Au milieu des ordures

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Ce matin-là, Abdoulaye, Bamako et Francis étaient de la même tournée. Abdoulaye s’appelait Abdoulaye parce qu’il était Sénégalais, Bamako s’appelait Bamako parce qu’il était de Bamako, Francis s’appelait Francis parce qu’il était de Pantin

Ils poussaient leur charrette jusqu’au secteur qui leur avait était attribué autour du carrefour Rue de Rennes Boulevard du Montparnasse, à Paris. Ils devaient opérer à trois dans ce quartier dense et actif où il fallait agir vite pendant les heures un peu plus creuses du milieu de journée. Malgré l’apparition des balayeuses-laveuses, l’intervention manuelle des agents restait indispensable dans de nombreux quartiers encombrés de voitures en stationnement, de piétons, de mobilier urbain. 

Le nettoyage de la voirie, comme le ramassage des ordures, n’était pas un boulot dont il était facile d’être fier. Généralement, quand quelqu’un voulait connaître leur métier, les agents répondaient :

– Je travaille à la Ville de Paris.

Ou à la Ville de Lyon, de Nantes, de Trifouillis. Il n’empêche, avec les primes, le taf ramenait 1500 € nets par mois pour 35 heures par semaine et 10 semaines de congés par an. Autant dire un excellent rapport temps-revenu, surtout quand on venait du bâtiment ou de l’étranger (en théorie, la fonction publique française était réservée aux Français, mais il y avait des exceptions, dans la territoriale notamment). 

La place attirait donc pas mal de monde. D’autant que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, balayer, aspirer et arroser n’était pas si pénible. Du moins quand on n’était pas obligé de porter ces saloperies de masques, qui sentaient le carton pourri et empêchaient  de respirer.

– Tu vois, disait Francis à Bamako, ce serait parfait si on n’était pas à Paris.

– Tu veux dire, à cause de la population ?

– À cause des endroits craignos, et qu’on doit nettoyer les coins des drogués, des SDF, ou des réfugiés. 

– C’est sûr que c’est dangereux.

– C’est dangereux et c’est triste. Toute cette misère, cette saleté…

Bamako, ce qui le gênait, c’était surtout le trafic, le bruit, la nervosité ambiante. Il ne connaissait pas de gens moins cools que les Parisiens. Toujours à s’énerver, à se croire débordés, à se dire pressés. Et désagréables avec ça. De l’arrogance, tout le temps. Et quand politesse il y avait, elle était souvent fausse. C’est à Paris qu’il avait découvert qu’un mauvais sourire pouvait être pire que l’absence de sourire.

Abdoulaye constatait lui que le nombre de piétons, de trottinettes et  de deux roues qui se faufilaient entre les véhicules ne faiblissait pas. Maintenant que les gens commençaient à sortir de nouveau après deux mois d’enfermement, les imprudences recommençaient. Elles émanaient pour moitié d’inconscients, qui ne se rendaient pas compte de ce qu’ils risquaient, pour moitié de criminels, qui se fichaient des conséquences de leurs actes : obliger une voiture à piler, provoquer un carambolage en chaîne, effrayer ou blesser conducteurs et passants n’était pas leur problème. 

Une nouveauté cependant apparaissait aux agents de propreté : les masques jetés à terre. Ce n’était qu’un début, selon eux. Les gens avaient tellement réclamé de masques qu’il y en aurait bientôt partout – les particuliers en fabriquaient, les mairies en donnaient, les pharmacies et les grandes surfaces en vendaient –, alors qu’ils servaient de moins en moins puisque le virus disparaissait. Et à part pour les soignants et les personnes fragiles, on pouvait se demander si leur usage n’était pas contreproductif. Surproduction, distribution et obligation d’un côté, gêne, incivisme et inutilité de l’autre : les bandes de tissus synthétiques bleu clair et blanches avec leurs fines lanières aux extrémités envahissaient la chaussée. Ces trucs-là n’étaient pas biodégradables : leur durée de vie était estimée à 400 ans.

Ils avaient déjà signalé le problème à leur hiérarchie. Quelques reportages avaient même été diffusés à la télé pour déplorer le phénomène. Une amende à 300 € avait été évoquée pour dissuader le jet de masque. Un adjoint à la maire de Paris avait expliqué sans rire que, après usage, chaque masque devait être placé dans un sac plastique fermé, laissé en repos 24 heures avant d’être placé dans la poubelle de l’appartement. Pour calmer sa paranoïa, ce tocard venait d’inventer le double sac poubelle ; il aurait ruiné dix ans d’efforts de réduction de plastique s’il avait été entendu. Mais, depuis Facebook et plus encore depuis le confinement, les paroles ne percutaient plus. Chacun parlait avec l’assurance du savant et n’écoutait que lui. Trop de mots avaient tué les mots ; Abdoulaye, qui les vénérait depuis qu’il en avait découvert leur magie en écoutant son grand-père lui raconter des histoires, en était attristé.

Pour Francis, Bamako, Abdoulaye, et tous les agents de voirie de la Ville de Paris, le masque était encore plus dangereux sur les visages que par terre. Pour une raison simple : combiné aux lunettes de soleil, il cachait les personnes qui, dissimulées, se laissaient aller à leurs mauvais penchants. Très vite, consciemment ou pas, les gens avaient découvert l’impunité qu’offrait le masque et n’avaient pas tarder à en abuser.

– Quand je pense comment on nous a emmerdés avec le port du voile, soupirait Abdoulaye pendant la pause.

– Oui, la dissimulation du visage dans l’espace public est interdite depuis la loi du 11 octobre 2010, renchérit Francis en sirotant son café. J’ai appris ça lors de mon stage d’intégration. Et nous, les agents de la fonction publique, devons être vigilants sur ce point !

 – Eh ben en ce moment, ça ferait du monde à signaler ! rigola Bamako. Et pas que des musulmans.

Ce sont deux personnes masquées, lunettées, non musulmanes, qui allaient être les inciviques de trop pour ces combattants de la saleté parisienne. Depuis le matin déjà, on avait jeté des masques et des papiers devant eux, certaines personnes montrant même du doigt leurs déchets pour signaler qu’il fallait les ramasser. Plusieurs scooters les avaient frôlés, certains conducteurs allant même jusqu’à jouer des pieds et des coudes pour faciliter leur gymkhana. Klaxonnés par les automobilistes, les balayeurs étaient méprisés par les piétons, qui les considéraient au mieux comme des chiens galleux, au pire comme des lampadaires.

Il était 11 h 15. Ils se trouvaient à une vingtaine de mètres l’un de l’autre dans le tumulte du Boulevard Montparnasse à l’angle de la Rue du Départ.

– Eh, les mecs ! lança Francis. Vous en avez pas marre qu’on vous chie dessus ?

– Qu’est-ce tu veux faire, Frère ? rétorqua Bamako.

– J’ai une idée. Venez voir.

Francis rassembla ses copains. Il sortit son téléphone et l’agita devant eux.

– Je vais filmer. Vous, vous faites votre boulot, comme d’hab. Si quelqu’un vous méprise, vous le faites remarquer, poliment. On va voir les réactions. Et on va montrer comment se comportent les gens depuis qu’ils se planquent derrière leurs masques.

Francis, de derrière une voiture, commença par filmer Abdoulaye, qui ne tarda pas à voir un homme en costume cravate jeter un paquet de cigarettes vide devant lui.

– Monsieur, vous avez fait tomber quelque chose, dit l’agent de propreté.

Le gars s’arrêta et répliqua :

– Tu te fous de ma gueule ?

– Vous voulez dire que vous l’avez jeté exprès ?

– Exactement. Je te paye, moi, figure-toi ! Avec mes impôts. Alors tu ramasses. 

Le contribuable poursuivit son chemin et Abdoulaye n’insista pas.  Ça va donner une vidéo intéressante, pensa Francis.

Cinq minutes plus tard, une femme bon chic bon genre laissait déféquer son chien au milieu du trottoir, à dix mètres d’Abdoulaye. Elle allait poursuivre son chemin quand Abdoulaye l’interpela en montrant la déjection :

– Excusez-moi, Madame. Est-ce qu’il n’y a pas un problème ?

La femme, qui se sentait inattaquable avec son masque et ses lunettes noires, le toisa de haut en bas :

– Vous osez m’interpeler ? On vous accueille dans notre pays et on se fait agresser ?

– Je ne crois pas vous avoir agressée, Madame.

– Et moi je vous ai assez vu. La crotte de chien est là pour que vous la ramassiez.

Salope, pesta Francis entre ses dents, sans pour autant s’arrêter de filmer. On va montrer ta grande classe sur Facebook.

Il se déporta de quelques dizaines de mètres et se mit à filmer Bamako. Moins de deux minutes après, un scooter arriva en zigzagant, conduit par un jeune casqué visière ouverte. Bamako était au bord de la chaussée aux prises avec un caniveau saturé. Au même moment, il entendit :

– Pousse-toi, connard ! et reçut un coup de pied à l’arrière du genou.

Bamako sentit sa jambe l’abandonner, fut déséquilibré, mais parvint à se rétablir. Il se retourna, le scooter s’éloignait. 

À peine remis, Bamako subit les foudres d’un automobiliste qui récupérait sa voiture.

– Eh, t’as touché ma voiture !

– Le manche a peut-être touché votre pare-chocs, Monsieur, mais je ne pense pas qu’elle soit abimée.

– On te demande pas de penser, d’accord ? Fais gaffe, parce que moi je vais te toucher, et ça va méchamment t’abîmer !

– Si vous le dites, conclut Bamako en reprenant son travail.

Francis trouvait que ses collègues avaient autant de patience que de talent et de dignité. Il comprenait aussi qu’il y avait dans ce comportement des Parisiens vis-à-vis des mains plongées dans la saleté de la capitale matière à un reportage sur la nature humaine et le regard que la société portait sur certains métiers. « Dommage que j’aie pas les compétences pour le réaliser ». 

Francis filma encore des doigts d’honneur, des rictus, des moqueries, enregistrant des : 

– Barre-toi, fainéant.

– Et on paye ces guignols…

– Trois pour une seule rue…

Il se laissa emporter par la dramaturgie et se dit qu’il fallait finir la séquence par quelque chose de fort. Il se rapprocha de ses copains.

– Eh, les mecs : le prochain qui nous insulte, on le fout dans une poubelle ! 

– Non ?

– Si.

Francis avisa deux adolescentes qui papotaient sur un banc. Il leur expliqua ce qu’il souhaitait et leur confia son téléphone. Il reprit charrette et balai, attaqua une portion du trottoir et du caniveau. Les filles le filmaient discrètement. Il y avait du monde sur le boulevard et le bruit des voitures était assourdissant. Presque toutes étaient en surrégime. Pourquoi est-ce que ces tarés conduisaient comme des cons alors que de toute façon ça bouchonnait ?

Perdu dans ses pensées, concentré sur son trottoir, Francis ne vit pas la personne qui lui rentra dedans avant de lever la tête et de découvrir un trentenaire penché sur son téléphone. Masqué et lunetté. 

– Putain ! s’exclama celui-ci en passant sa main sur sa veste pour l’épousseter. Tu peux pas faire attention, couillon ?

– J’ai pas changé de direction. Si vous auriez regardé devant vous, vous m’auriez vu.

– Je rêve ! Tu insinues que c’est de ma faute ?

– Oui. C’est pour ça que vous allez vous excuser, de m’avoir bousculé et de la manière que vous m’avez parlé.

Le trentenaire sembla sidéré :

– Quoi ? Tu veux que je m’excuse devant ta gueule  ?

Francis fit alors un signe à Bamako et Abdoulaye, qui rappliquèrent. Tout alla très vite. Francis prit le type par le bras gauche, Bamako par le droit. Ils le trainèrent sur dix mètres jusqu’à un conteneur vide pas encore rentré dont Abdoulaye tenait le couvercle ouvert. Le type, qui se mit à vociférer menaces et insanités devant les passant médusés, fut soulevé par les aisselles et déposé de force dans la poubelle. On appuya sur sa tête jusqu’à ce que le couvercle pût être refermé.

Il ressortit aussitôt en s’étranglant. Il jeta son masque à terre et hurla :

– Police ! Je viens de me faire agresser ! Police ! Je vous aurai, les mecs ! Vous êtes morts ! Vous pouvez déjà chercher du boulot !

Il éructait en prenant la foule à témoin. Mais on le regardait avec mépris. Il finit par s’en aller en tendant un poing devant les balayeurs qui ne s’occupaient plus de lui. Francis récupéra son portable.

– C’est génial ce que vous avez fait ! s’exclama une des filles.

– Si vous voulez, je peux diffuser un peu la vidéo ! ajouta l’autre.

C’est ainsi que, le soir-même, le film de 5 minutes baptisé « Au milieu des ordures » fit le buzz dans la France entière. Le lendemain, le million de vues était atteint sur Youtube, et les 40 millions d’utilisateurs de Facebook en France avaient tous été accrochés par la vidéo, qu’on se repassait en boucle en la commentant. La presse relaya le phénomène et les trois agents furent plébiscités.

Si Abdoulaye, Bamako et Francis étaient congratulés par leurs collègues à qui ils rendaient leur fierté, ils ne purent échapper à la sommation de la hiérarchie. Ils furent convoqués ensemble le surlendemain à 16 heures devant les plus hautes autorités de la  Ville : le Directeur Général des Services Techniques, le Directeur Général des Services, l’Adjoint à la Propreté, la Maire de Paris. Ces quatre-là étaient leurs supérieurs, c’est pourtant la première fois qu’ils les voyaient et que ceux-ci s’intéressaient à eux.

Sous les ors de l’hôtel de ville qu’ils ne connaissaient pas non plus, ils durent s’expliquer et s’expliquèrent. Ils relatèrent la vérité, toute la vérité.

 – Comment se fait-il que vous ayez eu un comportement si exemplaire face aux premières insultes et que tout d’un coup vous surréagissiez en enfermant ce type dans une poubelle ? demanda le DGST.

– Et pourquoi avoir filmé tout ça ? ajouta le DGS. C’est ça, le plus grave ! Est-ce que vous vous rendez compte ?  

Francis, un peu plus coupable que les autres, fit amende honorable.

– J’avoue que je me suis laissé entraîner par l’idée de la vidéo. Abdoulaye et Bamako étaient si formidables dans leur réaction et les crétins en face étaient tellement remarquables eux aussi, dans leur genre, que je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose de grand pour finir.

– De grand ? s’étrangla l’Adjoint. Vous avez tout gâché.

 – C’est pas bien, je sais. Mais il fallait montrer ce qu’on subissait. Et puis faire comprendre que si la plupart du temps on bronche pas, on peut aussi se défendre si on nous cherche trop. 

Bamako ajouta, après avoir levé le doigt :

– C’est comme les flics, qui subissent des jets de pierres, de bouteilles, de merde, pendant des heures. Au bout d’un moment, ils répondent.

Abdoulaye leva le doigt à son tour :

– Moi, ça m’a fait penser au coup de boule de Zidane. Pendant la finale de la Coupe du monde contre l’Italie. Materazzi l’a insulté pendant tout le match. Au bout d’un moment, Zizou se dit : ça suffit. Peu importe le résultat, j’ai ma dignité. 

Ils discutèrent encore un moment sur les tenants et les aboutissants du métier et des conditions dans lesquelles il s’exerçait. Il fallait trancher. Les regards se tournèrent vers Madame le Maire, qui alors demanda, en s’adressant à son adjoint et à ses directeurs généraux :

– Messieurs, que proposez-vous ?

– Je propose les sanctions du 3e groupe, répondit l’adjoint : une rétrogradation au grade inférieur, avec une exclusion d’au moins 6 mois.

Les trois accusés ne bronchèrent pas. Ils n’étaient pas sûrs qu’on puisse les rétrograder à un grade inférieur, mais c’était quand même sévère.

– Je m’en tiendrai aux sanctions du 2e groupe, dit le DGS, à savoir radiation du tableau d’avancement, abaissement d’échelon, et déplacement d’office dans un autre service.

Les trois accusés cillèrent davantage, le déplacement d’office les perturbait.

– Vous voulez nous virer, quoi ? osa Francis.

Madame le Maire leva la main et se tourna vers le DGST. Celui-ci avait l’air embarrassé :

– Je pense qu’on pourrait se contenter d’un blâme et d’une exclusion de 15 jours. Ils ont des circonstances atténuantes…

Le chef des services techniques soutenait ses gars, mais manquait de conviction.

Le silence se fit. La décision revenait à la patronne. Madame le Maire ferma la chemise devant elle et s’exprima en regardant les trois agents dans les yeux  :

– Messieurs, vous serez mis à pied 3 jours avec effet immédiat et vous écoperez d’un avertissement. Je suis obligée de vous infliger cette sanction, je le regrette. Vous faites un travail peu valorisé, mais indispensable. Malgré les quolibets que vous subissez, vous restez calmes et professionnels. J’ai bien compris que votre démonstration de mardi était un acte exceptionnel, qui n’a pas vocation à se reproduire. Votre comportement a été remarquable, et la mise en scène finale ne l’était pas moins. C’était malin, juste, drôle. Grâce à vous, les agents de la Ville de Paris ont gagné en confiance et les plus insupportables de nos compatriotes réfléchiront à deux fois avant de vous maltraiter. Au nom de la municipalité, je vous félicite et vous remercie. Ne recommencez pas, mais bravo pour ce que vous avez fait. 

Sur ces mots, Madame le Maire se leva et les six hommes firent de même. Elle s’avança, serra la main à chacun des trois balayeurs, puis s’en retourna dans son bureau en passant par son cabinet. 

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