Le coiffeur et l’esthéticienne

Publié par

(environ 12 minutes de lecture)

Le mardi 17 mars après-midi, la mort dans l’âme, Jean-Patrick nettoyait son salon, qu’il avait fermé à midi. La guerre était déclarée, on avait reçu l’ordre d’aller se planquer. Elle était belle, la France…

Il passait la serpillière quand une cliente poussa la porte :

– Ne me dis pas que tu fermes !

– Ma chérie, comment veux-tu faire autrement ? 

– Mais enfin, ma couleur ! Mon brushing !

– Impossible, voyons. Tu es au courant, quand même ?

– Écoute, si le président avait écouté sa femme, il saurait qu’il est impossible de fermer les salons de coiffure. Et les instituts de beauté. Non, mais regarde ! se désolait la cliente en soulevant sa chevelure. J’ai déjà les racines. 

– Tu peux les traiter toi-même. Je t’ai donné la dernière création de chez Elsève ?

– Tu veux dire que tu me l’as vendue ! 60 € les 30 centilitres, bonjour ! Mais je me fiche de ta lotion. Je veux une séance. Je suis prête à payer double tarif. Et si tu n’étais si exclusivement masculin d’un point de vue sentimental, je pourrais même me fendre d’une gâterie.

– Oh, quelle horreur ! 

– Tu n’as pas de cœur.

– J’ai mes préférences. Et je suis civique. Ça ne me plait pas plus qu’à toi, cette fermeture. Tu imagines le manque à gagner pour moi ? Et si ça dure plus de quinze jours ?… 

– Justement. Je suis là pour t’aider. Et puis réfléchis. Sur les 30 % de blondes, seules 7 % sont naturelles. Tu imagines pour les 23 % restantes ? Si elles se rembrunissent par le crâne ? Et que l’on découvre la triste réalité ? Ce sera la honte et le déshonneur ! Il y aura des émeutes. 

– Nous devons tous faire des sacrifices, que veux-tu. 

– Viens chez moi ! Tu prends ton matériel et tu rappliques ! Personne n’en saura rien, et je saurai me montrer généreuse.

– Gloria, non ! Laisse-moi finir mon ménage. Et dès la fin du confinement, appelle-moi. Tu seras mon premier rendez-vous. Parole de J.P. !

Gloria partit en claquant la porte, en verre, et ses talons, en cuir. Jean-Patrick acheva sa besogne, enregistra un message sur le téléphone fixe pour indiquer qu’en raison du confinement obligatoire le salon était fermé jusqu’à nouvel ordre, activa la fonction de transfert d’appels vers son portable. Il vérifia l’eau, l’électricité, ferma puis s’en alla. En traversant le centre-ville, il s’aperçut que tous les commerces étaient noirs et vides. 

Chez lui, en fin d’après-midi, il reçut un appel de son amie Ingrid, esthéticienne.

– Comment réagissent tes clientes ?

– La plupart comprennent, mais elles ont peur que ça dure.

– Moi, c’est pareil. Tu verrais ce qu’elles me disent : « Mais comment je vais faire avec une touffe pareille ? ». « Et mes aisselles, vous y avez pensé à mes aisselles ». Ou alors : « Mon homme me l’a répété plusieurs fois : si mes jambes ne sont pas épilées comme il faut, pas rasées épilées, il me quitte ! Ingrid, vous avez la pérennité de mon couple entre vos mains ».   

– Qui aurait cru que nos professions étaient si importantes ?

– C’est pour ça que je voudrais te proposer quelque chose.

Jean-Patrick écouta la proposition d’Ingrid. Après quoi, il rappela Gloria, sa cliente.

– Mon chou, je viens me faire pardonner.

– Tu as intérêt, sans quoi ton chou ne sera plus ta cliente. 

– Calme-toi, chouquette. C’est arrangé. Je te coifferai jeudi après-midi. Ensuite, ou avant, tu pourras passer chez la meilleure esthéticienne de la ville, dans la pièce d’à côté.  

– Comment ça ?

– Mon amie Ingrid, tu connais ? Oui, « Le corps a ses raisons », c’est ça, remarquable, ce qu’on fait de mieux. Elle a une propriété à la campagne, une ferme restaurée, invisible, dans laquelle elle a installé un petit cabinet privé, pour ses amies et ses clientes VIP. Très smart. Elle va se replier là pendant le confinement, et elle me propose d’utiliser la pièce d’à côté, qui se prêterait bien à la coiffure. Je vais l’aménager demain et on démarre jeudi.

– Voilà une décision intelligente ! Je te retrouve, mon J.P. Tu es sûr que tu veux pas une gâterie ? Non, bon. Et combien va me coûter la virée dans les bois ?

– Pour faire simple, on a convenu d’un tarif unique et sympathique. On se doit d’être solidaires en ce moment, beaucoup de gens vont…

– Arrête ton baratin, espèce de joueur de ciseaux. Combien ?

– 50 € la coiffure, 50 € l’esthétique. En espèces.

– C’est d’accord.

– Il y a une autre condition.

– Je me disais que c’était trop bon marché pour être honnête.

– Écoute, Gloria, on prend des risques alors tu dois nous aider. Voilà la règle que nous avons fixée : nous ne prendrons que les clientes, ou les clients, qui nous enverront une autre cliente dans les jours qui suivent leur rendez-vous. Puisque nous n’aurons pas pignon sur rue et que nous ne pourrons pas faire de publicité, nous n’aurons que le bouche à oreille pour gagner notre vie. 

C’est ainsi que débuta une double affaire qui fut très vite florissante, et qui eut en plus le mérite de trier les clients. Ne venaient que les courageuses, les originales, les rigolotes. Non seulement elles envoyaient volontiers une connaissance à Ingrid et à Jean-Patrick, parfois un homme, mais en plus elles reprenaient rendez-vous pour elles-mêmes la quinzaine suivante, puisqu’on laissait entendre que le confinement serait sans doute prolongé.

On s’échangeait sous le manteau l’adresse introuvable de cet institut perdu dans les bois. Le nombre de voitures parties de la ville en direction du village, puis du village à la propriété fut multiplié par cinq puis par dix. Gloria, enchantée, venait toutes les semaines :

– Sur mon attestation dérogatoire, je coche la case : « Consultations et soins ne pouvant être assurés à distance et ne pouvant être différés ». Je n’ai jamais eu de problèmes. Les flics aussi sont sensibles à la beauté féminine. Tout de même…

Le tarif demandé n’était pas un problème, à part pour les 15 % les plus pauvres, qui de toute façon ne venaient jamais chez Ingrid ou Jean-Patrick. Sinon, le confinement était une bonne affaire pour les salariés en chômage partiel pris en charge par l’État, pour ceux en télétravail, ainsi que pour les fonctionnaires et les retraités. Les trois-quarts de la population voyaient en effet leur pouvoir d’achat maintenu, d’autant que le budget loisirs s’effondrait. L’épargne montait en flèche. Alors 1 billet marron pour le coiffeur et un autre pour l’esthéticienne, ce n’était pas grand-chose.  

La seule difficulté consistait à faire payer les gens en liquide. L’habitude que prenaient les Français de tout régler en carte, même des dépenses de quelques euros, désolait Jean-Patrick, qui voyait dans la disparition du numéraire une funeste évolution.

– Ça va tuer le commerce, pestait-il. Ces cartes bancaires, c’est d’une tristesse… Affreux.

Le tandem coiffeur esthéticienne faisait merveille. Il faut dire qu’ils savaient parler aux femmes qui passaient sous leurs mains :

– Le masque visage, demandait Ingrid, à l’argile, en tissu simple ou FFP2 ?

– Le shampoing, avec ou sans virus ? interrogeait Jean-Pierre. 

– Je vous propose notre promotion du moment : un massage relaxant à la chloroquine. 

– J’ai une nouvelle couleur aux écailles de pangolin qui vous ira à ravir.

Ils s’amusaient aussi à se dénigrer l’un l’autre : 

– Méfiez-vous d’Ingrid ; quand elle gomme, elle massacre ce qu’il y a dessous.

– Le problème de Jean-Patrick, c’est qu’il coupe selon son goût, qui est mauvais.

– Moi au moins, quand j’utilise le rasoir, je ne vous arrache pas la peau.

– Je vous déconseille d’abîmer votre visage, que nous venons de reprendre, en passant par la salle de coiffure à côté.

Ils jouaient même de leurs mœurs :

– Confier mes cheveux à un homme qui n’aime pas les femmes, je ne le ferais pas.

– Le nombre d’amants que j’ai connus à Ingrid m’a toujours fait douter de son hygiène.

Ce qui devait arriver arriva : leur petite entreprise finit par être connue des autorités. Le 14 avril au matin, un véhicule de gendarmerie remonta le chemin sous les arbres et s’arrêta devant la maison. Trois pandores en descendirent. Malheureusement, il y avait déjà six voitures garées en limite d’une prairie, ce qui pouvait indiquer un rassemblement, illicite : la voiture d’Ingrid, celle de Jean-Patrick, celle du compagnon d’Ingrid, celle de la mère d’Ingrid, celle d’une cliente, celle d’une autre cliente.

Les gendarmes pénétrèrent dans la maison et indiquèrent qu’ils avaient des soupçons d’activités commerciales interdites par la loi du 23 mars 2020.

– Nous sommes des artisans, tenta Jean-Patrick.

– Nous ne dépannons que nos proches, essaya Ingrid.

Les gendarmes demandèrent à visiter les lieux et ne tardèrent pas à tomber sur « le cabinet du bien-être », comme l’avait baptisé Gloria.

– Qui sont les personnes dans les cabines ? demanda un homme en bleu.

– Ma tante, répondit Ingrid.

– Ma cousine, renchérit Jean-Patrick.

– Cousine, tante, ou autre, c’est interdit.

– Mais c’est qu’il serait méchant !… dit le coiffeur en minaudant.

– Un café, peut-être ? proposa l’esthéticienne.

– Ou un massage, un shampoing ?… ajouta le coiffeur. Femme ou Homme, vous avez le choix. Si j’étais vous, Messieurs…

Un coup de pied d’Ingrid dans le tibia l’empêcha de continuer. Les gendarmes poursuivirent leur questionnement. Ils partirent en indiquant que cette visite avait été informelle, mais que, vu ce qu’ils avaient constaté, ils reviendraient demain avec une injonction du procureur. À ce moment, la tournure serait moins amicale.

– Qu’est-ce qu’on va faire ? s’inquiéta Jean-Patrick quand ils furent seuls.  

– On démonte rien, rétorqua Ingrid, ça nous trahirait. On annule les rendez-vous à partir de demain matin. On laisse passer quelques jours, le temps que ça se tasse.

Mais leur premier rendez-vous de l’après-midi, qu’ils avaient maintenu, changea la donne. À 14 heures, deux motards de la gendarmerie nationale suivie d’une berline noire se positionnèrent à quelques mètres de l’entrée du corps de ferme réhabilité.  

– Les salauds ! s’exclama Ingrid. Ils avaient dit demain.

– Faut jouer au con et pleurer. Je faisais ça, à l’école.

– L’école est finie, là. C’est la vie d’adultes.

La sonnette retentit. Jean-Patrick frissonna.

– Mon Dieu, accorde-nous ta miséricorde.

Ingrid se trouva face à un homme en costume cravate, la cinquantaine, élégant. Elle jeta un œil dehors. Les motards avaient mis pied à terre. Pourtant, ils ne semblaient pas vouloir entrer.

– Bonjour Madame. Je suis le préfet du département.

Ingrid se sentit pâlir, Jean-Patrick écarquilla les yeux. Il bafouilla :

– Préfet, c’est… comme un chef ?

Le préfet sourit.

– Si on veut. Le préfet représente l’État dans le département, et en effet il coordonne l’action de ses services, dont il est en quelque sorte le chef.

– Donc, vous commandez la police et la gendarmerie ?

– Les forces de l’ordre ont une certaine autonomie, mais quand elles agissent sur le territoire, la responsabilité m’en incombe, oui.

Le grand chef en personne s’est déplacé, pensa Ingrid. On est morts. 

Le préfet reprit :

– Les services de l’État sont nombreux, vous savez. Les directions départementales, les unités territoriales, le Trésor public, l’inspection, le tribunal, la prison…  

– La prison ?…

Jean-Patrick eut envie d’aller aux toilettes, mais il ne pouvait donner l’impression de fuir. Il se souvint qu’il devait se mettre à pleurer. Il allait éclater en sanglots, quand le préfet reprit :

– Bon, si vous m’emmeniez maintenant dans votre salon. J’en ai entendu le plus grand bien. Il parait que vous avez des doigts d’or, tous les deux !

C’est un pervers, pensa Ingrid. Il joue le mec sympa.

– Vous avez l’air surpris ? Excusez-moi, je ne vous ai pas donné ma fonction en prenant rendez-vous, car je déteste les privilèges. Je suis un client comme tout le monde. 

Ingrid consulta l’agenda de son téléphone.

– Vous êtes Monsieur Duroy ?

– Alain Duroy, c’est cela. Et ma femme, Aline, va arriver. Elle déjeunait avec des amies. Mon secrétariat a dû réserver pour nous deux, le créneau de 14 heures à 15 h 30. Pendant que l’un sera à l’esthétique, l’autre sera à la coiffure. Et vice-versa.

Jean-Patrick se mit non pas à pleurer, mais à rire. Il ne pouvait plus s’arrêter.

– Qu’est-ce qu’il a ? questionna le préfet en regardant Ingrid.

– Excusez-le, c’est les nerfs. Il faut dire que nous avons eu la visite des gendarmes ce matin, et ils nous ont un peu stressés.

– Ils ne vous ont pas cherché d’embêtements, au moins ? Qu’est-ce qu’ils sont venus faire ici ?

– Ils avaient l’air de contester notre activité.

– Comment ? Ah, les imbéciles ! Ils vont m’entendre !

– Si vous pouviez faire vite, parce qu’ils ont dit qu’ils reviendraient demain avec un mandat du juge. 

– Un mandat ? Ils sont idiots, ou quoi ? Rassurez-vous. Ils ne sont pas prêts d’obtenir leur mandat. Vous permettez ?

Le préfet dégaina son smartphone et sortit pour appeler le capitaine de gendarmerie. Sur ces entrefaites, une autre voiture arriva, de style sportive, blanche celle-là.

En sortit une jolie femme, élégante et souriante elle aussi, avec peut-être quelques kilos en trop.

– Ah, chérie, te voilà ! s’exclama le préfet en glissant son téléphone dans sa veste. Tout s’est bien passé ? Parfait. Viens vite, Ingrid et Jean-Patrick nous attendent.

Le préfet fit les présentations. Jean-Patrick, qui s’était repris, fut charmant et entraîna la préfète dans la pièce dévolue à la coiffure. Avant qu’ils ne ferment la porte, le préfet les interpella :

 – Chérie, Jean-Patrick : je vous rappelle que nous sommes censés être confinés. Donc pas trop court, pas trop de changements. Et ce sera pareil pour moi. 

– Monsieur le Préfet, vous venez de définir le grand art, abonda le coiffeur. En peinture, un chef-d’œuvre doit sembler naturel, peint par un enfant. En coiffure, c’est pareil : votre épouse et vous aurez l’air de vous être simplement passés un coup de peigne, alors que vous aurez bénéficié de tout mon talent. Parole de J.P.

Ingrid roula des yeux pour lui signifier que le mieux était l’ennemi du bien, mais J.P. était gonflé à bloc. Il semblait d’ailleurs avoir galvanisé le préfet, qui renchérit :

– Bien parlé, Jean-Patrick. Vous êtes des artistes. Et moi je suis la France, nom de Dieu ! Je ne peux pas la représenter en ayant l’air d’un gueux. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? 

Il saisit Ingrid par le bras et l’entraîna dans son propre cabinet.

– Pour les gendarmes, rassurez-vous. J’ai eu le capitaine, il va nous faire une belle insomnie, je vous le garantis. Le zèle, ma chère, le zèle, ça nous tuera… Allez, oubliez ces fâcheux, et occupez-vous de moi.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s