Le curé qui en avait

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Les habitants du bourg penseront ce qu’ils voudront, l’évêque m’adressera des remontrances, les gendarmes viendront me verbaliser, mais j’ouvrirai l’église et je serai présent chaque jour. Merde ! À quoi servirait un prêtre s’il se retirait quand les brebis sont égarées ? Et qui pourrait se prétendre serviteur de Dieu s’il se cachait face au danger ?   

Y a-t-il danger, d’abord ? Voir. Au séminaire, le frère Jacquemon, grand scientifique devant l’éternel, avait démontré qu’un virus doit s’épuiser et que plus on cherche à l’éviter plus il se renforce. J’ai peur que mon maître ait raison : les pays qui ont le plus confiné sont ceux qui ont, déjà, la plus grande proportion de morts, et qui, sans doute, souffriront le plus de l’effondrement économique et social qui commence. Dans notre pays, le déconfinement tourne au casse-tête et à la foire d’empoigne, ce qui était prévisible.

Il y a donc du travail. Et je ne vais pas me dérober, quand bien même le troupeau et les chiens hurlent et se planquent. Puis-je avoir raison et mes supérieurs avoir tort ? Pardonne-moi, Seigneur. Tu connais mon humilité. Je ne cherche que la lucidité, sous tes auspices. Mais peu importe mes considérations sur le virus, aide-moi à accomplir ma mission. Tant de confrères œuvrent au péril de leur vie dans des pays de guerre, de misère et de terrorisme. Et je devrais reculer devant une particule de 0,3 micron qui ne fait pas de mal à 95 % des gens ? Risible.

– Vous prenez un risque, me disait Madame Barbentane, la boulangère, à qui je m’ouvrais de ma volonté de ne pas demeurer immobile. 

– Qu’est-ce que vivre si ce n’est risquer sa vie ? répondis-je. Et comment vivre mieux que de la risquer pour les autres ? 

– Et si vous tombez malade ? 

– Eh bien, je tomberai malade. Je crois à la fois en Darwin et en Dieu, en la sélection naturelle comme en la vie éternelle. Je prends ce qui advient, considérant que cela doit advenir.

– Vous n’avez pas peur de mourir ?

– Mais non ! Je suis croyant, je n’ai pas peur. Connaissez-vous le mot de l’Abbé Pierre quand on lui apprit la mort de Mère Térésa ? « Quelle chance ».

J’ai donc ouvert l’église, dont je suis le gardien temporel et spirituel. La grosse clé a tourné dans la serrure et j’ai poussé la porte ancestrale. J’ai retrouvé l’âcre odeur de la maison de Dieu, cette senteur unique que crée le mélange de pierre, de salpêtre, d’encens, de bougie et de prière. Oui, il me semble que la prière, quand elle s’exerce depuis des siècles dans un même lieu, a une odeur. À moins qu’elle ne soit celle des postérieurs écrasés qui patinèrent les bancs au fil des siècles.

J’ai remonté la nef, me suis agenouillé devant l’autel. Puis j’ai gagné la sacristie sur le côté du chœur. J’en enfilé mon aube, mon étole. Dans le petit placard, j’ai pris le calice et le ciboire, ainsi que le plateau et la grande hostie. Je les ai emportés jusqu’à l’autel. Je suis revenu prendre les burettes d’eau et de vin, que j’ai emportées à leur tour. Puis je suis revenu encore une fois, prendre mon missel. J’ai pris le temps de fermer les yeux et de me concentrer avant de gagner le chœur ; la messe commençait.

Je l’ai dite seul, mais en m’adressant à tous les paroissiens, ceux que je connaissais, dont j’imaginais la présence, comme ceux qui ne venaient jamais, qui avaient leurs raisons. Pour tous, j’implorais le Seigneur afin qu’il leur apporte le courage contre la peur, l’envie de liberté plus que de longévité, l’intelligence face à la bêtise, le recul par rapport aux élucubrations des télévisions. J’ai partagé le pain et le vin, je les ai bénis et j’ai communié. Je me suis recueilli ensuite, demandant au Seigneur de m’éclairer sur la meilleure manière d’agir pour aider mes semblables en cette période. J’ai eu la joie d’être exaucé ; je savais quoi faire en sortant de l’église.

– Allons dans la paix du Christ et rendons gloire à Dieu.

Ma voix résonnait dans l’église et m’effrayait un peu.

– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. 

Je terminais mon signe de croix quand j’ai entendu la résonance caractéristique du bois grinçant sur un sol en pierre. J’ai tâché de voir vers l’entrée de l’église. Elle est apparue de derrière un pilier, et elle s’est avancée. Une femme vieille et petite, encore assez solide sur ses jambes avec sa canne. Je l’ai reconnue.

– C’est vous, Françoise ? Vous étiez là ? 

– Oui, mon père. Je sais que c’est interdit par les lois humaines, mais, vous connaissant, j’espérais que vous diriez la messe. Je suis comblée. 

J’étais surpris, un peu honteux. J’allais m’en retourner à la sacristie, quand, sur une impulsion, je me suis entendu demander à Françoise :

– Vous voulez m’aider ?

– Si je peux.

– Attendez-moi. 

J’ai rangé les objets de l’eucharistie et ma parure de messe, j’ai remis mon manteau et j’ai rejoint Françoise à l’entrée de l’église.

– Voilà. D’abord, je continuerai à célébrer la messe chaque jour à 8 h 30. Je suis obligé d’annuler celle du samedi 18 heures et du dimanche 11 heures, sans quoi on me retirera la clé de l’église, mais un discret service quotidien sera maintenu. J’en prends la responsabilité.

– Formidable. Puis-je le dire à Marie-Thérèse et à Madame Florentin ?

– Madame Florentin, vous êtes sûre ? Elle est bavarde. Il ne faut pas que cela s’ébruite, vous comprenez.

– Je m’en porte garante.

– Bien. Mais le plus important n’est pas là. Voulez-vous m’aider à recenser toutes les personnes seules dans les communes du regroupement paroissial ? Je connais la plupart, peut-être, mais il nous faut identifier celles que ce confinement maléfique va priver de toute visite et de toute sortie. Pensez, plus d’enfants, plus de messe, plus de bistrot, plus d’épicerie, plus de foot…

– Je pense pouvoir trouver une correspondante dans chaque village.

– Très bien. Il nous faut organiser des réseaux de solidarité. Des visites, bien sûr, mais aussi du ravitaillement pour ceux qui en auront besoin, des soins peut-être. De la chaleur, surtout. Nous pourrons faire le point chaque matin après notre célébration. 

C’est ainsi que mon sacerdoce spécial confinement a commencé. J’ai eu la preuve alors que, sous un prétexte sanitaire masquant leur peur irrationnelle, les personnes privilégiées dans la force de l’âge condamnaient les vieux, les enfants et les pauvres. Mes 10 visites quotidiennes chaque jour aux quatre coins du canton, les 100 kilomètres quotidiens de ma Clio sur nos routes désertées, sept jours sur sept, m’ont montré si besoin était les conséquences de l’égoïsme et de la bêtise. Si je savais, j’écrirais ce que j’ai vu et entendu.

J’ai vu et entendu Monsieur Delabarre, que sa fille a cessé de venir voir le samedi, « à cause des enfants, tu comprends », remplaçant sa présence par une soi-disant « visite à distance » au téléphone, sur un écran où il ne voit que des têtes blafardes ou agitées, « visite » qu’il a fini par redouter tant il se sent malheureux pendant et ensuite.

J’ai vu et entendu les enfants Gernaro, Djelibi, Bouzid, Priard et Tacquet, geindre dans des séjours sales et en désordre des appartements HLM, n’arrivant même plus à se concentrer sur la télé, vivant avec un mal de tête permanent sous la menace d’une colère de la mère ou du père aussi perturbé qu’eux.

J’ai vu et entendu Solange Ravion pleurer parce que son fils au téléphone répétait qu’elle n’était pas seule alors qu’elle crevait de solitude et que son auxiliaire de vie, incapable de l’écouter, lui affirmait comme un mantra que ce n’était « pas grave » alors qu’on la privait des derniers mois de sa vie. 

J’ai vu et entendu des hommes et des femmes désespérés de ne pouvoir plus se rencontrer, se serrer, communier, par le chant, les cartes, la randonnée, la parole sur un banc, et s’abîmer à vue d’œil au moral comme au physique.

Françoise, Marie-Thérèse, Madame Florentin, ainsi que ce bon Gustin, Angelo Da Silva, Jacques et Carmen Santonian, ont fourni un travail exceptionnel. Nous avons organisé des chaînes de ravitaillement, récupérant les listes, partant aux courses, livrant ensuite. Nous nous sommes signalés les cas les plus graves pour qu’ils ne soient pas laissés sans visite pendant plus de 24 heures. Il m’est arrivé de retourner dix jours de suite chez la même personne parce que je la sentais défaillir. Il m’est arrivé maintes fois, après avoir respecté quelques minutes les « gestes barrière », de m’approcher de mon interlocuteur et de prendre ses mains dans les miennes, parce que ce contact était vital, au sens propre. Et il m’est souvent arrivé d’accueillir contre mon torse creux et mes épaules frêles des corps et des têtes épuisées, qui se sont mis à pleurer contre moi, oui à pleurer, avec quelqu’un enfin, tant la douleur était forte et trop longtemps contenue.

Plusieurs fois, nous avons dû appeler les pompiers ou emmener un paroissien à l’hôpital. Pour le CoVid 2 fois, pour tout autre chose 14 fois. Je ne suis pas médecin, mais sur ces 14 fois, j’affirme sans hésiter que le confinement est responsable d’au moins la moitié des hospitalisations. Nous avons aussi improvisé un soutien scolaire, qui s’est révélé crucial pour les familles défavorisées, tant ce confinement a renforcé les inégalités dans l’apprentissage. Je suis moi-même devenu enseignant temporaire en mathématiques de base, en français, en histoire. J’ai fait afficher des cartes du monde et des échelles de temps dans les chambres. Et le soir au presbytère, j’inventais des exercices et des jeux éducatifs pour mes protégés du lendemain.

Le téléphone nous a servis, mais nous l’avons utilisé au minimum. J’avais donné pour consigne de privilégier le contact direct. Et pas une fois nous avons utilisé ces satanées caméras de smartphones, qui ne rapprochent pas les gens mais renforcent leur solitude. Nous avons fait preuve d’imagination pour éviter les contrôles, et nous y sommes à peu près parvenus. Quand nous étions contrôlés, nous ne mentions pas en disant que nous portions secours à des personnes vulnérables. Les membres de notre commando ont tout de même été verbalisés 7 fois, et il a été convenu que la cagnotte, alimentée à volonté, payerait les amendes. Personnellement, j’ai été contrôlé plus de 50 fois par les gendarmes, qui appliquaient ce qu’on exigeait d’eux, les malheureux. Chaque fois j’ai expliqué, chaque fois ils m’ont laissé passer. Alléluia.

La messe du matin a pris une drôle de tournure. Le troisième jour du confinement, il y avait 5 personnes dans l’église, le septième jour 10. Plus qu’en temps normal ! J’ai alors demandé qu’on se limite à 5 personnes par service et que chacun vienne et reparte seul, sans quoi nous allions avoir des problèmes. Dans l’église, chacun est libre de s’installer comme il le souhaite. Si deux fidèles veulent s’asseoir l’un à côté de l’autre, je les laisse. Et cela est souvent le cas.

La chère Françoise, reprenant l’idée d’un prêtre italien, a proposé que l’on demande aux personnes qui le souhaitaient de nous fournir une photo d’elles, que l’on punaiserait au dossier des chaises et des bancs, afin qu’elles puissent de cette manière participer à notre célébration. À chacune de nos visites, nous avons soumis l’idée et chaque fois ou presque nous sommes repartis avec une photo, parfois même encadrée. Tant et si bien que les travées ont vite été garnies, pour plus de la moitié par des visages que je n’avais jamais vus sous les voûtes jusque-là ! 

Ce furent des journées dures, intenses, pleines d’humanité souffrante. J’ai agi au mieux. Qu’est-il arrivé ensuite ? Oh, c’est simple. Début mai, alors que le déconfinement allait commencer, je suis tombé malade. Le virus, je l’ai attrapé. J’ose à peine le dire, mais j’ai été content. J’avais prouvé qu’on pouvait vivre sans l’attraper, j’allais maintenant prouver qu’on pouvait l’attraper sans mourir. 

C’est ce qui s’est passé. J’ai eu de la fièvre, j’ai toussé, mais je m’en suis sorti. Comme 99,5 % des personnes qui l’attrapent. Dès que j’ai su que j’étais atteint, et même dès les premiers symptômes et la suspicion de maladie, je me suis mis en retrait. Autant le confinement systématique est une aberration, autant le confinement des personnes malades ou présentant des « comorbidités » est raisonnable ; ce n’est pas moi qui l’affirme bien sûr, mais l’histoire et la science.   

Mon plus grand souci a été de préserver la messe du matin d’une part, le réseau de solidarité d’autre part. J’ai appelé mon confrère, l’abbé Sicard, à la tête d’une paroisse du département, bien introduit à l’évêché. J’étais en confiance ; il avait lui aussi bravé quelques interdictions pour continuer à mettre sa foi en pratique. 

– Tu n’aurais pas sous le coude un novice en quête d’un stage de deux semaines sur le terrain ?

– Tu fatigues ?

Je lui expliquai le problème. 

– Tu veux un jeune discret, prêt à risquer l’infection et la prison ?

– Un digne serviteur de Dieu.

Il m’envoya Jérôme Sanga, jeune Ivoirien qui m’impressionna par ses connaissances en culture générale et en théologie. Qu’est-ce que vous faites là ? eus-je envie de lui demander, mais je ne le connaissais pas assez pour me le permettre. Par politesse, j’avais mis un masque, il en portait un lui aussi, et nous maintenions une distance d’un mètre entre nous. Il s’étonna que j’aie besoin d’un remplaçant alors que, malgré le déconfinement, les célébrations religieuses restaient prohibées. Je lui expliquai alors la messe clandestine. Quand j’illuminai pour lui l’église et qu’il aperçut les 182 photos de paroissiens sur les bancs, il fut ébahi.

– Vous aurez de plus 5 personnes en chair et en os chaque matin.

Je lui parlai ensuite du réseau de solidarité, qu’il était impératif de maintenir, car le déconfinement n’était que très partiel dans un premier temps.

– Là, vous pourrez vous appuyer sur l’existant, des bénévoles dévoués, généreux. Je me suis permis de les convoquer pour vous cette après-midi à 14 h 30. Je viendrai au début pour les présentations, puis je retournerai dans mon antre.

Il m’interrogea sur la paroisse, ses forces et ses faiblesses, son histoire. Sa volonté de bien faire était manifeste. Même si les Africains étaient nombreux maintenant dans la prêtrise française – ils avaient pris un créneau et cela était bien –, je me disais que ce ne serait pas facile pour ce gros bébé à la magnifique peau noire et lustrée de gagner la confiance de nos paroissiens blanchâtres et fatigués. Ce serait au moins une expérience profitable pour les deux parties.

Tandis que nous finissions un café à la cure, il me posa une question à laquelle je ne m’attendais pas :

– Pensez-vous que le Covid soit un châtiment divin ?

Je perçus là combien son africanité nous ferait du bien. Il osait une question essentielle pour un chrétien, et pour tout adepte d’une religion monothéiste, pourtant personne n’avait osé la poser dans nos Églises occidentales. Il dut constater mon hésitation, car il ajouta plein de finesse :

– Cette considération sent un peu trop la peste du XIVe siècle j’en ai peur, mais l’interrogation n’est-elle pas légitime ?

Mis en confiance par sa franchise et sa lucidité, je tâchai de répondre avec les mêmes qualités :

– La source divine du coronavirus est possible, actai-je. En revanche, le confinement systématique et ses désastres, la terrible impasse de laquelle nous n’arrivons pas à sortir, sont de toute évidence d’origine humaine. 

Jérôme Sanga posa sa tasse, puis ses mains sur la table avant de se lever.

– Les hommes, soupira-t-il, toujours eux. Pourquoi ne font-ils pas davantage confiance à la nature ? Vous voyez, ajouta-t-il sur le ton de la confidence, pour moi, Dieu et la nature sont une seule et même entité. Si nous étions un peu plus humbles, nous les respecterions davantage et nous saurions nous situer dans le cosmos.

Je ne pus retenir un sourire et murmurai, sans savoir s’il m’entendait :

– Darwin et Dieu, vous aussi…

Je me levai à mon tour. Une quinte de toux me prit et je me sentis étourdi.

– Mon jeune frère, maintenant que vous êtes là, je vais aller me reposer pour respecter la nature. Vos propos vont nourrir ma méditation somnolente, qui grâce à vous sera féconde.

Il joignit les mains et s’inclina, puis s’en alla trouver sa place dans le pan de nature où son humilité l’avait conduit.

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