Le président, les experts et les conseillers : retour sur un choix impossible

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– En conclusion, Professeur, quelles sont les options ?

– Je n’en vois que deux, Monsieur le Président : 

– ou vous confinez la population et on peut espérer aplatir la courbe pour absorber les cas nécessitant une hospitalisation, et c’est vrai qu’il y aura des conséquences économiques et sociales non négligeables ;

– ou vous ne confinez pas, on sauve l’économie, mais ce seront cette fois les pertes en vies humaines qui seront non négligeables.

Le cerveau du Président, comme celui des vingt personnes autour de la table, fonctionnait à plein. On le voyait synthétiser à grande vitesse les tenants et aboutissants de la situation, qu’il analysait déjà depuis des jours. On savait qu’il avait une décision très difficile à prendre, et personne n’aurait aimé être à sa place.

Autour de lui, ministres, experts et conseillers se taisaient, chacun ayant eu l’occasion d’exprimer ses avis et arguments auparavant. Le Président regarda de nouveau le Professeur, coordonnateur du groupe d’experts mis en place trois semaines plus tôt.

– Nous essayerons de préciser ensuite le « non négligeables » des conséquences économiques et financières. Mais d’abord, Professeur, indiquez-nous ce que représenterait le « non négligeables » en vies humaines. Avec des chiffres.

Le Professeur s’attendait à cette question et avait préparé, en accord avec ses collègues sauf un, la réponse suivante :

– On estime que 50 % de la population pourraient être infectés. Sur ces 50 %, 5 % auront des complications et 1 %… décéderont.

Les vingt cerveaux autour de la table effectuèrent les mêmes opérations, et c’est le Ministre de l’Intérieur, peut-être pour éviter au Président d’avoir à endosser ce calcul macabre, qui annonça la solution à haute voix :

– 50 % de 68 millions, ça fait 34 millions de Français infectés. 5 % de 34 millions, ça fait 1,7 million de Français avec des complications. 1 % de 34 millions, ça fait 340 000. 340 000 morts.

Le silence se fit à l’énoncé de ces chiffres. Le dernier nombre surtout frappait les esprits.  Le Professeur reprit : 

– Peut-être deux autres chiffres encore, si vous permettez. Le premier, pour préciser : au vu des décès en Chine, en Italie et en Espagne, on sait que 85 % des morts sont des individus ayant plus de 70 ans. Le second, pour mettre en perspective : en temps normal, il meurt à peu près 650 000 personnes par an dans notre pays. 

La précision était importante : en gros, le coronavirus affectait surtout les personnes âgées. La relativisation ne l’était pas moins : si l’on ne confinait pas, le corona tuerait en quelques mois le même nombre de morts qu’en une année.

– Donc si l’on ne fait rien, 340 000 personnes meurent, une bonne partie de la population attrape le corona et alors se déclenche le principe de l’immunisation collective ? 

– C’est cela, Monsieur le Président.

Le Ministre de la Santé prit la parole à son tour :

– Il y a les 340 000 morts. Sont-ils acceptables ? C’est une question essentielle. Mais une autre question est aussi prégnante : les 1,7 million de Français qui feront des complications, donc qui devront être hospitalisés. Admettons que ces complications s’échelonnent sur une durée de 6 mois, cela ferait presque 300 000 personnes supplémentaires dans nos hôpitaux chaque mois. Nous ne pourrons pas absorber de telles quantités.

Chacun commençait à voir que ce problème d’absorption des malades, qui concernait tous les pays, était celui qui pouvait conditionner les décisions, plus que tous les autres.

Le conseiller spécial du Président ajouta pourtant :

– Je reviens sur les décès. Statistiquement, ce n’est pas grand-chose. Socialement, cela a été accepté par le passé sans problèmes. Mais vu le niveau d’individualisme que nous avons atteint d’une part, la capacité des médias à alimenter la peur d’autre part, cela ne sera plus accepté aujourd’hui, les gens vont paniquer. Politiquement n’en parlons pas, nous sommes en France, nous serons accusés d’avoir causé la mort de tous ces gens, c’est écrit.

– 340 000 morts en six mois, ce sont aussi 340 000 corps à évacuer, à placer dans un cercueil, à stocker, à enterrer ou à brûler, ajouta une conseillère. 

– Nous devons nous attendre à des images choc en boucle sur les chaînes et sur les réseaux, enchaîna la porte-parole de la Présidence.

– Et à des problèmes d’hygiène importants, ajouta un expert.

Le Président leva la main de dix centimètres et tout le monde se tut.

– Passons à l’autre option, dit-il. On confine. Dans ce cas, première question, est-ce que l’on est sûr que le coronavirus s’éteint de lui-même ?

Le Professeur regarda un de ses collègues, un autre professeur, et, d’un signe de tête, l’invita à répondre :

– Grâce à l’expérience et aux analyses des Chinois, on sait que la durée d’infection ne dépasse pas 14 jours, c’est-à-dire qu’une personne sans complications guérit toute seule dans ce laps de temps. En cas de confinement strict, tous ceux qui étaient malades, symptomatiques ou pas, seront donc guéris et immunisés.

– Et les autres ? demanda le Président. Admettons que l’on confine pendant un mois et que le corona soit toujours là ensuite. De nombreuses personnes qui n’ont pas été malades, et cela fera beaucoup de monde si l’on confine, ne risquent-elles pas de l’attraper quand on leur rendra leur liberté d’aller et venir ?

Le professeur n° 2 regarda le professeur n° 1, qui opina.

– En effet. Rien ne permet de dire que le Covid-19 disparaitra sous la chaleur, ou deviendra saisonnier. D’autant qu’il sévit actuellement dans des pays où il fait déjà chaud. En revanche, le confinement nous donne un peu de temps pour préparer des tests en grand nombre, prendre de nouvelles habitudes en matière d’hygiène, et bien sûr chercher des médicaments et un vaccin. 

– On peut de plus espérer une diminution de la pathogénéicité du Covid-19, compléta un professeur n° 3. Un virus garde rarement la même virulence au fil des saisons. 

Il y eut quelques mimiques, chez les uns et chez les autres, affirmatives, dubitatives ou ennuyées. 

– Vous êtes conscients que l’on ne va pas pouvoir confiner les personnes pendant des mois ? lança le Président. Certaines familles serrées dans des appartements n’y résisteront pas. Les gens vont devenir violents. On ne peut pas leur demander de supporter un emprisonnement si on ne leur garantit pas un retour à la liberté et à la sécurité dans un temps raisonnable.

Un silence lourd s’abattit dans la salle. Chacun prenait conscience de la complexité de la décision à prendre. Comme s’il souhaitait la complexifier davantage encore, le Ministre de l’Économie prit la parole :

– D’autant que si l’on confine, on arrête l’économie et on condamne à la faillite et au chômage des millions de travailleurs indépendants et de petites entreprises. Quant aux grandes, elles auront un prétexte idéal pour annoncer des licenciements massifs dans quelques mois. 

– Nous avons prévu pas loin de 100 milliards d’aides en tous genres, et 300 milliards de garanties d’emprunts, se permit le conseiller.

– Pour limiter la casse à brève échéance, mais ces milliards ne remplaceront jamais l’activité qui sera perdue pendant le confinement. Et puis vous le savez, nous sommes déjà surendettés, les ménages sont surendettés, les banques sont surendettées : d’où va-t-on sortir ces centaines de milliards supplémentaires ? Nous étions déjà à la limite d’un effondrement systémique avant le corona, je ne vois pas comment nous y échapperions en arrêtant l’activité mondiale. Ce qui nous attend, c’est le retour de la misère et de la pauvreté.

Ces derniers mots du Ministre de l’Économie frappèrent les cerveaux et les cœurs, car l’élévation du niveau de vie européen et l’asseptisation du langage politique les avaient fait disparaitre du langage commun depuis 40 ans. « Misère » et « pauvreté » avaient le mérite de la clarté ; ils montraient la réalité nouvelle, révolutionnaire, dans laquelle on risquait de basculer après le confinement.

– Ok, dit le Président. Nous allons nous arrêter là pour aujourd’hui. Je crois que nous avons autant de données que possible. Il nous en manque beaucoup cependant, en termes de durée de dangerosité du virus, de résistance de la société au confinement, de solidité ou de fragilité des structures économiques face à l’arrêt de l’activité. Mais ces informations n’existent pas, nulle part. Il nous faut, forts des expériences passées et de nos compétences réunies, anticiper au mieux. C’est ce que nous avons tenté de faire ces jours-ci. 

Désormais, il me revient de trancher. Les enjeux sont tels, la situation est si exceptionnelle, que je vais me donner 24 heures pour prendre la décision qui m’incombe. Je vous en ferai part demain au même endroit et à la même heure, et nous verrons ensemble les meilleurs moyens de la mettre en œuvre. Merci d’être là en ces moments terribles.

Le mouvement étant donné, chacun se leva. À cause des obligations absurdes que l’on s’était infligées, on ne pouvait même pas se rapprocher les uns des autres pour se soutenir.  

Le Président quitta la salle, certain que, qu’il choisisse une option ou une autre, l’opinion, les médias, l’opposition de droite et l’opposition de gauche la lui reprocheraient dès que le nombre de morts comptabilisés à la télé allait augmenter.

Dans tous les cas, il était politiquement mort. Mais c’était secondaire. C’était même, vu ce qu’étaient devenus les Français, une délivrance qu’il attendait. Si le monde s’en sortait économiquement et physiquement, s’il ne mourait pas assassiné par un gilet jaune, il aurait le sentiment du devoir accompli et annoncerait début 2022 avec joie sa non-candidature à un deuxième mandat. L’Élysée, basta ! Pouvoir enfin agir et travailler sans subir en permanence la suspicion, la mauvaise foi, la haine et la bêtise, quel bonheur ce serait. 

Pour l’instant, il fallait choisir entre deux solutions catastrophiques.

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