieurs minutes sur cette pensée, et ce fut comme s’il n’y avait plus que le banc. Les grilles, les arbustes et les jets d’eau, les automates errants ou pressés traversant le square, avaient disparu. Il s’était extrait un moment de son environnement pour partir avec elle.
Et puis, au lieu de retrouver la réalité, il franchit une étape de plus dans son voyage. Il se prit à rêver qu’il l’aidait. Oui, c’était possible. Même à une personne avec tant de potentiels, il pouvait apporter quelque chose. Il pouvait au moins l’aider à utiliser ses talents, à élargir son horizon, à monter la barre. Bon sang, s’il pouvait aider cette petite, ce serait fabuleux ! Sa vie retrouverait un sens et il attendrait encore un peu avant d’y mettre fin.
– Monsieur ?… Ça va, Monsieur !…
On lui parlait ? La voix n’était pas désagréable. Il ouvrit les yeux, qu’il avait donc dû fermer. La proximité du visage le surprit. C’était le sien, le sien à elle. Il remarqua la beauté des yeux, ainsi que le trait d’eye-liner qui les prolongeait. Il avait toujours été sensible au maquillage. Aux talons, aux cheveux, et au maquillage. Elle avait quelque chose d’oriental. Jasmine, Yasmina ? Ou Esmeralda, l’Esmeralda de Victor Hugo. Mais lui n’était même pas Quasimodo.
– Monsieur, vous voulez que j’appelle les pompiers ?
– Non…
La perspective de l’hôpital lui avait donné la force de répondre. Elle l’aida à se redresser. Ses longs cheveux le frôlèrent et il sentit le musc de sa peau.
– Ça va ?
Il lui fallut encore quelques secondes pour se remémorer la situation. Le square, les gens, elle. Il pensait à elle et… elle était là.
– J’ai eu un étourdissement.
– Qu’est-ce qui vous a étourdi ?
– Je… Je crois que c’est vous.
– Moi ? Je suis arrivée après votre étourdissement !
– Pas sûr. Il se passe beaucoup de choses dans une tête, vous savez.
Elle sourit. Il aurait voulu avoir de meilleurs yeux pour lire ce sourire. Il lui sembla cependant que, comme ceux qu’elle lui avait adressés les jours précédents, il était bon. Mais contenait-il de la pitié, de la condescendance ? « Bien sûr, mon pauvre vieux, ne sois pas pathétique ». Il sourit à son tour.
Elle s’était assise, sans s’appuyer. Elle s’était posée sur le banc elle aussi, comme si elle n’osait pas le laisser seul. Il essayait de mobiliser ses forces, de retrouver sa lucidité, car il se rendait compte qu’il se passait quelque chose. La fille qu’il avait remarquée, dont il avait rêvé avant ou pendant son étourdissement, était entrée en relation avec lui. Ils avaient parlé et ils étaient assis côte à côte. Il ne pouvait pas manquer un moment pareil, c’était peut-être la dernière rencontre de sa vie.
La littérature vint à son secours, puisqu’elle avisa le livre qui était tombé par terre et le ramassa.
– Un jour, lut-elle sur la couverture. On ne peut pas faire plus simple, comme titre ! s’exclama-t-elle. Et ce pourrait être le titre de tous les livres, non ?
Cette dernière remarque le frappa. Oui, c’était vrai, c’était pas bête. S’il n’était pas si lent et si troublé, il aurait entamé une discussion sur le livre, sur le titre, sur la littérature… Il parvint à articuler :
– Est-ce qu’il vous arrive… de lire ? Des romans, je veux dire ?
Sa voix n’était pas claire, mais enfin il sentait que la mécanique de la raison se remettait en route.
– Parfois, répondit-elle. En été, surtout. Et puis j’ai un peu lu en première et en terminale.
Le lycée… Ce temps si loin pour lui semblait si proche d’elle.
– Les lectures obligées ne sont pas les plus intéressantes.
– J’avoue. J’ai bien aimé la philosophie. Enfin certains trucs…
– Ah bon ?
– Je parle pas des philosophes, des théories, tout ça. Juste des manières de voir le monde et les gens, de comprendre un peu comment ça marche.
Que cette fille qui sortait de la mairie chaque jour entre cinq heures moins le quart et cinq heures ait envie « de comprendre un peu comment ça marche, le monde » ne manqua pas de le surprendre. Il allait l’interroger quand elle enchaîna d’elle-même :
– « Et ceux qui dansaient furent considérés comme des fous par ceux qui ne pouvaient entendre la musique ». J’adore cette citation.
Il avait loupé le début, ne comprenant pas qu’elle citait, mais la qualité de l’agencement ne lui échappa pas.
– Vous pouvez répéter, s’il vous plait ?
– « Et ceux qui dansaient furent considérés comme des fous par ceux qui ne pouvaient entendre la musique ».
Il dut lutter pour ne pas se laisser envoûter par sa voix. La puissance de la phrase l’aida.
– C’est une belle parole. Elle vous va bien.
– Vous êtes d’accord avec cette affirmation ?
– Oh oui…
– Avez-vous été un danseur ? Un fou ?
Il prit un moment pour répondre. Elle lui posait une question importante. Il regarda les gens qui continuaient à parcourir le square en tous sens.
– Je crois, oui. Aujourd’hui… on me prend pour un fou alors que je ne peux plus danser. Mon challenge est de continuer à entendre la musique.
– Vous avez l’air de très bien l’entendre. Et peut-être que, même si vos jambes ne suivent plus, vous dansez encore dans votre tête…
Ses yeux s’embuèrent.
– Vous êtes gentille, jeune fille. Et vous semblez déjà connaître beaucoup de choses.
– Oh non, je ne sais rien du tout !
Il pensa que reconnaître son ignorance à 20 ans impliquait une humilité rare et constituait un bon point de départ pour progresser.
– Bon, dit-elle en se levant. Il faut que j’y aille.
Il resta assis et leva la tête.
– Vous allez… danser ?
Elle sourit, dévoilant des dents éclatantes.
– Disons que je vais… à un cours de danse !
Bon sang…
– Mais est-ce que je peux faire quelque chose pour vous, d’abord ?
Un ange, ce devait être un ange. Il avait dû mourir, il devait être au paradis.
– Vous avez fait beaucoup.
– Mais non. Est-ce que vous voulez que je vous aide à rentrer chez vous ? Que j’appelle quelqu’un ? Que j’aille vous acheter un médicament ?
L’émotion, le contrecoup et le manque de vivacité de son cerveau l’empêchaient de s’exprimer comme il souhaitait. Il leva la main en signe de dénégation, et en même temps osa :
– Il y a peut-être une chose que… Si ce n’est…
– Dites-moi.
– Est-ce que… vous accepteriez, de temps en temps, pas tous les jours, juste quand ça ne vous gênera pas trop, de vous… asseoir ici, sur ce banc, et de parler 5 minutes avec moi, comme nous l’avons fait aujourd’hui ?
– Mais oui, bien sûr ! Ce sera un plaisir.
Alors elle se pencha, posa une main sur son bras gauche. Elle le regarda dans les yeux, délivra un autre sourire hallucinant et l’embrassa sur la pommette. La sensation fut si forte qu’il manqua tomber. Elle dut s’en rendre compte, car elle encadra ses épaules avec les mains, comme pour le replacer.
– Oh là ! Vous n’allez pas vous évanouir encore ?
– J’aimerais bien.
– Ne dites pas de bêtises. Vous êtes sûr que ça va aller ?
– Promis.
– Alors à demain. Je viendrai prendre de vos nouvelles et on parlera un moment. D’accord ?
Il avait la gorge si nouée qu’il ne put articuler un mot de plus. Alors il leva son bras si faible et lui adressa un petit signe. Son sourire à elle fut d’une grâce infinie. Aidé de sa canne, il tâcha de se redresser un peu sur le banc : il resta là un moment, le regard fixé devant lui, les larmes coulant sur ses joues.
Un texte limpide et frais, une belle histoire en somme. Ah si, un autre commentaire : je n’y pas vu le mot « désir ». Pourtant il me semble que le désir (de vivre encore) est assez présent.
J’aimeAimé par 1 personne
Touchée en plein cœur. Très beau moment de vie.
J’aimeAimé par 1 personne
Toucher une lectrice en plein cœur, il n’y a pas plus belle récompense pour un écrivain. C’est en tout cas mon objectif en écrivant chaque texte. Quand par bonheur cela arrive, alors je suis à mon tour touché en plein cœur. Merci, Dominique, de me l’avoir dit. Vive le vieux et la danseuse, restons fous.
J’aimeJ’aime